Depuis le 7 octobre, Israël utilise des images pour faire écran à sa campagne
génocidaire contre les Palestiniens.
I.
Les deux d’images ci-dessus, montrant Gaza « avant et après », ont circulé en Israël comme
une image du triomphe sur le Hamas. Si les personnes qui ont disséminé ces images les
avaient perçues comme des preuves d’un crime, elles auraient été censurées pour qu’elles
ne puissent pas servir à témoigner du spatiocide mené à Gaza. Au lieu de cela, elles ont été
diffusées avec fierté, pour annoncer que les Palestiniens ne pouvaient désormais plus
marcher le long de la rue Al-Rashid à Gaza City, et plus généralement qu’ils et elles ne
pouvaient plus retourner dans la partie nord de Gaza, une zone désormais vidée de sa
population palestinienne.
“Cessez-le-feu maintenant”, “levée du blocus » et “stop aux massacres » : ces appels
d’urgence pour mettre fin de façon immédiate aux bombardements et à la destruction
perpétrée par Israël à Gaza sont exprimés par des millions de personnes à travers le
monde, dans les rues et sur les réseaux sociaux. Pourtant, ils sont rejetés par les
gouvernements libéraux en Occident ainsi que par les dirigeants institutionnels des
universités aux organisations médicales. Ces groupes transforment ces demandes, qui sont
le strict minimum – arrêter les massacres – en déclarations controversées. En effet, dans le
but de convaincre le monde que la violence exercée sur Gaza n’est pas génocidaire, les
gouvernements et institutions occidentaux ont lancé une campagne idéologique de la
terreur, utilisant les accusations d’antisémitisme comme arme contre celles et ceux qui
rejettent ces affirmations et s’opposent à la confusion entre Juifs et Israéliens.
Une image de génocide, ça n’existe pas ; mais des images au pluriel, réalisées au fil du
temps, peuvent servir à contredire un discours qui nie la racialisation d’un groupe et sa
transformation en un objet de violence génocidaire. Mon point de départ est qu’un génocide
est manifeste lorsque certains groupes sont transformés en un « problème » auquel on
apporte des « solutions » violentes sous la forme d’expulsion, de concentration,
d’affaiblissement, d’incarcération, de meurtre, de destruction et d’extermination. Un régime
génocidaire est celui qui produit, cultive, échange, utilise et légitime ces formes de violence
tout en éduquant ses citoyens à les considérer comme nécessaires pour leur protection et
leur bien-être. Ces dernières semaines, nous avons assisté au génocide des Palestiniens de
Gaza.
Pendant ce temps, la machine de propagande israélienne a lancé une énième campagne
pour faire taire celles et ceux qui refusent d’accepter ses récits, lesquels vont à l’encontre de
ce qu’ils et elles voient, entendent, se remémorent et pensent lorsqu’ils et elles regardent les
médias non-occidentaux. Le gouvernement israélien a utilisé des photographies et des
vidéos prises le 7 octobre pour imposer sa violence génocidaire contre Gaza et plus
généralement contre les Palestiniens. Une compilation de quarante-sept minutes, d’images
et de vidéos, a été diffusée en privé à des journalistes acquis par avance, des dirigeants et
des lobbyistes dans plus de quarante pays, à la fois pour obtenir un soutien mondial à la
violence génocidaire contre les Palestiniens mais aussi pour renforcer la campagne
mondiale d’intimidation et de punition contre quiconque s’oppose ou « comprend mal » cette
prétendue guerre contre le terrorisme, qui est en réalité surtout une guerre dirigée contre les
Arabes et les Musulmans.
Les images ne possèdent pas une vérité innée ; elles vivent en communauté avec ou contre
celles et ceux qu’elles concernent. Aussi douloureuses que soient les images du 7 octobre,
la violence qu’elles contiennent ne peut plus être empêchée, mais elle peut être réparée.
L’éruption de violence contre celles et ceux qui vivent de l’autre côté du mur est
indissociable de la condition génocidaire qui doit être comprise en lien avec ce qui est laissé
en dehors du cadrage de chaque image prise entre la mer et le Jourdain. Le fait que les
images de violence visant les Israéliens soient utilisées comme une preuve décisive visant à
légitimer la réponse d’Israël est en soi un témoignage du génocide contre les Palestiniens.
