Messages par QGDecolonial

De l’antiracisme moral à l’antiracisme « woke » ou l’histoire d’un progrès et d’une régression

Au moment où l’antiracisme libéral menace sérieusement les acquis de l’antiracisme politique, on peut se demander si on n’assiste pas à un retour de l’antiracisme moral endossant de nouveaux oripeaux et se faisant passer pour une nouvelle radicalité. Pour répondre à ce questionnement, il m’apparaît utile de revenir sur l’histoire de cet antiracisme qu’on peut appeler d’Etat, de sa confrontation avec l’antiracisme politique et de la manière dont il se métamorphose pour réduire à néant les efforts de politisation des forces militantes issues de l’histoire coloniale.

Il y a plus de quinze ans, le PIR introduisait une rupture tactique et stratégique fondamentale dans la lutte antiraciste en France. Il est essentiel d’insister sur les conditions de cette rupture. Il faut pour cela situer le renouveau de l’antiracisme dans une chronologie relativement récente : la fin de la séquence rouge des années 1960-1970 qui fut celle, du point de vue de l’immigration, des luttes de libération nationale et des luttes panafricaines et panarabes. À la fin de ces décennies rouges a suivi une longue période de défaite et de contre-révolution – ce que les indigènes de la république ont appelé « la contre-révolution coloniale ». Parmi les éléments décisifs de cette contre-révolution, il y a eu l’apparition d’une doctrine antiraciste que les militants de l’immigration ont appelé « antiracisme moral ». Ces précisions sont importantes car c’est avec ce schéma de pensée et d’action que les indigènes initient alors une rupture.

L’antiracisme moral repose sur l’idée que le problème essentiel du racisme, c’est ce que les gens pensent des personnes racialement dominées. Il y a 20 ans, on parlait de « préjugés », d’idées préconçues, de clichés. Cette approche a eu en France son heure de gloire dans les années 80. Au même moment où les gouvernements de gauche commençaient à liquider les grandes industries et réprimaient les contestations des ouvriers immigrés contre cette liquidation ; au même moment que les lois anti-immigrées se durcissaient ; au même moment que les massacres de Sabra et Chatila, que l’occupation du Liban par Israël puis la guerre du Golfe avaient lieu avec l’aval de l’État français ; à ce moment-là, la gauche au pouvoir a façonné un discours largement inoffensif contre le racisme. Ciblant à l’époque une extrême droite émergente et largement instrumentalisée par le pouvoir, ciblant l’électeur d’extrême droite en le dépeignant comme un pauvre inculte, plein de préjugés et dépourvu d’ouverture sur le monde et les autres cultures, l’antiracisme moral était né. Cet antiracisme considère que la meilleure manière de combattre le racisme, c’est de faire connaître la culture des « autres » de manière relativement folklorique ; c’est favoriser les mariages mixtes : c’est présenter les immigrés et les descendants d’immigrés comme des citoyens « comme les autres », sur le modèle de l’intégrationnisme nordaméricain. Cette doctrine de l’antiracisme moral portait de nombreuses limites. La première c’est que cet antiracisme était essentiellement raciste. Pour valoriser les « étrangers », on exigeait d’eux avant toute chose qu’ils exhibent leurs spécificités culturelles, de manière souvent voyeuriste et obscène. En même temps, de manière tacite, on attendait d’eux qu’ils taisent toute revendication à l’égard de l’État français. Par exemple, toute revendication concernant les mauvais traitements subis, les entraves à la pratique religieuse (dans le cas de l’islam), qu’ils taisent les revendications concernant la traite négrière, l’esclavage et les réparations, concernant l’autodétermination des territoires colonisés qui sont restés sous le contrôle de l’État français. Par ailleurs, il ne fallait surtout pas que les immigrés et leurs descendants ne s’opposent aux politiques impérialistes ni qu’ils ne s’organisent en solidarité avec la Palestine ou en faveur de la résistance arabe au Liban. Du fait de cette situation, les luttes immigrées et dans les quartiers populaires ont dû s’organiser pendant plusieurs décennies avec difficulté : souvent dans la périphérie des partis de la gauche révolutionnaires ou des syndicats, ou encore dans le milieu associatif, là aussi fortement dépendant des financements publics et des élus locaux.

La doctrine de l’antiracisme moral n’était donc pas seulement une manière erronée de penser le racisme. C’était aussi une pratique systématique de mise sous tutelle des luttes de l’immigration et des quartiers populaires. Il faut préciser que les mouvements de gauche, même les plus radicaux, ne proposaient pas de doctrine alternative. Ou bien ces mouvements souscrivaient à cette doctrine (en tout cas dans les faits), ou bien ils se réfugiaient dans une doctrine abstraite sur l’unité de la classe ouvrière.

De ce fait, les luttes de l’immigration ne pouvaient pas s’organiser de façon autonome pour prendre pleinement en charge leurs revendications et leurs modes d’action, et en même temps, les luttes de l’immigration ne pouvaient pas donner toute l’importance nécessaire à leurs exigences à l’intérieur de la gauche classique.

En premier lieu, cette gauche considérait rarement l’anti-impérialisme ou les luttes immigrées de manière prioritaire. En second lieu, la fracture démographique entre militants de gauche majoritairement blancs et une population des quartiers populaires non blanches, plurinationale et multiculturelle, cette fracture engendrait inévitablement des incompréhensions, des malentendus, et une forme de distance sociale. L’idéologie officielle de cette gauche, influencée par l’antiracisme moral, rendait impossible de théoriser cet état de fait.

En troisième lieu, la tradition anticléricale et antireligieuse de la gauche française a rendu cette gauche très perméable aux discours racistes sur l’islam. L’importance numérique de l’immigration d’Afrique du Nord en France et son antériorité historique faisait de cette composante de l’immigration une composante décisive dans la lutte antiraciste, mais l’hostilité de la gauche envers l’islam a empêché durablement toute rencontre et alliance politique.

Pratiquement dès leur création en 2005, les Indigènes de la République ont opposé à l’antiracisme moral un « antiracisme politique ». Cela s’est fait à l’initiative de groupes et de militants antiracistes qui avaient décidé de s’organiser de manière autonome en dépit des réticences de la gauche radicale et des syndicats. Cela explique que le mouvement clé de cette trajectoire, les Indigènes de la république, ont subi depuis près de 20 ans une campagne de calomnie et de diabolisation très intense et permanente.

L’antiracisme politique consiste à dire que ce ne sont pas les préjugés qui font du tort aux personnes racialement dominées mais le pouvoir politique adjoint à ces préjugés. Mais ce qui compte, ce n’est pas le fait que des gens n’aiment pas l’islam ou la coiffure des personnes noires, mais le fait que des lois ou des logiques de recrutement discriminatoires puissent interdire de vivre normalement, en bonne santé, en liberté, de se divertir, de travailler, à des personnes musulmanes ou noires. Ce qui compte, ce n’est pas l’image de marque de l’entreprise ou la représentativité des institutions judiciaires, politiques ou policières, mais les violences économiques, judiciaires, législatives et policières, qui sont rendues possibles par une structure de pouvoir.

En France, l’antiracisme politique a constitué depuis une dizaine d’années une véritable feuille de route pour les luttes de l’immigration et des quartiers populaires. C’est une approche basée sur la construction de collectifs de lutte, rassemblant différents secteurs de l’antiracisme (lutte contre l’islamophobie, familles victimes de violences policières, afrocentristes, associations de quartier, lutte contre l’islamophobie etc.) et permettant de rallier, dans un second temps les organisations et collectifs plus classiques du mouvement social.

Une telle façon de faire garantit à la fois l’indépendance de principe de l’antiracisme tout en ayant une ambition unitaire voire hégémonique. L’enjeu est de ne pas s’en tenir à une dénonciation indignée des propos, des attitudes ou des représentations essentialisantes, mais d’offrir un parcours de lutte véritablement revendicatif.

Pour faire advenir une telle orientation dans la lutte antiraciste il a parfois fallu consentir à délaisser le soutien de la gauche, en insistant sur une série d’axes et d’exigences fondamentales : l’autonomie organisationnelle des luttes de l’immigration et des quartiers populaires, la lutte contre les violences policières, le soutien inconditionnel à la résistance palestinienne, arabe et à la résistance islamique au Liban, l’opposition aux guerres menées directement ou indirectement par le bloc occidental, et la dénonciation constante des intellectuels, partis ou lois islamophobes ainsi que le rejet de toute ingérence de l’État français dans le culte musulman. Ces axes fondamentaux ont, dans un premier temps, déclenché la colère de la gauche, modérée comme radicale.

Côté gauche modérée, cette opposition est largement compréhensible du fait de l’attachement des sociaux-démocrates aux projets impérialistes de la France, notamment en Afrique, et au bloc occidental, ainsi qu’à la colonisation israélienne. Le sionisme de cette gauche l’a conduite à jouer un rôle précurseur dans l’élaboration de l’idéologie islamophobe – l’islam étant perçu comme un répertoire culturel de résistance au récit national et aux alliances géopolitiques occidentales. Du côté de la gauche radicale, une part important de franges a depuis longtemps perdu en clarté au sujet du sionisme ou de l’anti-impérialisme ; une autre partie ne pouvait pas accepter de voir son rôle dirigeant remis en cause dans une alliance des opprimés. Enfin, globalement, l’extrême gauche était largement réticente à accepter l’idée que des clivages profonds existent au sein du prolétariat, entre blancs et non-blancs et, parmi la population majoritaire, du fait des points de vue islamophobes et des attitudes racistes ou paternaliste. Pour un militant de gauche radical ordinaire, évoquer les sujets de l’antiracisme politique, c’est potentiellement s’engueuler avec son camarade de section ou son collègue du syndicat.

La construction d’un champ autonome des luttes de l’immigration et des quartiers populaires est un axe stratégique très complexe. Nous avons pu parler d’une « voie escarpée » de l’autonomie indigène, parce que nous avons compris que la condition minoritaire, du point de vue de la domination raciale, implique nécessairement une politique en mouvement.

Quand on a la prétention de porter les exigences de populations minoritaires numériquement, socialement, juridiquement, culturellement réprimées, la construction organisationnelle classique n’est pas possible. Les alliances avec les forces de droite sont bien évidemment exclues. Mais les accords tactiques avec la gauche radicale sont à renégocier constamment. Il faut parfois insister sur l’autonomie, se tourner exclusivement vers les mobilisations qui concernent l’immigration et les quartiers populaires. Mais il faut savoir aussi, à l’inverse, constituer des fronts plus larges, trouver des appuis au sein des mouvements sociaux et de la gauche radicale pour y faire peser nos thématiques. Notre orientation fondamentale est que si le racisme est indissociable du pouvoir, alors il faut viser le pouvoir. Les antiracistes ne sont pas là pour faire du « témoignage », ni là pour donner des brevets d’antiracisme, ni là pour se morfondre dans l’indignation et la dénonciation des insuffisances des uns et des autres. L’antiracisme politique est un projet de majorité. Mais cette majorité ne peut pas être atteinte par un wishful thinking. Il faut accepter de parfois multiplier les détours avant de converger. Il est parfois plus important d’élaborer ce qui fait l’unité entre des musulmans et des afrocentristes, ou entre des familles victimes de violences policières et des militants pro-palestiniens, plus important de faire ça que de réfléchir à des mots d’ordres communs avec la gauche. À l’inverse, plus les composantes de l’antiracisme autonome sont soudées entre elles, plus il est opportun de proposer aux syndicats et partis de rejoindre une mobilisation autour des exigences des luttes de l’immigration et des quartiers.

Cette politique en mouvement, dialectique, a permis en presque 20 ans de faire bouger des lignes, de façonner nos propres alliés à l’intérieur du mouvement social et politique radical.

Il faut ajouter que le contexte politique catastrophique a rendu nos analyses de plus en plus tangibles pour les mouvements sociaux et la gauche radicale. Avec la progression de l’extrême droite en Europe et en France, avec le durcissement des lois islamophobes et antiterroristes, avec la radicalisation à droite de la police française, l’armement de la police et les mutilations policières en manifestation, une conclusion s’impose pour la gauche blanche : on ne peut pas laisser les dispositifs impérialistes, sécuritaires et répressifs s’abattre sur les Noirs, Arabes et musulmans sans en subir de lourdes conséquences. Par moment, il arrive que l’arsenal législatif, militaire, policier ou judiciaire de la suprématie blanche, accumulé de décennie en décennie, finisse par frapper l’ensemble des opprimés.

Une figure comme Jean-Luc Mélenchon, jadis très hostile aux luttes contre l’islamophobie, jadis très respectueux à l’égard des forces de police, Mélenchon est, donc, désormais l’homme politique de gauche à large audience qui est le plus clair depuis quelques temps sur la dénonciation de l’islamophobie et les abus de la police. Mélenchon a même qualifié de « factieuses » les franges de la police qui défendent un armement croissant et une impunité totale des officiers auteurs de violence. Mélenchon est ainsi diaboliser, non seulement pour son opposition au néolibéralisme, mais on lui reproche surtout d’être un « allié des islamistes », un « ami des voyous » et un militant anti-police.

