Le 11 septembre 2001, quatre attentats stupéfiants frappaient le territoire des États-Unis faisant un bilan inouï de 2 977 morts et 6 291 blessés. Ces attentats constituent à ce jour les attaques les plus meurtrières que le pays ait jamais connues. Les images hallucinantes des deux tours jumelles du World Trade Center frappées de plein fouet sont encore dans tous les esprits. Encore plus atroces, les images des malheureuses victimes piégées dans les étages supérieurs des tours glissant vers le vide ou s’y jetant dans l’espoir insensé d’échapper aux gaz de combustion et aux flammes. A ces images de terreur ultime répondent en un sinistre écho d’autres images plus récentes : celles d’Afghans à l’aéroport de Kaboul tentant de fuir l’arrivée des Talibans. Dans un geste de désespoir fou, des dizaines de civils empêchés de monter à bord du dernier avion s’accrochent à ses ailes s’imaginant ainsi échapper à leur sort. Dès que l’avion prend un peu de hauteur, des images cauchemardesques de corps happés par le vide glacent le sang et rappellent celles de New-York. Même si le bilan humain et les circonstances de ces deux tableaux morbides ne sont pas comparables, le rapprochement entre ces folles images s’impose de lui-même. Dans une de ces coïncidences terribles dont l’histoire a le secret, celle-ci met en scène des avions et des hommes qui tombent.
Cependant, la similitude n’est pas que dans les images rapportées. Elle est aussi dans son étonnante chronologie. Ainsi, vingt ans après les attentats de New York qui ont servi de prétexte à l’invasion de l’Afghanistan, c’est d’Afghanistan que nous viennent d’autres parallèles. Ceux d’une déroute étasunienne que certains n’hésitent pas à rapprocher de la débâcle du Vietnam en 1975. Ainsi images pour images, la chute de Kaboul au mois d’août 2021 nous ramènerait inexorablement vers la chute de Saigon en avril 1975. Souvenons-nous en effet des images de cet ambassadeur des Etats-Unis courant sur le toit de son ambassade le drapeau étatsunien roulé sous le bras pour embarquer dans l’hélicoptère de secours.
Cependant, lorsque Bush envoie l’armée du pays le plus riche du monde à l’assaut du pays le plus pauvre de la planète pour, paraît-il, lancer sa grande croisade contre la dite terreur, et venger ce qu’il nomme un crime contre l’humanité, il n’est désemparé qu’en apparence. Bien que certains l’aient comparé au cyclope de L’Odyssée d’Homère qui, rendu fou de douleur et aveuglé par Ulysse, se met à tout dévaster autour de lui dans l’espoir d’atteindre le seigneur d’Ithaque, une telle analogie pèche par naïveté. En fait, quand il attaque l’Afghanistan, il sait parfaitement que les auteurs des attentats ne s’y trouvent pas ou qu’en tout cas, il aura toutes les peines du monde à les y trouver et les déloger. Nourri au lait amer de Huntington et des néo conservateurs, il a déjà en tête l’attaque contre l’Irak mais a besoin d’un dérivatif et d’un délai pour travailler son opinion. Après presque 15 ans d’abominable embargo aux effets comparables à un crime de masse, et l’élimination physique de Saddam Hussein, Bush se lance dans une guerre obscène en ceci qu’elle n’est pas une guerre au sens classique dont les buts seraient bien définis. La « guerre contre le terrorisme » par définition non territorialisée donne à l’administration américaine toute latitude pour envahir, occuper et dévaster des pays souverains du Moyen-Orient. De plus, celle-ci n’ayant pas d’ennemis clairement définis et se caractérisant, selon la formule de Clausewitz puis de Mao Zedong, comme « continuation de la politique par d’autres moyens », interroge.
