Judaïsme, islam et modernités

A propos de : Yakov Rabkin, Judaïsme, islam et modernités, éditions I, Paris, 2022.

Yakov Rabkin, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Montréal, a publié plusieurs ouvrages renommés sur les rapports entre le judaïsme et le sionisme au cours de sa carrière, notamment Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme (2004) et Comprendre l’État d’Israël (2014). L’idée que développe Rabkin dans ses livres est que le sionisme, un mouvement politique inventé par Theodor Herzl, n’est pas synonyme, voire se trouve à l’opposé du judaïsme en tant que religion. Le présent livre est, toutefois, différent. Il présente quelques perspectives importantes sur le judaïsme et montre comment le judaïsme s’articule face à la société moderne actuelle. Notamment, en des temps de guerre sans fin dans le Moyen-Orient, le livre de Rabkin, sans s’y rapporter directement, devient une ressource importante pour toute personne s’intéressant à la politique du Moyen-Orient.

Au sein des ennemis les plus féroces d’Israël, surtout ceux situés dans le Moyen-Orient, le sionisme et le judaïsme sont souvent utilisés de manière interchangeable. Deux idées qui circulent sont que « le judaïsme déteste l’islam » et que « le judaïsme est une religion archaïque promulguant le colonialisme ». Bien que ces deux idées puissent s’incarner dans le comportement de certains sionistes se présentant comme juifs, (rappelons que la grande majorité des sionistes sont chrétiens évangéliques) le livre de Rabkin montre que ces idées ne trouvent guère d’appui dans la tradition juive bimillénaire. Face aux préjugés, le but principal du livre est d’expliquer le judaïsme au lecteur moderne.

Le livre est composé de trois grandes sections comportant 18 chapitres. Dans la première section « judaïsmes » (avec « s » car  « le judaïsme est monothéiste mais pas monolithique »), Rabkin présente quelques concepts judaïques, par exemple le pardon, la honte et la recherche de la paix qui constitue une valeur constante.

La deuxième section « islam » porte surtout sur la perception judaïque de l’islam. Certains intérêts politiques fomentent une peur de l’islam chez les juifs, par exemple, en dénonçant l’Iran. Comme antidote à cette propagande, le chapitre consacré au voyage que l’auteur a fait en Iran montre un vécu juif vibrant et varié dans ce pays.

La troisième section porte sur les « modernités » (encore une fois, avec « s »). Même si les juifs ont contribué à la modernité technologique et scientifique, le livre met en relief les défis que posent les sciences et l’éducation moderne aux adeptes du judaïsme rabbinique. Un autre défi à la modernité est le nationalisme ethnique dans sa forme sioniste qui représente un cas de démodernisation politique. (Ce concept nous renvoie à un autre livre, Démodernization : A Future in the Past, sous la codirection de Rabkin, qui ne traite pas du judaïsme mais qui contient un chapitre incisif d’Ilan Pappe sur la démodernisation de la Palestine.)

Le sionisme compromet clairement la relation entre le judaïsme et la modernité. Alors que la modernité a permis l’intégration des juifs dans la plupart des pays du monde, notamment dans les domaines tels que la science, la littérature, le commerce, l’art et la pensée politique, le projet sioniste en constitue un recul. Selon Rabkin : « le sionisme porte en fait en lui des germes anti-modernes » car non seulement il constitue un avatar tribaliste en affirmant que l’individu vit mieux protégé « parmi les siens » plutôt qu’au sein de l’État moderne mais il base un projet politique de colonisation de la Palestine sur l’interprétation littérale de textes bibliques.

L’auteur souligne que le judaïsme, tout comme l’islam, est décentralisé et dépend de son interprétation et de son utilisation dans différents contextes historiques. En effet, le judaïsme a évolué et s’est transformé en réponse à de différentes tensions sociopolitiques. Comme la plupart des grandes religions, le judaïsme a été soumis à des influences des forces sociales servant tant à unir qu’à diviser les masses.

