6 août 1945, Little Boy détruit la ville d’Hiroshima au Japon. Trois jours plus tard, Fat Man explose à son tour près de Nagasaki. Plus de 220 000 morts.
La justification officielle donnée à ce massacre fut que les pertes des Américains auraient été du même ordre si les combats s’étaient poursuivis île par île jusqu’à Tokyo, la résistance des soldats japonais demeurant farouche. Avec le recul de l’histoire, une autre explication apparaît : les troupes russes descendaient vers le sud à grande vitesse, arrivant en Corée et risquant d’être les premiers à défiler à Tokyo. Les soviétiques avaient été les premiers à arriver à Berlin le 2 mai 1945, il n’était pas imaginable pour les Américains qu’il en soit de même à Tokyo. Ces deux bombes étaient-elles nécessaires alors que le Japon n’avait plus d’allié et était en voie de capituler ? Des débats existèrent avant même le bombardement des deux villes japonaises, notamment dans le groupe de scientifiques qui produisit cette même bombe au sein du fameux “projet Manhattan”, nom de code du projet de recherche américano-britannique de la première bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale. Le directeur scientifique du projet était Robert Oppenheimer, éminent scientifique américain. Il sera question dans cet article de l’excellent film Oppenheimer de Christopher Nolan qui retrace la vie de cet homme surnommé le “père de la bombe atomique”.
Ce film, d’une beauté cinématographique indéniable, aborde différents sujets tout aussi intéressants les uns que les autres : l’anticommunisme virulent aux États-Unis, l’impérialisme américain, la question éthique vis-à-vis de la bombe atomique, …
Il en est cependant un que ce film parvient à bien traiter et qui est trop souvent oublié : la place de la Science dans la Modernité occidentale (nom donné par le mouvement décolonial au modèle de société dans lequel nous vivons, construite à travers la domination blanche, intimement liée au capitalisme).
“Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.” Rabelais dans Gargantua (1533-1534)
Citation bien connue, n’est-ce pas ? Prenons l’extrait dans son ensemble :
“Mais parce que selon les dire du sage Salomon, Sapience n’entre point en âme malveillante, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu, et en lui remettre toutes tes pensées et tout ton espoir ; et par une foi charitable, lui être fidèle, en sorte que jamais tu ne t’en écartes par péché.”
Dans le contexte de l’oeuvre et de l’époque voici ce qu’on pourrait comprendre de nos jours :
« Une mauvaise personne ne saurait atteindre la sagesse, et savoir sans comprendre ruine l’entendement ». Au XVIe siècle, les termes comme « science » (connaissance exacte qu’on a de quelque chose), « conscience » (compréhension), « âme » (l’ensemble des facultés intellectuelles) n’ont pas la même signification qu’aujourd’hui. On est alors en pleine Réforme protestante, la Contre-Réforme n’est pas bien loin et Rabelais nous décrit parfaitement le débat de l’époque concernant la théologie et le savoir. C’est une profonde révolution scientifique qui est en train de se dérouler et qui, au regard de l’Histoire du capitalisme, fut cruciale pour permettre la “libération” des sciences des mains de l’Église.
En effet, le développement des techniques de production et d’extraction, cruciales pour le développement du capitalisme industriel, n’aurait pu se faire sans l’épanouissement accéléré des sciences en Europe à partir du XVIIe siècle, berceau du capitalisme naissant. Les “explorations” étaient composées de “curieux” et “d’aventuriers”, précurseurs des scientifiques modernes, qui participèrent activement à la destruction de mode de vie indigènes en les déshumanisant. Bien entendu, les différents avancements des sciences modernes (machines à vapeur, électricité, maîtrise de l’atome, conquêtes spatiales, etc) ont tous participé au développement du capitalisme. Les sciences, et notamment la biologie, ont par ailleurs permis de légitimer la colonisation et l’impérialisme.
Il est difficile de dater le passage des sciences vers leur forme moderne : la Science, sorte de divinité gardienne du savoir et de la connaissance ultime. Celui que beaucoup considèrent comme l’un des pères de la science moderne, Isaac Newton, a bien plus écrit sur la théologie et l’alchimie que sur les sciences dites modernes. Même dans ses papiers scientifiques les plus connus comme celui sur la gravitation il conserve une place pour Dieu ou une forme de spiritualité. Alors qu’un certain Laplace, physicien français de la fin du XVIIIe siècle, qui a « modernisé » et développé la théorie de la gravitation de Newton, et à qui Napoléon faisait remarquer qu’il n’était nulle part mention de Dieu dans ses écrits scientifiques, aurait prononcé cette célèbre phrase : « Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Une autre anecdote permet d’éclairer la question de Dieu dans la Science. Alors qu’Einstein a ouvert la voie à la mécanique quantique avec la publication de ses célèbres articles scientifiques de 1905, il s’est retrouvé au cœur d’un vif débat avec Niels Bohr, scientifique de renom, au sujet de l’interprétation probabiliste de la mécanique quantique. Il tenta, mais en vain, de convaincre la communauté scientifique que « Dieu ne joue pas aux dés » (c’est d’ailleurs plusieurs fois évoqué dans le film). La mort de Dieu semble ainsi être souvent au cœur du développement de la science moderne depuis les craintes de Rabelais au XVIe siècle, en passant par Laplace et Newton au XVIIIe siècle jusqu’à Einstein et Bohr au XXe siècle. Il existe ainsi différents moments de l’histoire des sciences qui sont autant de marqueurs de son évolution moderne : la bombe atomique en est un.
