La nouvelle alliance entre l’Inde et Israël

A l’occasion de la visite en France du Premier ministre indien, Narendra Modi, nous publions cette recension de Hostile Homelands. The New Alliance Between India and Israel, d’Azad Essa, Pluto Press, Londres, 2023.

 

L’ouvrage de Azad Essa, Hostile Homelands, vient combler un manque important dans l’analyse du tournant de l’Inde vers l’extrême-droite sous le gouvernement de Narendra Modi. En effet, alors qu’il fut un temps où l’Inde caractérisait le sionisme de raciste, l’Etat israélien est devenu l’une des pierres angulaires de la politique étrangère de l’Inde. Dans la seconde moitié des années 1930, par exemple, alors que la lutte pour l’indépendance de l’Inde atteignait son apogée, et que la grande révolte arabe contre les Britanniques éclatait, J. Nehru déclarait que la question palestinienne mettait en lumière le fonctionnement de l’impérialisme – qui touchait également les Indiens. Nehru rajoutait qu’alors que les Juifs d’Europe étaient victimes du fascisme, ils n’en avaient pas moins accepté de se faire « exploité » par les Britanniques. Ce curseur mis, par Nehru, sur une lutte extérieure à l’Inde n’était pas rare chez les membres de l’Indian National Congress (INC) qui, en tant qu’organisation de libération nationale, se solidarisait également avec nombre d’autres luttes anticoloniales (Egypte, Syrie, Irak, …). C’est notamment via une opposition conjointe à l’impérialisme britannique que les premiers liens politiques entre l’Inde et le monde arabe se sont faits. Concernant le cas plus précis de la Palestine, la première déclaration de solidarité émise par l’INC date de 1922. Pourtant, étant donné le rayonnement de l’indépendance indienne et de ses leaders, il était d’un intérêt stratégique pour le mouvement sioniste de chercher le soutien des figures les plus importantes comme Nehru ou Gandhi. Ainsi, l’agence juive a, par exemple, envoyé Immanuel Olsvanger (qui deviendra notamment connu pour avoir été le premier traducteur de textes en Sanskrit ou en Japonais vers l’Hébreux) en Inde afin qu’il tente de persuader Nehru et Gandhi d’apporter publiquement leur soutien au mouvement sioniste – ce qu’il ne réussit pas à faire. Des personnalités aussi importantes que Martin Buber, Albert Einstein ou encore Judah L. Magnes écrivirent également à Gandhi et Nehru. Sans succès. Ainsi, le 26 novembre 1938, Gandhi publiait un article intitulé « The Jews », dans le journal Harijan. En substance, il écrivait que si sa sympathie allait, de toute évidence, aux Juifs, étant donné les persécutions dont ils sont victimes en Europe, il rajoutait qu’en aucun cas une telle sympathie ne l’aveuglait face à l’injustice. La position de Gandhi était, toutefois, loin d’être aussi évidente qu’il n’y paraît aux premiers abords. Selon Azad Essa, ce soutien à la cause palestinienne était motivé par la nécessité de bâtir un « pont » entre l’INC, dominé par les Hindus, et le développement d’une élite musulmane qui se souciait surtout de son futur statut de minorité dans un pays sous domination politique des Hindus. Ainsi, en 1946, la position de Gandhi n’était plus la même, affirmant que les Juifs avaient un plus grand droit sur la Palestine que les Arabes. Il est connu désormais que, loin de l’image souvent présentée dans les médias, loin d’être un anti-impérialiste et un anti-raciste, Gandhi partageait nombre des idées de l’Empire blanc de son temps (défendant les idées racistes de l’Afrique du Sud lorsqu’il y vivait étant jeune, appelant les paysans indiens à prendre les armes pour « défendre » l’Empire britannique durant la Première Guerre mondiale, etc.). Il semble donc que son attitude envers la Palestine évoluait au grès de ses besoins immédiats. Sans revenir sur l’ensemble de l’histoire des rapports entre l’Inde et la Palestine – parfaitement développés dans le livre – il est simplement important de rappeler que la question palestinienne était loin d’être absente des débats dans l’Inde colonisée tout comme dans l’Inde indépendante.

