Édito #9 : « Islamiste ». Cette qualification est-elle une injure ?

Le rappeur Médine et le journaliste Taha Bouhafs ont décidé tous les deux de porter plainte. Si leurs plaintes respectives sont adressées à deux personnes différentes – Aurore Bergé pour le premier et Éric Zemmour pour le second – le grief est à peu près le même : ils ont été qualifiés d’« islamistes ». Notons que le cas de Médine est plus grave, car la députée a ajouté que le rappeur appelait « au meurtre » des laïques dans son fameux titre « Don’t Laïk ».

Médine et Taha Bouhafs sont deux personnalités publiques souvent ciblées par la fachosphère, mais aussi par une grande partie des acteurs politiques et médiatiques. Ils sont régulièrement victimes de pression, de diffamation, d’insultes, de menaces et même de violences physiques. La première raison de ces attaques répétées est bien évidemment que ni Médine ni Taha Bouhafs ne sont des indigènes honteux. Ils osent assumer leur identité, musulmane notamment, dans l’espace public. Un affront d’autant plus grave qu’ils luttent en plus contre l’islamophobie et le racisme en général (chacun à leur manière).

Il va de soi qu’ils ont tout notre soutien.

Nous aimerions toutefois aborder les angles morts de ces plaintes où se cache selon nous un impensé qui pourrait avoir des conséquences néfastes en termes de liberté de conscience. Non pour condamner la décision des plaignants, mais pour provoquer un débat essentiel dans les milieux antiracistes et décoloniaux, surtout dans la période de radicalisation islamophobe que nous vivons. La question est la suivante : est-il infamant d’être un « islamiste » et faut-il prendre le risque de voir l’« islamisme » devenir officiellement une injure – c’est à dire gravée dans le marbre d’une décision de justice – quand, à ce jour, il ne l’est qu’officieusement dans les discours hégémoniques ? Pour le dire autrement, porter plainte lorsque nous sommes « accusés » d’être « islamistes » ne revient-il par à participer à la dynamique islamophobe postulant que « l’islamisme » est infamant en soit alors qu’aucune définition claire ne vient préciser son sens ?

Commençons par défricher le terrain des mots. Le mot « islamisme » est chargé en France d’une connotation fortement péjorative pour ne pas dire anxiogène. Il n’a qu’une fonction repoussoir et ne sert qu’à stigmatiser. Pire, il interdit toute velléité de penser. L’opinion est ainsi conditionnée à associer tout « islamiste » au mieux à un personne archaïque réclamant l’imposition de la « sharia » (mot qui en Occident souffre de la même subjectivité qu’« islamiste »), au pire à un terroriste. Ainsi, nous préférerons parler ici d’« islam politique » qui renvoie à l’émergence de la politisation de l’islam dans son objectivité historique. Des premières réflexions sous le Khedive d’Égypte Mohamed Ali avant 1830 jusqu’aux Frères Musulmans de l’après 2e guerre mondiale en passant par le vaste corpus de la Nahda fin XIXe-début XXe. L’islam politique est basiquement pour nous un phénomène historique né de la confrontation des mondes musulmans avec l’Occident colonial qui prend l’islam comme référent idéologique. Mais comme le rappelle le politologie François Burgat, l’islam politique est aussi divers dans le monde musulman que l’est la gauche dans le monde. Quel rapport y-a-t-il entre le parti travailliste de Tony Blair et la Fraction armée rouge allemande ou le parti socialiste du chilien Allende avec le régime marxiste de Pol Pot ? Quel rapport entre les socialistes français de type Strauss-Kahn ou Hollande et Podemos en Espagne ou encore Syriza en Grèce ? L’islam politique est de ce point de vue tout aussi hétérogène. Quel rapport entre le Hamas palestinien et le wahabisme saoudien ? Les premiers sont anti-impérialistes, les seconds frayent avec l’impérialisme étasunien et bombardent le Yémen. Quel rapport entre le PJD marocain qui participe du jeu démocratique et certains djihadistes qui mènent des actions terroristes et qui sèment la mort ? A-t-on le droit de rappeler que l’islam politique recouvre des mouvements aux idéologies et stratégies politiques très diverses à l’instar du christianisme politique, invoqué autant par des mouvements réactionnaires comme l’Opus dei que par des mouvements émancipateurs comme la théologie de la libération en Amérique latine et même en France avec l’abbé Pierre. Ainsi, l’islam peut être convoqué pour des projets politiques divers, voire même souvent antagonistes.

On le voit, il est impossible de parler d’« islamisme » sans être tenu de préciser de qui et de quoi on parle.