Les luttes de l’immigration et des quartiers populaires ont donc gagné des alliés substantiels et modifié en profondeur l’état des discussions sur le racisme et l’antiracisme. On peut dire que le tournant actuel dans les discours des plus jeunes, décrit comme « woke » est en partie redevable de ces luttes. Toutefois les professions de foi « décoloniales » ou « anti-privilège blanc » sur les réseaux sociaux sont plus ambivalentes qu’elles n’y paraissent. Cela peut sembler assez paradoxal étant donné que ces militants décoloniaux, féministes et queers se revendiquent d’un héritage intellectuel radical : afroféminisme, intersectionnalité et luttes de libération nationale. Il faut aussi souligner que l’opposition à la « cancel culture » est désormais un mot d’ordre de ralliement de toute l’extrême droite européenne et aux États-Unis. Et pourtant, l’ironie de l’histoire est que cette radicalité apparente cache mal ce en quoi consiste le fait de « call out » des entreprises ou des personnalités : c’est une critique concentrée sur la question des représentations, des mauvais comportements (individuels) et qui n’offre que deux issues possibles. Ou bien il faut cesser de consommer, aimer, promouvoir une personnalité ou une marchandise, ou bien il faut faire en sorte que la personnalité ou l’entreprise change ses procédés. Même s’il y a une bataille culturelle évidente qui se joue autour de ces questions, on ne sort pas d’une approche consumériste de la lutte politique. Le moralisme militant est condamné à ne poser les problèmes et les potentielles solutions qu’à un niveau interindividuel. Le point commun avec l’antiracisme moral d’antan, c’est que les revendications à l’égard du pouvoir passent au second plan ; le terme d’« impérialisme » a soit disparu, soit on parle seulement de comportements individuels ou de discours impérialistes ; la lutte contre les violences policières et le #blacklivesmatter sont progressivement déconnectés de tout l’héritage de lutte radicale ou de la remise en cause des États occidentaux. #BLM devient un label séparé du champ de lutte dont il est issu et intégré à des campagnes publicitaires.

Comme l’antiracisme moral, l’antiracisme « anti-privilège » ou « woke » a pour unique perspective de convertir un à un chaque personne dite « privilégiée ». Comme dans une sorte de religion laïque, la conversion « anti-privilège » conduit avant tout à corriger des pratiques, des comportements et à codifier une langue qui puisse échapper aux critiques antiracistes.

Nous faisons donc face aujourd’hui à un nouveau défi. Avec la récupération libérale de la notion de privilège blanc, il faut à la fois tenir face à la déferlante conservatrice, fasciste antiwoke, et à la fois résister au dévoiement des analyses de l’antiracisme politique. Dans un tel contexte, l’autonomie ou l’auto-organisation des non blancs, par exemple, ne peut pas être fétichisée. L’auto-organisation de noirs, arabes, ou musulmans, peut facilement glisser vers l’empowerment communautaire ou une individualisation des stratégies de survie ou de visibilité. Il ne faut pas renoncer à penser en terme de mouvement, d’axes revendicatifs clairs et de priorités stratégiques. Les priorités autour des violences policières, de l’impérialisme et de l’islamophobie, si elles sont reliées entre elles, offrent une boussole efficace pour résister à l’individualisation des luttes. La raison est que ces thématiques, une fois réunies, désignent les piliers d’un État racial. Ces thématiques permettent aussi de mettre la gauche radicale devant ses responsabilités. En effet, les priorités de l’antiracisme politique mettent le doigt sur les aspects décisifs de l’État bourgeois qu’une gauche au pouvoir aurait à démanteler immédiatement. La gauche radicale de tradition réformiste est en train de le comprendre. L’impérialisme, le racisme policier et l’alignement français sur l’axe occidental, apparaissent de plus en plus clairement comme les ingrédients de la contre-révolution préventive et comme des appuis décisifs du fascisme. De ce fait une pression énorme pèse sur les gauches et les syndicats pour qu’elles renoncent à ces positions. Pendant de longues années, l’antiracisme moral a complètement obscurci la centralité de la radicalisation policière, de l’occidentalisme impérial, du sionisme et de l’islamophobie. Aujourd’hui, les gauches ont pris conscience de cette centralité, mais rien ne nous protège contre une régression brutale vers la situation antérieure. C’est d’autant plus le cas avec la fausse radicalité de la politisation « woke ». Des courants puissants tirent l’antiracisme vers plus d’individualisme et les gauches radicales vers des positions moins conflictuelles envers l’État et ses logiques racialisées. Ce à quoi nous devons résister, c’est à la perspective où d’un côté ou aurait un espace discursif antiraciste hyper radical dans certains médias, sur les réseaux sociaux, mais dépourvu de stratégie et de tactique ; et d’un autre côté une situation dans laquelle la gauche radicale se resserrerait sur des questions strictement sociales ou syndicales pour ne pas froisser un électorat blanc, de classe populaire, qui est désormais abstentionniste ou tenté par les populismes de droite.

C’est la raison pour laquelle le moment actuel nécessite de mener une discussion pour maintenir le débat antiraciste autour d’enjeux stratégiques et avec comme horizon fondamental le fait que tout antiracisme politique s’inscrit dans un internationalisme attaché à la libération du Sud global et au démantèlement des structures impérialistes et répressives des pays occidentaux. C’est à cette seule condition que nos espaces trouveront des ressources pour résister à la déferlante fasciste qui vient dans toute l’Europe.

 

 

Houria Bouteldja

Édito #54 – Plus que jamais contre la guerre. Plus que jamais pour la paix révolutionnaire.

Par cet édito, nous souhaitons soutenir cet appel international : « Un appel à la paix à tous ceux qui se soucient de l’avenir de l’humanité et de la planète » : https://www.change.org/p/to-all-who-care-about-humanity-s-and-the-planet-s-future[1]

Ce que nous avons à ajouter :

Rien ne peut faire oublier combien Poutine est détestable dans sa mélancolie tsariste. Pour autant, les va-t-en-guerre qui fantasment sur un conflit dirigé par les épigones contemporains d’Yves Montand et d’André Glucksmann contre une Russie vue comme la continuité de l’URSS font frémir.

Nous sommes, pour notre part, contre la guerre. Tout simplement. Être contre la guerre doit s’assumer jusqu’au bout. Dénoncer le Traité de Versailles comme une injustice légitimait-il la guerre nazie ? Non. De la même manière, dénoncer la politique occidentale face à la Russie et à la Chine (la vraie cible des Etats-Unis) ne justifie pas la violation de la souveraineté nationale ukrainienne par la Russie.

Il nous faut néanmoins chercher la vérité et la dire.

Dire que les Ukrainiens sont des nazis est une généralisation abusive et offensante (bien que Babi Yar ait été possible du fait du rôle de supplétifs Ukrainiens qui n’ont jamais vraiment été désavoués) mais faire silence sur le rôle de l’URSS dans la victoire sur le nazisme constitue une honte absolue et révisionniste. Vingt six millions de soviétiques (civils et militaires) sont morts dans la guerre antinazie. S’il y a eu parmi les combattants des partisans ukrainiens, Fedorov par ex., ceux-ci étaient… prosoviétiques. Les ultra nationalistes ukrainiens de la guerre collaboraient avec l’Allemagne comme les ultranationalistes ukrainiens d’aujourd’hui sont les instruments objectifs de l’Otan.

Parallèlement, si dire qu’une certaine extrême-droite est effectivement pro-russe, une autre c’est un fait est pour l’Ukraine. Cet argument ne vaut donc rien. Et si les annexions de territoire en Ukraine bafouent effectivement le droit international, indépendamment même de la volonté des populations, l’OTAN peut-elle dénoncer chez les Russes ce qu’elle a fait en Serbie avec Kouchner comme proconsul du Kosovo  ou ce qu’elle accepte depuis si longtemps en Palestine occupée ?

Lénine distinguait les guerres justes des guerres injustes et sans hésitation ces dernières sont de loin les plus nombreuses. En 1914, comme Jaurès l’a fait, il fallait travailler contre son propre impérialisme. Cet impératif stratégique est toujours d’actualité ! Le pays dirigé par Zelensky est indiscutablement l’agressé mais soutenir l’armement de l’Ukraine est une position belliciste qui engage une partie des gauches radicales aux côtés de l’OTAN, représentant du bloc occidental, belligérant direct et omniprésent qui n’a respecté aucun de ses engagements par rapport à la Russie post-soviétique (neutralité des pays frontaliers de la Russie, etc.).

Il importe donc de tenir les deux bouts : non seulement condamner l’agression russe mais aussi ne pas s’aligner sur le président ukrainien. Il faut au contraire activer toutes les ressources des sociétés civiles et des diplomaties pour mettre fin à l’engrenage. Dans la situation présente, l’espoir ne peut résider que dans le refus de la guerre par les peuples des pays belligérants. Les sociétés civiles européennes, et la française pour ce qui nous concerne, doivent s’opposer à la guerre qui mène directement à une victoire de l’impérialisme, voire à la destruction du monde. Ce remarquable communiqué de la CGT l’explique bien :

https://www.cgt.fr/comm-de-presse/appel-du-comite-confederal-national-de-la-cgt

Quant aux manifestations russes contre la guerre et la conscription, elles méritent tout notre soutien et notre pleine solidarité. Plus que jamais, il nous faut nous opposer à la guerre et à ses conséquences si tragiques pour les populations d’Ukraine et de la région. Plus que jamais il nous faut chérir la paix révolutionnaire.

[1] Traduit en français ici : https://discuter.rezo.net/t/appels-a-la-paix-avec-une-petition-semaine-dactions/34649

 

La révolution mexicaine : un modèle

À propos de : Christina Heatherton, Arise ! Global Radicalism in the Era of the Mexican Revolution, University of California Press, Oakland, 2022.

 

Alors que beaucoup de militants marxistes ou marxisants européens ont comme principales références historiques les révolutions russe et allemande (éventuellement chinoise s’ils tournent leurs regards vers le Sud), c’est à l’influence d’une autre révolution majeure du XXe siècle que s’intéresse Christina Heatherton : la Révolution mexicaine. Cette révolution qui a débuté en 1910, par le renversement du président Porfirio Díaz (qui accède pour la première fois au pouvoir en 1876), a mis un terme à la période du Porfiriat – qui a vu l’intégration du pays au marché mondial, avec comme conséquences des entrées massives de capitaux étrangers (notamment étatsuniens), l’expropriation de nombreux indigènes de leurs terres, etc. Heatherton cherche à comprendre comment la Révolution mexicaine a pu marquer toute une génération de révolutionnaires à travers le monde – de la sculptrice noire américano-mexicaine Elizabeth Catlett jusqu’au militant indien et cadre du mouvement communiste dans l’entre-deux-guerres M.N. Roy, en passant par des collectifs de paysans et de prisonniers. Toutefois, plutôt que de traiter ces acteurs séparément, l’autrice du livre s’intéresse à la manière dont différentes personnes, vivant en divers lieux, se sont retrouvées dans des alliances parfois inattendues.

Bien qu’aujourd’hui, le terme d’internationalisme se trouve souvent galvaudé par tout un pan de la gauche radicale qui comprend celui-ci comme une invocation quasi-magique, Heatherton s’intéresse à cette période, cette « ère de la Révolution mexicaine » durant laquelle des militants des quatre coins du monde ont développé des formes de solidarité révolutionnaires malgré les obstacles que constituait leur éparpillement spatial – des personnages comme Ricardo Flores Magon ou W.E.B. Du Bois, souvent écartés des histoires de l’internationalisme de la première moitié du XXe siècle, se limitant aux Première, Deuxième et Troisième Internationales. Dans le deuxième chapitre du livre, Heatherton s’intéresse ainsi au fait que c’est dans le Mexique révolutionnaire que M.N. Roy est devenu un militant internationaliste. Il en va de même pour Shinsei Kōchi, immigré d’Okinawa à Los Angeles qui, en décembre 1917, à mille lieux des événements en Russie, avait fui son petit village de Nakijin, à Okinawa, avec son camarade Seitoku Myasato, pour se rendre au Mexique. Durant son trajet – entre Okinawa et le Mexique – Kōchi rencontra des ouvriers indigènes de la communauté Kanaka Maoli, travaillant sur les docks à Hawai’i, où leur bateau avait fait une halte. Mais c’est réellement au Mexique que Kōchi a découvert le sens de l’internationalisme – pouvant profiter de l’hospitalité d’une famille Yaqui, de l’aide de travailleurs immigrés chinois, etc. Comme l’écrit Heatherton, « [a]u moment de la Révolution bolchévique de 1917, le peuple mexicain avait déjà plusieurs années de féroce et sanglante lutte derrière lui. » (p. 54). C’est dans le tumulte de ces luttes que des personnages aussi fascinants que Kōchi se sont développés politiquement, mais également que des militants plus connus, comme M.N. Roy (qui était au Mexique entre 1917 et 1920, en pleine Révolution) se sont transformés. C’est au Mexique que M.N. Roy a pris conscience que le renversement du système capitaliste ne pourrait se faire sans en finir avec l’empire colonial – affirmant que ce qui permettait à la bourgeoisie impérialiste de maintenir un certain contrôle social sur les ouvriers occidentaux était l’existence même des colonies. Dans le troisième chapitre, L’autrice montre comment Ricardo Flores Magon, ainsi que d’autres « working class soldiers », se sont inspirés les uns des autres quant à la signification de la révolution et de l’internationalisme. Plus étonnant dans un ouvrage de ce type est l’influence de la Révolution mexicaine sur le mouvement féministe. Arrivant à Veracruz en 1926, donc après la Révolution, Alexandra Kollontaï, envoyée en tant que diplomate par l’URSS, a pu observer les campagnes d’alphabétisation, souvent menées par des femmes, dans les zones rurales, le rôle des femmes-soldates (les soldaderas) durant la Révolution, des manières novatrices de prendre en charge les femmes dans les maternités, etc. La présence de Kollontaï au Mexique inquiétait d’ailleurs vivement les États-Unis (les journaux étatsuniens la présentaient à la fois comme une figure infantilisée et hypersexualisée). Les craintes de l’impérialisme étatsunien se crispèrent ainsi autour de Kollontaï comme représentant la bolchévisation, la nationalisation, le féminisme et l’internationalisme. Ici, il faut noter qu’il est assez intéressant de remarquer que les féministes européennes ne semblent que peu tourner leur regard vers la Révolution mexicaine et ses suites, en ce qui concerne les réformes féministes mises en place. Dans le chapitre 5, c’est au lien (politique et organisationnel) entre les agriculteurs mexicains (et leurs familles) dans la Californie rurale et des militantes comme Dorothy Healey que s’intéresse Heatherton. Enfin, dans le chapitre 6, l’autrice montre comment les travailleuses domestiques noires de Harlem ont pu trouver une certaine inspiration dans l’héritage de la Révolution mexicaine (qui s’est, en partie, diffusée via des canaux artistiques).

Il y aurait beaucoup de choses à rajouter sur ce livre, extrêmement riche et stimulant sans pour autant être pompeux. Nous nous contenterons simplement de rappeler l’importance qu’a pu avoir la Révolution mexicaine, non seulement pour les Mexicains, mais également pour les révolutionnaires à travers le monde. Il est dommage que bon nombre d’intellectuels et militants de la gauche dite radicale se permettent d’ignorer l’impact qu’a pu avoir cette Révolution – la première du XXe siècle – sur le monde.

 

Selim Nadi

Édito #53 – Brésil : battre l’extrême droite ne suffira pas

A une semaine d’une échéance électorale historique, le Brésil retient son souffle. Dans une atmosphère pesante et incertaine, le pays s’apprête à vivre une journée décisive. Car jamais depuis le retour de la démocratie en 1985, la nation auriverde n’avait été aussi divisée et en proie à une telle violence politique.

Président de 2003 à 2011, incarcéré quelques années plus tard après un simulacre de procès politique, Lula se présente comme le grand favori de l’élection face au président sortant d’extrême droite Jair Bolsonaro. Mais ce dernier n’entend pas lâcher aussi facilement le pouvoir. De même que son ancien homologue états-unien Donald Trump, Bolsonaro ne cesse depuis plus d’un an d’agiter le spectre de la fraude électorale et menace ouvertement de ne pas reconnaitre les résultats. Déjà en 2021, face à des manifestants chauffés à blanc, il s’en était pris aux juges du Tribunal Suprême Federal (TSF), les accusant pêle-mêle de corruption et de collusion avec le Parti des Travailleurs (PT). Galvanisés, une partie des manifestants appelèrent même les forces armées à « nettoyer le TSF ».

A ces croisades répétées contre l’Etat de droit et les institutions démocratiques, s’ajoute un climat de violence qui fait craindre le pire. Défenseur acharné des armes à feu, Jair Bolsonaro a largement contribué à leur prolifération. Ainsi, en 4 ans, le nombre d’armes en circulation, déjà très élevé (350 millions) a triplé et atteint aujourd’hui près d’un million. Cette culture des armes et l’incitation à l’auto-défense citoyenne a été un des marqueurs politique du bolsonarisme. Dès lors, face à une défaite qui se profile, le recours à la violence de type paramilitaire et milicienne prend de l’ampleur chez les militants d’extrême droite les plus radicaux. Portés par l’un des fils du président, Eduardo Bolsonaro, ces franges radicalisées vouent une haine impitoyable à Lula et au Parti des Travailleurs. Souvent qualifié de « communistes », ils sont accusés de pervertir les valeurs traditionnelles du pays en favorisant les minorités raciales et sexuelles.

En cas de réélection de Jair Bolsonaro, cette fascisation rampante menace de plonger le Brésil dans l’abîme. D’autant que les quatre années qui viennent de s’écouler ont été d’une grande souffrance pour une majorité de brésiliens. Plus de 700 000 personnes sont morts du Covid-19, la faute en partie à une gestion calamiteuse et criminelle de l’Etat fédéral. Conséquence : plus de 33 millions de personnes souffrent aujourd’hui de la faim, alors qu’ils étaient 14 millions en 2020.

Les communautés indigènes ont également payé un lourd tribut durant le dernier mandat. Grand allié du lobby agro-alimentaire, Jair Bolsonaro a favorisé de manière dramatique l’invasion, le vol et l’exploitation des terres, notamment en Amazonie. Soutenu par un imaginaire colonial, raciste et paternaliste, le développement agricole et industrielle s’inscrit dans une longue tradition qui cherche à porter le progrès au sein de communautés et de territoires considérés comme archaïque, barbares et rétifs à la civilisation. Pour cela, tous les moyens sont bons. De l’incendie de forets pour laisser place à l’élevage aux meurtres d’autochtones, c’est une véritable guerre que le gouvernement et les seigneurs de l’agro-business livrent aux peuples indigènes. En réaction, l’Articulation des Peuples Indigènes du Brésil (APIB) a saisi la Cour Pénale Internationale pour dénoncer une politique « anti-indigène » qu’ils qualifient de « génocide » et « d’écocide ». Sur ce point, il est important de rappeler la responsabilité des pays occidentaux et notamment de l’Union Européenne qui favorise, dans le cadre d’accord de libre-échange, l’appropriation et l’exploitation de terres riches en ressources agricoles et minières.

Enfin, les dernières années ont été marquées par une radicalisation sécuritaire et répressive, particulièrement à l’encontre des populations noires. Sans doute le massacre de Jacarezinho, une des principales favelas de Rio de Janeiro, le 6 mai 2021, symbolise-t-il ce racisme structurel qui gangrène l’Etat et la société brésilienne depuis des siècles. Ce jour-là, la police lance l’assaut au petit matin. Appuyés par des blindés et des militaires, elle s’adonne à un véritable carnage. Vingt-neuf personnes sont tuées dont des passants qui se rendaient au travail. Les personnes recherchées, souvent des trafiquants de drogue, sont traqués dans les maisons et abattus comme des chiens. Cette sauvagerie institutionnalisée fait de la police brésilienne la plus létale du monde devant les Etats-Unis, avec en moyenne trois habitants tués par jour à Rio, soit 1239 pour la seule année 2020.

Battre l’extrême droite s’avère donc la première des priorités. Mais si Lula promet de renforcer les programmes sociaux mises en place lors de sa présidence (Bolsa Familia), d’augmenter le salaire minimum et d’instaurer une réforme fiscale « pour que les pauvres payent moins et les riches plus », l’alliance forgée avec des figures historiques de la droite brésilienne pose question et inquiète jusque dans les rangs du PT. En effet, son colistier et futur potentiel vice-président n’est autre que Gerardo Alckmin, ancien gouverneur de Sao Paulo et dirigeant historique du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), formation conservatrice et néolibérale. Pour Lula et ses stratèges, il s’agit avant tout de former l’alliance la plus large possible pour vaincre l’extrême droite, et si possible dès le premier tour.

Pour beaucoup, l’élection à venir n’oppose pas la droite à la gauche mais l’autoritarisme à la démocratie. Pour la droite brésilienne traditionnelle, balayée dans les urnes en 2018, ce rassemblement autour de Lula entrevoit la possibilité d’exister de nouveau et de prétendre à divers postes au sein de l’appareil d’Etat. Mais pourquoi, alors qu’il s’était érigé en grand défenseur des classes possédantes, Jair Bolsonaro ne séduit plus ou presque au sein d’une large partie du patronat et de l’establishment brésilien ? C’est que sa rhétorique autoritaire, martiale et anti-Etat de droit ne fait pas l’unanimité. Nombreux sont ceux qui ne partagent pas l’idée selon laquelle un danger imminent menace la nation au point de rompre avec l’ordre constitutionnel. Nous ne sommes pas en 1964 lorsque le patronat, la classe moyenne, la presse, les Etats-Unis étaient favorables à l’instauration d’un régime dictatorial face à un « péril rouge » largement fantasmé. Sans compter que Bolsonaro, par ses frasques, sa vulgarité et sa violence s’est coupé d’une partie de ses soutiens de 2018, notamment au sein de la presse.

Si la bourgeoisie sait faire bloc lorsque ses intérêts imminents sont en danger, elle n’est pas un groupe homogène et peut-être traversée par des divisions d’ordre matérielles, culturelles ou stratégiques. Une partie des classes dominantes qui apporte aujourd’hui son soutien à la coalition autour de Lula correspond à ce courant que Nancy Fraser qualifie de « néolibéralisme progressiste ». Autrement dit une version inclusive, tolérante et ouverte à l’égard des minorités. Se voulant le contre-pied des discours et politiques réactionnaires, elle n’est finalement qu’une gestion différenciée dont sait user le néolibéralisme pour affirmer et promouvoir ses logiques et son idéologie.

C’est donc un immense risque que Lula et le Parti des Travailleurs ont pris en s’alliant avec les pires représentants de l’ordre oligarchique brésilien. La lutte contre le bolsonarisme, érigée en priorité absolue, conduit la gauche, alors même qu’elle n’est pas encore au pouvoir, à renoncer de facto à mener la politique sociale ambitieuse qu’exige légitimement sa base populaire. D’autant que ce pari de s’allier avec la droite avait déjà été tenté en 2014 par la successeuse de Lula, Dilma Roussef, éjecté du pouvoir deux ans plus tard par un coup d’Etat institutionnel orchestré par son vice-président Michel Temer…

 

 

Ce 24 septembre, 450ème anniversaire de la mort de Tupac Amaru

Le hasard a fait au cours de l’histoire que les années qui se finissent en 2 ont souvent recoupé des dates importantes du long forfait colonial mais aussi de celles et ceux qui, dans le monde indigène, lui ont tenu tête, y compris dans une mort pour finir victorieuse contre la prédation blanche, occidentale, dont on voit cette année particulièrement les effets mortifères.

2022, donc, constitue, pêle-mêle, les 530 ans de la première expédition de Christophe Colomb, les 500 de la victoire de Hernan Cortés sur Moctezuma et les Aztéques via la prise de Tenochtitlan (Mexico), les 450 ans – le 24 septembre – de l’exécution publique de Tupac Amaru signant l’écrasement définitif d’une structure étatique inca au Pérou ainsi que la défaite différée d’Atahuallpa qui ne s’est jamais soumis aux Conquistadors. 2022 constitue également le soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie dont les structures coloniales évoquent, si l’on s’y penche, celles de la Conquête espagnole d’une grande partie du continent qui s’appellera « Amérique » mais ce nom, lui aussi, est une appellation coloniale.

Écho du déploiement de la pensée politique décoloniale, une littérature historique anticoloniale rigoureuse contemporaine éclot et ruine le récit des vainqueurs. Sur l’histoire états-unienne, Roxane Dunbar-Ortiz par ex. redonne leur grandeur aux vaincus en vérité jamais défaits, à l’instar des Sioux contre le général Custer. Celui-ci est célébré comme un héros aux États-Unis comme l’est le criminel de guerre Bugeaud par la République française.

En cette année 2022, toutefois, il nous a semblé important de signaler le grand livre de Nathan Wachtel, un chercheur aux confins de l’histoire, de l’ethnologie et de l’anthropologie comme il s’en explique dans sa préface en se réclamant aussi de Claude Lévi-Strauss pour l’analyse structurale des récits indiens de la Conquête.

Publié en 1971, La vision des vaincus (et son sous-titre explicite : « Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole ») s’inscrit dans un fil benjaminien pour son rapport à l’histoire. La dignité des vaincus est l’objet de cette étude. En outre, le livre de Wachtel se clôt sur « l’émouvante victoire » des « vaincus » que sont, donc, les Incas mais aussi les Araucans du Chili ou les Chichimèques, tribu nomade qui fit trembler les Espagnols.

Les Incas ont été vaincus mais Atahuallpa ne s’est jamais soumis et si sa fin fait l’objet de divers récits, y compris contradictoires, l’Inca, défait mais pas vaincu, a refusé l’injonction à se convertir au christianisme des conquistadors et de leurs acolytes dominicains. Il est condamné à être décapité mais est plus probablement étranglé en 1533 sur l’ordre de Francisco Pizarro qui a débarqué à Tumbes (Pérou) en 1531.

