Beaufs & Barbares, le pari du nous (B&B) : un premier bilan

J’aime bien faire des bilans. D’abord pour garder des traces ensuite parce que ça aide à mieux saisir le moment et enfin parce que ça permet de mieux envisager l’étape d’après.

D’abord les faits :

B&B qui est avant tout une proposition stratégique arrive presque un an après les élections présidentielles, dans un contexte d’économie de guerre avec à la clef menace nucléaire extrême (guerre en Ukraine), de radicalisation de l’Etat autoritaire, de grande polarisation politique entre une droite de gouvernement qui s‘extrême droitise et une gauche brinquebalante mais avec en son cœur une LFI combative et plutôt courageuse dont l’hégémonie à gauche est autant contestée qu’incontestable. Quant à l’antiracisme politique, il est aussi influent dans les discours qu’il est désarticulé sur le terrain.

Dans sa catégorie – essai politique – B&B est un grand succès de librairie. Pour l’instant, La Fabrique a signé 5 contrats de cession de droits ce qui est beaucoup en si peu de temps :

– En espagnol avec Akal, avant même la sortie du livre. Grande maison, très respectée dans le monde hispanophone, un peu l’équivalent du Seuil. Le livre sortira en septembre.
– En anglais avec Pluto Press. Désormais l’une des principales maisons d’édition indépendantes de la gauche anglo-saxonne, très orientée antiracisme & anti-impérialisme, ils publient notamment Chomsky.
– En allemand et en néerlandais avec Leesjmagazijn. Petite maison indépendante, bien distribuée aux Pays-Bas et qui se lance désormais également en allemand. Ils ont fait Les blancs, les juifs et nous qui sort en septembreIls publient également Emmanuele Coccia, Eribon, le Comité invisible…
– En grec avec Ektos Grammis. Belle et jeune maison grecque. Ils publient Badiou, Althusser, Malm etc…

– Et peut-être en italien bientôt

Contrairement au petit livre rouge (qui a été traduit dans 7 langues), le petit livre vert a reçu un accueil enthousiaste de la part des libraires qui avaient pour beaucoup boycotté le premier d’abord en refusant de le vendre, ensuite en refusant de m’inviter (pour ceux qui acceptaient de le vendre). La preuve par le nombre d’invitations qui a littéralement explosé avec B&B. En tout, 23 invitations dont 11 librairies indépendantes qui font le travail d’organisation du débat que faisaient les universités et les organisations politiques dans le passé :

1/ France :

  • 3 à Paris : L’Atelier, le Genre urbain, Zénobi
  • Pont Croix, Tarnac, Lyon,  Grenoble, Rennes, Lorient, Clermont-Ferrand, St Etienne, Marseille, Lille, Rabastens, Toulouse, Bordeaux, Metz

2/ Deux en Suisse : Sion et Lausanne

3/ Deux en Belgique : Lièges et Bruxelles

4/ Deux en Amérique du Nord : New-York, Montréal

Quelques interviews dans la presse ou médias « communautaires » : Mizane info, Le Courrier de l’Atlas, Jeune Afrique

Une émission dans Hors-Série (l’un des rares médias à m’avoir invitée pour le premier), dans Le Média avec Louisa Yousfi, et plus surprenant, une invitation à France Culture qui m’a offert 7mn de parole.

L’affluence :

Il y a eu entre 300 et 400 personnes le soir du lancement au Cirque Electrique le 16 février dernier. Et depuis lors, les rencontres faisaient à chaque fois salle comble au point qu’on a du refuser du monde à plusieurs reprises.

La composition du public :

Il était jeune à 80 % : moyenne de 25/30 ans. C’est ce qui m’a le plus frappée. Autre trait saillant : il était blanc à 60 %, la majorité dans la plupart des cas sauf dans les villes très cosmopolitiques comme Paris, Lille ou Bruxelles. Cela s’explique par la fait que ce sont surtout des Blancs qui fréquentent les librairies mais cela faisait quand même 35/40 % d’indigènes, ce qui n’est pas trop mal quand on se souvient de l’absence tendancielle des non blancs dans toute la période qui a précédé les émeutes et qui a débuté avec la mobilisation contre la réforme des retraites.