Cette guerre des images, par laquelle Israël cherche à nier, obscurcir et étendre sa violence,
n’est pas nouvelle. Ce régime utilise cette technique depuis ses débuts en 1948, époque où
la mise en place d’une violence génocidaire pour détruire la Palestine fut justifiée à travers
des images où la « solution triomphante » de la création d’un État pour les Juifs “remportait” la
guerre des images aux yeux des puissances impériales euro-américaines. La destruction de
la Palestine et la tentative de l’ensevelir sous l’État d’Israël – sapant ainsi les possibilités de
rétablissement, de réparation et de retour des Palestiniens – ont imposé une condition
génocidaire dans l’espace situé entre la mer et le Jourdain. Cette condition est inhérente aux
colonies de peuplement. Elle est entretenue par les colons, qui cherchent à tout prix à la
pérenniser pour s’assurer que ce qu’ils et elles ont fait aux Palestiniens ainsi que ce qui leur
a été pris, ne soient pas remis en question. Colon et colonisé sont des positions que des
gens occupent, quels que soient leurs points de vue individuels sur ce rapport de violence.
Ces différences de position, notamment en ce qui concerne l’exposition à la violence et la
durée de cette exposition, ne passent pas inaperçu dans le domaine des images.
II.
L’image de l’”après” ci-dessus diffère des nombreuses autres images prises ces dernières
semaines à Gaza. D’autres images, la plupart d’entre elles prises par des Palestiniens
souvent à l’aide de téléphones pour témoigner et alerter le monde sur la violence subie,
mettent en avant des Palestiniens persécutés, leurs foyers et leurs institutions. En revanche,
dans cette image, c’est la condition génocidaire elle-même qui est mise en avant, et il est
crucial de le souligner. Il s’agit d’une image d’un lieu d’où les habitants ont été évincés – soit
tués, mutilés, blessés ou déportés –pour la seule raison qu’ils et elles sont Palestiniens.
À l’heure actuelle, le sol de Gaza a été dévasté par plus de 25 000 tonnes d’explosifs –
l’équivalent de deux bombes nucléaires – largués depuis les airs et par des obus tirés par
des milliers de soldats qui n’ont pas refusé d’obéir aux ordres leur intimant de détruire des
pans entiers de Gaza. Les soldats au volant des chars qui paradent en procession impériale
ont décimé des mondes dont les habitants ont été expulsés s’ils n’avaient pas déjà été tués.
Ils luttent contre un Hamas diabolisé, qu’ils comparent aux nazis pour justifier leurs actions,
tout en niant qu’ils perpétuent en fait un génocide contre les Palestiniens. Mais bien sûr, ce
« avant et après » ne devrait pas nous induire en erreur, car la violence génocidaire
israélienne est également inscrite dans la première image – l’avant.
Avant 1948, Gaza n’était pas cette bande isolée et étroite, et ses habitants jouissaient d’une
liberté de mouvement dans l’ensemble de la Palestine historique. Cependant, avec
l’isolement de Gaza des autres parties de la Palestine en 1948, même la mer est devenue
une frontière surveillée par la marine israélienne, qui a restreint les moyens d’accès des
habitants à celle-ci. Avant la campagne génocidaire actuelle, plus de la moitié de la
population de réfugiés de Gaza vivait dans huit camps surpeuplés, et la densité dans la
bande était telle que seules deux grandes routes reliaient le nord et le sud. En détruisant
Gaza aujourd’hui, les forces militaires israéliennes ont effacé soixante-quinze ans de
souvenirs qui étaient gravés dans la région – les blessures et les cicatrices des multiples
« solutions » génocidaires imposées à ses habitants. La destruction de cette archive
géophysique de la Nakba et la deuxième expulsion massive de celles et ceux qui sont
devenus en quelque sorte ses archivistes – les Palestiniens familiers avec ses moindres
détails – s’inscrivent dans une violence génocidaire visant à effacer les preuves de ses
propres crimes.
Les Israéliens qui ont détruit ce monde se sont arrogé le contrôle de cette terre brisée avec
le droit exclusif d’y photographier. L’objectif était de s’assurer qu’aucun Palestinien ne
resterait pour prendre ses propres photos ou pour photographier ses oppresseurs. Pourtant,
malgré l’intention impériale d’Israël de garder le contrôle sur le sens de ses actions et
d’éliminer la pluralité humaine du champ photographique, nous pouvons toujours reconnaître
les crimes que ces photos révèlent ; nous savons qu’il y a peu de temps encore, un monde
existait ici, avant que ses habitants ne soient jugés superflus parce que Palestiniens. Bien
que nous voyions comment les chars ont écrasé la surface de la terre, nous voyons aussi la
terre refuser de se rendre et d’oublier. Nous entendons les larmes, les gémissements et les
plaintes.
Malgré l’érection de multiples murs de séparation sur le territoire qui s’étend de la mer au
Jourdain – dont dix-huit ans de loi martiale, des frontières empêchant le retour, un archipel
d’enclaves entourées de checkpoints, de clôtures et de murs de ciment – la violence raciste
systématique et le régime juridique distinct imposés ici par le régime israélien impactent et
organisent la vie de tous ses habitants. Seuls des mensonges assénés par un État militarisé
peuvent créer l’illusion que le groupe responsable de la création et du maintien de ce régime
racial peut être protégé des conséquences de ses actions. Le niveau d’exposition à la
violence y est évidemment différent pour les groupes racisés ; néanmoins, tout ce qui est
entrepris pour impacter la vie des Palestiniens a également une conséquence et met en
danger les Israéliens aussi. L’attaque douloureuse du Hamas du 7 octobre n’a pas
transformé cette condition, mais l’a plutôt révélée.
S’en est suivie une campagne accrue visant à essentialiser la violence de ses auteurs
comme preuve de ce qu’est le Hamas et, par identification, de ce que sont tous les
Palestiniens. Ainsi, la douleur des Israéliens a été utilisée comme une arme pour continuer à
nier leur rôle et leurs actions en tant que colons et opérateurs des technologies
génocidaires. Reconnaître cela n’est ni une justification de l’attaque ni une minimisation du
tort causé, et ce n’est pas non plus la preuve d’un manque d’empathie envers les victimes
de l’attaque, comme les Israéliens ont tendance à l’interpréter. C’est plutôt le refus d’oublier
que cette attaque, et le génocide qui a suivi, auraient pu être évités si ce régime génocidaire
et suicidaire cessait d’exister. Reconnaître les crimes contre les Palestiniens avant le 7
octobre et s’opposer au génocide contre eux est le minimum requis si l’on vise à imaginer un
avenir partagé et dénué de génocide en ce lieu. Et reconstruire la longue histoire impériale
de celui-ci est nécessaire pour envisager l’abolition de son régime et pour reconstruire une
Palestine riche en diversité humaine. Nous devons nous rappeler que l’histoire n’a pas
commencé le 7 octobre.
III.
Dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre des efforts fournis par les
puissances impériales euro-américaines afin de sécuriser leur influence au Moyen-Orient, la
technologie impériale de la partition a été utilisée, et la Palestine a été confiée aux
Euro-sionistes.
La promesse d’un État sioniste en Palestine constituait en même temps une autre « solution »
à la « question juive » européenne séculaire, qui, à la fin de la guerre, appelait de nouveau
une “solution » étant donnée que les systèmes de racialisation européen n’avaient pas été
démantelés. Ne sachant pas comment gérer les nombreux Juifs déracinés dans les camps
des personnes déplacées après l’Holocauste – qui étaient toujours indésirables en Europe et
pas non plus les bienvenues aux États-Unis – les puissances impériales euro-américaines
ont soutenu les dirigeants sionistes oeuvrant à l’étalissment d’un État souverain en Palestine
et les ont reconnus comme seuls représentants des Juifs. Leurs intérêts se rejoignaient,
l’Occident ne voulant pas perdre cette précieuse colonie, située au cœur du monde
judéo-musulman. Dans le cadre de leur campagne contre la souveraineté indigène, les
puissances euro-américaines ont ainsi fait de leurs propres ennemis – les Palestiniens – les
ennemis des Juifs. Auparavant, aucune hostilité historique n’existait entre les Juifs et les
Palestiniens, et plus généralement entre les Juis et les Arabes et Musulmans ; pendant des
siècles, être Palestinien et Juif et être Juif et Arabe n’étaient pas des contradictions. Les
Juifs et les Musulmans avaient vécu ensemble dans la région élargie depuis l’émergence de
l’islam et faisaient partie du monde arabe.
Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Nations Unies sont alors créées de manière
à faciliter la mise en place d’un « nouvel ordre mondial ». Elles s’efforcent de légitimer la
partition et le transfert de population, en les marquant du sceau du droit international. En
novembre 1947, à peine deux ans après sa création, l’ONU annonce le plan de partition
pour la Palestine. Avec l’aide de comités coloniaux tels que la Commission
anglo-américaine, la partition de la Palestine est élaborée et proposée comme une « solution »
contre la volonté de la majorité des habitans de la Palestine et de la région (déjà divisée et
sous domination coloniale française et britannique), où vivaient de nombreux Juifs
non-sionistes. Cette résolution de l’ONU autorise des groupes armés sionistes à utiliser tout
une gamme de technologies génocidaires afin de la mettre en œuvre.
