Le Conseil d’État a rendu le 29 juin dernier une décision laissant les coudées franches au pouvoir exécutif pour généraliser l’interdiction du voile dans toutes les composantes de la vie publique.
Le 28 mai 2016, la Fédération française de football (FFF) a modifié l’article 1er de ses statuts pour y interdire, entre autres choses, « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale ».
Par cette rédaction directement inspirée de la loi de 2004 portant interdiction des signes religieux ostensibles à l’école, l’objectif poursuivi par la FFF est simple : prohiber le port du hijab à l’occasion des matchs officiels de football.
Le collectif des Hijabeuses, composé de jeunes sportives dont certaines portent le voile, a engagé un recours devant le Conseil d’État contre cette nouvelle réglementation.
Leur requête a toutefois été rejetée le 29 juin 2023, au prix d’une décision incompréhensible juridiquement mais motivée politiquement.
Une décision incompréhensible juridiquement
En application des règles juridiques traditionnelles, la nouvelle réglementation de la FFF aurait dû être jugée illégale en ce que le port du hijab ne peut être prohibé ni au titre de la laïcité, ni pour des motifs d’ordre public ou de bon fonctionnement du service public.
En premier lieu, en effet, la laïcité ne s’applique pas aux joueurs « lambdas ».
Il s’agissait pourtant du motif principalement avancé par la FFF pour justifier son nouveau règlement. L’article 1er modifié de ses statuts expose expressément que l’interdiction du port de signes ostensiblement religieux découle de la « défen[se] [d]es valeurs fondamentales de la République française » ainsi que de l’assurance de la « neutralité du sport ».
Sous cet angle, le Conseil d’État a jugé que, dans la mesure où la FFF a reçu délégation de l’État pour organiser des compétitions sportives, ses agents doivent s’abstenir de toute manifestation de leurs convictions et opinions, pour garantir la neutralité du service public.
La solution est classique, et découle d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation et du Conseil d’État, que la loi séparatisme de 2021 a consacré : tout agent, même d’un organisme de droit privé, qui participe à l’exécution du service public, et représente par-là l’État, doit être neutre.
Sont ici concernés les arbitres, mais également, pour le Conseil d’État, les joueurs sélectionnés en équipes de France, en ce qu’ils sont mis à la disposition de la FFF et soumis à son pouvoir de direction pour le temps des manifestations et compétitions auxquelles ils participent.
Les joueurs « lambdas », qui ne sont que des usagers du service public, ne peuvent donc se voir appliquer la neutralité de l’État au nom de la laïcité.
En second lieu, le port du voile ne génère pas, par lui-même, de troubles à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service public.
Le Conseil d’État n’a pas manqué de rappeler ici les textes fondamentaux sensés gouverner le port des signes religieux. Ainsi de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » ; de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, selon laquelle « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées (…) dans l’intérêt de l’ordre public » ; et de la convention européenne des droits de l’homme.
Sur la base de ces textes, le Conseil d’État a élaboré une jurisprudence traditionnelle libérale. Depuis un arrêt Abbé Olivier de 1909, seul un risque avéré de troubles à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service public est susceptible, au cas par cas, de justifier une limitation de l’expression religieuse.
C’est dans ce sillage qu’en 2016 le Conseil d’État avait jugé que, faute de troubles à l’ordre public, un maire ne pouvait légalement interdire le port du « burkini » sur les plages municipales. Un incident isolé consistant en une altercation verbale entre usagers ne constituant pas un risque suffisant de troubles.
Ce n’est que si l’expression religieuse perturbe l’ordre public ou le bon fonctionnement du service public qu’elle peut être restreinte. C’est en ce sens que le règlement de la FFF a été regardé comme légal en ce qu’il prohibe les discours, actes de prosélytisme et manœuvres de propagande.
Reste que le port du hijab par les joueurs « lambdas » n’entre dans aucune des configurations juridiques précédentes. Il n’est ni soumis au principe de laïcité, ni générateur, par lui-même, de troubles à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service public.
L’application des règles traditionnelles du droit public aurait donc dû conduire à l’annulation des nouveaux statuts de la FFF, comme le proposait d’ailleurs le rapporteur public.
Une décision motivée politiquement
Contre toute attente, le Conseil d’État a néanmoins jugé légale la nouvelle réglementation sportive. Pour cela, il a procédé à une appréciation hors du commun qui ouvre la voie à une généralisation de l’interdiction du port du voile.