Les réactions :

Mais la grande nouveauté, c’est la transformation de l’écoute. Pendant de longues années, on a du affronter une mauvaise foi à toute épreuve ou une réelle incompréhension dès qu’on mettait la question raciale sur la table quelle que soit sa déclinaison : au travers de la question de la classe, du genre, de la sexualité, du philosémitisme, du sionisme…Et là en 4 mois de tournée, personne n’est venu m’embrouiller avec des questions à deux balles sur un supposé double discours, antiféministe, antisémite ou que sais-je. Au contraire, j’ai eu le sentiment que tout avait été digéré et même bien digéré, comme si cette génération avait été profondément imprégnée de la pensée décoloniale, qu’elle en avait assimilé la dialectique et qu’elle était enfin prête à passer à l’étape suivante, l’organisation/ la stratégie. Mieux, ce public semble même être relativement immunisé contre la pensée libérale woke. Du moins, c’est l’effet que ça m’a fait. Un sentiment étayé par le vocabulaire utilisé (proche du matérialisme) et par le fait qu’un reproche nous était fait : pourquoi Paroles d’honneur ou le QG avait abandonné la formation politique, qu’attendait-on pour recréer une organisation ?

J’entrevois une autre raison plus liée à la condition blanche. En effet, jusqu’ici, même pour les plus sincères des Blancs, la question se posait pour eux d’identifier leur place dans le mouvement décolonial. Il y avait un malaise. Comment se situer en tant que Blanc dans la lutte antiraciste : avec les indigènes ? En soutien extérieur ? Pouvaient-ils dire « nous » avec les indigènes ? Comment lutter contre le racisme sans parler à la place des indigènes ? Bref, Autant de question insolubles et restées sans réponse pendant longtemps car il y a toujours un malaise à être un porteur de valise. Il semblerait que B&B ait été libérateur de ce point de vue. Les Blancs deviennent sujets à part entière car ils sont à la fois partie prenante du problème (ce que ceux qui s’intéressent à nous admettent) mais aussi partie de la solution en tant qu’eux mêmes. Ils peuvent participer au combat décolonial à partir d’une tâche enfin définie : rompre avec la collaboration de race. Leur place est enfin trouvée. Adieu la posture du sauveur ou les approches individualistes et déconstructivistes. Personne n’est coupable individuellement mais tout le monde est responsable collectivement. Le concept gramscien d’Etat intégral enrichi par l’approche de race s’est avéré efficace et a permis de déverrouiller certains blocages. Je reste convaincue que l’hypothèse reste encore à étayer et à complexifier mais elle permet à tout le moins d’envisager la race comme évoluant en fonction des besoins de l’Etat-nation et des mutations du capital, ce qui est essentiel pour nous vacciner contre les approches libérales.

L’absence de réactions à gauche :

Si la droite, l’extrême droite et les néoconservateurs déguisés en gauchistes ont parfaitement fait leur job en descendant en flèche le livre dès sa sortie (Charlie Hebdo, Causeur, le Figaro, le Point…) – avec moins de conviction qu’a l’accoutumée, comme s’ils ne croyaient pas à ce qu’ils écrivaient et que leur dignité leur imposait malgré tout de marquer le coup – la réaction de la presse de gauche dans toutes ses tendances mérite qu’on s’y attarde car elle est stupéfiante : en effet, contrairement à la réception bruyante et hystérique de « les Blancs, les Juifs et nous », celle de B&B a été d’un silence assourdissant. Il n’y a eu pour ainsi dire aucune réaction (hormis quelques blogs tenus par des individus ou par la presse étrangère). Et quand je dis aucune, c’est aucune. Aucun média de la presse écrite n’a pris la peine de faire ne serait-ce qu’une brève recension, même critique. Le livre n’existe pas. Notons cependant une nette différence : on est passé d’un déluge de mauvaise foi au silence interdit. Dès lors, comment interpréter ce silence ? En effet, ce n’est pas comme si le livre était passé inaperçu. Et ce n’est pas comme si le livre ne traitait pas de questions qui intéressent directement la gauche : les raisons pour lesquelles existe un conflit de race à l’intérieur du prolétariat + pistes de réflexion pour tenter de le dépasser. Ces questions sont d’autant plus cruciales qu’elles sont au cœur de tout projet de construction d’un bloc historique et de l’opposition au fascisme. L’hypothèse la plus probable est la suivante : Il y a un gros malaise.

D’abord, il y a un précédent : Tout le monde sait que l’accueil fait à « les Blancs, les Juifs et nous » a été injuste et indigne. Ceux qui ont foncé tête baissée en espérant la critique fondée en sont revenus. Comme le ridicule tue, le même scénario ne peut avoir lieu deux fois.

Ensuite, pour discuter de mon livre, il faudrait déjà me considérer. Or les parties qui pourraient aujourd’hui s’y intéresser ont depuis trop longtemps soit participé à la diabolisation du PIR et à la mienne, soit ont laissé faire. Il y a déjà un grand effort de remise en cause qui est assez insurmontable quand on sait l’ignominie de cette entreprise de mise au ban systématique.

Enfin, la volonté consciente de ne pas nous réhabiliter persiste. Pour les raisons dites plus haut ou alors parce que le risque de division dans les organisations de gauche déjà azimutées est trop grand. Il y a un impératif d’unité qui est constamment mis à mal par des unions improbables (Nupes) et qui serait encore plus fragilisé si la question B&B s’en mêlait. On voit bien comment Ruffin par exemple évite la question raciale autant qu’il le peut pour ne pas se mettre à dos sa base « beauf » (risque réel qu’on ne peut pas écarter d’un revers de main), et on voit comment la question abordée à minima sous l’angle de l’union populaire coute à Mélenchon. Ce que je veux dire c’est que l’approche B&B qui met en cause aussi bien les organisations de gauche que les classes populaires blanches comme parties prenantes de la production du racisme et comme bénéficiaires de la domination impérialiste de la France est trop sensible pour pouvoir être affrontée. Il faudrait alors s’attaquer de front au pacte racial qui unit les classes dominantes aux classes populaires et par conséquent envisager la question nodale de la rupture de la collaboration de race. Je ne vois personne aujourd’hui pour s’attaquer à cette question frontalement sauf de manière détournée par des projets de lutte contre les discriminations, contre les abus de la police ou pour la justice sociale. C’est-à-dire sans jamais remettre en cause l’Etat racial intégral : le nœud.

Bref, un livre qui peut sembler être plus digeste pour la gauche car celui-ci serait plus « marxiste » et s’intéresserait « enfin » aux Blancs » pose plus de problème qu’il n’en résout dans l’état actuel des forces de transformation sociale.

Je ne serais pas totalement exhaustive si je ne disais mot d’abord du soutien apporté au livre par Dany et Raz. Le taf de politisation à la pensée décoloniale qu’ils ont entamé depuis plusieurs années auprès de leur public a donné ses fruits. Ce qui prouve que le travail d’éducation est indispensable. Mais aussi du soutien franc et sans équivoque, apporté par François Begaudeau. Son intervention dans le média « A gauche » a fait mouche et a participé au succès du livre. Il se trouve que le public blanc de Begaudeau est en partie le notre. Il peut être marxisant, gauchisant, en recherche d’un discours radical, et en partie complotiste (parce qu’en recherche d’une lecture de la totalité sans forcément avoir toutes les clefs), méfiant vis-à-vis du prêt à penser médiatique. C’est plutôt un public masculin, assez réfractaire au courant woke et libéral. Et contre toute attente, le public de Begaudeau est aussi composé d’indigènes, d’abord parce qu’il ne fait pas le Blanc fragile, qu’ils le jugent sincère dans son antiracisme mais aussi cohérent dans sa compréhension du désordre du monde. Ils voient en lui un intellectuel blanc libre pas au service de l’ordre établi. Le débat entre lui et moi organisé par Paroles d’honneur abonde dans ce sens. La salle était pleine à craquer, jeune et bigarrée. L’émission diffusée sur internet qui a mis en lumière nos accords et désaccords a fait plus de 130 000 vues.

Enfin, y-a-t-il quelque chose à ajouter concernant le silence pudique de l’indigénat militant antiraciste quasiment aussi mutique sur le petit livre vert qu’il l’a été sur le petit livre rouge ? Peut-être bien. Il semble divisé entre deux courants :

1/ celui qui ne peut pas en dire du mal. Ce camp se divise lui-même en deux :

  • les déçus : elle dérive vers les Blancs et abandonne les siens au profit d’une vision romantique des Blancs et de la FI (qui finira bien par trahir). Ceux là ne disent rien soit parce qu’on ne lave pas son linge en public soit parce qu’ils n’ont rien de mieux à proposer mais s’entêtent à se convaincre du contraire par dogmatisme.
  • les faussement déçus : ceux qui sont bien contents de « constater » une « dérive » mais ne peuvent pas l’exprimer publiquement pour ne pas se mettre à nu.

2/ celui qui ne peut pas en dire du bien pour continuer à faire barrage au profit de calculs de boutiquiers ou pour ne pas fâcher les copains qui détestent la galaxie du PIR (les Blancs n’ayant toujours pas donné leur feu vert, pourquoi se griller pour rien ?), ou tout simplement par fidélité à une ligne adoptée de trop longue date. La neutralité, c’est la sécurité.

So what ?

On peut se demander à quoi sert un bilan quand il n’exprime une réalité qu’à une si petite échelle. Certes, mais il est possible que cette réalité soit plus large qu’elle n’y paraît d’abord parce que ce livre n’aurait pas le succès qu’il a sans les avancées de l’antiracisme politique (il faut noter aussi les succès de librairie de Louisa Yousfi et de Françoise Vergès), la menace du fascisme et les recompositions « islamo-gauchistes » de la gauche réformiste. Ensuite parce que la contestation de l’ordre mondial est puissante à l’échelle du monde. En France, elle est étonnamment vive et vigoureuse même si limitée aux effets domestiques du capitalisme et défaite à chaque fois. Quant à la capacité de révolte des banlieues, elle reste intacte comme on vient de le vivre suite à la mort du jeune Nahel. On voit bien aussi comment les autorités sont sur les dents à l’approche des JO 2024.

Enfin, que dire du fait que la question B&B est déjà au cœur de la rentrée politique et qu’elle est déjà l’un des enjeux de 2027 ?

  • un Darmanin qui organise sa rentrée autour du thème des « classes populaires ». L’élu du Nord dit « penser comme Ruffin et Roussel que c’est la question sociale qui est la plus importante »
  • un PS qui intitule l’une des tables rondes de son université d’été : « La France péri-urbaine est-elle la France des beaufs ? » et qui se fait rabrouer par Darmanin au prétexte démagogique que le PS serait « méprisant » en utilisant ce mot.
  • Des Verts qui se salissent les mains en maintenant l’invitation de Médine
  • le spectre de B&B qui plane m’a-t-on dit sur les amfis sachant que si la FI n’a pas flanché sur Medine c’est aussi parce qu’elle sait qu’elle n’a pas le droit à l’erreur si elle veut renouveler son exploit électoral auprès des habitants des QP.

Bref, il nous reste moins de 4 ans avant les prochaines présidentielles pour renforcer le « 2ème camp » (peut-être moins si la crise institutionnelle s’approfondit ?) face à un camp complètement déchainé, aux abois mais inflexible et qui se prépare déjà à la conquête des petits blancs sur une base sociale/raciale. C’est peu. D’autant que c’est l’extrême droite qui, pour l’instant, est donnée favorite.

 

Houria Bouteldja

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