Il en résulte la destruction de la Palestine et des Palestiniens en tant que peuple, mais aussi
de leurs terres ancestrales, leurs pratiques et leur patrimoine. La majorité des habitants
musulmans et arabes de la Palestine sont expulsés du nouvel État-nation construit à sa
place et n’ont pas été autorisés à revenir depuis. Encore aujourd’hui, celles et ceux qui
vivent entre la mer et le Jourdain sont constamment déplacés de force. Indésirables dans
cet État racialiste, ils et elles ont été transférés vers des sites déconnectés les uns des
autres. En reconnaissant la formation de l’État d’Israël comme un triomphe
occidentalo-sioniste et une « solution » nationale pour le peuple juif, l’ONU a étouffé cette
première campagne génocidaire contre les Palestiniens. C’est ainsi que les Musulmans et
les Arabes ont été transformés en menaces potentielles pour cette souveraineté juive
acclamée. Depuis, des millions d’enfants juifs, dont je fais partie, sont nés Israéliens, enrôlés
dès la naissance dans le processus de négation de la destruction de la Palestine et dans la
campagne mondiale visant à reconnaître les israéliens-juifs comme les habitants légitimes
de la Palestine.
La destruction de la Palestine et son remplacement par l’État d’Israël est le résultat de cette
convergence d’intérêts entre les pouvoirs impérialiste Euro-Américain et sioniste. Ces deux
événements figurent dans un récit d’hostilité historique qui les présente comme faisant partie
d’un conflit entre « deux parties », un conflit entre deux groupes identitaires : les
« Palestiniens », qui sont niés en tant que survivants d’une campagne génocidaire (la Nakba),
et les « Israéliens », qui ne sont inventés qu’en 1948, à partir des sionistes, des Juifs
palestiniens, et des survivants d’un génocide (l’holocauste). S’il y a bien deux parties à ce
moment-là, il s’agit plutôt des colons et des colonisés. Au centre de l’identité coloniale
endossée par les Israéliens est le déni de la violence génocidaire qui leur a permis de
remplacer les Palestiniens et de s’emparer de leurs terres et de leurs biens. Ainsi, en son
cœur se trouve, intériorisée, la notion selon laquelle les Palestiniens sont les ennemis des
Juifs et non pas celles et ceux que les sionistes ont dépossédés. Depuis la création d’Israël,
les États impérialistes qui soutiennent les intérêts sionistes en Israël ont œuvré pour
maintenir les Israéliens comme ennemis des Palestiniens tout en brouillant les distinctions
entre Israéliens et Juifs en général.
À partir de la fin novembre 1947, des villages, des cités et des villes de Palestine sont
détruits les uns après les autres et réduits en ruines afin d’empêcher les Palestiniens
expulsés de retourner chez eux. Cette destruction systémique visait aussi à faciliter la
fabrication d’une mémoire israélienne dans laquelle la Palestine pourrait s’estomper et
émerger comme le nom d’un ennemi menaçant. En parallèle à l’expulsion des 60 000
Palestiniens de Haïfa par example, les sionistes ont commencé à détruire le cœur de la ville,
soit environ 220 bâtiments. Ce qui est capturé dans la photographie ci-dessus n’est pas le
signe de la guerre, mais plutôt d’une politique coloniale, transformant Haïfa en une ville juive
afin que les quelque 3 000 Palestiniens qui n’avaient pas été expulsés ne se reconnaissent
plus dans leur ville, et ne s’y sentent plus chez eux.
Au-delà de ce que nous pouvons comprendre de Haïfa à partir de cette photographie, elle
représente également une image générique de la condition génocidaire qui, depuis sa mise
en place en 1948, a réduit en ruines des villes, des cités et des villages où vivent les
Palestiniens, détruisant ainsi leurs moyens de subsistance, leur patrimoine, leurs droits,
leurs histoires, leurs rêves et leurs souvenirs. Gravée par le régime racial érigé en ce lieu,
cette condition offre une preuve constante que la vie palestinienne peut être ôtée à tout
moment 1, elle démontre également que les tentatives pour reconstruire les espaces
palestiniens sont toujours précaires, entravées par la violence génocidaire. Cette condition
se révèle dans d’innombrables images prises au fil des années, où ce sont toujours les
Palestiniens qui sont pris pour cible. Sous la direction de l’ONU, l’horloge mondiale a été
réglée au 15 mai 1948, marquant la naissance d’Israël, tandis que les récits des Palestiniens
au sujet du génocide enduré ont été réduits au silence, déformés et remplacés par d’autres
narratifs. Des institutions culturelles et éducatives ont éclos pour promouvoir ce sujet
colonisateur nouvellement inventé : l’Israélien, dont l’identité est basée sur l’effacement de la
mémoire de sa propre naissance.
IV.
Dans plusieurs entretiens ainsi que dans un article d’opinion au New York Times, l’historien
Omer Bartov souligne le potentiel de l’actuelle attaque sur Gaza à évoluer vers le génocide.
