Messages par QGDecolonial

Édito #46 – En Ukraine comme ailleurs, l’OTAN est l’adversaire de la paix

Depuis plusieurs semaines, la menace d’un conflit majeur plane sur l’Ukraine. En réponse à l’accélération soudaine du rapprochement entre l’Ukraine et l’OTAN et à la perspective d’une installation de forces militaires occidentales à ses portes, la Russie déploie d’importants moyens militaires à la frontière avec ce pays et y procède à des exercices réguliers. Les Etats-Unis et l’essentiel de ses alliés ont appelé leurs ressortissants à quitter le territoire ukrainien et agitent quotidiennement la menace d’une invasion imminente du pays par son voisin russe, installant un climat de panique tel que le président ukrainien lui-même appelle au calme ses nouveaux alliés.

Cet épisode de tension est le dernier jalon de l’entreprise d’encerclement et de soumission de la Russie voulue par Washington dès l’effondrement de l’URSS en 1991, au mépris des engagements pris vis-à-vis du Kremlin à l’époque, aux dépens des peuples voisins et avec le soutien décisif des Etats d’Europe occidentale.

Ainsi, alors que l’ensemble des pays d’Europe de l’Est se sont aujourd’hui ralliés à l’UE et à l’OTAN, des pays baltes à la Bulgarie en passant par la Pologne, la Roumanie ou la Hongrie, sans évoquer l’insistance étasunienne à faire de la Georgie une tête de pont militaire occidentale, voici donc que Kiev capte l’attention américaine depuis 2014. C’est à cette date qu’a éclaté une guerre civile meurtrière dans le pays, conséquence d’un putsch mené par les forces les plus réactionnaires et antirusses d’Ukraine avec le soutien sans faille des Occidentaux. Celle-ci ayant poussé les régions à majorité russophone de l’est du pays à faire sécession, par crainte d’une répression les ciblant.

Il faudrait certes évoquer la doctrine Russe dite de « l’étranger proche » mais pour l’instant concentrons-nous, sur les menées édifiantes de l’OTAN. Alors que ses statuts ne prévoient une intervention qu’en cas d’agression avérée d’un de ses membres par un autre Etat, elle a multiplié les interventions militaires agressives totalement illégales au regard du droit international et à son propre fonctionnement, en provoquant à chaque fois la mort et le chaos. Du bombardement de Belgrade en 1999 à l’agression contre la Libye en 2011, en passant par la destruction pure et simple de l’Afghanistan de 2001 à 2021 ou celle de l’Irak de 1991 à 2003, son histoire récente est jalonnée d’interventions militaires funestes.

Née en 1949 dans le contexte de la guerre froide, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord justifiait son existence par la menace que le bloc de l’Est, prétendait-on, faisait peser sur l’ensemble du « Monde libre », celui-là même qui a financé et armé les régimes les plus brutaux, racistes et réactionnaires de la planète (Chili de Pinochet, Afrique du Sud de l’apartheid, Israël, dictatures militaires argentine et brésilienne, contras nicaraguayens …). L’ordre mondial bipolaire plaçait à l’époque l’OTAN dans un contexte de confrontation entre égaux, bien que les moyens du complexe militaro-industriel américain et de ses supplétifs occidentaux aient toujours été infiniment plus conséquents que ceux du reste du monde. Elle était tant bien que mal tenue en respect par l’adversaire soviétique. Contrairement à une idée reçue, c’est bien pour s’opposer à cette pression militaire de l’OTAN que l’URSS suscitera la création de l’alliance militaire dite du Pacte de Varsovie. Mais seulement six ans après la création de l’OTAN, le 14 mai 1955.

Aujourd’hui, à quoi sert l’OTAN ? Contre qui Washington prétend-t-il défendre le « monde civilisé », alors même que son hégémonie diplomatique et militaire est absolue depuis la chute de l’Est communiste. Il est grand temps de reconnaître l’évidence : l’OTAN n’est et n’a jamais été que l’outil militaire au service les desseins stratégiques de la désormais unique puissance impérialiste de la planète, renforcée dans sa quête d’hégémonie par un impressionnant réseau de pays vassaux qui mettent à sa disposition leurs moyens militaires et territoriaux. Aujourd’hui, l’OTAN représente 80% des dépenses militaires mondiales, soit 16 fois celles de la Russie. Grâce à l’Organisation, les Etats-Unis déploient actuellement 200 000 hommes de 1er choc sur 800 bases militaires réparties dans près de 180 pays. L’emprise militaire étasunienne sur la planète est sans pareille et l’OTAN est la pièce-maîtresse de cette puissance, secondée aux Proche et Moyen Orient, par Israël l’allié fondamental à qui tant est permis mais aussi par la Turquie et puis les supplétifs des pétro-monarchies militarisées, Arabie saoudite et EAU en tête.

Alors que le spectre d’un conflit ravageur plane à nouveau sur l’Europe, il est aujourd’hui grand temps d’affirmer avec force que la dissolution de l’OTAN est d’une urgence absolue. Non seulement par anti impérialisme militant mais comme prérequis à l’apaisement durable des relations internationales et pour épargner au monde une nouvelle conflagration. Il est mensonger de présenter Moscou, Pékin, Téhéran ou tout adversaire de circonstance des Etats-Unis comme les principales menaces pour la paix et l’ordre mondiaux, car les faits sont têtus. Depuis des décennies, Washington et l’OTAN taraudés par l’appétit insatiable du complexe lobbyiste militaro industriel propagent la mort et les destructions aux quatre coins de la planète. Et ce, sous les prétextes les plus fallacieux (cf la fable des armes irakiennes de destruction massive de 2003).

Loin de nous l’idée de céder au manichéisme et de mépriser le désir de souveraineté et de sécurité de l’Ukraine. Comme toutes les nations, la Russie joue sa propre partition de grande puissance et ses intérêts ne coïncident pas nécessairement avec ceux de son voisin ukrainien. Sauf que la sécurité et l’intégrité territoriale de l’Ukraine ne pourront jamais être garantis par les fusées étasuniennes, c’est à dire sans la mise à l’encan du militarisme étasunien et de son désir d’hégémonie absolue. Partout où elle intervient, l’OTAN fait partie du problème et pas de la solution.

Sans la refonte complète des relations internationales sur la base d’un ordre juste enfin respecté, où l’Assemblée Générale de l’ONU ne serait plus cantonnée à un rôle consultatif mais deviendrait un véritable organe d’application de la volonté des peuples souverains, aucune avancée pacifique durable ne sera possible.

L’Europe ne sortira de l’ornière guerrière qu’avec l’arrêt immédiat de l’encerclement de la Russie par les forces étasuniennes déguisées en OTAN et le démantèlement de leurs bases, La souveraineté de l’Ukraine ne sera garantie que par la cessation du suivisme européen pro OTAN, notamment britannique, français et allemand. Il est inadmissible que les Etats-Unis, qui sont à des milliers de kilomètres et donc à l’abri de tout dommage immédiat, fassent de l’Europe le théâtre d’un conflit militaire majeur au titre d’un rôle de décisionnaire privilégié qu’ils ont usurpé et qu’ils incarnent à travers une organisation agressive et dominatrice.

Alors même que les crises planétaires se multiplient et font craindre une conflagration généralisée, signe que la “pax americana” était un leurre, il devient urgent de mettre le gendarme du monde à la retraite.

« Forum de l’islam de France » : un projet islamique islamophobe

Dans une nouvelle mesure islamophobe, le régime français s’apprête à créer un nouvel organisme chargé de gérer la plus grande population musulmane de l’Union européenne : Le Forum de l’Islam de France. Ce forum sera composé de personnes sélectionnées par Paris, non pas pour représenter la communauté musulmane mais pour aider Macron à façonner l’islam à l’image de la France.