Sa mort est cependant à l’origine d’un messianisme du retour parmi les Indiens du Pérou pour venger ceux-ci. Cette espérance, comme le note Carmen Bertrand dans son petit livre sur les Incas, subsiste encore aujourd’hui dans les montagnes péruviennes via « le retour prochain d’Inkarri, sorte de nouveau messie dont la tête a germé sous terre ». Malgré l’acculturation indienne dont parle Nathan Wachtel dans son livre, les anthropologues relevaient encore au moment de la parution de son livre la perpétuation d’une résistance passive mais réelle à l’évangélisation coloniale chez les Indiens de la communauté de Puquio par exemple.

De fait, Atahuallpa qui a refusé de prendre la Bible des colonisateurs et la conversion au culte catholique des Conquistadors meurt en fécondant la terre rebelle de l’Empire inca. Ce sont en effet ses fils, Titu Cusi et Tupac Amaru, qui ranimeront et poursuivront la lutte jusqu’en 1572 autour de Vilcabamba, capitale de l’état néo-inca. La mort de Tupac Amaru le 24 septembre de cette même année scellera la défaite militaire des Indiens du Pérou face à la violence coloniale espagnole.

Au-delà de l’histoire des combats indigènes contre les colons européens à travers ce qui s’appelle aujourd’hui « l’Amérique », le livre de Wachtel montre parfaitement la nature du colonialisme, sa violence et la destruction des mondes et de ses hommes et femmes qu’il engendre structurellement.

L’intérêt de son livre, sa dimension benjaminienne en acte en quelque sorte, est que la Conquête, ainsi que Nathan Wachtel l’annonce dès son sous-titre pour le développer dans son introduction, est ici présentée du point de vue des vaincus, c’est-à-dire les Indiens du Pérou, les Incas donc – même si l’Empire inca s’étendait au-delà des frontières du Pérou actuel.

Ce que développe l’historien dans son œuvre peut apparaître comme paradigmatique de l’essence du colonialisme et de sa dimension de dépopulation (terme utilisé par l’auteur) indigène qui se rapproche en réalité de la catégorie de génocide.

Nathan Wachtel rappelle ainsi que vers 1530 (Pizarro débarque en 1531), la population autochtone s’élève à 8 millions d’habitants pour chuter, vers 1590, à environ 1,3 million d’âmes.

Cette dépopulation est l’effet du colonialisme (« Nous voulons dire que la violence, par sa permanence, caractérise la société coloniale comme un fait de structure », écrit Wachtel) et de son cortège de destructions et de pillages qui engendrent parmi les Indiens une acculturation que rien ne remplace ni ne pallie. Elle touche au quotidien des Incas, que ce soit dans leur vie quotidienne mais aussi par rapport au sacré. Ainsi Wachtel rappelant que l’évangélisation est en premier lieu pour les Indiens une agression illustre cela par le culte inca des morts bafoué par les conquistadors. Le paragraphe que l’auteur consacre à la différence relative aux sépultures des morts chez les Blancs et les Incas illustre parfaitement l’ensauvagement des sociétés indigènes par la blanchité. Les Incas n’inhumaient pas leurs morts mais les « déposaient dans des abris en forme de ruches (…) ou dans des cavernes » où « une porte protégée par des pierres isolait le corps (qui) recevait des offrandes de parents (lui demandant) protection ». Les missionnaires catholiques imposèrent à des Indiens horrifiés et terrorisés l’inhumation dans des cimetières. À des Incas saisis d’effroi qui venaient la nuit déterrer leurs morts, les « pères jésuites » demandèrent des explications. Les Indiens eurent cette réponse rapportée par Alfred Métraux cité par Wachtel : « Par pitié, et par commisération pour nos morts, afin qu’ils ne soient pas fatigués par le poids des mottes de terre ».

La société inca, contrairement à certaines théories exotiques, ne fut pas socialiste tout en ayant un souci du commun.

Les rapports entre ses individus de l’Inca (l’empereur) aux plus pauvres se caractérisaient ainsi par la réciprocité (Wachtel évoque ici Mauss sur le don) et la redistribution à toute la population de l’Empire malgré son caractère hiérarchique et despotique. Il y a donc malgré l’aspect de despotisme asiatique (Wachtel cite Alfred Métraux) de l’Empire un souci de l’ensemble de la communauté.

La Conquête espagnole vient détruire cet environnement, cette culture dont Wachtel rappelle qu’elle est un tout et que sa destruction ne peut en réalité être partielle. Le colonialisme ne détruit pas un peu. Il ensevelit littéralement un monde même si ce qui est perdu n’a pas complètement disparu des mémoires indigènes comme l’ont illustré des discours de Chavez au Venezuela ou d’Evo Morales en Bolivie.

1492 est fondateur. Le colonialisme espagnol préfigure tous les autres. Accaparement des terres, destruction barbare des savoirs ancestraux indigènes (la culture de la pomme de terre – les Incas en produisaient plus de 700 variétés différentes – et du maïs, étagée selon l’altitude et le climat andins avec un admirable système d’irrigation) et introduction de normes capitalistes dans un monde qui se passait d’argent et où la mita (la prestation en travail pour les Incas) est remplacée par un salaire aux pièces et donc par l’introduction de l’argent qui ruine sur leurs bases les rapports sociaux incas mais aussi leur imaginaire culturel (religieux compris).

Le reste est assez connu mais mérite d’être rappelé. Les Conquistadors arrivant en Amérique précolombienne sont l’équivalent d’extra-terrestres qui débarqueraient aujourd’hui sur notre planète. Les Blancs intriguent mais rapidement, la douceur des peuples bien mal nommés « primitifs » déchante devant la sauvagerie des conquérants avides de terres, d’or, d’argent et de femmes indigènes. Y compris dans la guerre, les Incas sont horrifiés par les Blancs. Ceux-ci tuent sans hésiter alors que les Indiens préfèrent capturer l’ennemi.

Enfin, les Blancs apportent avec eux des maladies devant lesquelles la population autochtone n’a aucune défense immunitaire. Cet aspect de la Conquête prend sa part dans la dépopulation indienne. L’acculturation dont parle à de nombreuses reprises Wachtel n’est remplacée par rien qui serait propre aux Indiens. Ceci, du reste, est valable y compris pour l’Amérique du Nord. L’alcoolisme chez les Indiens ainsi que les suicides en sont une des conséquences

Le grand livre de Wachtel apparaît comme paradigmatique relativement au colonialisme et sa force déploie ses effets sur des contrées éloignées de l’Amérique précolombienne. La traite transatlantique s’inscrit dans des processus que notre auteur décrit. Le colonialisme, intrinsèquement violent, fait encourir le risque de la folie à celles et ceux qu’il écrase de sa sauvagerie.

Le cycle ouvert par Colomb en 1492 fait encore sentir ses effets plus que délétères jusqu’à nous jours. Au moment où le racisme d’État bat que plus jamais son plein entre expulsion de l’imam Iquioussen et délire de Zemmour – il y eut aussi des traîtres parmi les Incas – sur le « francocide » (sic), il faut lire et faire connaître La vision des vaincus (en Folio-histoire chez Gallimard).

 

 

Noureddine Yahyia

Édito #52 – Iquioussen, un imam expulsé pour l’exemple

« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » À l’État la puissance, et aux Musulmans la misère.

 

Gérald Darmanin aura finalement obtenu gain de cause. Alors que le tribunal administratif de Paris avait suspendu l’expulsion de l’imam Iquioussen en raison d’une atteinte disproportionnée portée à sa vie privée et familiale, le Conseil d’État a finalement annulé cette décision et validé son expulsion.

La décision du Conseil d’État, plus haute juridiction administrative française, est surprenante, pour ne pas dire inquiétante.

Surprenante, car elle s’éloigne de la lettre de la loi et de la jurisprudence des quinze dernières années. Inquiétante, car elle marque une fuite en avant des institutions dans la répression des Musulmans.

En application des articles L. 631-1 et L. 631-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, le ministre de l’intérieur ne peut expulser un étranger que lorsque sa présence en France constitue « une menace grave pour l’ordre public ». Les étrangers qui résident en France depuis plus de vingt ans bénéficient cependant d’une protection particulière, car ils ne peuvent être expulsés qu’en cas de comportement, soit « de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat », soit « lié à des activités à caractère terroriste », soit « constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes »

La loi subordonne ainsi l’édiction d’une mesure d’expulsion à l’existence de faits particulièrement lourds, qui menacent gravement l’ordre public, portant atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État, ayant trait à des activités terroristes ou encore provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence.

La jurisprudence récente n’avait donc jusque-là validé que des expulsions concernant des individus particulièrement dangereux. Ainsi en avait-il été d’un homme condamné pour port d’arme et ayant commis plusieurs crimes, d’un autre prônant le recours à la violence et à l’action terroriste, ou encore d’une personne en situation de fragilité psychologique et en possession de vidéos liées aux exactions commises par Daesh.

A l’inverse, le Conseil d’État avait invalidé une expulsion au motif que les faits reprochés à l’intéressé étaient trop anciens, datant de plusieurs années voire décennies.

Or, ce qui a ici été reproché à Hassan Iquioussen, et qui a été regardé comme constituant un comportement particulièrement dangereux car « constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes », c’est d’avoir tenu, il y a plusieurs années, des propos « antisémites » et « sexistes ».

Lui sont plus précisément imputés des paroles tenues en 2003, à l’occasion d’une conférence sur la Palestine, qualifiant les juifs d’« avares et usuriers » et d’être « le top de la trahison et de la félonie ». En 2018, il déclarait par ailleurs que les femmes doivent « rester à la maison pour s’occuper des enfants et de leur mari ».

Si ces déclarations sont éminemment contestables, l’on se demande cependant où se situe la dangerosité grave pour l’ordre public justifiant son éloignement du territoire national manu militari. Et on est ici loin d’un appel « à la discrimination, à la haine ou à la violence » envers les Juifs et les femmes. Sauf à expulser certainement une partie non négligeable des habitants de ce pays, qui sont un grand nombre à partager ces préjugés en raison de l’absence de politiques luttant de manière conséquente contre les véritables antisémitisme et patriarcat.

Plus encore, à supposer-même que la mesure d’expulsion fût justifiée, Hassan Iquioussen disposait normalement d’un droit à la vie privée et familiale, qui lui est notamment garanti par la convention européenne des droits de l’homme.

Mais le Conseil d’État a considéré que, ses enfants étant majeurs, ils ne dépendent plus de leur père, et que sa femme étant de nationalité marocaine, il n’y a aucune difficulté à ce qu’elle le rejoigne au Maroc.

L’on s’interroge alors sur ce qui a manqué à l’imam Iquioussen pour voir respecté son droit fondamental à une vie privée et familiale normale, et ainsi ne pas être arraché aux siens, alors qu’il est né en France, qu’il y a toujours résidé depuis sa naissance (donc depuis près de 60 ans), et qu’il y a fondé sa famille en s’y mariant et y donnant naissance à plusieurs enfants.

Ce jugement hors du commun du Conseil d’État signale en réalité un recul inédit de l’État de droit en France, lequel est supposé garantir les droits fondamentaux de chacun contre l’arbitraire du pouvoir.

Le pouvoir lui-même y a d’ailleurs directement participé puisqu’il a exercé une pression énorme sur la haute juridiction administrative. Ainsi, deux jours avant que le jugement ne soit rendu, le porte-parole du gouvernement s’est permis de déclarer à la presse nationale, au mépris du principe de séparation des pouvoirs, que s’opposer à l’expulsion d’Hassan Iquioussen enverrait un « très mauvais signal ». Le ministre de l’Intérieur a quant à lui menacé de changer la loi pour passer en force si le Conseil d’État lui donnait tort, se gargarisant d’ailleurs de sa décision devant l’Assemblée nationale sous les applaudissements de députés du Rassemblement national.

Les attaques contre le droit à la défense de l’imam ont en réalité été plus larges. C’est en ce sens que, le lendemain de l’annonce de son expulsion à venir, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, organe gouvernemental, a publiquement fustigé sur Twitter le soutien qui lui a été apporté par Marwan Muhammad et Feïza Ben Mohamed, deux militants antiracistes. Et avant que le Conseil d’État ne rende sa décision, l’avocate d’Hassan Iquioussen avait reçu de nombreuses menaces de mort, de même que le magistrat du tribunal administratif de Paris qui avait suspendu la mesure d’expulsion.

De surcroît, le jugement de la haute juridiction administrative révèle également toute l’ignominie qui entoure ce que Darmanin a assumé être une « double peine ».

Si les propos tenus par Iquioussen étaient pénalement répréhensibles, alors il incombait aux autorités compétentes de le poursuivre et de le faire condamner le cas échéant. À l’instar de n’importe quel Français qui aurait partagé des positions reconnues comme antisémites ou sexistes.