Il est plus qu’évident que les sciences ont en partie donné naissance à la Modernité et que cette dernière a transformé la première en Science moderne (avec un grand s, une sorte d’universel, comme une divinité toute puissante) qui est progressivement devenue ce que craignait déjà Rabelais au début XVIe siècle : une Science sans conscience, ruine de l’âme.
Quel rapport avec Oppenheimer ? Le film est essentiellement concentré sur les états d’âme du scientifique Robert Oppenheimer, “père de la bombe atomique”. Il a bataillé durant le projet Manhattan et après la Seconde Guerre mondiale en faveur d’une coopération internationale sur la question de la prolifération des bombes atomiques, notamment avec l’URSS. Il s’est opposé à la recherche sur la bombe H, bien plus destructrice que les deux bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Ses collègues scientifiques ont aussi participé activement au débat sur la question atomique. La pétition Szilárd, du nom d’un éminent scientifique ayant pris part au projet Manhattan, voulait empêcher le bombardement du Japon, en voie de capitulation. Le Comité d’urgence des scientifiques atomistes a été fondé en 1946 par Einstein et Szilárd dans cette même optique de faire prendre conscience à l’opinion publique des dangers associés au développement des armes nucléaires. Tout ceci a eu un réel poids dans la balance car ces scientifiques étaient écoutés et surtout ils étaient impliqués dans le débat public. Mais le film nous montre aussi comment le gouvernement américain a tout fait pour discréditer la voix d’Oppenheimer et, à travers lui, celle de tous les scientifiques. Leurs contestations ne plaisaient pas à la tête de file du “monde libre”. Ils ont alors utilisé le supposé passé communiste d’Oppenheimer pour le faire taire, et ce en pleine guerre froide. Ce fut un grand choc pour toute la communauté scientifique et un message qui lui était adressé : parlez et vous serez diffamés.
Truman lors de sa déclaration à la suite du bombardement d’Hiroshima a dit : “C’est la maîtrise des forces fondamentales de l’Univers.” Voilà donc à quoi sert la Science dans le capitalisme : maîtriser l’environnement pour mieux l’asservir et l’exploiter. Rien d’autre. Le message est clair. Tout un symbole, le film sur Oppenheimer tourne autour de ces vers du poème hindou, la Bhagavad Gita, dans lequel Vishnu tente de persuader le prince Arjuna de faire son devoir et lui dit « Maintenant je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes ». La Science a en effet fait son devoir voulu par le capitalisme en devenant son bras armé, l’arme ultime de la destruction du monde présent.
Qu’en est-il aujourd’hui ? A l’heure d’une possible guerre nucléaire en Ukraine, qui entend la voix des scientifiques qui dénoncent la possible utilisation des armes atomiques ? Alors que le réchauffement climatique est devenu une réalité acceptée par (quasiment) tout le monde, quels sont les scientifiques écoutés dans le débat public ? Ils sont relégués au rang de simples “lanceurs d’alerte” que l’immense majorité de la population n’écoute que d’une seule oreille, sans parler des gouvernants qui ne daignent même pas les écouter. Combien parmi les scientifiques prennent clairement position contre le capitalisme face au risque écologique ? Alors que les plus respectés des scientifiques étaient communistes au début du XXe siècle et dénoncaient le capitalisme, voilà qu’aujourd’hui, alors que nous sommes dans une période de crise écologique (causée en grande partie par le développement des sciences ! Triste ironie), l’immense majorité des scientifiques se dit apolitique, se contentant de faire sa petite science dans son coin, à l’écart de la société. Ce décalage entre les époques est consternant.
Il est bien nécessaire de comprendre que cette utilisation du savoir et des sciences, qui a conduit à la synthèse de 300 ans de découvertes scientifiques en Europe dans la bombe atomique, est située dans le temps et dans l’espace. Elle correspond à la société capitaliste née en 1492 et dont le système d’exploitation est encore aujourd’hui en expansion. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi, loin de là. D’autres civilisations, dans l’histoire de l’humanité, ont pu développer de manière conséquente des savoirs scientifiques (mathématiques, astronomie, médecine, etc.) sans pour autant les inscrire dans un projet global d’asservissement de la nature et des hommes. Cette évolution des sciences et des savoirs n’est donc pas immuable : cela n’a pas toujours été ainsi, au contraire, et il est même crucial d’extraire les sciences des mains de la Modernité occidentale car c’est là l’une de ses armes les plus destructrices. Le film Oppenheimer est là pour nous le rappeler.
Finalement, le dernier opus de Christopher Nolan nous permet de comprendre comment la Modernité occidentale est parvenue à détruire toute conscience dans la Science . Pour être plus précis, Oppenheimer est l’histoire de la dernière résistance des scientifiques face au capitalisme qui souhaite la réifier, en faire son arme de prédilection. L’histoire de leur défaite finale. Car oui, les scientifiques avaient encore des états d’âme. Les scientifiques du début du XXe siècle (Einstein, Marie Curie, Paul Langevin, …) étaient des figures publiques importantes qu’on écoutait avec attention. Ils étaient encore des contrepoids à l’État. Ils n’étaient pas encore devenus ce qu’ils sont aujourd’hui : une masse d’individus en dehors de la société politique, isolés à dessein de celle-ci, qui n’ont plus d’emprise sur celle-ci et ne sont devenus que des outils aux mains du capitalisme pour mieux asservir l’environnement terrestre, et bientôt l’Univers.
Azadî