Il appelle à condamner l’offensive « avant que cela arrive, plutôt que de la condamner après
». Bartov cite quelques déclarations de plusieurs officiels de l’armée israélienne ou de
membres du gouvernement dans lesquelles, selon lui , l’intention génocidaire est explicite.
Et pourtant, ce qu’il se passe effectivement à Gaza, dans l’analyse de Bartov, n’est pas un
génocide : « Il n’y a pas de preuve qu’un génocide s’effectue à Gaza, même si des crimes
de guerre, voire des crimes contre l’humanité ont lieu. »
Quand Bartov évoque les violences actuelles, il parvient à mettre de côté les intentions
génocidaires et choisit plutôt de croire en la rhétorique utilisée par l’armée israélienne – en
coordination avec des avocats et d’autres experts en droit international – pour décrire leurs
actions. Il répète leur narratif comme s’il s’agissait d’une preuve que leurs actes ne reflètent
pas leur intentions, qu’elles soient déclarées à l’oral ou par écrit :
« Les commandants de l’armée israélienne insistent sur le fait qu’ils essayent de limiter les
pertes civiles et attribuent le grand nombre de morts et de blessés palestiniens à la tactique
du Hamas qui utilise les civils comme boucliers humains et place leurs centres de
commandement sous des structures humanitaires comme les hôpitaux … Ainsi, même si
nous ne pouvons affirmer que l’armée cible ouvertement des civils palestiniens, d’un point
de vue pragmatique et rhétorique, ils se peut que nous soyons en train d’assister à un
nettoyage ethnique organisé qui pourrait très rapidement se transformer en génocide. » (1)
Ce qui amène Bartov à affirmer que ce qu’il voit ne correspond pas à la définition du
génocide donnée par les Nations Unies en 1948 – « l’intention de détruire, dans son
ensemble ou par partie, une nation, une ethnie, une race ou un groupe religieux, comme tel
» – est sa conviction que l’acteur de cette violence génocidaire peut justifier ses actions et,
sans honte, attribuer leurs conséquences au Hamas.
Si Bartov écrivait un article sur le nettoyage ethnique des Palestiniens, une réalité qu’il
reconnaît être en cours, je ne rentrerais pas en débat avec lui, puisque le terme de
nettoyage ethnique est approprié dans cette situation, parmi et aux côtés d’autres termes.
Cependant, compte tenu de l’histoire de l’instrumentalisation et de l’exceptionnalisation du
génocide perpétré contre les Juifs, du fait qu’il utilise son autorité en tant qu’historien du
génocide ainsi que le langage restreint du document de 1948 des Nations Unies pour juger
que ce n’est pas un génocide – en se basant donc sur des preuves fournies par les accusés
– il participe à la fétichisation du terme « génocide » et à son association exclusive à des
cas exceptionnels dans lesquels l’Occident n’est pas le premier responsable – comme dans
les génocides Rwandais et Bosnien.
Ne voulant pas répéter les expressions israéliennes exprimant une intention génocidaire, je
tiens à souligner leur persistance et prévalence dans la société israélienne et leur histoire.
Étant née et ayant grandi dans la colonie sioniste de Palestine, j’ai régulièrement entendu
ces expressions, à l’oral ou à l’écrit, en public et en privé, par des particuliers ou des
officiels. Des personnes plus âgées que moi entendent ces expressions depuis 1948 ; elles
ont été socialisées à voir les Palestiniens endurer d’extrêmes violences, encore et toujours,
accompagnées à chaque fois de justifications cachant leurs nature génocidaire – le but étant
de les éliminer en tant que groupe avec leur propre histoire, désirs, souffrances et rêves.
L’endurance et la permanence de ces expressions requièrent de nous une reconfiguration
des prémisses temporelles de l’emploi du terme génocide. La dimension temporelle
assignée à la définition légale de génocide permet de minimiser, nier et légitimer les
génocides lorsqu’ils sont perpétrés par des régimes coloniaux occidentaux. De tels
génocides ne constituent pas un événement isolé, mais se dévoilent au fil du temps, et
partagent leur temporalité avec celle du régime qui les commet.
Au lieu de supposer que « nous avons encore le temps » de prévenir ce génocide, nous
devons inverser la vapeur et reconnaître que nous manquons de temps ; le génocide a déjà
éteint tant d’aspects de la vie palestinienne, il nous faut donc continuer de crier que ceci est
un génocide et agir pour y mettre fin!
