Rouge profond : Communisme noir et luttes populaires en Alabama

À propos de : Robin D. G. Kelley, Hammer and Hoe: Alabama Communists during the Great Depression (University of North Carolina Press, 1990), et Mary Stanton, Red, Black, White: The Alabama Communist Party, 1930–1950 (University of Georgia Press, 1997).

Dans Hammer and Hoe: Alabama Communists during the Great Depression (1990), Robin D. G. Kelley dresse un tableau saisissant d’une histoire à la fois souterraine et résolument populaire : celle du communisme noir en Alabama, durant les années 1930. Ce faisant, il ne se contente pas de combler une lacune historiographique. Il redéfinit la manière d’écrire l’histoire des radicalités : à rebours d’une tradition centrée sur les débats doctrinaux, les institutions ou les grandes figures, Kelley s’intéresse aux « petits » militants, aux formes locales de politisation, à l’hybridation des cultures politiques, et à la manière dont le communisme s’est enraciné dans les structures sociales et symboliques des opprimés du Sud profond. C’est aussi une contribution majeure à l’histoire des subjectivités politiques, dans la lignée des travaux d’E.P. Thompson, Sheila Rowbotham ou encore d’Avery Gordon, auxquels Kelley emprunte une attention aiguë aux formes de conscience, aux rêves, aux silences, aux temporalités dissonantes.

Dans une préface programmatique, l’auteur revendique une histoire sociale de la politique (p. xii) — formule empruntée à Victoria de Grazia — qui met l’accent sur les pratiques, les subjectivités, les médiations culturelles. Le Parti communiste n’y est pas une entité monolithique dictée par Moscou, mais un espace conflictuel, où se croisent race, genre, religion, histoire locale, mémoire de l’esclavage, traditions ouvrières et aspirations messianiques. Kelley insiste sur la pluralité des modes d’entrée en militantisme : « Ceux qui se sont réunis sous la bannière rouge ne partageaient pas tous la même vision de l’opposition radicale, ni les mêmes motivations » (p. xii). Il s’attarde notamment sur la centralité des pratiques clandestines, des rituels collectifs (chants, prières, lectures publiques), qui constituent une forme d’auto-éducation politique, un contre-espace au monde ségrégué. Il faut lire cette démarche comme une réponse à une historiographie trop souvent centrée sur les élites ou les organisations nationales.

L’une des grandes forces de l’ouvrage est ainsi de restituer le communisme comme une culture de l’opposition, selon une définition élargie de la politique. Le chapitre 5, « Les Noirs ne sont pas noirs — mais rouges ! », montre comment les idiomes marxistes furent retraduits en langage religieux ou communautaire, comment les sermons se teintaient de discours de classe, comment la Bible elle-même pouvait devenir un outil de radicalisation. Kelley cite ici Mikhaïl Bakhtine, pour défendre une conception dynamique et conflictuelle de la culture : « capable de mourir et de renaître, de se transcender, c’est-à-dire de dépasser ses propres frontières » (p. xii). Mais l’influence de Gramsci est également palpable : dans sa manière de penser l’articulation entre hégémonie et contre-culture, entre culture populaire et élaboration intellectuelle, Kelley propose une lecture subtile du marxisme comme praxis située.

La notion de « malleabilité culturelle » est centrale dans l’analyse kellyenne. Le communisme noir du Sud n’est pas un import, mais une réélaboration locale — une reformulation vernaculaire du marxisme. Il ne s’agit pas de nier l’influence de l’Internationale communiste, mais de réinscrire les militants dans leurs contextes sociaux : ainsi ce métayer décrit dans la préface, qui conjugue lectures bibliques et lectures de Staline. Cette tension entre internationalisme et enracinement local innerve tout le livre. Elle donne lieu à une cartographie précise des lieux de lutte (Birmingham, Bessemer, Montgomery, la Black Belt rurale) et des formes d’organisation (Trade Union Unity League, Sharecroppers’ Union, International Labor Defense). Ces structures ne sont pas analysées de manière technicienne, mais comme des lieux de formation, de conflictualité, de transmission intergénérationnelle.

L’autre originalité de l’ouvrage est son attention constante aux femmes, en particulier aux femmes noires. Kelley reprend ici les apports du féminisme afro-américain, notamment ceux d’Elsa Barkley Brown et Jacquelyn Dowd Hall, pour montrer comment le genre structure les expériences militantes. La monoparentalité, la précarité, les violences domestiques apparaissent comme des vecteurs d’engagement. « Leurs efforts pour surmonter les limites imposées par leur genre ont souvent été plus décisifs dans leur radicalisation que la race ou la classe » (p. xiii). Le travail de mémoire, la transmission familiale, les formes orales de récit sont aussi mis en lumière comme matrices de radicalisation. Kelley rejoint ici les analyses de Tera Hunter sur le travail invisible des femmes, ou encore celles de Stephanie Camp sur les géographies alternatives de la liberté.

L’analyse du Parti ne se limite donc pas à ses moments de grandeur. Loin d’idéaliser son objet, Kelley examine aussi les scissions, les replis, les contradictions internes, les difficultés d’articulation entre luttes de race et luttes de classe. Mais il refuse également de parler d’échec. La durée courte du communisme en Alabama ne doit pas masquer son héritage : « les différentes structures parallèles du Parti ont servi de véhicules à l’opposition ouvrière noire sur une multitude de plans » (p. xiii). Il plaide ainsi pour une autre conception de l’efficacité politique : non pas dans la prise du pouvoir, mais dans la transformation des subjectivités, des imaginaires, des solidarités locales.

Ce bilan est prolongé et déplacé par Mary Stanton dans Red, Black, White: The Alabama Communist Party, 1930–1950 (1997). Si Kelley se concentre sur la décennie 1930, Stanton étend l’analyse aux années 1940, et adopte une perspective plus institutionnelle. Elle examine les réseaux d’alliances, les liens avec le syndicalisme (notamment le CIO), les effets de la guerre froide, la permanence de la surveillance étatique et la déportation des militants vers les marges. Son approche plus descriptive et chronologique met au jour l’érosion progressive des forces communistes, sans pour autant les déconsidérer : au contraire, elle insiste sur la pugnacité des militants face à la répression. Elle met aussi en valeur la continuité de certains engagements, au-delà même du cadre partisan, dans les premières formes de lutte pour les droits civiques. Mais le regard de Stanton, plus distant, moins nourri de théorie critique, reste à certains égards en deçà de l’ambition herméneutique de Kelley.

On ne saurait toutefois opposer ces deux ouvrages : ils se complètent. L’un (Kelley) restitue l’épaisseur culturelle et existentielle des engagements. L’autre (Stanton) documente avec minutie les réseaux, les contextes, les effets de conjoncture. Ensemble, ils permettent de penser ce que pourrait être une histoire politique radicale : érudite, incarnée, critique, attentive aux marges et à la voix des vaincus. Ils nous rappellent que, même sans victoire, les luttes ont une histoire, et que cette histoire mérite d’être pensée avec toute la rigueur méthodologique et la générosité intellectuelle dont ces deux ouvrages témoignent.

Selim Nadi (membre du QG Décolonial)

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