Mais, du seul fait que Hassan Iquouissen n’avait pas la nationalité française mais marocaine, il fait l’objet d’une procédure consistant à l’éloigner du territoire national, comme un corps étranger dont la société française devrait se débarrasser. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une mise en œuvre de la funeste notion de « nation organique », popularisée par Maurras et récemment réemployée par Macron.

Et il est à cet égard cocasse que Gérald Darmanin, qui a présentement exigé l’expulsion de l’imam Iquioussen pour antisémitisme et sexisme, ait d’une part été l’auteur d’une phrase dénonçant « les difficultés touchant à la présence de milliers de Juifs en France » à l’époque du Concordat napoléonien tenant à ce que « certains d’entre eux pratiquaient l’usure et faisaient naitre troubles et réclamations », et d’autre part été l’objet d’accusations de viols.

Au final, Hassan Iquioussen a été réprimé pour l’exemple, du fait de sa renommée chez les Musulmans français. Au prix d’atteintes intolérables à l’État de droit, qui laisseront des traces. Tout comme ont déjà laissé leur empreinte l’adoption de la loi séparatisme, les dissolutions du CCIF et de Baraka City, les nombreuses fermetures de mosquées et d’écoles coraniques ainsi que l’expulsion d’autres imams.

Ce qui lui était en réalité reproché, c’est son engament passé à l’UOIF et auprès de Tariq Ramadan, ainsi que sa dénonciation de l’islamophobie et de la colonisation de la Palestine. Et ce alors même que, paradoxalement, il participait activement à l’intégration des Musulmans en France. Soit, pour des raisons politiques.

Heureusement, certains résistent. Tels que la Ligue des droits de l’Homme (LDH), le Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés (GISTI) et l’Union juive française pour la paix (UJFP), qui sont spontanément intervenus dans la procédure d’expulsion devant le juge. Mais est-ce suffisant ?

Le silence de la gauche, voire sa compromission avec le pouvoir (Yannick Jadot a en effet déclaré que « ça ne le gênait pas que cette personne quitte le territoire »), est ici criminel. Seule une poignée de députés insoumis a dénoncé l’expulsion d’Iquioussen et sa validation par le Conseil d’État, ce qui est bien mais gravement insuffisant pour un parti qui a frôlé le seuil de la présidentielle grâce au vote des Musulmans.

Cette pétrification ou collaboration des partis de gauche n’augure rien de bon s’agissant des nouvelles lois à venir, les gouvernements qui se succèdent appliquant le programme du RN sans besoin que celui-ci ne soit au pouvoir. Les prochains à en pâtir seront-ils les naturalisés Français et les bi-nationaux ?

 

Quelle stratégie révolutionnaire pour 2022 ?

Cette intervention, co-écrite par Wissam Bengherbi et Houria Bouteldja, a été présentée par Wissam Bengherbi le 4 juin 2022 lors d’une journée antifasciste à Montreuil, « le monde de demain », en mémoire de Clément Méric, militant antifasciste, tué en 2013 par un groupe d’extrême droite.

 

Si le mot « révolutionnaire » est de quelque importance pour nous, laissons-le de côté pour le moment et contentons-nous de parler de « stratégie politique » appliquée à un projet décolonial. Dans cette optique, et dans le contexte qui est le nôtre, permettez-nous de couper le temps en deux : l’avant NUPES et l’après NUPES , la NUPES prise ici comme condensation d’un nouveau rapport de force entre les classes populaires toutes confondues et un Etat dominé par un bloc capitaliste et impérialiste.

Si on s’intéresse à l’avant NUPES, on pourrait d’abord s’interroger sur les conditions de son émergence ?

Est-ce à cause :

  • De la montée du Front National et de la radicalisation droitière de l’ensemble du champ politique ?
  • De la crise financière de 2008 qui a fait sombrer des dizaines de milliers de foyers dans la pauvreté ?
  • De la loi el Khomri ?
  • De la fascisation de la police et de l’armée ?
  • des attentats djihadistes de 2015 ?
  • de Macron et son saccage de l’Etat social ?
  • De la répression généralisée et des atteintes aux libertés fondamentales ?
  • Du Covid et de la gestion de l’épidémie ?

Ou alors, est-ce dû :

  • A Mélenchon qui quitte le PS en 2009, fatigué de devoir se battre en vain pour faire triompher une alternative antilibérale ?
  • A la rancune des partisans du non au référendum sur le TCE (traité constitutionnel européen), trahis par leurs gouvernants qui ont fini par l’imposer ?
  • Aux émeutes urbaines de 2005 suite à la mort de Zied et Bouna ?
  • Aux Gilets Jaunes ?
  • Aux Black Block ?
  • A la grande grève des cheminots de 2019 ?
  • Aux progrès de l’antiracisme politique, à la grande marche contre l’islamophobie de 2019 et à l’immense rassemblement du comité Adama en 2020 ?
  • Aux mobilisations populaires massives du Sud global au moins depuis les révolutions arabes ?

La NUPES est à l’évidence le produit d’une synthèse historique qu’on peut évidemment faire remonter encore plus loin, par exemple à 1983, date du tournant libéral du PS, mais il est des accélérateurs d’histoire qu’il s’agit d’identifier pour comprendre la période et il nous semble que 2005 est une date pivot tant à cause du rejet du Traité Constitutionnel Européen qu’à cause des émeutes raciales qui ont duré plus de 3 semaines et qui ont sidéré tant l’opinion nationale qu’internationale. Le premier parce qu’il représente une trahison du pacte démocratique et la mise en évidence du fait, pour ceux qui en doutaient, que l’Etat au service du projet libéral est tout à fait capable de sacrifier une partie du corps légitime de la nation, en l’occurrence les couches moyennes et basses du prolétariat blanc. Les secondes parce que la rage des émeutiers a permis de mettre fin au mirage de la France Black/Blanc/Beur mais aussi de constater que les classes dirigeantes n’hésiteraient plus à mettre en œuvre des pratiques coloniales d’un autre temps : l’Etat d’urgence jusqu’ici pratiqué en Kanaky, en Algérie et le 17 octobre 61. Et si 2005 est si important pour comprendre la période, c’est aussi parce que cette date va constituer un repère dans la dégradation de la condition de vie d’un côté, des « petits blancs » dont une partie va se révolter pendant l’épisode des Gilets Jaunes et de l’autre, des « indigènes » qui n’ont jamais cessé d’être des parias et dont la répression va grandissant au point que de plus en plus, on sent s’installer une ambiance pré-pogromiste. Ces deux grandes composantes du corps social ne sont pas restées inertes. Elles ont lutté, séparément, mais elles ont lutté. On l’a rappelé plus haut. Face à elles, l’Etat s’est radicalisé, autant du point de vue racial que social. C’est ce qui a permis une radicalisation du mouvement social entraînant avec lui une partie de la gauche molle, tant sur l’antilibéralisme que sur l’antiracisme, ce qui lui vaut aujourd’hui le qualificatif « d’islamo-gauchiste ». Tout ceci représente des progrès remarquables qu’il s’agit d’estimer à leur juste valeur. L’Union Populaire d’abord, puis la Nupes, représentent cette synthèse historique incarnée par un homme, Mélenchon, dont il faut bien reconnaître ici le caractère providentiel.

C’est à ce titre qu’au QG, nous n’avons pas hésité à le soutenir : ni au premier tour des présidentielles, ni aux législatives. Ceci peut paraître contradictoire du point de vue de l’autonomie que nous persistons à défendre. En effet, même si aujourd’hui au QG nous ne représentons aucune organisation politique, l’autonomie reste notre colonne vertébrale. Aussi, il est des contradictions auxquelles nous ne pouvons nous soustraire. Pourquoi soutenir la NUPES alors que des candidatures autonomes indigènes se présentent indépendamment d’elle, voire même contre elle ? Il serait fastidieux de faire ici une analyse poussée des différents projets défendus dont nous ne comprenons pas toujours la pertinence des programmes tant ils sont consensuels mais l’essentiel est ailleurs. Il serait en effet hypocrite de notre part de justifier notre absence de soutien au prétexte que les programmes seraient indigents, car par le passé nous avons fermé les yeux au nom de la priorité à l’autonomie. Mais en tant que militants, nous nous devons de réfléchir en situation. Le moment que nous vivons est exceptionnel et il nous oblige. C’est pourquoi nous ne pouvons nous contenter de principes. Il nous faut une stratégie à plus ou moins long terme. De ce point de vue, faire le choix de la NUPES, c’est aussi un choix d’autonomie. D’abord parce que nous voyons Jean-Luc Mélenchon comme une « aufhebung » de l’antiracisme politique. L’« aufhebung », est un concept hegelien qui caractérise un processus de « dépassement » d’une contradiction dialectique où les éléments opposés sont à la fois affirmés et éliminés dans une synthèse conciliatrice. Houria Bouteldja disait récemment « JLM a assassiné l’antiracisme politique ». Lorsqu’il a accepté de participer à la marche contre l’islamophobie de 2019 qui a été un véritable tournant, il a en quelque sorte vampirisé l’antiracisme. Certes il s’en est nourri, l’a absorbé en partie dans son programme mais à la condition de détruire l’autonomie. C’est ce que Hegel appelait l’« aufhebung », soit le dépassement d’une contradiction (gauche blanche augmentée par l’antiracisme politique au détriment de ce dernier). Aussi même si un cycle antiraciste a pris fin, il se prolonge d’une certaine manière au travers de l’UP mais également de la NUPES. C’est donc parce que la NUPES est en partie le produit des luttes autonomes que nous savons nous reconnaître en elle et qu’il nous faut la soutenir. Ajoutons à cela, deux de nos priorités :

  • Construire une digue antiraciste protectrice la plus haute et la plus solide possible ce qui constitue pour nous la priorité des priorités et même l’objectif stratégique premier.
  • Préserver un acquis qui nous servira d’appui plus tard et pourquoi pas pour créer les conditions d’une nouvelle « aufhebung »

Pour le dire autrement l’autonomie des luttes a permis d’acquérir un capital politique, en matière d’antiracisme, partagé par 22% de l’électorat, peut-être plus si la NUPES parvient à élargir sa base. Il importe aujourd’hui de consolider cette base et non de la disperser avec des candidatures qui a priori peuvent servir l’adversaire, Macron en particulier. Mais répétons-le encore une fois, c’est bien parce que nous sommes politiquement, par l’effet de l’ « aufhebung », objectivement à l’intérieur de la NUPES tout en étant subjectivement à l’extérieur que nous faisons ce choix.

Bien sûr, on pourra reprocher à Mélenchon de n’être qu’un social démocrate plus ou moins radical, d’être un impérialiste soft, mais impérialiste quand même, de trop idolâtrer Mitterrand. On peut aussi lui reprocher de faire trop de concessions à la gauche européiste et atlantiste pour atteindre son objectif aux législatives. On peut même lui reprocher des choix manœuvriers, comme celui de fermer les yeux sur la candidature d’une protégée de Jospin dans la circonscription où se présente Simonet, comme celui d’avoir capitulé devant le PC qui a refusé d’investir Azzedine Taibi, comme celui d’avoir lésé des militants de quartiers par des parachutages politiciens. Tout cela est vrai et malaisant mais puisqu’il s’agit ici de parler de stratégie, c’est elle qu’il importe de ne pas perdre de vue. Grâce à l’élan populaire en faveur de l’UP, le centre de gravité du débat public s’est déplacé à la fois vers la gauche, vers le décolonial et vers le sud. Et ce n’est pas le moindre de nos acquis. Surtout lorsque nous nous rappelons qu’il y a à peine quelques mois, nous étions inquiets de voir les débats politiques être le théâtre d’une surenchère raciste et sécuritaire, notamment avec un Éric Zemmour qui, un temps, donnait le ton des discussions. Or, aujourd’hui Reconquête a dû mal à se relever de son échec et le RN se fait discret, quant à Macron, il redouble d’efforts pour ne pas trop brusquer son aile gauche. De plus, l’hypothèse d’une forte opposition à l’AN inquiète très fortement l’Elysée comme elle paralyse le parti de Marine Le Pen. En d’autres termes, la NUPES rebat les cartes. Enfin, le programme commun est suffisamment en rupture avec le racisme et l’ultra libéralisme, qu’il serait plutôt inopportun, vu la faiblesse des forces radicales, de faire la fine bouche.

A ce stade, jusqu’aux législatives et compte-tenu d’une ligne politique assez correcte, nous n’avons que le choix d’élire une opposition la plus forte, quelles que soient ses contradictions. Il s’agit là d’un soutien critique mais sans grande illusion à défaut de mieux.

Voilà pour l’avant Nupes. Qu’en est-il de l’après ?

Commençons par expliquer pourquoi nous tenons à défendre une ligne autonome de la NUPES comme de l’ensemble du champ politique Blanc. Abdelmalek Sayad nous l’a appris et nous n’avons jamais cessé de le répéter après lui : « Exister c’est exister politiquement ». Comme on vient de l’expliquer avec la notion d’« aufhebung », c’est l’existence politique du mouvement décolonial et du mouvement social en général qui a permis de faire évoluer la gauche blanche vers des positions antiracistes et antilibérales plus fermes et plus conséquentes. Mais nous avons dit aussi que l’antiracisme politique avait été vampirisé et vidé de lui-même. Faut-il alors, faute de mieux, rejoindre la dynamique ?