Les génocides coloniaux sont d’une nature floue parce qu’ils sont commis par des régimes
progressistes soit-disant « démocratiques », soutenus par un corps de citoyens – un groupe
parmi d’autres groupes eux aussi gouvernés – qui croient que, bien que leur gouvernement
brandisse une technologie violente et raciale contre ses sujets colonisés, les fondements de
leur régime sont démocratiques et justes. C’est ce qui s’est passé en Amérique du Nord et
du Sud, en Algérie et en Palestine, où des acteurs coloniaux ont installé et maintenu leur
régime en faisant usage de technologies génocidaires. Ces technologies, opérent aussi au
travers de mécanismes épistémologiques qui consistent à maintenir séparés des éléments
qui, mis ensemble, pourraient témoigner d’un génocide. Ce qui doit être étudié, ce sont les
décennies d’usage de la violence génocidaire contre la Palestine et les Palestiniens en tant
que groupe, et non les événements disparates qui composent ce génocide. La condition
génocidaire est le résultat cumulé d’un régime génocidaire construit contre les Palestiniens
et ayant pour but leur destruction.
Le régime totalitaire du discours tel qu’Israël l’orchestre actuellement – un régime qui
transforme la manifestation de la vérité en « contenu terroriste » et sa consommation en un
crime, ne date pas d’hier. Les mécanismes de l’impérialisme mondial étaient déjà en place
pour faire taire, détourner, censurer, intimider et punir celles et ceux qui combattent le vrai
sens du régime qui fut imposé en Palestine en 1948. Ce fut sous ce régime que les
Palestiniens furent traités comme sacrifiables et déportés dans des camps de concentration
appelés camps de réfugiés où la vie était touchée par des crises humanitaires et par la mort
lente. Simultanément, la citoyenneté israélienne fut modelée pour empêcher leur retour et
les réparations, appelant ainsi à la militarisation de tous les aspects de la vie israélienne. La
façon dont les historiens et autres intellectuels ont trahi les Palestiniens en se conformant
avec le narratif triomphal de l’émergence de ce régime en 1948 est encore à étudier.
V.
Bien qu’on puisse y retrouver les traces, le génocide n’apparaît pas au premier plan des
images. En regardant au-delà des corps des victimes qui apparaissent dans différentes
photos, on remarque un modèle, ainsi que l’empreinte de l’utilisation systématique des
technologies génocidaires sur les colonisés. Toutes ces images mettent en lumière un
objectif unique : celui d’Israël, visant à évincer les Palestiniens de la totalité de la région
entre la mer et le Jourdain, et éliminer leurs modes de vie, leur marque sur le sol, leur
autonomie, leur dignité, leurs moyens de subsistance et leur sagesse.
L’abondance excessive de photographies de Palestiniens témoigne de cet objectif.
Photographier ainsi les Palestiniens n’a pas commencé immédiatement en 1948. Peu de
photos existent de l’expulsion des Palestiniens vers Gaza par les sionistes et de la création
de la « bande de Gaza » comme « solution » pour séparer et contenir les 200 000 expulsés
(parmi les 750,000) d’autres partis de la Palestine. Comme je l’ai visuellement
restitué dans From Palestine to Israel: A Photographic Record of Destruction and State
Formation (2011), les expulsés ont été contraints de vivre dans cette bande de terre étroite
où seulement environ 75000 Palestiniens vivaient jusqu’alors. Peu de temps après que la
région fut entourée de barbelés, la première crise humanitaire éclata.
Ce fut le résultat attendu de l’utilisation combinée des technologies génocidaires d’expulsion,
de concentration et de meurtre. Très peu de photos pouvant interrompre le narratif sioniste
ont été prises pendant les deux premières décennies de l’existence de l’État. La plupart ont
été prises dans des camps de réfugiés des pays voisins : les Palestiniens y apparaissent
comme des réfugiés sans voix, privés du monde dans lequel ils vivaient pleinement en
Palestine. Pendant cette période, l’intérêt sioniste pour la constitution d’un État a convergé
avec les intérêts de l’Europe de s’absoudre du génocide commis pendant la Seconde
Guerre mondiale, et de se présenter plutôt comme libérateur des Juifs. Dans ces conditions,
les sionistes, de concert avec les impérialistes européens, ont pu édifier Israël en un fait
accompli. En 1967, malgré la conquête de Gaza, de la Cisjordanie et de certaines parties de
la Syrie par Israël, les habitants des camps de réfugiés qui y étaient construits ont résisté
pendant plusieurs années. En réponse, Israël a utilisé des technologies génocidaires pour
détruire et déplacer les Palestiniens, mettant en œuvre différentes « solutions » pour à la fois
les éliminer en tant que groupe et les exploiter comme main d’œuvre.