La France laïque finance des écoles chrétiennes dans des pays musulmans

Macron et ses ministres affirment que le forum permettra de prévenir l’extrémisme, de limiter l’influence des puissances étrangères dans les affaires des minorités religieuses en France et de veiller à ce que les Musulmans respectent les revendications de laïcité du pays dans la vie publique. Il est difficile de prendre ces justifications au sérieux alors que, dans le même temps, le régime français va doubler son financement des écoles chrétiennes dans les pays à forte population musulmane.

Le fait qu’un pays autoproclamé laïc comme la France finance des écoles chrétiennes étrangères semble contredire sa politique à l’égard de l’islam et des Musulmans dans son pays. Hélas, nous nous sommes tellement habitués aux doubles standards des puissances occidentales que de telles contradictions nous surprennent rarement.

L’islamophobie devient une position par défaut

Les puissances occidentales ont une longue histoire de prédication de la démocratie chez elles et de soutien aux tyrans et aux voyous à l’étranger, et l’on pourrait dire que la France se livre à cette hypocrisie distraite habituelle. Cependant, depuis le début des années 1990, les régimes successifs en France se sont lancés dans une croisade contre les expressions de l’islamité.

De nombreux analystes supposent que l’islamophobie de Macron n’est qu’un stratagème électoral. Cependant, ce point de vue néglige le fait que l’islamophobie ne se réduit pas aux niveaux préélectoraux après chaque campagne électorale, mais s’installe, et la campagne suivante l’étend encore plus.

En raison de ce cliquetis constant, l’islamophobie est passée du statut de chasse gardée des partis de droite à celui de position par défaut d’une grande partie de l’État et de la société française, toutes tendances politiques confondues.

L’islamophobie se généralise dans le monde entier

L’effet de cette normalisation de l’islamophobie va du harcèlement policier et de la violence à l’encontre des Musulmans à la discrimination en matière d’emploi, en passant par le recours à de nombreuses procédures administratives pour interdire les organisations musulmanes de défense des droits civils et des droits de l’homme, dont, par exemple, le Collectif contre l’islamophobie en France, qui recensait et dénonçait le racisme à l’encontre des Musulmans. Ainsi, non seulement l’establishment français a promu des politiques islamophobes, mais il a cherché à réduire au silence ceux qui combattent l’islamophobie et font prendre conscience de ses conséquences.

Ce serait une erreur de considérer l’intensification de l’islamophobie en France comme des épisodes isolés. L’islamophobie se généralise dans le monde entier. Les régimes ultra-nationalistes du monde entier expriment de plus en plus leurs craintes et leurs désirs à travers le langage de l’islamophobie. Cette généralisation signifie une convergence croissante des justifications que les islamophobes utilisent pour expliquer leurs actions discriminatoires.

Ce qui est particulièrement dangereux dans la généralisation de l’islamophobie en France, c’est que non seulement elle menace directement les moyens de subsistance de six millions de Musulmans, mais qu’elle a été encouragée pendant des décennies dans une démocratie libérale bien connue et bien établie. Cela montre que l’islamophobie n’est pas seulement associée aux dictatures militaires, aux régimes totalitaires, aux colonies de peuplement ou aux despotes dynastiques. Le libéralisme et la démocratie ont été complices du colonialisme, du racisme et il n’y a aucune raison qu’ils ne le soient pas de l’islamophobie.

Les politiques islamophobes, une forme de racisme

L’islamophobie n’est pas une question de haine envers les Musulmans ou de différends sur des questions de foi. Il s’agit d’un type de racisme qui cible des comportements et des groupes perçus comme étant musulmans. L’islamophobie ne se résume pas à des attaques de particuliers contre des Musulmans dans la rue ; il s’agit également d’une discrimination exercée par des institutions. Le racisme n’est pas seulement une croyance que les gens portent dans leur tête ; il s’agit plutôt d’un système de règles. Ce qui est crucial pour lui, ce n’est pas l’existence de « races », mais le processus de racialisation.

Il s’agit d’un processus qui convertit des groupes sociaux en groupes biologiques identifiables. Par exemple, lorsque les Musulmans passent par les aéroports, il existe tout un système de surveillance qui les identifie en fonction de leur tenue vestimentaire, de leur apparence, des pays dont ils sont originaires ou dans lesquels ils se rendent, de ce qu’ils transportent dans leur bagage à main, de leur façon de parler. Le système de surveillance identifie les Musulmans non pas en fonction de leur statut dévotionnel ou de leurs intentions et caractéristiques individuelles, mais selon qu’ils portent ou non les marques d’islamité.

L’islamité, cependant, n’est pas simplement une question de hijabs, de barbes et de nourriture halal ; elle est de plus en plus considérée comme une identité qui est connectée à travers le monde plutôt que contenue dans l’État-nation. La figure du musulman est présentée comme étant anti-nationale, elle est considérée comme un signe de double loyauté, irrémédiablement étrangère, un signe que la nation n’est pas entière.

Une nostalgie coloniale

La sécularisation signifie l’annulation de l’islamité. La sécularisation n’est pas la séparation de l' »église » et de l’État ; en ce qui concerne les Musulmans, elle signifie l’annexion par l’État des institutions islamiques et leur nationalisation obligatoire. Les tentatives de nationaliser les Musulmans et de les couper de tout sentiment de solidarité semblable à celui de l’Oumma sont une caractéristique des régimes islamophobes du monde entier.

Ce n’est pas la croyance en la laïcité qui anime le régime français, mais la nostalgie coloniale. Paris n’arrive pas à accepter le déclin de sa place sur la scène mondiale et voit dans la persistance obstinée de l’islamité un affront à l’idée qu’il se fait de lui-même. La progression de l’islamophobie en France comme ailleurs dans le monde annonce le remplacement de la promesse d’une citoyenneté inclusive par l’apartheid de la domination coloniale.

Si le Forum de l’Islam de France avait pour but de réconcilier l’islamité avec l’identité française, il aurait une structure qui représente les voix musulmanes plutôt que d’être complice de la réduction au silence des Musulmans. Il ne s’agirait pas d’un organe composé de personnes nommées par le régime. Il accepterait que l’islamophobie soit le problème en France, et non l’islamité. Il accepterait que l’islamophobie soit une forme de racisme et qu’il faut y résister, et non la promouvoir. Elle reconnaîtrait que la lutte contre l’islamophobie n’est pas seulement une lutte pour la justice en faveur des Musulmans, de ceux qui sont perçus comme tels ou des alliés des Musulmans, mais qu’il s’agit plutôt d’une lutte pour préserver et étendre les libertés durement acquises pour tous.

 

Salman Sayyid est professeur de pensée et de rhétorique décoloniales à l’université de Leeds, au Royaume-Uni.

 

Article publié initialement sur le site AA (https://www.aa.com.tr/en/analysis/opinion-macrons-colonial-nostalgia-anti-muslim-islamic-project/2498784) et traduit par le QG décolonial avec l’autorisation de l’auteur.

Édito #45 – Hijabeuses 1 – État 0

La France sera-t-elle l’un des seuls pays au monde à interdire à des femmes portant le foulard de jouer au foot ? Telle est en tout cas l’ambition d’un amendement du projet de loi, ironiquement intitulé « Démocratiser le sport en France », adopté au Sénat en janvier 2022. Finalement rejeté à l’Assemblée, le texte qui doit désormais faire l’objet d’une seconde lecture, vise à interdire « le port de signes religieux ostensibles » lors des « événements et compétitions organisés par les fédérations sportives et les associations affiliées ». Traduction : interdire le port du voile. Car comme pour la loi de 2004 sur les ports de signes religieux à l’école, ce sont bien les femmes musulmanes qui en sont la cible, et nul ne s’en cache.