Le tour de force opéré par le Conseil d’État repose sur deux phrases aussi courtes qu’ubuesques : « l’interdiction du « port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », limitée aux temps et lieux des matchs de football, apparaît nécessaire pour assurer leur bon déroulement en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport. Dès lors, la Fédération française de football pouvait légalement, au titre du pouvoir réglementaire qui lui est délégué pour le bon déroulement des compétitions dont elle a la charge, édicter une telle interdiction, qui est adaptée et proportionnée. ».
Les juges affirment donc sans sourciller que l’interdiction du port du hijab lors des matchs de football est justifiée, pour assurer le bon déroulement des compétitions sportives, par le risque d’affrontements ou de confrontations qu’il est susceptible de générer !
Cette motivation, que le juriste spécialiste des droits de l’homme Nicolas Hervieux a qualifié de « vertigineuse », l’est à plus d’un titre.
Tout d’abord, elle s’inscrit dans un paradigme sécuritaire qui tourne complètement le dos au libéralisme politique qui caractérisait la jurisprudence depuis le début du XXe siècle. Le principe n’est plus la liberté, mais la sécurité qu’il convient d’assurer par des mesures de police générales et préventives. On se demande même comment l’interdiction a pu être qualifiée de « proportionnée » au regard de l’objectif poursuivi, alors que, dans la mesure où la FFF dispose d’un monopole pour l’organisation des compétitions de football, les joueuses qui refuseraient de se plier à l’interdiction du port du voile devront nécessairement renoncer à la compétition et donc à toute carrière dans la discipline sportive qu’elles pratiquent.
Ensuite, elle manifeste l’abdication de l’État devant les forces d’extrême droite. Le Conseil d’État dit en substance que, puisque certains sont susceptibles d’aller à l’affrontement ou à la confrontation face au voile, il est préférable que les jeunes musulmanes s’en séparent. Bref, pour éviter les manifestations du racisme, mieux vaut arrêter d’être arabes ou musulmans. Il s’agit d’une victoire incontestable du camp islamophobe. D’autant que ce motif n’était même pas avancé par la FFF. Cette dernière n’évoquait en effet aucun trouble ou incident entraîné par le port d’un signe religieux à l’occasion d’un match de football…
D’ailleurs, le contexte dans lequel a été rendu cette décision n’est assurément pas étranger à ce résultat. L’audience publique qui s’est tenue le 26 juin, à l’occasion de laquelle le rapporteur public a déroulé son argumentation selon laquelle le nouveau règlement de la FFF est illégal, a donné lieu à un tollé dans les milieux les plus réactionnaires. Le magazine Causeur a ainsi pu titrer « Le Conseil d’État, l’atout juridique des islamistes ». Les avocats de la défense ont fait valoir qu’autoriser le hijab rimerait à importer des « revendications communautaires » dans le football ou que la demande des Hijabeuses résultait d’une « offensive de l’islamisme politique avec à sa tête l’Iran et les monarchies du Golfe ».
Fait tout à fait exceptionnel, le Conseil d’État a publié, deux jours après l’audience, un communiqué de presse « dénon[çant] avec la plus grande fermeté les attaques ayant visé la juridiction administrative et tout particulièrement le rapporteur public ». Cédant à la pression, il a rendu sa décision le 29 juin, trois jours seulement après l’audience, alors que le délai habituel de rendu est de trois semaines.
Enfin, elle constitue un précédent dangereux. Si la logique de « prévention des affrontements » est accueillie favorablement pour les matchs de football, pourquoi ne le serait-elle pas dans les autres disciplines sportives ? Il faut donc s’attendre à ce que d’autres fédérations sportives (basketball, handball, etc.) adoptent l’interdiction du port du voile.
Plus encore, une logique de « prévention des affrontements » peut s’exporter au-delà du sport et toucher tous les services publics. Si certains sont susceptibles d’aller à l’affrontement ou à la confrontation lors d’un match de football, cela ne serait-il aussi pas le cas à l’Université, dans les mairies, et même dans l’espace public ?
Au bout de cette logique se profile, à l’horizon, l’interdiction généralisée du voile dans toutes les composantes de la vie publique.
Le Conseil d’État l’a sciemment accepté, puisque son rapporteur public l’avait alerté sur ce risque d’extension : « une telle solution pourrait essaimer au-delà du service public des compétitions sportives, car à supposer que l’argumentation de la FFF vous ait convaincus, nous voyons mal ce qui ferait obstacle à ce que d’autres espaces publics soient identifiés comme méritant d’être préservés de toute forme d’expression politique ou religieuse ».
La boîte de Pandore est désormais ouverte.
Yanis Sedrati