Progressivement, Gaza, comme la Cisjordanie, est devenue le plus grand studio de
photographie militarisé ouvert du monde. Là-bas, les Palestiniens pouvaient être
transformés à tout moment en sujets de « photographies des droits de l’homme », comme on
les appelle. En lançant des attaques militaires (avec des noms tels que « Pilier de Défense »,
« Retour d’Écho » et « Plomb Durci ») tous les quelques mois, ou plus fréquemment encore, les
forces israéliennes ont ciblé les habitants de Gaza avec une violence génocidaire. Pendant
la première Intifada, Gaza est devenue une véritable mine photographique et un laboratoire
spectaculaire pour tester à la fois de nouvelles armes sur les Palestiniens, et la tolérance de
l’Occident face à l’exercice de ces technologies à la vue de tous. De cette mine, des
centaines de milliers de photos de Palestiniens ont été extraites, publiées, discutées,
circulées, achetées, vendues, mises aux enchères et conservées dans les archives de la
presse, les collections de musées, les archives d’ONG, etc. Malgré les différences
perceptibles entre les nombreuses photographies, dans presque toutes les Palestiniens sont
capturés comme des vies sacrifiables. Leur mise à mort n’est donc pas une perturbation,
mais une validation de ce caractère sacrifiable . Lorsque les Israéliens apparaissent dans le
cadre, ils sont principalement présentés comme des soldats « en service », des agents de
l’État, de sa loi et de son ordre.
Les légendes qui accompagnent ces photos mettent généralement l’accent sur le
problématique langage des droits de l’homme, mettant davantage en lumière la condition
des victimes plutôt que le régime et les technologies qui créent ces conditions. De telles
légendes, qui signalent visuellement un appel à l’aide humanitaire plutôt que la dénonciation
d’un régime qui viole le droit humanitaire, normalisent le caractère sacrifiable de la vie
palestinienne. En 2005, suite à la déclaration d’Israël selon laquelle il se retirerait de Gaza,
une autre « solution » lui a été imposée : en faire le plus grand camp de concentration du
monde.
Cela a été accompli grâce à l’utilisation d’une technologie carcérale qui isole Gaza des
autres parties de la Palestine et du monde, créant une condition générale de mort lente pour
ses habitants qui, comme nous l’avons vu à la suite du 7 octobre, peut être accélérée à tout
moment. Contrairement aux déclarations des agents de ce régime carcéral selon lesquelles
ils ne gouvernent plus Gaza, l’État israélien continue de lancer des attaques depuis la mer,
les airs et la terre tout en coupant les Palestiniens du reste du monde. Présentés pendant si
longtemps comme des sujets précaires dans des images de violations des droits de
l’homme, les Palestiniens sont maintenant exterminés aux yeux du monde sans être
reconnus comme victimes de la violence génocidaire coloniale.
Les plans visant à détruire davantage Gaza n’ont pas été imaginés le 7 octobre. Ils étaient
en préparation depuis des années et ont été mis en œuvre à différentes échelles depuis
1948. Mais la violence perpétrée au cours des dernières semaines se distingue en termes
d’échelle et d’horreur par rapport à tout ce qui a précédé. Il en va de même pour la
résistance de millions de personnes dans le monde entier qui refusent d’accepter le récit
impérial qu’Israël et les États-Unis mettent en place pour justifier cette violence. Cette
violence ne peut pas être isolée de l’utilisation systématique des technologies génocidaires
contre les Palestiniens au cours des soixante-quinze dernières années. Ceux qui ont
préparé ces plans attendaient l’occasion de les mettre en œuvre. Comme de nombreux
généraux et politiciens du régime colonial l’ont dit au fil des ans, l’armée israélienne n’avait
besoin que de l’opportunité ou de l’événement qui justifierait leur intervention ; cela fait, ils la
mettraient enfin en œuvre.
VI.
Dans son compte rendu du procès d’Adolf Eichmann, Hannah Arendt écrivait que “le
génocide est une possibilité réelle de l’avenir », et qu’ainsi, « aucun peuple au monde …
ne pouvait raisonnablement être certain de survivre ». Les gouvernements impériaux ne
représentent pas l’humanité, mais plutôt la logique inhérente à leurs propres régimes
racistes. Cela leur confère des droits impériaux pour se soutenir mutuellement lorsqu’ils
recourent à la violence génocidaire. Dans le monde entier, les millions de personnes
sortant dans les rues, barrant les routes, manifestant devant les bureaux et les usines
de fabricants d’armes, bloquant les expéditions d’armes et défilant en nombre sans
précédent en soutien aux Palestiniens, savent que l’ordre de l’humanité est une fois de
plus attaqué. Ils refusent d’échouer à reconnaître que ce qui se déroule en ce moment
même est un génocide. Si cette vague de violence génocidaire reste ignorée et que le
régime génocidaire qui la perpétue n’est pas remis en cause, cela mettra en péril non
seulement les Palestiniens la mais d’autres groups racialisés.