Le judaïsme a aussi connu sa part de schismes, notamment la division entre l’hassidisme, apparu au XVIII siècle, et ses adversaires. De plus, l’abandon des pratiques judaïques par beaucoup de juifs ashkénazes en Europe a permis la montée de nouveaux mouvements juifs, libéraux comme la réforme au début du XIX siècle en Allemagne ou le « Renouveau juif » aux États-Unis dans les années 1960. On ne peut pas définir le judaïsme d’une façon univoque mais avant tout, c’est une religion basée sur la relation intime et personnelle d’un individu avec Dieu.

Le livre montre que la fabrication d’un rapport antagoniste entre le judaïsme et l’islam date surtout de la période suivant la guerre d’Israël de 1967 contre les pays arabes. Mais même avant cette guerre, le judaïsme avait été utilisé par les sionistes (en majorité athées) et leurs alliés européens afin de justifier la colonisation de la Palestine.

L’usage politique de la tradition juive (le mouvement dati-léoumi ou le national-judaïsme) sert souvent à justifier les injustices commises prétendument en réponse aux préceptes divins mais qui s’avèrent obéir plutôt aux intérêts politiques. Pour les adeptes de ce mouvement, la sainteté de la Terre d’Israël disculperait tout acte d’oppression et de dépossession des Palestiniens. En outre, l’auteur rappelle que la violence entre Israël et la Palestine ne doit pas « obscurcir la longue expérience de vie harmonieuse » entre juifs et musulmans.

L’approche de Rabkin du judaïsme rappelle une perspective scientifique et critique de Maxime Rodinson dans son livre « Islam et capitalisme » (1966). Les religions de l’islam et du judaïsme commencent toutes les deux par des livres saints, mais elles ne peuvent pas leur être réduites car ce ne sont pas ces livres qui font l’histoire, mais les êtres sociaux qui possèdent des intérêts politico-économiques dépendant de leur environnement et de leur époque historique. De plus, comme le dit Rabkin, aucun individu ne peut parler au nom de Dieu ou, en d’autres termes, prétendre « avoir mis Dieu dans la poche ».

Les interprétations judaïques traditionnelles de la Torah mettent l’accent sur la similitude avec les autres plutôt que sur les différences. Les juifs sont des gens qui s’identifient comme juifs en raison de racines familiales ou d’un processus de conversion, et leur judaïsme dépend de leurs choix et de leurs pratiques, non pas de leurs qualités essentielles car leur lien avec Dieu est celui de tout être humain : « Dieu créa l’humanité à son image; c’est à l’image de Dieu qu’il la créa. Mâle et femelle furent créés à la fois » (Genèse, 1,27). Nous tous devrions agir en nous souvenant de cette origine commune. Rabkin remarque : « Même si cela peut surprendre, le terme ‘’peuple élu’’ ne fait guère partie du vocabulaire juif ».

Ce livre offre des anecdotes et des récits qui sont particulièrement précieux en raison de la longue et profonde expérience de Rabkin avec le judaïsme. En effet, le livre combine une approche historique avec une approche de libre écriture commune à de nombreux historiens experts. Cela dit, il a tous les éléments conceptuels et théoriques nécessaires pour les chercheurs en sciences humaines et sociales. Par ailleurs, ce livre peut aider ceux qui critiquent Israël à éviter le piège de la judéophobie (qui menace le bien-être de tous). Comme l’explique Rabkin, le sionisme et l’antisémitisme ont longtemps été les deux faces d’une même médaille, chaque face se nourrissant de l’autre. Par exemple, tant certains antisémites que plusieurs pères fondateurs du sionisme considéraient les juifs en tant que « dégénérés ». Les sionistes ont eu recours à l’eugénisme en affirmant que ce n’est qu’en Palestine que l’on pourrait « régénérer les juifs ». Le livre de Rabkin sera un incontournable de la littérature sur le judaïsme pendant de nombreuses années.

 

Jude Kadri, professeure à l’université de York (Toronto)

De la même auteure : https://qgdecolonial.fr/2021/11/12/sur-la-guerre-civile-au-yemen%e2%80%89-entretien-avec-jude-kadri/

 

 

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