Pour protester contre l’amendement, les Hijabeuses, un collectif de joueuses de foot qui lutte déjà depuis près de deux ans contre les statuts discriminatoires de la FFF (1), avaient organisé un match « contre les députés » face au palais Bourbon ce mercredi 9 février, jour de débat du texte à l’Assemblée. « Laissez-nous jouer ! » réclament-elles simplement. Pas de quoi faire trembler la République à priori… sauf pour la préfecture de police de Paris qui voit en ces femmes voilées, la menace de « l’islam radical ». Ainsi, si leur présence n’est pas souhaitable sur les terrains de foot, elle ne l’est pas plus dans la rue, puisque le préfet a interdit leur manifestation. Une décision par ailleurs jugée illégale par le tribunal administratif de Paris, mais rendue trop tardivement pour maintenir l’évènement. Les Hijabeuses peuvent toutefois se féliciter de cette première manche remportée contre l’Etat, condamné à leur verser 1000 euros pour « atteinte grave à la liberté fondamentale du droit de manifester ». A ce sujet, l’arrêté préfectoral mérite qu’on s’y arrête, tant il témoigne de la décomplexion ambiante du racisme d’Etat. Outre la mauvaise foi de l’argument sécuritaire qui évoque le risque de « trouble à l’ordre public » et la crainte d’attirer « des personnes hostiles à la cause défendue et susceptibles d’en découdre », le communiqué va jusqu’à justifier l’interdiction de manifester par la situation des femmes « dans certains pays musulmans » et le reportage mensonger de Zone interdite :

« Considérant en outre que ce débat est fortement exacerbé dans la période électorale actuelle et dans le contexte international de lutte contre l’ obligation faite aux femmes de porter le voile islamique dans certain pays musulmans tels que l’Iran ou l’Afghanistan ; qu’il a tout récemment fait l’objet de réactions d’une grande violence de la part des partisans d’un islam radical, comme en témoignent les menaces de mort reçues par la journaliste présentatrice de l’émission de télévision « Zone Interdite » et par un témoin figurant dans le reportage récent que la chaîne M6 a consacré au danger de l’islam radical, menaces qui ont nécessité leur placement sous protection policière. »

Le procédé est osé, mais pas nouveau et offre un bel exemple de ce que la sociologue Sara Farris appelle le fémonationalisme, à savoir l’instrumentalisation de discours féministes à des fins racistes. N’est-ce pas les droits des femmes qui sont brandis, chaque fois qu’il faut justifier une proposition de loi islamophobe en France ? « Le fémonationalisme décrit d’une part les tentatives des partis de droite et néolibéraux d’Europe occidentale de faire avancer des politiques xénophobes et racistes par le biais d’un racolage de l’égalité de genres, tandis que, d’autre part, il saisit l’implication de diverses féministes et fémocrates assez visibles et reconnues dans l’actuelle mise en scène de l’islam comme religion et culture typiquement misogyne« , analyse la chercheuse.

Bien sûr, les féministes blanches n’ont pas manqué de répondre à l’appel du devoir civilisationnel, Marlène Schiappa en tête. Suite aux propos de la ministre de l’Egalité hommes femmes Elisabeth Moreno, qui a osé rappeler qu’aucune loi n’interdit de porter le voile sur un terrain, elle s’est empressée de clarifier la position réactionnaire du gouvernement dans un tweet : « Dans le monde, il y a des pays où les femmes sont lapidées ou emprisonnées pour être sorties cheveux au vent. Tout n’est pas qu’une question de droits individuels mais aussi de valeurs et de responsabilité collective vis-à-vis de ces femmes. […] Le gouvernement a toujours été favorable à l’interdiction des signes religieux lors des matchs. Nous avons créé le Contrat d’engagement républicain. Nous sommes donc totalement opposés à l’action judiciaire engagée contre les statuts de la FFF. Pas de prosélytisme dans le sport ! ». La « ligue du droit international des femmes » n’a pas non plus résisté au besoin de publier un immonde communiqué dans lequel elle qualifie les Hijabeuses de « pleurnicheuses », et se moque du combat des sportives sur un ton des plus grossiers.

En cette période électorale d’offensive islamophobe, comment enfin ne pas relever l’absence de soutien des partis « de gauche » et des collectifs féministes ? Ceux-là mêmes qui, la veille, défendaient en chœur la journaliste de BFM Apolline de Malherbe face au sexisme de Gérald Darmanin. Croire que les musulmanes n’ont d’autres raisons de porter le voile que l’injonction de leur père, n’est-ce pas profondément sexiste, en plus d’être raciste ? « La réalité, c’est que le « patriarcat » qui nous empêche de nous épanouir, c’est celui qui nous prive de nos droits, c’est celui des hommes qui ont voté un amendement pour nous empêcher de participer à des compétitions sportives. c’est celui du préfet qui nous empêche de manifester pour contester cette décision, c’est celui de tous ceux qui cherchent à nous imposer un choix entre le voile et l’accès à de nombreux espaces publics ou privés », affirment les Hijabeuses.

Lutter contre le « séparatisme » en stigmatisant et excluant une communauté entière, telle est la recette de l’État français. D’ailleurs, ce même jour où la préfecture interdisait illégalement aux Hijabeuses de manifester, le candidat à l’élection présidentielle Anasse Kazib (RP) déjà invisibilisé dans les médias, a été victime de pressions et menaces de l’extrême droite lors de sa venue à la Sorbonne. Anasse Kazib, Menel, Mariam Pougetoux, on ne compte plus les attaques dont les musulmans font l’objet dès lors qu’ils portent une parole politique. Finalement, ce que l’Etat exige au travers de ces lois et politiques d’exclusion, c’est la disparition même des corps indigènes de l’espace public. Alors au risque de décevoir, ça n’arrivera pas. Aucune loi, aucune institution, ne peut anéantir l’impérieuse nécessité d’être, de s’appartenir, et de vivre dignement dans une société où les mamans peuvent accompagner leurs enfants en sortie scolaire, où l’on peut militer et participer à des compétitions sportives en portant le foulard, et se balader dans la rue sans risquer d’être arrêté ou tué. Face à la menace d’un système fascisant austère et brutal, la communauté apparait plus que jamais comme un refuge, le seul lieu où l’on peut baisser la garde et recharger ses forces. Mais que ceux qui déversent quotidiennement leur haine des Arabes, des Noirs et des étrangers le tiennent pour acquis : consenties ou non, nos existences ne sont pas négociables.

 

(1) L’article 1 du règlement de la FFF interdit, « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale ».

 

Pour signer la pétition en soutien aux Hijabeuses : https://linktr.ee/LesHijabeuses?fbclid=IwAR0wQUTdDYS4Vwr5haStCIZe4TwjkWBDJaEgDafrzRiN6uzJnukKuYV8zg0

 

Édito #44 – Islamophobie, pendant conjoncturel de l’antisémitisme

Samedi 5 février, Edwy Plenel a dit dans l’émission de Laurent Ruquier et de Léa Salamé qu’Éric Zemmour parlait des musulmans comme il y a 90 ans Hitler des juifs.

Plenel, évidemment, a raison, d’autant plus que Zemmour, particulièrement, semble éprouver un vif plaisir à singer le discours nazi dans ses grandes lignes d’avant même la prise du pouvoir, légale, du NSDAP (le parti nazi) en Allemagne. Serge Klarsfeld, figure pourtant consensuelle de la République française, l’a dit lui-même dans l’émission À l’air libre de Médiapart.

Lorsqu’en novembre 2019 a eu lieu une manifestation contre l’islamophobie, celle-ci a été la cible de nombreuses attaques sur fond diffamatoire. Le consensus médiatique et parlementaire dénonçait cette manifestation comme « islamiste », « communautariste », « antisémite » et nombre de ses participants, pour peu qu’ils soient en vue, ont été sommés de s’expliquer. Ainsi Mélenchon a-t-il été mis à l’amende sur France inter, tenu de se justifier et de redire qu’il condamnait les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher.