L’analyse d’Arendt du concept des crimes contre l’humanité est instructive. Ces crimes,
écrit Arendt, sont inscrits dans les corps de leurs victimes, mais ils sont également
commis à l’encontre du groupe social au nom duquel ils sont perpétrés—contre sa loi, et
de manière plus générale, contre l’ordre de l’humanité défini par sa diversité. La
Palestine a été détruite et les Palestiniens ont été attaqués, parce que les sionistes
refusaient que les Palestiniens vivent parmi eux ; c’est ainsi que le régime mis en place
par les sionistes ne pouvait que concrétiser cette intention génocidaire. La mise en place
d’une loi raciale, cette attaque à la diversité humaine, est donc la raison d’être de ce
régime depuis 1948 et son fondement. C’est cette loi qui organise l’espace entre la mer
et le Jourdain qui devrait être abolie pour que tous les habitants de cette région soient
libres. Elle doit être abolie pour le bien des Palestiniens, afin qu’ils puissent retrouver
leur droit de retourner vivre en Palestine et de reconstruire leur monde ; et de même,
elle doit être abolie pour le bien des Juifs israéliens, afin qu’ils puissent se libérer du
sionisme, s’affranchir du rôle de bourreaux – le seul rôle qu’ils et elles peuvent occuper
dans ce régime génocidaire – et récupérer les diverses histoires juives dont ils ont été
privés, contraints d’adopter une identité israélienne fabriquée par l’État sioniste, identité
définie par son inimitié envers les Palestiniens. Les Israéliens peuvent choisir d’agir en
tant que citoyens de leur régime génocidaire et approuver la transformation de la
journée tragique du 7 octobre en justification du génocide, ou comme certains l’ont fait,
ils peuvent retrouver une place au sein d’une humanité partagée et rejeter les
fondements génocidaires de leur régime.
Les images du génocide de ces dernières semaines auraient pu mener à des résultats
différents, poussant les Israéliens à reconnaître qu’ils sont des colons et à surmonter
l’illusion selon laquelle l’utilisation de la violence génocidaire pourrait les protéger de la
résistance des colonisés. Ces images auraient également pu déclencher un mouvement
populaire appelant à une grève générale contre le régime colonial, un mouvement qui
refuserait de soutenir et d’exécuter sa violence génocidaire et de servir dans son armée
dont les intentions génocidaires sont évidentes. Le flux d’images concomitant de la
violence génocidaire ininterrompue contre les Palestiniens – principalement à Gaza mais
aussi en Cisjordanie – aurait pu être évité à tout moment si l’utilisation de telles
technologies pour cibler les Palestiniens n’avait pas été normalisée, justifiée et légalisée
depuis la création de l’etat d’Israël.
Ce qui rend cette violence génocidaire révélatrice, c’est qu’elle réitère et reflète le
moment fondateur à partir duquel ce régime génocidaire a été établi. En 1948, ce sont
750 000 Palestiniens – la majorité des habitants de la Palestine – qui ont été expulsés
sur une période s’étalant sur un peu plus d’un an. Aujourd’hui, en à peine quelques
semaines, à la cadence d’une usine de mort, plus de 1,5 million de Palestiniens, déjà
résidants d’un camp de concentration, d’un ghetto ou d’une prison, ont été déplacés, et
entre 1 et 2 % de la population de Gaza a été blessée ou exterminée.
D’une manière troublante et douloureuse, les images en noir et blanc prises en Palestine
lors de la Nakba de 1948 prennent vie, se transformant en images animées et en couleur.
Les images qui proviennent de Gaza – du moins, lorsqu’Israël ne coupe pas l’électricité ou
Internet – ne peuvent qu’être qualifiées à tort d’images, puisqu’elles saisissent, sous une
forme rectangulaire immatérielle, les personnes appelant à mettre fin au génocide. Il ne
s’agit pas simplement d’images distinctes de ce qui s’est passé, mais de porte-voix visuels
nous appelant à reconnaître le génocide qui dure depuis des décennies et à l’arrêter
maintenant. Reconnaitre le genocide signifie aussi rejeter tout autre solution génocidaire
pour Gaza et la Palestine quand ces tueries auront cessé.
(1) Il y a quelques années, j’ai donné au Centre Pompidou une collection des 700 images annotées –
Act of State – 1967-2007 – montrant cette condition à travers 40 ans. Je leur ai donné cette collection
à condition que le Centre la rende accessible au public, mais elle est restée depuis dans leur dépôt.
Ariella Aïsha Azoulay
Traduction par le collectif Tsedek!
Initialement publié sur le site https://www.bostonreview.net/articles/seeing-genocide/