Notre réponse est un non sans appel.

Récemment Houria Bouteldja a rendu hommage à Jean-Luc Mélenchon en soulignant combien il avait su toucher les affects indigènes. En effet, touché par la grâce, il a réussi à parler aux non Blancs et aux Musulmans en particulier. Il a su faire vibrer leur cœur, et à les mobiliser comme personne avant lui au grand dam du PC. Tout le monde le reconnaît : ces populations qu’on croyait apathiques et perdues pour les élections ont pris le chemin des urnes reconnaissant en Jean-Luc Mélenchon un homme d’honneur et de principes. C’est un grand pas mais il faut le dire ici : une relation fondée sur des émotions, aussi sincères soient-elles, est une relation condamnée à l’échec. L’émotion, c’est la précarité et la fragilité. Tout le contraire d’un véritable pacte politique fondé sur une expérience commune, une tradition, des luttes. Une relation fondée sur des affects se retourne comme un crêpe à la moindre vexation, à la moindre trahison. Une trahison d’autant plus probable quand on sait l’attelage hétéroclite et peu rassurant de la NUPES – que ce soit Roussel et son tropisme BBR, certaines sorties de Ruffin manifestement en décalage avec la direction antiraciste de Mélenchon, sans oublier la présence inquiétante du Parti Socialiste – mais également quand on connaît la férocité du champ politique blanc et la crise multidimensionnelle que nous sommes en train de vivre. Or, il n’y a rien de pire qu’un peuple déçu. Il est risqué de trahir un corps qui se meut difficilement et qui n’accorde sa confiance que rarement, échaudé par une expérience historique de l’instrumentalisation. C’est ce qu’il faut éviter à tout prix. Le rôle de l’autonomie, c’est de prévenir l’illusion et éviter une trop grande déception qui nous ferait perdre encore des années.

On pourrait nous rétorquer qu’il faut y entrer et changer les choses de l’intérieur, ce à quoi nous répondons : l’antiracisme politique, combien de divisions ? Nous venons en effet de rappeler que l’antiracisme politique avait terminé un cycle. Pour changer les choses de l’intérieur, encore faut-il des troupes organisées, ce qui n’est pas le cas. Celles-ci doivent donc être reconstituées.

Notre première tâche est donc de reconstruire l’autonomie décoloniale dès le lendemain des législatives quel qu’en soit le résultat.

  • D’abord pour reconstruire une existence politique propre.
  • Ensuite pour garder une (des) boussole(s) politique(s) quand la plupart des forces indigènes actives auront été absorbées par la NUPES et que celle-ci fera des compromis, voire des compromissions, qui finiront par décourager celles et ceux qui y auront cru.
  • Enfin, pour continuer de produire du rapport de force anti-impérialiste/antiraciste, faire pression sur une opposition de gauche qui défendra d’autant plus son programme qu’elle sera sous le feu de la critique populaire.

Pour conclure, il nous importe de rappeler que la gauche blanche, toutes tendances confondues, doit cesser de sélectionner les indigènes ou les regroupements indigènes en fonction de ses désirs, de les modéliser à son image jusqu’à ce qu’ils rentrent dans le moule, ou de faire le choix de ses partenaires selon qu’ils correspondent idéologiquement à ce qu’elle est. Ou pour le dire encore autrement, il faut qu’elle cesse de chercher babouche à son pied, soit des indigènes soumis à sa vision du monde. Au contraire, il est urgent qu’elle intègre ce que le PIR appelait les espaces/temps différés, qu’elle comprenne que les indigènes ne rentreront plus dans des moules idéologiques préfabriqués pour eux, sans eux. A défaut, ils finissent souvent par lui exploser entre les mains. Les exemples commencent même à encombrer les placards.

Rappelons-nous que de nombreuses organisations ou personnalités indigènes ont été rejetées de manière hystériques alors que du point de vue de la stratégie révolutionnaire, ils représentaient réellement quelque chose : Nous pensons à Tariq Ramadan qui réunissait parfois jusqu’à 10 000 jeunes musulmans et musulmanes, pour la plupart issus du prolétariat français qui auraient pu être intégrés à une stratégie révolutionnaire. La gauche anticapitaliste, sauf exception, n’a jamais su se saisir de cette aubaine trop occupée à débattre de la personnalité « sulfureuse » du leader musulman, pourtant intéressé par le forum social européen, aidée en cela par tous les médias aux ordres et par l’ensemble des organisations et personnalités les plus réactionnaires. On peut en dire de même de Dieudonné avant sa bascule vers l’extrême droite (et on insiste sur le « avant »). Il réussissait à attirer des jeunes noirs et arabes des quartiers sur des sujets tels que la mémoire de l’esclavage et du racisme. Il aurait fallu le cueillir à ce moment là mais passé de la gauche socialiste à un registre certes confus mais plus radical, il a été abandonné par la gauche qui a préféré garder les mains propres plutôt que de faire le travail d’éducation politique qui lui incombait. Quant à nous, ex du PIR, nous sommes bien placés pour savoir que nous n’avons jamais été la babouche de qui que ce soit. Nous avons à cause de cela été sacrifiés entre autres au profit d’organisations indigènes dont la ligne était suffisamment floue et poreuse pour satisfaire tant la gauche réformiste que la gauche radicale qui tenaient à leur confort moral plus qu’aux alliances conflictuelles pourtant fructueuses et dont l’« aufhebung » antiraciste est la manifestation la plus éclatante.

Dernière chose et pas des moindres : si la NUPES vient aux affaires et notamment sa branche UP et qu’elle gagne en influence et en pouvoir, nous lui conseillons non seulement de respecter les espaces indigènes autonomes là où elle les rencontrera mais surtout de mettre en œuvre les conditions de cette autonomie. L’urgence des urgences est en effet de mettre fin au clientélisme qui empêche toute auto-organisation par le bas. Nous insistons sur ce point. La nouvelle alliance de gauche ne doit en aucun cas se mêler de la stratégie ou du contenu des luttes indigènes, elle doit immédiatement et dans la mesure de ses possibilités libérer les indigènes de leurs dépendances vis à vis des potentats locaux. C’est la conditions sine qua non d’une future alliance conflictuelle mais fondée sur la défense des intérêts propres et urgents de l’indigénat. La fin du système clientéliste, c’est la fin de la subordination indigène et le début d’une réelle repolitisation par le bas. Ce sera dans un avenir plus ou moins proche, la possibilité d’une première convergence entre les indigènes qui s’organisent par le bas, et ceux qui, à cause du clientélisme, ont fait le choix d’une organisation par le haut. Nous pensons à toutes ces organisations qui ont été empêchées de pénétrer le terrain des quartiers dont le CCIF qui a été dissout dans une grande indifférence, le PIR, la BAN, UNPA etc qu’on a retrouvés plus tard dans le collectif Rosa Parks et qui sont à l’origine de l’antiracisme politique.

Compte-tenu de tout ce qui précède, nous ne pouvons qu’espérer 1/la victoire de la NUPES et de son aile la plus à gauche, 2/une mobilisation sociale la plus pugnace possible à la rentrée 3/mais également la reconstruction d’un antiracisme politique fort de son bilan en termes d’échec et de réussite. Bref, s’il faut aller vers une alliance révolutionnaire, nous savons qu’elle sera précédée de temps où nous lutterons les uns avec les autres, de temps où nous lutterons les uns contre les autres, de temps où nous lutterons séparément. C’est ce que nous pouvons appeler de notre point de vue une stratégie révolutionnaire. Et effectivement, elle doit se mettre en place sans plus attendre, c’est à dire en 2022.

 

Wissam Bengherbi, Houria Bouteldja

Crédit photo : LouizArt Lou

 

 

Édito #51 – NUPES : et maintenant ?

Persistons et signons. Non seulement il fallait soutenir Mélenchon et son « Union Populaire » dès le premier tour des présidentielles, mais les organisations telles le PC et le NPA, qui s’y sont refusées, portent une grande responsabilité dans son échec.

Il faut le marteler, Mélenchon a obtenu ce score miraculeux de 22% car il a su incarner les luttes sociales qui ont émaillé la vie politique de ce pays depuis la loi Travail jusqu’à l’insurrection des Gilets Jaunes en passant par la grève historique des cheminots et par les mobilisations antiracistes massives. Non seulement il a incarné ces luttes d’un point de vue politique mais aussi d’un point de vue sensible, en touchant profondément les affects de certaines couches sociales, dont les Musulmans. Les électeurs – et notamment une partie non négligeable des habitants des quartiers, dont le vote en faveur de Mélenchon a été déterminant – ne s’y sont pas trompés. Si un frisson d’espoir avait parcouru les militants lorsque, brièvement, on a pu croire qu’il passerait in extremis devant Le Pen, c’est notamment parce que le rapport de force aurait été substantiellement différent, en particulier dans la perspective des législatives.

Aujourd’hui, c’est donc avec les rapports de force réels produits par cet échec que nous devons composer, mais non sans une certaine satisfaction : le fascisme – et c’est heureux – a en effet trébuché sur la dernière marche. De plus, Mélenchon représente l’Événement de l’élection présidentielle. Une gauche blanche – quoi qu’on en pense – mais néanmoins non islamophobe dans ses prétentions, a été ressuscitée. Au-delà de la métaphore religieuse, le succès de Mélenchon semble montrer que dans ce pays, l’héritage même un peu dévoyé du XIXème siècle révolutionnaire ou du Front populaire n’a pas disparu. Dès qu’une direction politique digne de ce nom existe, un chemin peut se dessiner et les masses se mobiliser.

C’est ce score populaire qui vitrifie Macron et qui permet à Mélenchon d’enjamber la présidentielle pour peser au maximum sur les législatives et d’appeler à l’ « élire Premier ministre ». Ce faisant, il éclipse un Président mal aimé et mal élu.

Jusqu’ici, c’est un sans faute dont il faut se réjouir. Mais qu’en est-il de la stratégie adoptée par le troisième tour ?

Commençons par des évidences :

  • l’audace de « l’Union populaire » nous a permis d’échapper à un débat qui nous tétanisait il y a encore peu. Nous sommes en effet passés en l’espace de deux semaines d’un débat sur le foulard, les Musulmans et l’immigration, à un débat centré essentiellement sur des enjeux de politiques antilibérales ou institutionnelles ;
  • la performance de la NUPES effraie tant la Macronie que la Lepenie. Il n’est qu’à voir la trouille qui s’empare des bien-pensants (néolibéraux de droite et de gauche) pour mesurer la victoire symbolique, au sens fort et donc politique, que représenterait une majorité de gauche sous direction LFI à l’Assemblée nationale ;
  • cette performance accroit les divisions au sein du PS, de nombreux caciques ayant déjà quitté le navire. On peut certes y voir l’opportunité d’une renaissance mais aussi le dernier clou au cercueil du parti ;
  • nous préférons affronter un gouvernement Mélenchon qu’un gouvernement Macron ;
  • en revanche, il ne faut être dupe ni de la gauche au pouvoir ni de la nature blanche et bourgeoise du parlementarisme qui s’opposera à toute forme de révolution, fût-elle citoyenne. Gageons que l’attelage hétéroclite de la NUPES ne manquera pas d’y contribuer.

Mais, dans la mesure où la politique exige toujours de faire des choix concrets dans une situation concrète, c’est à l’aune des accords passés avec les quatre partenaires – Génération.s, EELV, PCF et PS – qu’il faut juger la stratégie de la FI et décider de la soutenir ou pas. Qu’en est-il réellement ?

Dans sa déclaration de l’intergroupe parlementaire du 19 avril 2022, la France insoumise a proposé un « programme partagé de gouvernement », tourné autour des propositions contenues dans « L’avenir en commun ». Les discussions ont été présentées comme pouvant « permettre à chacun de se retrouver dans ce programme partagé », mais sans pour autant « revenir sur des points fondamentaux plébiscités par près de 8 millions d’électeurs ».

Parmi ces « points fondamentaux » non-négociables se trouvaient, de manière non exhaustive : la retraite à 60 ans, l’abrogation de la loi El Khomri et des contre-réformes du code du travail et de l’assurance chômage, l’augmentation du SMIC à 1400 euros net, l’allocation d’autonomie jeunesse et la garantie dignité à hauteur de 1063 euros par mois, le blocage des prix des produits de 1ère nécessité, la planification écologique et la règle verte, la fin de la monarchie présidentielle avec la 6ème République et le référendum d’initiative citoyenne, le développement des services publics, le refus de leur privatisation ou la fin de leur ouverture à la concurrence, l’engagement à consacrer 1 milliard d’euros contre les violences faites aux femmes, une fiscalité plus juste avec notamment le rétablissement de l’ISF et l’abrogation de la flat tax, l’abrogation des lois séparatisme, sécurité globale et du pass sanitaire et la désobéissance aux règles européennes incompatibles avec « L’avenir en commun ».