Ce que dit justement Plenel est donc hélas la stricte et terrifiante vérité. Zemmour semble véritablement inspiré par les nazis dans ses discours. On peut même se demander s’il ne s’en nourrit pas sciemment dans une fascination doublée d’une haine de soi pour le Reich hitlérien. Lorsque Zemmour déclare aux policiers du syndicat d’extrême droite Alliance qui l’ont invité à un « oral » qu’il y a sur le sol national « deux civilisations » et qu’il faudra en « éliminer » une, il s’inscrit dans la rhétorique de la politique nazie comme Goebbels justifiant l’extermination des juifs par le fait, selon Goebbels lui-même, que si les juifs ne sont pas tous éliminés, alors ils élimineront les Allemands, les Aryens.

Aujourd’hui, le consensus est islamophobe. Il est dommage en ce sens que Serge Klarsfeld ne dise que maintenant ses vérités sur l’analogie inquiétante entre musulmans désignés comme ennemis intérieurs par l’extrême-droite et juifs jetés à la vindicte par les nazis (mais aussi par Drumont et Barrès, en France, au début du siècle dernier). C’est dommage car Zemmour n’a pu prospérer que sur ce consensus raciste. L’état actuel de l’opinion n’est dramatique que parce que les clivages dans la plupart des partis parlementaires français ne relèvent que du degré d’islamophobie et non de sa dénonciation. Le PS n’a pas défilé contre l’islamophobie en novembre 2019 et le Printemps républicain est aligné sur l’extrême-droite comme s’en est par exemple réjoui Jordan Bardella du RN.

Quant aux organisations musulmanes paraétatiques, Darmanin les oblige à dire que non, il n’y a pas d’islamophobie d’État.

Dire, comme nous étions quand même quelques-uns à le faire, que l’islamophobie est le pendant conjoncturel de l’antisémitisme est immédiatement dénoncé comme…antisémite.

Rappelons pourtant, à ce sujet, la polémique odieuse contre Esther Benbassa qui aurait posé avec des jeunes filles portant des étoiles jaunes renvoyant donc la situation des musulmans de ce pays aujourd’hui à celle des juifs en Allemagne dans les années 1930. Cette polémique a duré des jours voire des semaines et il était en vérité interdit, impossible, d’y répondre dans des médias mainstream où les musulmans sont assimilés à des terroristes et l’islamophobie à un impératif démocratique.

La perversion politique et historique est totale.

Au nom du devoir de mémoire par ailleurs largement obscurci par l’incapacité de la France à regarder la régime de Vichy et l’histoire coloniale en face, l’islamophobie est le nec plus ultra du philosémitisme français, selon lequel, plus on dénonce l’antisémitisme des Musulmans, plus on se blanchit de tout soupçon d’antisémitisme. Le discours républicain sur le crime nazi (mais aussi de l’État français) est une résonance de celui de Netanyahu faisant du grand Mufti de Jérusalem l’inspirateur du génocide perpétré par les nazis. C’est une antienne subtilement négationniste.

Ainsi, il y a quelques jours, lors d’une semaine particulièrement islamophobe sur France inter, Marc Lazar, co-auteur d’un rapport sur les jeunes et la politique, s’étonnait de ce que les Musulmans se sentent stigmatisés. Cela venait peu de jours après l’invitation sur la même radio des auteurs – dont un proche de LR – d’un rapport sur l’antisémitisme notamment commandé par une organisation sioniste – l’AJC France – dont la conclusion était que l’antisémitisme en France venait des Musulmans.

Les Musulmans de France voient déversée sur eux la mauvaise conscience d’un pays de longtemps antisémite (La France juive d’Édouard Drumont, best-seller en son temps, préfigure l’antisémitisme nazi) en plus d’une volonté de revanche coloniale.

Mais penser, au-delà du caractère scandaleux de cette « pensée », que cette mauvaise conscience en réalité inépuisable se cantonnera aux Musulmans et épargnera les Juifs est une erreur. Il suffit, pour en prendre conscience d’écouter les propos de Zemmour remettant en cause l’innocence de Dreyfus ou ceux, tout récents, de l’éditorialiste Rioufol du Figaro, sur le Ghetto de Varsovie. Celui-ci aurait été créé pour protéger des « contaminants » (sic) du typhus. Mais qui étaient donc les « contaminants » selon la propagande nazie ?

Suivez le regard de Rioufol.

Édito #43 – Gauche républicaine et extrême-droite : les vases communicants

Dans Le Monde, la semaine dernière, deux articles sur la gauche, française pour l’un et scandinave pour l’autre, sont comme une piqûre de rappel à propos de la gauche sociale-démocrate ou, comme elle se désigne de plus en plus en France, laïque et républicaine.

En France comme en Scandinavie et particulièrement au Danemark, on perçoit le lien entre la gauche démocratique, i.e. anticommuniste, et l’extrême-droite dont, en dernière analyse et particulièrement en temps de crise, elle partage la vision du monde, du pays et la désignation de l’ennemi.

Dans son texte Qu’est-ce qu’un collaborateur ? d’août 1945, Sartre montre bien que ce qui définit le collaborateur, précisément, est son réalisme proclamé, ce « réel » qui justifie à ses yeux son abjection. Le réel indépassable de ces gens est aujourd’hui « le problème immigré » ou, variante post-coloniale, « l’islamisme » pour ne pas dire « islam » comme hier le « problème juif ».

Si à cela, on ajoute la remarque de Machiavel selon qui si l’Histoire ne se répète pas, elle a ses justes pendants, on peut faire le constat que la gauche républicaine qui le 10 juillet 1940 a voté les pleins pouvoirs à Pétain au Casino de Vichy et qui a encouragé, avec Mollet, Lacoste et Mitterrand, la torture en Algérie pendant la guerre de libération nationale renoue une fois de plus avec son allié de toujours en temps de crise, l’extrême droite. C’est que gauche républicaine et extrême-droite partagent une même vision de ce pays qu’elles présentent comme objective, réaliste.

Précisons. Le Pen a bien été un tortionnaire mais ses pratiques, pour criminelles et infâmes qu’elles aient été, étaient sous direction socialiste.

Les articles du Monde de la semaine dernière nous informant d’une part que la social-démocratie danoise est revenue au pouvoir en s’alignant sur l’extrême-droite concernant l’immigration et d’autre part que la plus récente égérie de l’antiracisme moral, Rachel Khan (autrice de Racée), a officieusement conseillé Marine Le Pen après avoir avec elle partagé un couscous et été touchée par sa « fragilité » (sic) ne nous surprennent donc pas.

La gauche française, PCF compris – et Roussel l’incarne admirablement dans cette campagne -, est du côté de la puissance française. Elle a en plus, héritage de la IIIème République qui mènera à la boucherie de 14 et ira s’écraser aux pieds du fantoche Maréchal Pétain, un rapport caricatural aux religions et singulièrement à l’islam puisque celui-ci croise son histoire coloniale et sa défaite en Algérie.

Au-delà de la seule figure de Rachel Khan mais aussi de Mila, désormais zemmouriste complexée, les thématiques remises au goût du jour de la gauche laïque et républicaine posent les véritables enjeux politiques et disent la nature profonde du consensus qu’il faudra combattre.

Jordan Bardella du RN se réjouit de la prose du Printemps républicain et Rachel Khan craint moins une victoire de Le Pen que « l’agitation indigéniste ». Le consensus est ici clair. Le seuil de tolérance, expression du PCF reprise et amplifiée par le PS de Mitterrand notamment après les grandes grèves ouvrières d’immigrés dans l’industrie automobile de la région parisienne entre 1982 et 1984, est la version démocratique du grand remplacement agité par l’extrême-droite. C’est pourquoi au moment où l’antiracisme moral coule comme le Titanic et qu’une manifestation contre l’islamophobie a réuni 15000 personnes fin 2019, les partisans laïcs du seuil de tolérance et la pure extrême droite se serrent les coudes. En ce sens, la séquence ouverte par les grèves de Talbot se clôt. Cette séquence était elle-même, comme aujourd’hui le consensus raciste, un écho de la guerre d’Algérie pendant laquelle Mitterrand et Le Pen étaient du même côté.