À l’évidence, ce b.a.-ba n’est jamais respecté. Le flou est entretenu pour d’une part effacer les raisons objectives et historiques de l’existence de l’islam politique, mais aussi pour stigmatiser et disqualifier tout adversaire politique se réclamant de l’islam ou « musulman d’apparence ». C’est ce qui se passe avec Médine et Taha Bouhafs. Et c’est évidemment contre cette stigmatisation qu’ils se lèvent. En effet, ni l’un ni l’autre ne se réclame de l’islam politique. Et cela devrait suffire à condamner leurs accusateurs, car ils mentent effrontément. Une plainte suivie d’une condamnation mettrait effectivement un frein à leur entreprise de diffamation tous azimuts.

Mais à quel prix ? Si le rappeur et le journaliste l’emportaient, cela n’entérinerait-il pas l’idée diffusée par les islamophobes que le terme « islamiste » est une injure avec laquelle il faut absolument prendre ses distances ? Pour expliquer son choix de porter plainte, Taha Bouhafs expliquait que les propos de Zemmour le traitant de militant « indigéniste » et « islamiste » ne pouvaient que « renvoyer à la vague d’attentat commis dans les semaines précédant la diffusion de l’émission ». Il a raison. On pourrait alors lui rétorquer qu’il existe en Europe des partis chrétiens et qu’aucune personne normalement constituée ne songerait à porter plainte si elle était accusée d’en être. Médine et Taha Bouhafs répondraient alors que seuls l’appartenance supposée à l’islam politique est infamante. Ils auraient encore raison ! En effet, on touche là à l’essence même de la condition indigène qui est toujours une condition d’exception. L’enfermement du sujet colonial dans son « corps d’exception » n’est pas une vue de l’esprit, elle est toute concentrée dans cette affaire de plainte.

Tu te tais : tu es condamné et marqué au fer comme « islamiste » et donc comme potentiel terroriste. Tu portes plainte : tu participes à stigmatiser un vaste mouvement politique non blanc issu de l’histoire coloniale auquel on peut adhérer comme s’en défier en toute légitimité, mais qui n’est pas réductible à la caricature qu’en font les discours dominants en Occident. Ce faisant, tu interdis à tout musulman de s’engager en tant que musulman en politique ce qui devrait être un droit inaliénable.

Tu t’engages dans un procès pour prouver que tu n’es pas « islamiste ». Mais comment ? En t’inscrivant davantage dans le cadre « républicain » et « universaliste » de la France ? En refusant d’aborder la politique en tant que musulman, mais en tant que simple citoyen français ? N’est-ce pas là le choix fait par le CCIF qui a pourtant fini dissout ? Ces positions ne sont-elles pas en soit un recul de l’antiracisme politique qui s’arroge le droit de critiquer et le cadre républicain et l’universalisme abstrait tout comme le font déjà les anarchistes ou une partie de l’extrême gauche ?

Le piège se referme sur le corps d’exception : une partie de perdants/perdants en somme.

Pour se sortir de cette impasse, ne faut-il pas plutôt combattre le lien qui est fait entre terrorisme et islamisme, comme il devient impératif de combattre le lien entre islamisme et islam ? Rappelons l’association systématique qui est faite entre le voile et « l’islamisme ». Les femmes portant le voile seraient alors, comme le prétend Zineb El Razhoui, des porte-étendards de cette « idéologie ». Devrions-nous alors nous distancer du voile ou plutôt combattre l’association voile/islamiste/terroriste ? Une position réellement décoloniale ne devrait-elle pas affirmer le caractère hautement islamophobe des équivalences faites entre 1/ pratiquer une religion, 2/ s’engager en politique à partir du référent de son choix (l’islam étant un référent comme un autre), 3/ pratiquer le terrorisme qui est un crime ? Une ligne clairement décoloniale ne devrait-elle pas au contraire participer de la normalisation de l’islam même sous sa forme politique en revendiquant ni plus ni moins que ce qui est admis pour les partis et organisations chrétiennes ? Ainsi, si par « islam politique » on entend investir le champ politique sans nier son identité musulmane, pourquoi s’en distancier ? Mieux que ça ! Pourquoi ne pas envisager de voir qu’on peut s’engager comme musulmans politiques tout en menant un combat pour la justice sociale, contre la casse des acquis sociaux, contre le racisme, contre les guerres permanentes tant à l’extérieur qu’à l’intérieur et pour la paix révolutionnaire ?

Médine et Taha Bouhafs ont évidemment raison de protester, mais ils doivent avoir conscience des pièges dans lesquels ils ne doivent pas tomber. Nous espérons en toute fraternité qu’ils sauront les éviter.

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