La marche contre l’islamophobie et la protection des enfants : une  marche miraculeuse mais encore ?

La marche « contre les racismes, l’islamophobie et pour la protection des enfants » du 21  avril 2024, initiée par Yessa Belkhodja et Amal Bentounsi, est un succès politique aussi inattendu qu’inespéré[1]. Inattendu et inespéré car elle se tient à un moment où les forces organisées de l’antiracisme sont largement en reflux et où l’Etat autoritaire est on ne peut plus déchainé contre toutes les formes de protestations sociales et politiques. On vient de l’éprouver une nouvelle fois avec les convocations de Rima Hassan, Anasse Kazib, Mathilde Panot et tant d’autres…dans le cadre d’enquêtes pour « apologie du terrorisme ».

Cette marche est indéniablement une Marche de la Dignité. Elle en a tous les attributs, à commencer par :

  • ses leadeuses : elle est dirigée par Amal Bentounsi, figure de proue des deux premières Marches de la Dignité (2015 et 2017) et par Yessa Belkhodja, militante du mouvement décolonial,
  • le contenu de son appel[2] et de son discours de clôture[3] : elle s’inscrit dans une tradition décoloniale. Elle cible le racisme d’Etat, dénonce les crimes policiers, l’acharnement islamophobe qui dorénavant s’étend aux enfants et articule les questions de politiques intérieures avec les questions impérialistes, notamment en exprimant son horreur face au génocide de Gaza dont les enfants sont les principales victimes.
  • la composition de la foule : très indigène même si, et il faut s’en réjouir, il y avait beaucoup de Blancs. Cette présence plus massive des Blancs s’est cependant déjà observée lors des manifestations de l’été dernier suite à la mort de Nahel.
  • ses mots d’ordre et l’intensité des émotions qui la traverse. On passe des rires aux larmes, de la joie à la gravité, on chante, on fait des youyous et la seconde d’après on se recueille, pour commémorer les morts d’ici et de là-bas, d’hier et d’aujourd’hui.
  • sa capacité à entrainer derrière elle de nombreuses organisations de gauche, telles la FI, le NPA, Solidaires, RP, Attac….Sans compter les très nombreuses personnalités qui avaient depuis longtemps apporté leur soutien à une initiative autonome et décoloniale[4].

Mais soyons honnêtes,  cette marche n’aurait pas rencontré ce succès sans d’une part l’actualité brulante du génocide à Gaza, les cortèges pro palestiniens formant une part non négligeable des manifestants. Et sans, d’autre part, l’intervention de ministère de l’intérieur qui a tout fait pour l’interdire sous des  motifs aussi infondés que diffamatoires : « risque d’affrontements avec les forces de police », « risque que soient tenus des propos antisémites », « concert avec des artistes « ayant tenus des propos non publics appelant à la haine ou à la violence » »…Il n’en a rien été. Même BFM, peu suspecte de sympathie pour les mouvements « indigénistes », n’a pas réussi à dire du mal de cette marche tellement elle a fait mentir tous les prophètes de malheur. 

En effet, comme dit plus haut et en l’absence d’un front antiraciste organisé, cette marche s’est construite, de bric et de broc, avec des bouts de ficelles et seulement grâce à la volonté d’une poignée de militants. Les grandes organisations ont trainé avant de consentir à la soutenir malgré la gravité des faits dénoncés, même si, il faut le reconnaître, elles se sont tout de suite jointes au référé-liberté porté par maître Smaali, avocat d’Amal Bentounsi. Par ailleurs, l’annonce de la marche a assez peu été relayée dans les réseaux sociaux, entre autres à cause de son impréparation, d’une très forte dispersion des forces déjà mobilisées sur un tas de fronts, mais aussi parce que boycottée pour les raisons habituelles : elle fleurait « l’indigénisme » .  Du côté des forces encore actives de l’antiracisme, il faut noter l’absence notable du Comité Adama et le silence de personnalités « en vogue » comme Fatima Ouassak qui pourtant ont fait de la « puissance des mères » et de la protection de l’enfance de l’immigration le cœur de leur engagement.