Les choses sont donc simples et c’est bien là-dessus que chacun devra se prononcer et le cas échéant agir politiquement. Oui, « le grand remplacement, et alors[1] ? ». Car c’est bien à cela qu’il faut répondre. Ce pays, la France, est-il celui de tous ceux qui y vivent ou seulement celui de blancs de préférence athées ou catholiques gallicans ?

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=vlGeGXkLe8o&t=10s

Le retour de Taubira : un non évènement

L’effervescence première suscitée par l’irruption de Christiane Taubira dans la course aux présidentielles avait de quoi inquiéter. Taubira a tout pour plaire. Elle maîtrise son image de femme de gauche à la perfection. Elle a des acquis à faire valoir, a été en fonction plusieurs fois, à une bonne connaissance des institutions, qui plus est, au sein d’un ministère régalien et certains croient qu’elle peut “rassembler la gauche”. Mais force est de constater que l’indifférence a remplacé l’effervescence. Son annonce officielle de candidature ce 15 janvier à Lyon n’a pas eu le retentissement escompté. Sur les réseaux sociaux, peu de réactions. Les derniers sondages confirment cette tendance: Taubira a perdu 0,5 point depuis la mi-janvier et se retrouve à 3,5% d’intentions de vote au premier tour[1].

Ce non-événement trouve ses explications à la fois dans les choix stratégiques de la campagne de Taubira, et dans un contenu politique finalement fade et peu transparent.

Lors de son grand retour en décembre, Taubira avait créé la surprise et commençait même à polariser. Autant sur les chaînes d’infos continues que sur les réseaux sociaux, elle a occupé activement l’espace médiatique pendant au moins 48h. Si sa popularité a suscité l’enthousiasme chez beaucoup de monde, rapidement une partie de la gauche radicale et des antiracistes se sont fait fort de rappeler son parcours politique douteux, ainsi que la nature plutôt opportuniste de ses positions au sein de sa famille politique. Sur Twitter, l’enchaînement des spaces où ces débats se sont multipliés a certainement joué sur l’affaiblissement de la dynamique pro-Taubira qui s’activait dans le camp d’en face. Nous même au QG décolonial, y avons participé[2].

Après cela, rapidement, sa campagne s’affaiblit. Taubira donne à nouveau rendez-vous à tout le monde le 15 janvier. Jusque là, elle met en place deux ou trois déplacements qui font l’objet de publications sur ses réseaux sociaux, avec même pour ses fans, en vers, une vidéo de présentation de ses vœux. Et c’est tout. Sur la forme, Taubira et son équipe, en misant sur la retenue, semblent déconnectés du timing des présidentielles. L’annonce officielle de sa candidature à l’issue de ce long mois se devait d’être retentissante. Il n’en fut rien. La mise en scène de son discours est bien en dessous de ce que propose la concurrence. En comparaison avec le gris terne lyonnais et au peu de public lors de sa prise de parole ( à peine 200 personnes), Mélenchon, lui, organise le lendemain même un meeting olfactif au visuel percutant avec près de 4000 spectateurs. Ses soutiens se tiennent au premier rang et sont visibles, tandis que des figures influentes se joignent à sa campagne (discours d’Ali Rabeh, Maire de Trappes, qui annonce rejoindre la campagne du candidat de la FI).

Dans le fond également, Taubira n’offre pas grand chose de plus que ce qui était dévoilé dans sa courte vidéo de décembre. Elle dit souhaiter une politique sociale et écologique, certes, mais comme tous les candidats de gauche. A la différence que ces derniers travaillent depuis longtemps sur leurs programmes. La revalorisation du SMIC ou la révision de la politique fiscale sur les hauts patrimoines, telles qu’énoncées par la candidate à Lyon, n’ont rien de nouveau. Bien plus qu’à la mi-décembre, on peine à saisir la valeur ajoutée de sa candidature.

Si Taubira avait au départ envisagé une stratégie de la retenue, dans le contexte politique actuel, en particulier celui de la gauche, il lui faut réaliser que l’heure est aux positionnements politiques clairs et aux prises de risque. Si Fabien Roussel du PCF par exemple s’engage sur une ligne politique sécuritaire et islamophobe (fierté réaffirmée de ne pas avoir participé à la marche contre l’islamophobie de 2019, organisation d’événements avec Caroline Fourest), Mélenchon prend lui aussi des risques par ses propositions autant audacieuses qu’inédites comme la suppression de la BAC, la fin du nucléaire ou par ses choix politiques comme sa participation à la marche contre l’islamophobie de 2019. Ironiquement, Taubira refuse quant à elle de répondre à une question pourtant simple du présentateur du 20h de France 2 Laurent Delahousse sur la laïcité. Lorsqu’il lui demande quelle position elle tient sur ce sujet, elle se contente de répondre que tout le monde connaît déjà son avis. C’est ainsi que dans cette campagne où les grands axes définis par chaque candidat doivent lui permettre de se distinguer, Taubira elle, préfère ne se mouiller sur rien. Quid du nucléaire ? Du libéralisme économique ? De l’islamophobie ? Certes, il s’agit d’enjeux politiques à assumer ou à rejeter mais le bulletin de vote a un prix et il n’y a aucune raison qui puisse légitimement exempter Taubira de le payer dans le cadre du débat démocratique. La seule prise de position légèrement surprenante a été de rappeler avec fierté son rôle dans le gouvernement Valls lors des attentats. Ce qui inscrit sa campagne dans la lignée de celle des Pécresse et autre Roussel où le sécuritaire tient une place d’importance.

Les mots et les actes parlent parfois d’eux-mêmes en politique, pour qui veut bien les observer lucidement. Si Taubira semble une adversaire de taille de par son image progressiste, plus on avance dans la présidentielle et plus s’effiloche le contenu “de gauche” qu’elle est capable de mettre sur la table. Mais pouvons-nous légitimement lui en vouloir ? Il serait exagéré de répondre par l’affirmative. En effet, considérer Taubira pour ce qu’elle est politiquement, avant même son entrée dans la course aux présidentielles, implique d’admettre qu’elle porte globalement l’idéologie sociale-démocrate version droitière du parti socialiste, de laquelle nous n’avons vraiment pas grand-chose à attendre. En réalité, si Taubira choisit la stratégie de la retenue, c’est parce qu’elle ne peut pas, même si elle le souhaitait, apporter une quelconque valeur ajoutée. D’une part, parce que l’offre à gauche est déjà suffisamment diversifiée, mais surtout parce que ce n’est pas le but de sa candidature. Le but d’une candidature Taubira est de ressusciter une gauche molle à moindre coût. C’est pour cela qu’elle se contente de fixer l’ensemble de sa campagne sur sa prétendue capacité à rassembler la gauche, via un obsédant appel à une primaire populaire qui constitue l’essentiel de sa stratégie de communication.

A ce sujet, elle n’envisage d’ailleurs pas de rassembler au-delà de ce centre gauche. Son entourage et son électorat composés majoritairement d’une population petite bourgeoisie libérale, Taubira représentent pour eux un compromis acceptable entre une social-démocratie modérée qui maintiendrait leurs privilèges et une certaine bonne conscience rivée à son image de femme de progrès.