Finalement, c’est le 29 janvier 1992 – plus de 40 ans après avoir officiellement reconnu l’Etat sioniste – que le gouvernement indien (dirigé par l’INC à l’époque) a établi des relations diplomatiques totales avec Israël. Azad Essa écrit que cette date marque le début d’une nouvelle ère. Cette époque, marquée par la fin de la Guerre Froide et des crises économiques, était l’époque des réformes économiques en Inde et de la plus grande libéralisation du pays (sous l’égide des institutions financières comme le FMI). Dans ce contexte, l’Inde a vite compris que courtiser l’Etat israélien pourrait lui permettre d’obtenir un siège à la table des grandes puissances du nouvel ordre mondial – post-Guerre Froide. La première collaboration directe entre ces deux pays concernait le Kashmir – enjeu territorial d’importance entre l’Inde et le Pakistan depuis la partition. Alors que la population du Kashmir, majoritairement musulmane, impliquait que ce territoire revienne au Pakistan, l’Inde s’est assurée le contrôle sur ce territoire. Non seulement des milices nationalistes Hindus y ont massacrés 200 000 musulmans du Kashmir au moment de la partition (entraînant également le déplacement de 500 000 musulmans), mais après avoir négocié avec le régime autoritaire et clientéliste du Kashmir, l’Inde a introduit un article, dans sa constitution de 1954, accordant une semi-autonomie au Kashmir. Bien évidemment, ce semblant d’autonomie n’a pas fait long feu puis cette région a assez rapidement été intégré à l’Etat indien. Or, depuis 1990, le Kashmir est ébranlé par une insurrection armée contre la domination indienne. En réaction à cette insurrection, l’Inde a mobilisé ses troupes dans la région – en faisant l’une des zones les plus militarisées du monde. C’est lorsque, en juin 1991, 6 touristes israéliens ont été enlevés par des militants du Srinagar, au Kashmir, que l’Inde a lancé une opération militaire, conjointe avec Israël, entraînant la normalisation des relations entre les deux Etats. Cette période coïncidait avec la montée (progressive) du parti nationaliste Hindou, le Bharatiya Janata. Israël a donc commencé à apparaître comme un cas d’école d’occupation d’un territoire, la Palestine, aux yeux des dirigeants indiens. Non seulement le complexe industrialo-militaire israélien est devenu une référence aux yeux de l’Etat indien, mais les techniques de contrôle et de surveillance d’une population occupée également. Cet alignement entre les intérêts indiens et israéliens explique, en partie, pourquoi, après le 11 septembre 2001, l’Inde s’est immédiatement jointe à la « guerre contre le terrorisme », dirigée par les Etats-Unis. Ainsi, en 2003, Ariel Sharon se rendit en Inde – une première pour un Premier Ministre israélien – afin de consolider les rapports entre l’Inde, Israël et les Etats-Unis dans la lutte pour la « démocratie » et « contre le terrorisme » dans le monde. Suite aux attaques contre le parlement indien, en 2001, l’Inde avait entamé une collaboration avec l’entreprise israélienne « Nice Systems » (entreprise de surveillance. Sans rentrer dans le détail, il suffit de dire que la collaboration indo-israélienne s’est avant tout faite du côté du complexe militaro-industriel. Ainsi, entre 1997 et 2000, 15% des exportations israéliennes se sont faites vers l’Inde. Entre 2003 et 2013, l’Inde est devenue le plus important acheteur d’armes à Israël. Cela s’est encore aggravé avec l’arrivé du BJP de Modi au pouvoir. Alors que les militants mettent souvent – à juste titre – l’accent sur la complicité étatsunienne ou européenne avec le sionisme et Israël, il est essentiel d’insister sur le fait que l’arrivée de l’extrême droite indienne au pouvoir a également signifié un accroissement de la collaboration indo-israélienne. Selon Azad Essa, cela s’explique également par une sympathie idéologie entre le Hindutva –principal ciment idéologique de l’extrême droite indienne – et le sionisme. Ainsi, si le nationalisme Hindu a pu sympathiser avec le fascisme mussolinien et le nazisme hitlérien, il est aujourd’hui tout aussi admiratif du sionisme. Dans les discussions autour de l’Inde, il est souvent fait mention des effets « intérieur » de la politique de Modi, mais il est également essentiel de pointer sa complicité assumée avec l’impérialisme israélien. L’ethnocracy hindu se retrouve ainsi dans son pendant israélien. Le cas indien est un cas d’école de la complicité d’une ancienne colonie avec l’impérialisme et des effets destructeurs qu’a engendré la stratégie impérialiste britannique, ayant entrainé la partition entre l’Inde et le Pakistan ainsi que la colonisation sioniste de la Palestine.

 

Selim Nadi

Laisser Un Commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *