Édito #64 – 14 juillet : que reste-t-il de ta révolution, pays défardé ?

Zemmour déplore dans Le Figaro que l’on n’ose plus célébrer le 14 juillet, que l’on n’ose « plus célébrer la France ».

Si les temps n’étaient aussi sombres, ce pourrait être drôle.

Le 14 juillet est instauré comme « fête nationale » en 1880, c’est-à-dire quand la République penche de façon définitive vers la réaction, ce qui, rappelons-le, a été l’enjeu du XIXème siècle épique français. Même Hugo, bien que non révolutionnaire mais ami avec Louise Michel, voit, comprend cela. Que son dernier roman, sur la Terreur, s’intitule Quatrevingt-treize en atteste.
Le 14 juillet est donc instauré fête nationale une fois vidée de toute sa charge révolutionnaire, émeutière. Il y a néanmoins ambiguïté : on célèbre officiellement la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 qui, elle-même, est malgré tout en écho au 14 juillet 1789, date de la Prise de la Bastille, elle-même écho en acte populaire des batailles démocratiques menées par les députés du Tiers-Etat pour le vote par tête et, à tout le moins alors, des avancées de la liberté par rapport au pouvoir monarchique royal.

Certains historiens voient d’ailleurs dans l’insurrection parisienne du 14 juillet 1789 un premier acte de la Terreur. Le peuple y ébauche sa constitution politique contre ses ennemis.
En aucun cas, malgré tout et malgré toutes les torsions et tous les frelatages qu’on lui fera subir, le 14 juillet ne peut être une célébration de la France, ne serait-ce que parce que celui-ci, en 1789, remet en cause l’article défini « La ». Le peuple n’est pas l’aristocratie ; les sans-culottes ne sont pas les ci-devants.

On sait, depuis 234 ans, qu’il y a au moins deux France et que l’opiniâtreté des partisans du maintien ou du rétablissement de l’article défini n’est guidée que par une passion inégalitaire et partant d’un retour à une unité de sang, via la domination de la noblesse puis, dans l’âge « démocratique » et colonial, de la blanchité. Dans privilège blanc, il y a privilège. Celui-ci est du reste déjà pointé, pendant la période révolutionnaire, par la Révolution haïtienne qui dit le vrai de la française, le mensonge de son universalité proclamée.

Le 14 juillet 1789 est objectivement effroyable – mais c’est une bonne nouvelle au sens de la violence divine (Walter Benjamin).

Déjà, des têtes y sont fichées au bout de piques – celle du gouverneur de la Bastille, Launay, mais aussi de Flesselles, prévôt des marchands de Paris. L’effet de souffle est tel que Kant change le trajet de sa promenade quotidienne et que le Comte d’Artois – futur Charles X à partir de 1824, sous la Restauration – mais aussi Chateaubriand, entre autres, s’exilent, effrayés.

La France, pourrait-on dire, est donc mise à sac. La France n’est plus, un adjectif la remplace dans Révolution française, et Chateaubriand ne peut contenir sa haine. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, il parlera de « l’embryon suisse Marat », insistant, déjà, sur le caractère étranger du grand révolutionnaire français.

Il y a toutefois en vérité deux 14 juillet. Un, presque sorti de nulle part pour finir, qui honore chaque année l’impérialisme français avec le défilé des armées sur les Champs-Élysées dans une ville dont aucune rue ne porte ni le nom de Robespierre, ni celui de Saint-Just ou de Marat. Un autre, à la fois présent et tu avec la même intensité, renvoie à la Prise de la Bastille, insurrection populaire, des pauvres et du peuple qui renversent le joug pluriséculaire de l’aristocratie sur leurs vies et celles de leurs familles.

Ce 14 juillet-là, Zemmour n’y fait évidemment pas référence, lui qui déteste et Rousseau et Robespierre – et Mélenchon.

Ce 14 juillet strictement parisien n’honore évidemment pas la France puisque même le frère du roi, Charles d’Artois, est en exil dès le 15 juillet rêvant de revenir massacrer le peuple révolutionnaire.

La Prise de la Bastille est une brèche dans l’unité nationale. Il n’y a pas d’unité, il y a des classes. Il y a aussi des races, politiquement. A fortiori dans l’âge « démocratique »-colonial.

Pour la première fois depuis des décennies, la célébration du 14 juillet a fait débat, a été un enjeu politique plus que mémoriel. Certaines municipalités, en riposte aux émeutes, ont annulé les festivités et le feu d’artifice montrant aussi le peu de consistance dudit 14 juillet comme célébration de la Fête de la Fédération.

Des hélicoptères ont tourné hier dans le ciel parisien. Était-ce pour prévenir quelque émeute, quelque célébration en acte, même inconsciente, de l’insurrection parisienne du 14 juillet 1789 ? On ne peut absolument l’écarter.

Ce qui est en revanche certain, c’est qu’au-delà du fait qu’en effet, « la République » est « mise à nu par son immigration », les émeutes populaires largement incarnées par des indigènes interrogent ce pays comme « nom d’une névrose », ainsi que le disait Sartre au moment de la Guerre d’Algérie. Pour Chou Enlaï était trop tôt pour juger de la Révolution française. La question est revenue par les émeutes.

Après Haïti proclamant que la devise révolutionnaire ne vaut rien sans l’abolition de l’esclavage, Ferhat Abbas parlant après la victoire de Dien-Bien-Phu d’un Valmy des peuples colonisés ou Kateb Yacine mettant en scène la figure honnie depuis Thermidor de Robespierre, elles brisent le récit national de la Révolution française. La France n’a pas bonne mine, elle n’est pas bonne comme elle le prétend ni n’éclaire le monde – ou alors pour le pire. C’est au son de La Marseillaise que furent menés les massacres à Madagascar ou la Guerre du Rif. C’est un 14 juillet, à Paris en 1953, que furent assassinés par la police des militants algériens du MTLD qui exprimaient leur volonté d’indépendance dans une manifestation du PCF et de la CGT.

Que reste-t-il de ta révolution, pays défardé ?

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