On aurait pourtant pu attendre d’elle qu’elle tente de séduire un large électorat, comprenant les classes populaires blanches et non-blanches. Mais sa campagne maintient précieusement la distance. Alors qu’elle intriguait par son début de course à Saint Denis, cet élan a fait long feu. Encore une fois, cela n’a rien d’étonnant ni de nouveau tant Taubira a été absente des luttes sociales et politiques ces cinq dernières années. Elle n’a jamais été présente, même verbalement ou symboliquement, pour soutenir le moindre mouvement social – excepté un tweet de soutien à Assa Traoré. De même, elle n’a jamais réalisé le bilan de ses manquements en tant que Garde des sceaux. Et la liste est longue.

De ce point de vue, l’indifférence actuelle vis-à-vis de sa candidature est une très bonne nouvelle.

 

Awatif Hanan

 

 

 

 

[1] “Sondage présidentielle 2022”, Rolling IFOP – Fiducial, 19 janvier 2022.

[2] “Notre amie Taubira”, QG Décolonial, 20 décembre 2021.

Anne Frank et sa famille dénoncées par un notaire juif ?   Et alors ?

Au matin du 18 janvier 2022, certains médias dont France Inter annoncent qu’une grande enquête internationale menée par un ex-membre du FBI serait arrivée à la conclusion qu’Anne Frank et sa famille auraient été dénoncées aux nazis par un notaire juif qui, en livrant à l’occupant d’autres juifs, aurait voulu sauver sa propre famille. Depuis, c’est l’émoi, le trouble s’est installé. Et si c’était vrai ? Pour conjurer cette possibilité, des journalistes et des historiens remettent en cause à la fois la méthode – depuis quand un policier fût-il du FBI est-il crédible comme historien ? – mais aussi les conclusions – en est–on sûr ? Car, pensent-ils, cette hypothèse, si elle se vérifiait, alimenterait les théories antisémites fondées sur le fait que les juifs se seraient trahis entre eux. Ce faisant, ils tombent dans les rets de la logique nazie. En effet, que l’hypothèse du notaire juif délateur soit vraie ou pas ne change rien au fond de l’affaire. 

Du point de vue de la vérité historique, cette information revêt quelque importance mais politiquement, que le délateur de la famille Frank soit possiblement juif ne change rien à ce qu’a été la machine de guerre nazie dans ses différents rouages. Cela ne change rien à l’histoire de l’antisémitisme européen au XXe siècle et à sa manifestation la plus tragique dans l’histoire, à savoir le nazisme. 

Ce qui reste central et qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est ce qu’engendre la politique nazie qui, ainsi que le disaient Césaire et Arendt mais aussi, plus récemment Johann Chapoutot, s’inscrit dans le droit fil de la violence occidentale et du colonialisme européen. Qu’un notaire juif ait voulu sauver sa peau et celle de ses enfants en donnant d’autres juifs aux nazis n’est peut-être pas glorieux mais cela n’est qu’un effet du désastre politique dans lequel ce notaire s’est retrouvé confronté. L’ensauvagement dont parle Césaire dans son Discours sur le colonialisme touche tous les sujets confrontés à l’impérialisme, au colonialisme et aux politiques raciales en général, nazisme compris. Le monde nazi est à l’image du colonialisme. La déshumanisation qu’il instaure atomise le champ de l’humain, détruit la politique, les réseaux sociaux, les solidarités, les tabous et anéantit tout idée d’espérance. Et chacun veut sauver sa peau, saufs des fous que l’on appellera héros qui tiennent bon et résistent mais qui se comptent sur les doigts de la main. Il en a été ainsi dans toutes les situations similaires. C’est pourquoi cette polémique est parfaitement incompréhensible à quiconque se pique d’histoire. Cette dégringolade de l’humain au niveau zéro que ce soit dans les camps d’extermination mais également de concentration poussant des hommes à vendre d’autres hommes pour un quignon de pain est banale. Ces harkis qui dans leur très grande majorité ont trahi leurs frères algériens en combattant dans l’armée coloniale pour sauver leur village, évitez la torture ou pour sauver leur peau n’ont-ils pas été fabriqués par le colonialisme français ? Dans l’histoire française ceux qui ont trahi Jean Moulin le précipitant vers sa mort via Klaus Barbie n’étaient pas allemands mais bel et bien français. Ce qui aujourd’hui semble surprendre nombre de journalistes n’est, en effet, pas nouveau. Hanna Arendt dans « Eichmann à Jérusalem » dénonce les Judenrat, conseils de collaboration mis en place par les nazis dans les ghettos juifs d’Europe de l’est formés de notables juifs avec même une police faite d’individus obéissant aux nazis. Cependant 90% des chefs des Judenrat ont été au final exécutés ou se sont suicidés. Ainsi Adam Czerniakow, chef du Judenrat de Varsovie finira-t-il par se donner la mort quand il a compris que ce marché serait sans limite dans l’abjection et l’abdication de soi-même. Le notaire juif d’Amsterdam, lui, n’a peut-être pas été rattrapé par un tel cas de conscience sans doute parce que sa responsabilité n’était qu’individuelle et que l’essentiel pour lui était de sauver ses enfants.

Que les médias se focalisent sur la judéité du délateur en dit long sur la désorientation politique contemporaine et sur la dépolitisation de la question juive et de l’antisémitisme. Que le fait divers ou l’acte individuel et désespéré prenne le pas sur la réalité d’une politique d’État est atterrant.

Les responsables de la mort d’Anne Frank sont les nazis.

 

Noureddine Yahia

Édito #42 – Colloque à la Sorbonne : les néo-cons à l’assaut de l’université

Campagne présidentielle oblige, la machine réactionnaire s’emballe. Non contents de monopoliser l’espace médiatique, de nombreux universitaires et intellectuels (Pascal Bruckner, Xavier Gorce, Pierre-André Taguieff, etc) se sont réunis à la Sorbonne pour un colloque intitulé : « Après la déconstruction ; reconstruire les sciences et la culture ». Adoubés par Jean-Michel Blanquer, encensés par plusieurs  médias, galvanisés par leur combat pour la République, ils se sont adonnés à leur passe-temps favori : la croisade contre le « wokisme », le « décolonialisme », le « deconstructivisme » …

Ces termes, jamais définis, devenus de véritables épouvantails, servent à légitimer un nouveau maccarthysme que certains appellent de leurs vœux. Les propos tenus, mélange d’ignorance, de violence et de médiocrité intellectuelle, témoignent d’une offensive liberticide sans précédent dans le monde universitaire.

Jean-Michel Blanquer a ainsi comparé les théories de Deleuze, Foucault et Derrida à un « virus ». Ce sinistre personnage avait déjà parlé de « l’islamo-gauchisme » comme d’une « gangrène » qui infecterait l’université. D’autres n’hésitent pas à qualifier les théories décoloniales, de genre à des « cancers » et des « plaies ».

L’utilisation du champ lexical de la maladie ne doit pas être pris à la légère. Il a en effet le mérite de la clarté. Il s’agit ni plus ni moins que d’extirper du corps social, des idées qui s’éloigneraient de la sainte doxa républicaine. Le temps n’est plus au débat démocratique, à la confrontation des idées, à la rationalité scientifique mais aux discours et aux pratiques martiales.

D’ailleurs, certains ne s’en cachent pas. La sociologue Nathalie Heinich réclame ainsi « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées ». L’appel à la censure et à la surveillance généralisée des étudiants ne pouvaient être plus explicites. Car qu’entend-elle par « contrôle scientifique » et « productions fortement politisées » ? On n’en saura rien. Sans doute est-ce le but poursuivi. Jouer sur l’ambiguïté, le flou, afin de justifier les mesures les plus arbitraires et répressives.