Des accords bilatéraux ont ensuite été conclus entre la France insoumise et ses partenaires :

  • L’accord entre la FI et Générations.s du 28 avril 2022 valide le « programme partagé de gouvernement ». Concernant l’Europe, on note que l’accord inscrit dans le marbre l’absence de perspective de Frexit ou de sortie de l’euro. Enfin sur les relations internationales, Génération.s semble avoir insisté sur la préservation de « l’intégrité territoriale de tous les pays» (on pense à l’Ukraine) mais aucune concession ne semble avoir été faite par l’UP, Mélenchon ayant toujours affirmé qu’il fallait à la fois défendre cette intégrité territoriale et « entamer des coopérations altermondialistes ».
  • L’accord entre La FI et EELV du 2 mai 2022 a aussi validé le « programme partagé de gouvernement » mais durcit sa position sur l’Europe. En plus du refus du Frexit et de la sortie de l’Euro, la formation s’entoure de toutes les garanties pour empêcher la « désagrégation » de l’UE, ce qui ne contrevient toutefois pas aux « points fondamentaux» consacrés par la FI car cette dernière avait déjà reculé sur la sortie de l’UE dès 2017. En ce qui concerne les précisions sur les enjeux de la désobéissance, il s’agit pour EELV de donner des gages qu’elle ne concerne que les règles économiques et budgétaires tandis que les règles de l’UE continueront de prévaloir en matière de droits de l’homme et de libertés fondamentales.
  • L’accord entre la FI et le PCF du 3 mai 2022 valide encore le « programme partagé de gouvernement ». Sur l’Europe, l’accord ne tergiverse pas quant à la nécessité de désobéir aux règles de l’UE.
  • L’accord entre la FI et le PS du 4 mai 2022, enfin, valide le « programme partagé de gouvernement » tout en étant plus prolixe sur les exemples de mesures qu’il s’engage à défendre. On y trouve notamment l’abrogation de la loi El Khomri, alors qu’il s’agit d’une loi issue d’un gouvernement PS. De plus, l’accord mentionne pour la première fois expressément « L’abrogation des lois séparatisme et sécurité globale qui portent atteinte à nos libertés individuelles». Il est probable que l’UP, consciente que le PS pourrait être capable de trahir sur ce point, ait tenu à l’inscrire dans l’accord pour rendre la tâche plus difficile au PS. Enfin, la mention de l’abrogation de la loi séparatisme est immédiatement contrebalancée par un nouveau paragraphe relatif à « La défense de la République laïque et universaliste, la protection de la liberté de conscience et d’expression, une action résolue contre le racisme, l’antisémitisme et toute forme de discrimination et le combat contre les communautarismes et l’usage politique des religions ». On comprend qu’il s’agit d’une exigence rhétorique pour permettre au PS de ne pas perdre la face car la formulation de ce passage ne contredit pas frontalement la ligne de l’UP. Sur l’Europe, on trouve d’emblée qu’une différence est marquée entre LFI « héritière du non de gauche au Traité constitutionnel européen en 2005 » et le PS « attaché à la construction européenne et ses acquis », le PS s’engageant néanmoins à « appliquer pleinement le programme partagé de gouvernement ». Et il est cette fois fait mention de ce que la France devra entraîner d’autres Etats à « réorienter les politiques européennes et à modifier durablement les règles et traités européens incompatibles avec notre ambition sociale et écologique légitimée par le peuple ». Sur les relations internationales, l’accord est similaire à celui signé avec Génération.s et EELV, avec la mention toutefois que « face aux atrocités décidées par Vladimir Poutine, nous défendons la souveraineté et la liberté de l’Ukraine ». Cette précision est à mettre en perspective avec la campagne présidentielle qui vient de se dérouler, où Hidalgo (candidate du PS) n’a cessé de se poser comme défenseuse de l’Ukraine face à un Mélenchon « ami » de Poutine. Pour autant, l’UP avait dès le début dénoncé l’invasion de l’Ukraine par la Russie et apporté son soutien à la défense de sa souveraineté. La « concession » n’est donc que textuelle, non programmatique, l’accord mentionnant toujours l’impératif d’« entamer des coopérations altermondialistes ».

À noter que l’abrogation de la loi séparatisme n’est mentionnée que dans l’accord avec le PS, pour lequel ce point a vraisemblablement constitué un litige au regard du contrepoint qui en a suivi. Si l’abrogation de cette loi n’a à l’inverse pas été expressément mentionnée dans les accords avec les autres partenaires, on peut en déduire qu’il s’agissait d’un accord tacite dès lors que cette abrogation était comprise dans les « points fondamentaux non négociables ».

En revanche, le retrait de l’Otan a disparu du programme commun, ce qui fait craindre une concession de taille concernant la proposition de non alignement qui faisait toute l’originalité du programme de l’UP.  Mélenchon montre d’ailleurs sur ces points des signes inquiétants de reculade. Quant aux retraits de la régularisation des sans-papiers et de la suppression des polices spéciales (BAC, BRAV), ils sont hautement problématiques. Si ces propositions ne sont effectivement pas reprises dans la version définitive du programme partagé, nous pouvons considérer que le recul sur ces points, conditionné par une alliance large, représente une concession considérable qui dessine déjà les limites ici infranchissables : l’impérialisme et « l’intégrité » de l’institution policière.   Il reviendra aux seuls membres de la FI de les défendre. Autant dire que la réforme de la police n’est pas pour demain…

Il nous semble malgré tout qu’au sortir de ce round de négociations, l’UP sort gagnante, ce qui n’était pas évident étant donné son ouverture au PS. Ouverture qu’on a le droit de juger pragmatique du point de vue de l’objectif affiché (« faire élire » Mélenchon premier ministre), ou dangereuse du point de vue l’intégrité du programme et de la fidélité aux électeurs du « bloc social ». C’est notre cas. La non-rupture avec le PS est effectivement très risquée. Mais à vrai dire, l’alliance avec EELV, atlantiste et européiste, ne l’est guère moins. Ces groupes ne manqueront probablement pas de faire capoter l’alliance à la moindre occasion. Mais le fait persiste : on ne peut pas se fixer comme objectif la direction d’un gouvernement sans majorité. C’est là la logique intrinsèque du parlementarisme.

On pourrait dès lors refuser de soutenir la NUPES car, en s’alliant avec le PS, une ligne rouge aurait été franchie. Ce n’est pas notre cas car nous n’avons jamais cru au caractère révolutionnaire de l’UP, pas plus que des législatives. Aussi, nous refusons de succomber au narcissisme de la défaite dont se moquait feu Bensaïd. Du point de vue qui est le nôtre, il nous apparaît juste et cohérent – à défaut de mieux – de soutenir cette alliance (sans y participer) pour le miracle qu’elle représente et espérer une majorité de députés sous sa bannière :

  • d’abord parce les « points fondamentaux non négociables » auxquels se sont engagés tous les partenaires sont cruciaux pour un véritable changement de cap politique, mais aussi parce que la FI domine largement la coalition ;
  • surtout parce que pour nous, la politique n’est pas que dans les élections et que, fidèles à ce que nous avons toujours professé, nous comptons sur les mobilisations extra-parlementaires pour, en fonction des situations : soutenir la NUPES quand elle défend le mandat pour lequel a été élue  et quand elle se bat en faveur des classes populaires et en particulier des indigènes, faire pression quand les éléments les plus nuisibles de la coalition sabotent les mesures sociales ou antiracistes, et enfin la dénoncer quand elle trahit ses engagements ou qu’elle s’apprête à le faire, ce qui ne manquera pas d’arriver.

À cet égard, même si nous aurions préféré voir le NPA accepter le deal avec la NUPES (une Assemblée nationale avec Besancenot et Poutou aurait eu de la gueule !), nous nous devons de respecter son choix. Car ce dont nous aurons le plus besoin, ce sont des mobilisations de rue les plus massives, sous la houlette d’organisations les plus indépendantes possibles et, nous l’espérons, avec la contribution de nouvelles coalitions indigènes autonomes. Nous entrons dans une période de très fortes turbulences : une possible guerre mondiale – qui verrait la France succomber une fois de plus à l’OTAN et au camp occidentaliste – nous pend au nez, une hausse de l’inflation et peut-être une grave crise sociale et institutionnelle en cas de cohabitation.

Partant de là, et comme nous l’avons déjà affirmé, du moment où Mélenchon devient un homme d’Etat, il se transforme pour nous en adversaire. Et comme il le dit lui-même, il lui revient de mériter notre confiance. Mais à ce stade, nous ne pinaillerons pas car il est à ce jour le meilleur de nos adversaires.

Nous souhaitons donc bonne chance et bon courage à la NUPES.

Édito #50 – Mosquée de Pessac : une victoire en demi-teinte

Accroissement de la pression sur les Musulmans, censure de la dénonciation assumée de l’islamophobie d’État et extension des prérogatives du pouvoir exécutif sur les mosquées grâce à la loi séparatisme. La récente décision du Conseil d’État de laisser ouverte la mosquée de Pessac, si elle soulage à juste titre les fidèles de ce lieu de culte, porte néanmoins les germes d’un contrôle accru des mosquées en France.

 

Par une spectaculaire ordonnance du 26 avril 2022, le juge des référés du Conseil d’Etat a confirmé la suspension de la fermeture de la mosquée Al-Farouk à Pessac, au motif que cette décision a porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte.

Ordonnance d’autant plus remarquable que c’est la première fois depuis 2015 que le Conseil d’Etat va à l’encontre du ministère de l’intérieur s’agissant de la fermeture administrative d’une mosquée.

Victoire ?

À l’évidence oui, pour les fidèles concernés qui vont pouvoir poursuivre la fréquentation de ce lieu de culte. Victoire aussi contre un gouvernement qui a poussé l’islamophobie d’Etat et le harcèlement des musulmans à un stade jamais connu hors période d’état d’urgence.

Mais à bien lire l’ordonnance du Conseil d’Etat, cette victoire n’est pas aussi éclatante qu’elle pourrait le laisser entendre.

Pour le comprendre, il faut revenir sur le fondement légal qui a justifié la décision initiale de fermeture de la mosquée.

Il s’agit de l’article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure, qui autorise les préfets à fermer des lieux de cultes aux seules fin de prévenir la commission d’actes de terrorisme, dès lors que les propos tenus en ce lieu, les idées ou théories qui y sont diffusées ou les activités qui s’y déroulent, soit constituent une provocation à la violence, à la haine ou à la discrimination en lien avec le risque de commission d’actes de terrorisme, soit provoquent à la commission d’actes de terrorisme ou en font l’apologie.

Autrement dit, il doit y avoir un lien direct entre fonctionnement de la mosquée et terrorisme.

S’appuyant sur cette loi, la préfète de la Gironde a, par un arrêté du 14 mars 2022, prononcé la fermeture administrative, pour une durée de six mois, de la mosquée Al-Farouk.

La préfecture portait un grand nombre de griefs à l’encontre de ce lieu de culte de la banlieue bordelaise : il 1) accueillerait depuis plusieurs années des imams connus pour leur appartenance à la mouvance islamiste et diffuserait sur les réseaux sociaux des messages incitant au repli identitaire, à méconnaitre les lois de la République présentées comme incompatibles avec l’islam et condamnant les musulmans ne partageant pas sa vision rigoriste, 2) dénoncerait un acharnement à l’égard des musulmans, afin d’accréditer l’idée d’une islamophobie de la communauté nationale et de créer un ressentiment à l’encontre des institutions de la République et des forces de l’ordre et ferait un parallèle entre la lutte contre le séparatisme islamique et les persécutions antisémites durant la seconde guerre mondiale, 3) diffuserait, sous couvert d’un soutien au peuple palestinien, des publication antisémites et haineuses à l’encontre d’Israël, 4) soutiendrait des organisations ou des personnes promouvant un islam radical, 5) serait idéologiquement proche de mouvements favorables à des actions terroristes et 6) radicaliserait une partie de ses fidèles, ce dont attesterait le fait qu’un groupe de jeunes fidèles aurait tenu des propos justifiant l’attentat terroriste du 16 octobre 2020 contre Samuel Paty.

Si le juge des référés du Conseil d’Etat a finalement balayé un à un ces arguments, la manière d’y parvenir pose de sérieux problèmes.

1) Tout d’abord, le juge adopte une interprétation extensive de la loi pour placer sous son contrôle – et sous le contrôle de l’administration – un grand nombre d’éléments. Ainsi, « la provocation à la violence, à la haine ou à la discrimination en lien avec le risque de commission d’actes de terrorisme, à la commission d’actes de terrorisme ou à l’apologie de tels actes » peut résulter tout aussi bien de propos tenus au sein de la mosquée que de propos exprimés dans les médias ou sur les réseaux sociaux, par les responsables du lieu de culte ou par les personnes qui y officient, voire même les propos émanants de tiers et diffusés dans les médias ou sur les réseaux sociaux relevant de la responsabilité du lieu de culte ou des personnes qui y officient.