Dès lors, la comparaison entre l’étrange défaite des Etats-Unis en Afghanistan après vingt ans d’occupation et la chute de Saigon accompagnée de la victoire des communistes vietnamiens n’a pas grand sens, en dehors de la bonne nouvelle représentée par la déroute objective de la plus grande puissance impérialiste du monde. La méditation au long cours du général Giap sur la bataille de Valmy n’est en ce sens pas anodine. La victoire révolutionnaire de septembre 1792 est une victoire de la guerre populaire et la guerre populaire, comme l’est notamment la Longue Marche emmenée par Mao Zedong, n’existe et ne déploie sa puissance que parce qu’un peuple est uni dans un idéal émancipateur, dans le sillage de l’indépendance nationale. Giap parla ainsi au sujet de la victoire de Dien-Bien-Phu contre la République française de « Valmy des peuples colonisés ». Ce qui fut vrai au Vietnam l’avait été à Saint-Domingue contre Bonaparte, dans l’URSS envahie par les nazis et lors de la guerre d’Algérie où la France fut vaincue.
Ces victoires sont les victoires de toute l’humanité, y compris bien sûr des peuples des pays défaits qui peuvent, à condition de le vouloir, apprendre à l’occasion qu’ils ne sont pas innocents et que les défaites de leurs pays peuvent faire d’eux aussi des hommes libres.
Dans la situation actuelle qui voit se finir la guerre sans fin des Etats-Unis et de leurs alliés, peu de tout cela. Que l’impérialisme américain ou français soit défait est une excellente nouvelle. Que cette défaite soit aussi une faillite du concept absurde de « guerre contre la terrorisme » en est une autre. Mais cette défaite est sèche en ceci que peu d’Afghans exultent devant la victoire des Talibans comme les Algériens ont exulté devant celle du FLN algérien ou les Vietnamiens devant celle du FNL et avec eux le chœurs des anticolonialistes du monde. Les victoires algérienne ou vietnamienne furent des victoires totales. Alger, on le sait, après 1962 devint un épicentre de la révolution mondiale, quant à la victoire communiste vietnamienne elle fut un traumatisme pour la première puissance mondiale.
Les Talibans n’incarnent pas, eux, en dépit de leur légitimité nationale – qui n’est pas à négliger – une voie qui allierait libération nationale et réelle joie politique et populaire qui inscrirait l’anti-impérialisme comme axe fondamental de leur agenda. Le retrait des troupes étasuniennes, probablement négocié avec les Talibans, illustre bien ce point. Le renversement d’alliance a été opéré par Obama puis par Trump. Ceux-ci ont décidé de renouer avec eux pour affronter la Chine. Dès lors, ce retrait en accord avec les nouveaux dirigeants de Kaboul mais aussi l’absence d’un projet alternatif global comme furent jadis le communisme ou le tiers-mondisme fragilisent l’espoir d’une aube nouvelle. Ils ne sont, de fait, que la simple expression de l’espoir ténu que s’arrête enfin cette guerre de vingt ans et du profond désir de paix du peuple afghan.
Ainsi, en Afghanistan, les images qu’on a du mal à croire réelles de gens courant après un avion US Air force en s’accrochant à ses ailes pour en tomber et mourir illustrent un mirage doublement tragique. Ce mirage qu’avec Alain Badiou on peut appeler désir d’Occident. Qu’un nombre non négligeable d’Afghans veuillent quitter coûte que coûte leur pays après cette trop longue occupation étasunienne vient jeter le trouble sur cette libération nationale. Ce désir d’Occident est en effet doublement tragique car outre le désespoir de vivre dans un pays dévasté, un fait persiste : l’être désirant n’est pas désiré. Cet Occident désiré se soucie comme d’une guigne que des Afghans puissent mourir sur un bateau de fortune en mer ou accrochés à une aile de Boeing. Et c’est bien là que réside l’un des sens politiques de cette séquence et l’éclaircissement majeur qu’elle représente. Que nous disent ces hommes qui tombent sinon qu’au temps de sa splendeur l’Occident, guerre froide oblige, était désireux de soigner son image en accueillant ses supplétifs et clients politiques au sens large (Cf les boat-people du Vietnam) et qu’aujourd’hui il ne se soucie même plus de donner le change ? La clarté de tout cela est telle que l’on peut affirmer, pour les victimes de New York le 11 septembre 2001 comme pour celles de Kaboul en août 2021, que l’Occident les a bel et bien laissées tomber. Sans perdre de vue et c’est là l’enseignement principal de tout cette séquence qu’une défaite de l’impérialisme ne signifie pas forcément une véritable victoire de l’anti impérialisme.