Ce contrôle servirait, in fine, à empêcher « qu’un enseignant ne puisse proférer que la Terre est plate ou qu’il existe un racisme d’Etat ». Le parallèle est audacieux. Il n’est pas moins profondément dangereux. Il sous-entend en effet, qu’il faille traiter sur un pied d’égalité une lubie anti-scientifique maintes fois démentie et une réflexion tirée d’une recherche scientifique rigoureuse. Et quand bien même un chercheur affirmant qu’il existe en France un racisme d’Etat se trompait, doit-on pour autant l’empêcher d’utiliser certaines catégories analytiques sous-prétexte qu’elles paraitraient choquantes voire provocatrices ? N’est-ce pas la raison d’être de l’université, par les savoirs qu’elle produit, que de créer du débat, de l’affrontement idéologique, quitte parfois à susciter le scandale ? A ce rythme-là, les termes « exploitation », « domination », « aliénation », « colonialisme » devront peut-être un jour eux aussi disparaître. En réalité, ce dont rêvent les contempteurs du « wokisme », c’est d’une université aseptisée, lisse, où seuls les savoirs qui ne remettent pas en cause l’ordre dominant devraient avoir droit de cité.

Mais plus encore que les propos tenus, ce colloque, organisé en pleine campagne présidentielle, illustre l’offensive de l’arc républicain, allant d’une partie de la gauche à l’extrême droite. L’idée est non seulement de peser dans les débats mais aussi – en atteste la présence de Jean-Michel Blanquer – faire pression sur les candidats pour qu’ils purgent l’université de ses éléments nuisibles.

Toutefois, si l’inquiétude face à de telles prises de positions est de mise, elle ne doit pas nous conduire à surestimer leur influence. La communauté académique, diverse, hétérogène est loin de partager en chœur leurs obsessions. De nombreux professeurs, présidents d’université ont régulièrement dénoncé les propos et procédés de leurs collègues. Et puis, si la fine fleur des universitaires néo-conservateurs possède un certain pouvoir de nuisance, elle est très souvent amplifiée et démultipliée par des médias complaisants. Ces derniers n’hésitent pas à les présenter comme de valeureux résistants au sein d’une institution assiégée et prise en otage par les « islamo-gauchistes ».

La messe est donc loin d’être dite. mais l’organisation d’un tel colloque doit nous alerter. Seul le rapport de force, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’université, sera à même d’enrayer la spirale réactionnaire qui déferle sur le monde académique.

Édito #41–PCF : peut-on encore se suicider quand on est déjà mort ?

Pour le septième anniversaire de la tuerie de Charlie Hebdo, le Parti communiste français a convié à son siège de la Place du Colonel Fabien des figures médiatiques liées à l’hebdomadaire satirique et républicain comme Caroline Fourest mais plus largement, des représentantes et des représentants du courant « laïc et républicain » qui se retrouvent politiquement dans le Comité laïcité République et/ou le Printemps républicain. Comme l’a remarqué dans un tweet Elsa Faucillon, députée communiste des Hauts-de-Seine, rendre hommage à Charlie Hebdo est légitime mais inviter les représentants d’un groupe dont la mémoire d’un des dirigeants – Laurent Bouvet – a été saluée par toute la fachosphère, du Figaro à l’identitaire niçois Philippe Vardon en passant par Zemmour est pour le moins hautement problématique.

Cet épisode s’inscrit cependant dans la continuité d’un autre dans la même veine républicaine. Au printemps, en effet, le candidat du PCF, Fabien Roussel, s’est joint à la manifestation parisienne de policiers d’extrême-droite. Il s’agissait d’une manifestation en réaction à la montée en puissance de la dénonciation des violences policières après le tabassage du producteur de musique noir Michel Zecler dans son studio d’enregistrement quelques mois plus tôt. Ce tabassage qui a valu au producteur de musique plusieurs jours d’ITT n’a été révélé à l’opinion publique que parce qu’une caméra tournait dans le studio du producteur. Cette vidéo a ruiné l’antienne policière de rigueur après chaque tabassage ou même meurtre policier. L’existence d’une vidéo a pour une fois posé problème au pouvoir qui d’habitude prend le parti de la police et nie l’existence de violences policières (et de crimes). En compagnie de Yannick Jadot d’EÉLV et d’Anne Hidalgo du PS, il s’est rendu à la manifestation des policiers « factieux », pour reprendre le mot de Mélenchon. A cette occasion, les policiers ont conspué l’État de droit et l’indépendance de la justice sans que cela ne trouble ni l’exécutif ni Roussel.

L’invitation au siège du PCF de représentants éminents du courant « laïc et républicain » est dans le prolongement de la ligne d’un candidat dont on est fondé à se demander ce qu’il représente politiquement et partant ce que signifie le « C » de PCF. Disons le tout net, Fabien Roussel n’a rien à voir avec l’idéal communiste. Celui-ci est supposé défendre une autre société que la démocratie bourgeoise et impérialiste avec sa police qui blesse et éborgne des Gilets jaunes, pour la plupart prolétaires de ce pays, et qui traite les indigènes des banlieues pauvres comme au temps des colonies.

Nous ne sommes toutefois pas surpris.

Dès sa fondation ou presque, le Parti communiste français a consterné les bolcheviks russes. Trotsky rapporte en 1935 des propos de Lénine qualifiant Marcel Cachin de « planche pourrie ». De façon générale, les deux dirigeants bolcheviks, pointent avec inquiétude la nature du PC français. Cette nature, disent-ils encore, produit un mouvement de balancier perpétuel entre opportunisme parlementaire et sectarisme stérile. Sans remonter si loin et en se limitant aux quarante dernières années, on ne peut que constater leur lucidité. La candidature Roussel réunit les deux écueils cités plus haut. Elle relève en effet à la fois d’un sectarisme suicidaire – mais peut-on se suicider quand on est déjà mort ? – et d’un opportunisme parlementaire crasse comme l’illustrent les participations de Valérie Pécresse et de Gabriel Attal à la Fête de l’Humanité en septembre 2021.

Plus grave, le pas de deux du PCF avec la police et la nébuleuse Printemps Républicain s’inscrit dans la politique de ce parti contre le peuple multinational de ce pays. Pour être tout à fait exact, le racisme du PCF contre le prolétariat étranger des municipalités de la banlieue rouge qu’il gérait s’était quelque peu estompé ces dernières années. Hélas, Roussel, du vieux parti ouvriériste thorézien fantasmant un temps révolu, remet en selle le pire de la période Marchais.

Rappelons ainsi que le PCF a été islamophobe avant le PS, avec notamment à la fin des années 1970 son opposition à la construction d’une mosquée à Rennes comme l’indique Thomas Deltombe au début de son livre L’islam imaginaire. Mentionnons encore le « problème de l’immigration » posé par Marchais avant d’être repris et amplifié par la Mitterrandie notamment lors des grèves ouvrières dans l’automobile entre 1982 et 1984. Évoquons enfin la croisade républicaine de Robert Hue en février 1981 contre une famille marocaine accusée de trafic de drogue sur dénonciation par ailleurs calomnieuse. Cette année-là, le maire de Montigny-les-Cormeilles a appelé à une manifestation sous les fenêtres de ladite famille ainsi désignée à la vindicte.

La part de responsabilité politique du PC dans le consensus raciste républicain n’est donc pas mince. Qu’il ait par ailleurs capitulé sur la question de l’indépendance nationale après une bonne campagne, pourtant, contre le Traité de Maastricht a incontestablement fait les affaires de l’extrême-droite. Encourager le racisme tout en cédant sur la souveraineté nationale par rapport à l’UE est un cocktail politique désastreux. Sa participation aux gouvernements Mauroy jusqu’en 1984 (alors que selon Ludivine Bantigny le tournant libéral du PS a eu lieu dès l’automne 1981) puis celui de Jospin entre 1997 et 2002 qui a privatisé à tout va a fini de le marginaliser.