Ainsi le succès de la marche est moins dû à sa raison d’être (le racisme, même si ça compte) qu’à l’actualité palestinienne et la colère provoquée par son interdiction  et surtout aux deux victoires successives contre le préfet de police puis  contre le ministère de l’intérieur qui avait fait appel. La médiatisation de l’interdiction et de la première victoire a fait le reste. Quant à la victoire en appel, elle a galvanisé la foule et a donné à cette marche déjà intense une dimension magique et miraculeuse. Nous étions nombreux à penser qu’elle avait reçu la baraka d’Amine Bentounsi dont nous honorions la mémoire en ce jour de 21 avril, triste anniversaire de sa mort.

Que la question palestinienne se soit imposée comme question principale ne doit pas être vu comme un échec de la marche ou un malentendu. D’abord parce que la question des enfants est restée centrale puisqu’ils sont les principales victimes de la guerre israélienne contre les Palestiniens. Mais surtout, parce que grâce à la résistance de ce peuple et à l’impact du 7 octobre sur le monde et les démocraties occidentales, la dénonciation de l’impérialisme est, pour la première fois depuis le Vietnam, revenu au centre des mobilisations en Occident. Il faut considérer qu’il s’agit là d’un fait de la plus haute importance. Ce que le mouvement décolonial reproche le plus au mouvement social blanc c’est de ne se mobiliser que pour des causes internes qui ne concernent que le compromis social entre le bloc au pouvoir et le prolétariat blanc, ce qui atrophie la portée du combat politique et internationaliste. Mais la cause palestinienne surgit par effraction et percute de plein fouet l’expression d’une lutte de classe réduite à sa portion congrue. Le tiers-monde s’impose dans le jeu politique intérieur et divise le champ politique blanc. En témoignent les mobilisations historiques des campus américains et aujourd’hui français, les prises de positions en faveur de la Palestine de la FI et de la CGT, les arrestations et les convocations tous azimuts  pour « apologie du terrorisme », le rôle salutaire et inédit des milieux juifs antisionistes, la tentative de faire interdire cette troisième Marche de la Dignité…Le moment palestinien est décisif pour mettre fin à l’entre soi blanc et jeter des ponts pour reconstruire un internationalisme décolonial, c’est à dire pour commencer à défaire l’Etat racial.

Et maintenant ?

Si ce bilan est fait c’est pour en tirer les conséquences concrètes. Les forces de l’antiracisme sont faibles et doivent être reconstruites. Mais elles restent prometteuses et surtout elles sont indispensables. Mais la situation est aujourd’hui trop grave et trop inquiétante pour imaginer la lutte autonome comme seule solution pour faire face à l’autoritarisme et à la violence d’un État prêt à tout pour faire écraser toute contestation sociale et politique. Nous le disions déjà il y a deux ans à la veille des présidentielles : il faut d’abord construire une digue contre le torrent fasciste qui va s’abattre sur nous tous. L’urgence est au front commun de toutes les forces antilibérales, antiracistes écologiques, féministes, syndicales. Tout le monde en prend conscience aujourd’hui. Ce front doit se réaliser dans la rue mais également dans les urnes. Il faut tenir les deux bouts. Dans la rue, il doit prendre la forme d’une unité souple (respectueuse de l’autonomie des uns et  des autres), et contradictoire mobilisée contre l’Etat libéral, autoritaire et raciste qui prend les traits d’un « arc républicain » ayant intégré l’extrême droite. Dans la rue, cela signifie mobilisations constantes faites de manifestations, de meetings, de rencontres qui viennent renforcer notre camp en imposant d’autres questions à l’agenda médiatico-politique.

Dans les urnes, il doit cesser de tergiverser et doit se mobiliser en faveur de la FI, seule force politique de masse pour le moment, et à défaut de mieux, à faire la synthèse de l’ensemble des grandes préoccupations sociales, politiques et syndicales qui défendent  à la fois les intérêts des classes populaires, beaufs et barbares, et ceux des peuples en lutte. Les marcheurs et les marcheuses de la dignité doivent prendre leur part dans la construction de cette unité avec leurs revendications propres, leur agenda, leurs bruits et leurs odeurs.

Houria Bouteldja


[1] Live de la marche par le média Paroles d’honneur https://www.youtube.com/watch?v=eJvjMsh4oj8&t=7836s

[2] https://marche21avril2024.fr/appel-a-la-marche/

[3] https://blogs.mediapart.fr/marche-21-avril-2024/blog/230424/notre-malheur-collectif-c-est-que-nous-avons-desormais-des-esprits-habitues

[4] https://marche21avril2024.fr/listedessignataires-soutiens/

Laisser Un Commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *