La fabrique de la radicalisation : à propos de la contre-enquête sociologique d’Eric Marlière

Traiter du thème de la radicalisation s’avère être un exercice extrêmement périlleux au vu de l’actualité politique et de la manière dont le sujet est traité par le champ médiatico-politique. Nous pouvons voir des éditorialistes et des « experts » délivrer leurs points de vue en respectant rarement la rigueur et le recul qu’un tel sujet nécessite. Des termes comme « radicalisation », « terrorisme » ou encore « jihadisme » sont utilisés sans être jamais clairement définis, et le ton se place davantage sur le terrain de l’émotionnel et de la polémique que sur celui de la rationalité et de la réflexion.

La tendance dominante est d’appréhender cette problématique à travers des thèmes comme le « choc des civilisations », l’immigration, ou bien encore l’islam, mettant totalement de côté le contexte socio-économique et géopolitique dans lequel elle émerge. Ce qui élude des questions pourtant cruciales pour comprendre la radicalisation, notamment celles consistant à se demander pourquoi des jeunes ayant grandi au sein de la république française en viennent à rejoindre Daesh. Une problématique qui conduit à s’interroger autant sur la nature de la société et ses transformations que sur l’identité de l’acteur radicalisé et sa trajectoire sociale. Éric Marlière déplore ainsi l’absence de chercheurs en sciences humaines dans les médias pour traiter de ce sujet[1].

Il est donc urgent, d’après lui, de mettre en avant les travaux scientifiques. Il propose ainsi, dans cet ouvrage, de mener un travail exploratoire, spéculatif et programmatique. Dans la première partie, il fait un état des lieux des enjeux sémantiques et théoriques liés au phénomène de la radicalisation, étudiant les hypothèses et les notions mobilisées. Ensuite, dans une deuxième partie, il mène une réflexion sur les apports possibles des concepts sociologiques pour étudier le processus de socialisation et d’engagement des personnes radicalisées. Enfin, la dernière partie est programmatique et spéculative dans le sens où elle établit un parallèle entre le terrorisme jihadiste et le communisme révolutionnaire, avant de suggérer des pistes pour saisir mais aussi prévenir les phénomènes de radicalisation.

Les études sur ce qui est généralement nommé la « radicalisation » se sont multipliées ces dernières années, ce qui n’a pourtant pas empêché de maintenir un flou autour de certains termes. L’un des premiers enjeux semble alors de définir le sens donné à des mots comme « terrorisme », « jihadisme » ou « salafisme », souvent utilisés pour qualifier les mêmes phénomènes, à tort. C’est pourquoi l’auteur passe en revue les termes utilisés dans divers travaux, analysant les sens qui leur sont attribués et les limites que leurs usages comportent. A titre d’exemple, parler de « jihadisme » pour qualifier les actes terroristes témoigne d’une méconnaissance de ce qu’est islamiquement le jihad, en plus de stigmatiser l’ensemble de la communauté musulmane. De même, le terme « radicalisation » présente lui aussi des difficultés puisqu’il paraît trop imprécis (quid de la radicalisation d’extrême-droite ou anarchiste ?), raison pour laquelle il préfère le terme « radicalisation islamique ».

Au-delà des termes utilisés, il se penche aussi sur la manière dont différents courants ont analysé les raisons et les causes de la radicalisation islamique. Le principal est celui qualifié « d’orientaliste », dans lequel l’islam occupe une place centrale, que ce soit comme idéologie active (Gilles Kepel), comme support de radicalité (Olivier Roy) ou comme réaction à l’impérialisme dans le Moyen-Orient (François Burgat). Le deuxième courant important est celui propulsé par Samuel Huntington, qui met en avant l’idée d’un « choc des civilisations ». Théorie très décriée dans le monde académique, cela ne l’empêche pas d’être influente dans le champ politique, médiatique et même universitaire. Les autres courants sont moins médiatisés, qu’ils soient davantage marxistes (Slavoj Zizek), psychologiques, ou bien socio-politiques à l’instar d’Alain Bertho, qui insiste sur la dégradation des rapports sociaux dans les « quartiers populaires » pour expliquer la radicalisation islamique, ou Farhad Khosrokhavar, pour qui cette radicalisation constitue un « fait total » intégrant des problématiques économiques, sociales, familiales, identitaires , etc.

Après cet état des lieux non exhaustif, Éric Marlière souhaite appréhender de manière sociologique le phénomène de la radicalisation en se centrant sur le processus de socialisation de ces jeunes et sur la problématique de l’engagement, afin de sonder les points communs et similitudes entre les différents profils, et dégager les caractéristiques sociodémographiques du parcours du radicalisé.