La question de savoir ce que désigne le « C » de PCF se pose donc depuis longtemps. A quelques exceptions près dont celle, notable, de la Guerre du Rif dans les années 1920, le PCF n’a jamais mené de réel combat au nom du communisme. Jamais il n’a dénoncé de façon conséquente et prolongée l’impérialisme français. Lors de la Guerre d’Algérie, les communistes aux côtés des moudjahidins ne représentaient pas le PC officiel (Fernand Iveton, Maurice Audin, Henri Alleg, …) et le sort de ceux-ci n’a pas empêché le Parti de se ranger en 1965 derrière Mitterrand pour l’élection présidentielle. La ligne du PC n’était pas en faveur de l’indépendance. Elle se contentait d’exiger la « paix en Algérie ».

Aujourd’hui, au lieu de deviser paisiblement avec Caroline Fourest et Sophia Aram Place du Colonel Fabien, le PC devrait défendre les habitants des quartiers et sa frange de confession ou de culture musulmane contre le racisme et l’islamophobie d’État. Mais ce serait là rompre avec presque toute son histoire ; celle, récente, des bulldozers envoyés par les maires de Vitry-sur-Seine, de Montreuil ou d’Aubervilliers contre des foyers de prolétaires venus d’Afrique. Nombre de ses intellectuels ont d’ailleurs quitté le PC ou en ont été exclus du fait de son absence absolue de solidarité internationale.

La seule raison de la candidature de Roussel est en vérité misérable et bassement politicienne. Le Parti communiste français depuis longtemps déjà n’est plus que l’ombre de lui-même. Sous assistance respiratoire PS, il n’espère plus désormais que conserver des sièges pour ses permanents, notamment à la Mairie de Paris où il souscrit à la politique de Hidalgo. Il a perdu l’an dernier le Conseil général du Val-de-Marne et la mairie de Saint-Denis après avoir refusé que Madjid Messaoudène, conseiller municipal Front de gauche dyonisien mais cible du Printemps républicain, ne figure sur une liste d’union avec la FI au second tour.

Tout cela importe peu au PC. Il pourra toujours tendre sa sébile au PS car l’hypothèque Mélenchon ne lui garantit pas une agonie assez longue pour rémunérer ses cadres. Ainsi est le PC. Ainsi va ce spectre qui ne hante même plus, sinon pathétiquement, la vie parlementaire française dont il épouse les fondamentaux racistes et impérialistes.

Édito #40 – Antisémitisme : le permafrost républicain fond et libère ses démons

« Octobre 1940 : promulgation du premier statut des Juifs par le pouvoir pétainiste. Janvier 2022 : adoption du premier statut des non-vaccinés par le pouvoir macroniste et assimilés. A chaque époque ses boucs-émissaires. Même indignité toujours en marche. » (décembre 2021).

C’est un agrégé de philosophie, René Chiche, qui s’exprime, via son compte Twitter. En effet, depuis l’été 2021, de nombreuses comparaisons entre la vaccination contre le COVID et la politique antisémite nazie (étoiles jaunes portées lors de manifestations, assimilation du refus de se faire vacciner à de la résistance…) foisonnent sur les réseaux sociaux. Pour le coup, il nous semble essentiel de souligner ce dont cette comparaison est le symptôme et en quoi nous assistons là à une dépolitisation inquiétante de l’antisémitisme.

D’abord, cette comparaison se fait dans un contexte de banalisation croissante du racisme anti-juif. L’exemple le plus marquant est un candidat à la présidentielle – se présentant comme le dernier représentant authentique du gaullisme – qui fait de Pétain un sauveur des Juifs français (Le Suicide français – 2014) ou encore que l’anathème « antisémite » permette de désigner aujourd’hui tout et son contraire, le mouvement légitime de soutien à la résistance palestinienne comme le négationnisme contemporain. De plus, comparer la vaccination obligatoire aux expériences du Docteur Mengele ou le pass sanitaire à une étoile jaune, revient – au-delà de l’outrance – à présenter la politique antisémite des nazis et de leurs alliés comme une simple question de libertés individuelles. Car oui, l’antisémitisme nazi était bien une politique raciale et non pas une simple « privation » de libertés individuelles. Les lois de Nuremberg en 1935 par exemple mettaient juridiquement les juifs d’Allemagne au ban de la société. Le port de l’étoile jaune s’inscrivait dans une politique plus large, d’abord d’exclusion sociale et politique puis d’extermination. Là, pas d’exclusion juridique de quiconque au nom d’une assignation raciale. Rien à voir, donc, avec le simple fait de pouvoir manger au restaurant ou d’aller à un concert puisqu’il suffit d’aller se faire vacciner.

Cette perception aberrante de l’antisémitisme nazi ne devrait cependant guère nous étonner. Elle résulte d’une perte d’hégémonie politique antifasciste hostile à Vichy et à l’antisémitisme de l’Etat français. Elle est aussi le résultat des carences de l’antifascisme français qui n’a jamais su ou voulu appréhender l’Etat dans sa dimension raciale. Cela est dû également et en particulier à De Gaulle et au gaullisme qui n’ont eu comme dessein politique que de remettre la France en bonne place dans l’ordre impérialiste (un siège au Conseil de sécurité de l’ONU alors que la France a perdu la guerre face à l’Allemagne dès l’été 1940) et de remettre, au plan intérieur, le pays en marche avec ses fonctionnaires, ses grands commis… dont beaucoup avaient été maréchalistes comme Pierre de Bénouville ou frayé avec Vichy comme Antoine Pinay qui a été ministre de De Gaulle, Maurice Papon…

De fait, Vichy n’a jamais été formellement condamné par le consensus républicain. Mitterrand au soir de sa vie se justifiait d’en avoir été et récemment, dans un article du Monde sur Zemmour, Sarkozy saluait le fait que le pamphlétaire d’extrême-droite rompe avec la condamnation pure et simple du régime collaborationniste français.

Cette absence de remise en cause (mise à part la parenthèse chiraquienne) au nom de la grandeur de la France, de la raison d’Etat et de la compétition entre impérialistes, a accouché d’une opposition purement  morale à l’antisémitisme (« Plus jamais ça ! »). Celui-ci a fini par vider la lutte antiraciste de sa substance et mettre en selle le philosémitisme – cousin germain du paternalisme antiraciste des années 80 qui allait anesthésier les luttes de l’immigration post-coloniale – en occultant l’antisémitisme comme avatar de la violence occidentale. La lutte contre l’antisémitisme a alors muté et s’est transformée en lutte contre « un mal » absolu, anhistorique et désincarné. Ainsi les antivax ayant recours à l’analogie de la condition juive sont-ils les produits d’une désorientation générale. Le simple fait que la politique de Vichy soit devenue l’incarnation du « mal » sans pour autant être pensée rationnellement et politiquement rend son horreur d’autant plus abstraite voire même irréelle. Il n’est, en effet, pas question de comprendre ce qu’était et ce qu’est l’antisémitisme, mais plutôt de l’extraire de la généalogie de la violence occidentale[1] pour en faire une ombre en surplomb du monde se « réincarnant » en permanence à toutes les époques.

Aussi, l’expression de Badiou parlant de « pétainisme transcendantal » (dans De quoi Sarkozy est-il le nom ?) à propos de la France depuis la Révolution est juste. Son opposition, justifiant cette expression, entre deux France, l’une de 1793 et de la Commune et de la Résistance « de gauche » contre celle de 1815, de Thiers, du 10 juillet 1940 et de la guerre d’Algérie, est également pertinente. Mais dans la période actuelle où le communisme n’a plus de relais ni de militants et où l’antiracisme politique reflue, ce qui était en embuscade, honteux, ressurgit à la faveur de la fonte du permafrost républicain. Les « valeurs de la République » soutenues par un édifice moral sans réelle consistance fondent comme neige au soleil. Dès lors, le virus antisémite, pour l’instant contenu par la priorité islamophobe, ne tardera pas à se répandre. Mais l’étape qui précède, c’est la banalisation de l’antisémitisme. Nous y sommes.

[1] https://www.amazon.fr/violence-nazie-Essai-g%C3%A9n%C3%A9alogie-historique/dp/2913372147