Youssef s’la raconte #17 – Quand cuillères et chaussures défient drones et F16

L’évasion de six prisonniers politiques palestiniens a propulsé sur le devant de la scène un objet tout à fait banal, d’usage on ne peut plus courant, en l’occurrence la petite cuillère, celle-ci leur ayant servi à creuser un tunnel d’évasion d’au moins 50m. Par un de ces clins d’œil dont l’histoire a le secret, il se trouve que la mise à l’honneur de la petite cuillère comme instrument de libération intervient à quelques jours de l’anniversaire de mise à l’honneur politique d’un autre objet courant, la chaussure. Il s’agit en effet du 16e anniversaire de l’exploit de l’Irakien Muntazar al Zaïd, l’homme qui a sauvé l’honneur arabe en jetant ses chaussures à la figure de Bush, le 16 septembre 2009 aux cris de « c’est le baiser de l’adieu au nom du peuple irakien, espèce de chien ! »

Il est remarquable que bien souvent ce sont des objets courants que les peuples en situation de faiblesse utilisent comme moyen d’expression politique, voire de libération. Et c’est même cette situation de faiblesse qui est la source de cette formidable créativité. Aussi, rien d’étonnant à ce que le peuple palestinien, l’un des plus démunis sans doute des peuples en résistance soit celui qui ait le plus souvent recours à ce type d’armes ou de moyens dits asymétriques. Asymétrie ? C’est-à-dire « l’exploitation des faiblesses d’un adversaire censé être le plus fort notamment en le déstabilisant par l’utilisation de critères et de règles du jeu différents[1] ».

Et ce sont bien ces moyens asymétriques qu’utilisent sans cesse les civils palestiniens pour résister à la force brutale oppressive israélienne. A savoir des couteaux contre les fusils à répétition des soldats aux check-points, avec des cerfs-volants contre les drones israéliens, des ballons enflammés pour répondre aux bombardements au phosphore israéliens. La réponse asymétrique peut paraître dérisoire, elle est en tout cas un phénomène ancestral pour les peuples démunis. On peut la qualifier de juste réponse au juste moment dans une évaluation lucide du rapport de force. Car l’asymétrie c’est bien ça, « un changement total des règles » du jeu en puisant dans le patrimoine et les ressources immédiatement disponibles auxquelles un ennemi arrogant et sûr de lui est incapable de songer. Foin des ordinateurs, des bombes au napalm, des chars, des avions de guerre, l’asymétrie peut même parfois être l’instrument de la victoire totale. Songeons au rôle déterminant des vélos vietnamiens lors de la bataille de Dien Bien Phu, capables de transporter 100 kg d’armement ou de riz. Ayant ainsi permis d’apporter en pièces détachées à travers la forêt vierge les canons dont avaient absolument besoin l’armée de libération. L’asymétrie ce sont aussi les fameux couffins et bombes artisanales qu’opposent les résistants algériens aux chars et avions de l’armée française, ces armes du pauvre qu’évoque la célèbre réplique du martyr Larbi Ben M’hidi. Le monde de l’indigène opprimé sera toujours hermétique aux technocraties oppressives occidentales. Elles auront beau mobiliser toutes les ressources de leurs industries mortifères, leurs armées d’anthropologues et d’agents secrets, les paradigmes ancestraux sauront toujours déceler le défaut de la cuirasse. Car les peuples résistants ne peuvent se permettre de perdre la guerre, la victoire pour eux se confondant avec la survie. Et la défaite avec l’annihilation. Les suffisants auront beau jeu de décrier le caractère dérisoire de ces armes du pauvre, qu’ils méditent la célèbre réponse de Jean Paulhan à ceux qui, en 1945, raillaient le caractère dérisoire de la Résistance française. Il compare alors cette résistance française à celle des abeilles : « Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué. C’est peu de chose, dis-tu, oui, c’est peu de chose. Mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles ».

 

[1] Armes nucléaires et asymétrie, Laura Gastelier

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