Dans cette optique, il mobilise des concepts déjà opérants en sociologie car ils peuvent nous permettre de comprendre comment des jeunes pourtant socialisés dans la société française ont pu s’engager dans des organisations terroristes islamiques. Un des autres avantages est que ces concepts nous invitent à adopter aussi une approche macro-sociale, notamment en observant les transformations de notre société et de ses institutions, et leur impact sur les individus. Enfin, ils obligent à embrasser des méthodes d’enquête plus rigoureuses, par exemple en s’intéressant aux récits de vie des jeunes radicalisés et à leur trajectoire sociale, tout en replaçant cela dans le contexte socio-politique plus général, c’est-à-dire celui de la globalisation et de la montée de l’individualisme.

Autrement dit, l’approche sociologique encourage à cerner les stigmatisations que subissent ces acteurs, les contradictions auxquelles ils doivent faire face, l’instabilité qu’ils vivent ou encore le sentiment d’injustice et de frustration qu’ils ressentent en étant exclus d’une société à laquelle ils appartiennent pourtant. En ce sens, une « économie morale de la radicalisation », que l’auteur appelle de ses vœux, serait susceptible de nous donner des clés de compréhension de ce phénomène. Car, malgré les profils très hétérogènes des radicalisés, un même sentiment d’exclusion et d’ostracisme les habitent, et les organisations terroristes captent cette frustration en lui donnant un sens, une explication et même un coupable : l’Occident. Et elles leur offrent une possible revanche.

L’islam doit donc être pensé davantage comme un support idéologique plutôt que comme variable explicative. Seule une petite minorité des musulmans s’inscrit dans la conception religieuse prônée par les organisations terroristes. Critiquant l’utilisation abusive du qualificatif « salafiste », E. Marlière invite à considérer d’autres notions, comme « takfirisme » (ou « kharijisme »), faisant ainsi référence à un groupe de musulmans vivant du temps du prophète Mohamed et se démarquant par une interprétation violente de la religion, n’hésitant pas à s’en prendre à d’autres musulmans.

La dernière partie de l’ouvrage se veut plus spéculative. Partant de l’idée, développée par Olivier Roy, selon laquelle il y a une islamisation de la radicalité – la violence extrême ayant simplement changé de support idéologique –, E. Marlière l’approfondit en établissant un parallèle entre le terrorisme islamique actuel et le terrorisme marxiste/anarchiste d’antan. Tout en prévenant qu’il existe évidemment des différences et que comparaison n’est pas raison, il expose des similitudes invitant à la réflexion et permettant de prendre du recul sur le phénomène de la radicalisation islamique. La recherche d’égalité, le rejet de la domination occidentale et de ses valeurs, la vision eschatologique et utopique (l’établissement du paradis sur terre pour le communisme, ou l’accès au paradis après la mort pour l’islam) ou encore le projet « messianique » d’émancipation de l’homme (de la classe bourgeoise ou de Satan), sont autant de points communs.

Enfin, il met en avant des pistes à explorer pour prévenir le risque de radicalisation islamiste, notamment celles qui incitent à faire confiance aux acteurs de terrain qui jouissent d’une véritable expertise ainsi que d’une position privilégiée pour cette mission. Ces acteurs sont de différentes natures, puisqu’il s’agit autant d’agents des institutions officielles (comme les enseignants ou les éducateurs) que les acteurs de la société civile, citant ainsi les parents ou les musulmans du quotidien. Autrement dit, il s’avèrerait utile, d’après lui, de faire confiance aux acteurs des « quartiers populaires » car, en plus de gagner en efficacité pour lutter contre l’attrait des organisations terroristes, cela permettrait de rétablir la confiance entre les institutions et ces habitants, tout en luttant contre la stigmatisation dont ils sont victimes.

Pour conclure, l’ouvrage d’Éric Marlière offre un état des lieux tout aussi riche que critique sur les travaux menés autour des thématiques de la radicalisation islamique. S’inscrivant en faux contre le traitement médiatique et politique actuel qui cède à l’émotionnel, au sensationnalisme et aux intérêts électoralistes, cet ouvrage est aussi un plaidoyer en faveur des travaux des sciences humaines dont les analyses sur ces sujets offrent des éclairages et des pistes de réflexions fécondes. Un parti pris pour une approche dépassionnée et compréhensive, s’inscrivant dans la logique spinoziste, qui se relève courageux lorsqu’on observe les pressions politiques qui pèsent actuellement sur le monde académique.

[1] Marlière Eric, La fabrique sociale de la radicalisation. Une contre-enquête sociologique, Berger-Levrault, Boulogne-Billancourt, 2021. 196 p.

 

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