Il y a 40 ans, le 9 juillet 1983, Toufik Ouannes, qui allait avoir 10 ans, était tué par un habitant de la Cité des 4000 à La Courneuve (Seine-Saint-Denis) où il résidait lui aussi.
Toufik Ouannes, aujourd’hui, aurait presque 50 ans. Il ne les aura jamais eus.
Au nom du bruit que faisaient les pétards avec lesquels ce gamin arabe s’amusait pour oublier qu’il passerait au moins une grande partie de l’été dans la cité parce que le prolétariat immigré est pauvre, un homme, blanc, souchien, machiniste à la RATP, lui a tiré dessus depuis sa fenêtre. L’enfant a titubé puis s’est écroulé. On imagine les cris, l’horreur, la douleur insoutenable d’une mère qui s’apprêtait à fêter la fin du Ramadan avec ses enfants. On se rappelle la dignité de cette femme devant les caméras de télévision.
1983 est une année charnière dans l’histoire du racisme d’Etat. Peut-être est-ce pour cela, du reste, que la mémoire de Toufik Ouannes, gamin de pas encore 10 ans, a été occultée. C’est aussi pour cela que nous publions ce texte, 40 ans jour pour jour après sa mort.
Nous ne l’avons pas oublié. Nous n’oublions pas son nom parmi d’autres, d’Algériens ou de Français d’origine algérienne ou bi-nationaux, abattus dans un pays incapable de reconnaître ce que représente pour toute l’humanité digne de ce nom la victoire des moudjahidin algériens, du FLN et de la Révolution algérienne avec l’indépendance de juillet 1962.
Dans le journal télévisé du lendemain de la mort de Toufik Ouannes, le journaliste communiste Marcel Trillat rappelle qu’en deux ans (de l’été 1981 à celui qui nous occupe) « au moins 16 Maghrébins ont été assassinés ».
Le 14 novembre de cette même année, Habib Grimzi, un touriste algérien de 26 ans, sera torturé puis défenestré du train Bordeaux-Vintimille par des candidats au recrutement dans la Légion étrangère.
En 1983, voilà deux ans que Mitterrand est président de la République. Les défaites de la classe ouvrière blanche sont marquées par la liquidation de la sidérurgie par le PS – ce qui entraînera le départ des ministres PCF des gouvernements socialistes.
Mais la classe ouvrière de ce pays est multinationale.
C’est le prolétariat immigré, singulièrement arabe et majoritairement marocain, qui, dans une grève prolongée dans l’industrie automobile de la Région parisienne (Citroën-Aulnay ; Talbot-Poissy, …), tient la dragée haute au pouvoir Mitterrand-Mauroy. Le mouvement de grève et de contestation prend une ampleur telle que des historiens ont parlé d’un « événement considérable » et que ce « printemps immigré » a été parfois comparé à 68.
La gauche PS est au pouvoir pour moderniser la France et l’adapter au capitalisme mondialisé (La France à l’heure du monde est le titre du livre de Ludivine Bantigny traitant de cette période). Dirigée par Mitterrand qui fut pro-Algérie française et fit guillotiner de nombreux patriotes algériens, elle est évidemment hostile à cette grève. Elle cherchera à la réduire en accusant ses acteurs d’être des « intégristes », des « chiites » « étrangers aux réalités sociales et économiques de la France », ainsi, pour ce dernier propos, que le déclare Mauroy le 28 janvier 1983.
C’est l’été de cette année 1983, entre « problème de l’immigration » pour le pouvoir et percée du Front national aux Municipales de mars, que Toufik Ouannes est tué pour des pétards en bas d’une barre d’immeuble. La Marche pour l’égalité, à l’automne de cette même année, sera étouffée par le pouvoir socialiste français après que Mitterrand aura reçu une délégation pour l’étreindre comme ferait un boa.
À l’inverse de Jean-Luc Godard qui, 15 ans plus tôt, magnifiait avec sa caméra le paysage urbain des 4000 pour Deux ou trois choses que je sais d’elle, la cité est désormais consensuellement dépeinte dans les médias officiels comme ghetto, lieu de tous les délits et de délinquance.
L’historienne Claire Sécail a ainsi étudié l’évolution très rapide du traitement médiatique de cette affaire. De tueur, l’homme qui a tiré sur un enfant de 9 ans et demi, est présenté comme exaspéré par le bruit et la chaleur. Le couplet des « cités à problème » ou « sensibles » et autre déploration médiatique des « difficultés de l’intégration » aura fait le reste malgré l’abjection indiscutable de cette antienne.
Le tueur serait en somme la vraie victime. « On est chez nous ! », comme beuglent les meetings du Rassemblement national, radicalisant le consensus républicain qui congédie le droit du sol pour une conception raciale du pays.
L’homme qui a tué Toufik Ouannes a écopé de 5 ans de prison dont 2 avec sursis. Le mobile raciste ne fut pas retenu.
Contrairement au petit garçon du poème Souvenir de la nuit du 4 de Hugo, gamin tué une nuit peu après le coup d’État de Louis Bonaparte, l’enfant arabe de la Courneuve a juste incité la gauche sourcilleuse du « seuil de tolérance » à venir disserter à la télé, larme de crocodile à l’œil, sur le drame du prétendu « problème immigré ». Pour la gauche républicaine, finalement, si un enfant de 9 ans était mort, c’était un peu de sa faute.
Nous n’oublions pas, nous, le petit Toufik Ouannes. Nous pensons à ses proches, à ses copains d’école qui ont vu Nahel se faire tuer le 27 juin dernier, à sa famille. C’est aussi tous ces morts qu’honorent et portent même maladroitement les insurgés de juin. Et c’est pour cela aussi que les émeutiers doivent être amnistiés.