En outre, peut révéler la diffusion, au sein de la mosquée, « d’idées ou de théories provoquant à la violence, à la haine ou à la discrimination en lien avec le risque de commission d’actes de terrorisme, à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie », notamment, la fréquentation de ce lieu de culte par des tiers prônant ces idées ou théories, l’engagement en faveur de telles idées ou théories des responsables du lieu et des personnes qui y officient ou encore la présence, sur le lieu de culte ou dans des lieux contrôlés par lui ou les personnes qui y officient, d’ouvrages ou de supports en faveur de ces idées ou théories.

En bref, les musulmans sont cernés de toute part par l’Etat : salle de prière, médias, réseaux sociaux, fréquentations sociales, etc. Une vidéo Facebook, un retweet, la présence d’un fidèle « radicalisé » ou encore un livre traînant dans la mosquée, absolument tout support peut être utilisé pour justifier une fermeture administrative.

L’on se souvient à ce titre que le Conseil d’Etat avait validé la dissolution de l’association Barakacity au motif, entre autres, que certaines de ses publications sur les réseaux sociaux avaient généré des commentaires d’internautes jugés « antisémites, haineux, incitant à la violence et au meurtre » qui n’avaient pas été modérés.

2) Ensuite, le juge des référés a considéré qu’il n’était pas établi que les imams intervenant dans la mosquée de Pessac aient tenu dans le cadre de leurs prêches des propos de nature à encourager la haine et la violence à l’égard des non-musulmans ou des musulmans ne partageant pas leurs conviction, et que si un groupe de jeunes fidèles avait justifié l’assassinat de Samuel Paty, ces propos et les liens entre les personnes en cause et le lieu de culte n’étaient pas suffisamment établis pour lui en imputer la responsabilité.

Il est ici à saluer que le juge n’impute pas à des imams des propos qu’ils n’ont pas tenu ni ne fasse « porter le chapeau » à la mosquée de propos tenus par des personnes qui n’ont rien à voir avec elle, contrairement à ce qu’avait fait la préfète de la Gironde en l’espèce.

3) De surcroît, le Conseil d’Etat a estimé que, si la mosquée et son président ont publié sur internet des textes de tiers – auxquels ils se sont associés – « qui, adoptant une posture volontairement victimaire, rendent les institutions de la République, les responsables politiques, voire la société française dans son ensemble, responsables d’un prétendu climat d’islamophobie, incitent au repli identitaire et contestent le principe de laïcité » et des publication Facebook « de soutien à des associations dissoutes ou à des organisations ou à des personnes promouvant un islam radical », ces publications ne présentaient pas, compte tenu de leur teneur et dans les circonstances de l’espèce, un caractère de provocation à la violence, à la haine ou à la discrimination.

Or, en spécifiant que cette solution était propre « aux circonstances de l’espèce » et dépendait de la « teneur » des publications en cause, le juge laisse ouverte la possibilité de sanctionner, dans d’autres cas, des mosquées qui dénonceraient l’islamophobie de l’Etat français dans des termes moins réservés.

Pour mémoire, le Conseil d’Etat avait validé la dissolution du CCIF notamment au motif que l’organisation tenait « des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques française mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans ».

4) Enfin, et surtout, la Haute juridiction a relevé que la mosquée Al-Farouk avait diffusé sur son compte Facebook « un message appelant à la prière pour refouler les juifs de Jérusalem et une publication qualifiant Israël d’Etat terroriste, ayant suscité un commentaire qui présentait un caractère ouvertement antisémite et incitait à la violence » et que ces éléments, « s’ils sont susceptibles de caractériser la diffusion, au sein de la mosquée de Pessac, d’idées et de théories provoquant à la violence, à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes ou tendant à justifier ou à encourager cette haine ou cette violence », « ne permettent pas, compte tenu de l’ensemble des circonstances (…), de caractériser un lien avec un risque de commission d’actes de terrorisme ou une apologie de tels actes au sens des dispositions de l’article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure ».

Il a été jugé qu’en l’espèce les propos virulents envers Israël n’avaient pas de lien avec une action terroriste, mais étaient bien constitutifs d’une diffusion d’idées ou de théories provoquant à la violence, à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes ou tendant à justifier ou à encourager cette haine ou cette violence.

En conséquence, la préfecture de la Gironde ne pouvait pas fonder sa décision de fermer la mosquée de la banlieue bordelaise sur un texte de loi – l’article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure – relatif à la lutte contre le terrorisme, puisque les propos qu’elle dénonçait n’étaient pas en lien avec une action terroriste.

Mais le Conseil d’Etat a pris la peine de préciser que ces mêmes propos, en tant qu’ils appelleraient tout de même à la violence, à la haine ou à la discrimination, pouvaient en revanche être sanctionnés sur le fondement de la nouvelle loi séparatisme, cette dernière permettant aussi de procéder à une fermeture temporaire de lieux de culte, mais pour des motifs extérieurs au terrorisme.

Autrement dit, la préfecture s’est seulement « trompée » de base juridique : elle s’est fondée sur une loi de lutte contre le terrorisme, alors qu’elle aurait dû se fonder sur la loi de lutte contre le séparatisme.

L’on voit donc le glissement qui est progressivement survenu : alors qu’initialement seule une activité en lien avec le terrorisme permettait de fermer une mosquée, ce qui est une accusation particulièrement grave, désormais le simple énoncé de propos « appelant à la violence, à la haine ou à la discrimination », même tenus par de simples fidèles ou contenus dans des livres, peuvent justifier une fermeture administrative.

En définitive, l’ordonnance du Conseil d’Etat a certes rétabli la mosquée de Pessac dans ses droits en sanctionnant la préfecture de la Gironde pour avoir fait une inexacte application de la loi.

Mais plus que tout, et malheureusement, elle valide le fait que la nouvelle loi de lutte contre le « séparatisme » accroît davantage les pouvoirs de contrôle et de sanction de l’Etat sur les mosquées et les autres formes d’auto-organisation des musulmans en France. Dans ce contexte morose, l’autonomie politique reste une lueur d’espoir.

En ce jour d’aïd, l’équipe du QG Décolonial souhaite à toutes et à tous un aïd moubarek saïd.

Bâtir un mouvement climatique anti-impérialiste

Dans son dernier livre, A People’s Green New Deal, Max Ajl défend l’idée qu’il faut mettre l’agriculture et les luttes du Tiers-Monde pour l’autodétermination au cœur des politiques environnementales. Il propose une analyse radicale, souvent accablante, des tentatives limitées du Nord global d’atténuer et de s’adapter au réchauffement mondial. L’éco-nationalisme, l’éco-modernisme, la social-démocratie verte et les itérations socialistes démocratiques en faveur d’un Green New Deal sont tous passés au crible et se trouvent tous pris en défaut. Chacun à leur manière, affirme Max, ils restent trop attachés à ce qu’Ulrich Brand et Markus Wissen nomment « le mode de vie impérial ». Un mode de vie fondé sur la subordination du Sud global aux besoins, à la volonté et aux désirs du Nord global. Et chacun, à leur manière, nie l’étendue de la crise sociale et économique à laquelle nous sommes confrontés.

Afin de répondre à cette question, Max se tourne vers les luttes du Sud global. Il y trouve les contours d’une réponse alternative à l’effondrement climatique enraciné dans les pratiques agroécologiques paysannes, les réparations climatiques et les luttes pour l’autodétermination. Plus qu’une critique, alors, le livre de Max est un appel de poids et provoquant qu’il nous lance, à nous dans le Nord global, de reconsidérer la manière dont nous luttons pour la justice sociale et climatique.

Dans cet entretien, Kai Heron discute avec Max de son livre et de l’importance de mettre l’agriculture et les luttes du Tiers-Monde pour l’autodétermination au cœur des politiques environnementales.

 

Kai Heron : Peut-être pouvons-nous commencer par une simple question. Il existe déjà au moins cinq livres disponibles imaginant ce à quoi un Green New Deal (GND) pourrait ressembler. Qu’est-ce qui t’a motivé à en écrire un autre ? Et étant donné que tu es très critique envers les cadres de GND déjà existant – y compris de l’américano-centrisme du nom lui-même – pourquoi as-tu décidé de réimaginer le contenu du GND plutôt que d’appeler à quelque chose d’entièrement différent ?

Max Ajl : D’abord, il est extrêmement clair que depuis fin 2018, l’idée d’un GND interagit d’une manière étrange avec le débat public, avec l’invention d’Alexandria Ocasio-Cortez en tant que socialiste démocratique. Son GND et celui d’Edward Markey ont immédiatement été brandie comme éco-socialiste et toute la question de l’impérialisme et de l’accumulation inégale a été entièrement ignorée. Il est rapidement devenu clair qu’une intervention était nécessaire qui soulignerait les demandes émanant du Tiers-Monde et des besoins développementaux du Tiers-Monde, et qui pourrait faire basculer la discussion hors du cœur impérial d’une sorte de soutien modéré à la social-démocratie impérialiste, verte ou autre.

En ce qui concerne la ré-imagination du GND : l’idée du GND a capté l’attention des gens. Ceci est, bien sûr, lié au pouvoir des médias et de la publicité capitalistes ainsi qu’à l’allure persistante d’une notion romantisée du New Deal étatsunien, cisaillant toute menace communiste comme ayant été une composante majeure du pacte social étatsunien. Mais je suis quelque peu populiste et je n’ai aucun problème à rencontrer les gens où ils sont, du moins sous une certaine forme.

Toutefois, ou de plus, le livre s’intéresse à nombre de discussions autour d’un GND, tout en clarifiant leurs fossés, absences et limites. Par ailleurs, je pense qu’il y a un besoin prolongé d’imaginer – même via l’abolition ou la décolonisation, voire les deux – quel type de société peut être bâtie sur les terres actuellement occupées par les Etats-Unis. Je pense que beaucoup de personnes cherchent les formes qu’une telle société pourrait prendre, y compris en imaginant comment celle-ci pourrait être réellement internationalistes et être une république pour ses habitants. C’est donc pour ces raisons que j’ai nommé ce livre A People’s Green New Deal.

 

K.H. : Ton livre reprend l’appel de Colin Duncan afin que les marxistes mettent l’agriculture au centre de leurs luttes pour le communisme. Pourquoi penses-tu que c’est important ? Et qu’est-ce que le fait de mettre l’agriculture au centre apporte à ton analyse, qui soit peut-être ignoré par ceux qui négligent le secteur en faveur de sujets plus communs comme les transitions vers l’énergie verte ?

M.A. : Il a toujours été clair pour moi que si vous voulez bâtir un monde durable, égalitaire et juste, vous devez prendre soin des bases et bâtir une fondation solide : vous devez faire attention à la terre. L’agriculture est la technologie historique par laquelle l’humanité a pris soin de la terre tout en érigeant des civilisations complexes – bien que nombre étaient sauvagement hiérarchiques. C’est-là le point le plus général.

L’agriculture est également connectée à tout un éventail de ruptures écologies, au sens le plus large. Elle est spécialement intimement connectée au changement climatique. On estime qu’entre un sixième à plus d’un tiers d’émissions dans le monde sont liées au système alimentaire, ce qui est ahurissant, étant donné que l’agriculture est, en principe, une activité absorbant du carbone de dioxyde. En effet, l’agriculture est probablement capable de fonctionner entièrement sans dioxyde de carbone et en utilisant environ 10%, certains vont jusqu’à 30%, des émissions mondiales annuelles. Nous n’en savons rien, étant donné que le capitalisme surdétermine l’épistémologie. Il n’est pas profitable, bien que cela aurait bénéficié à l’humanité pauvre, de savoir comment des formes durables de paysannerie pourraient faire baisser le CO2 excédentaire dans l’atmosphère.

De plus, l’agriculture industrielle capitaliste est le moteur principal de la destruction de la biodiversité, via les pesticides, la déforestation et, plus généralement, la destruction de l’habitat. C’est l’un des fronts écologiques, et il est clairement urgent – et possible – de reconstituer l’agriculture sur des bases entièrement souveraines et écologiques. Les rendements par unité de terre augmenteraient sous la production agroécologique du Tiers-Monde et aurait à faire face à une diminution relativement petite – autour de 25% au plus des cultures céréalières – dans le Premier Monde, qui produit un surplus massif de céréales, notamment le maïs qui est utilisé pour nourrir des animaux ou transformé en éthanol ou sirop de maïs.

Mettre l’agriculture au premier plan et au centre est également le moyen d’imaginer et de bâtir une convergence développementale entre le Premier et le Tiers Monde. Dans ce dernier, plaider en faveur du fait de mettre l’agriculture au premier plan et au centre a une justification assez claire : l’agroécologie, avec des réformes agraires et de la bonne technologie rurale, augmenteraient la santé écologique globale, la consommation de nourriture saine per capita et ouvriraient les marchés intérieurs, tout en procurant les entrées premières organiques pour une industrialisation souveraine. Le revers de la médaille est que le Nord qui repose actuellement sur les exportations tropicales du Sud, comme le café, les fruits et légumes hors-saisons, l’huile de palme, aurait besoin de trouver des équivalents domestiques, ou de payer un juste prix pour l’exportation de marchandises du Tiers-Monde. Cela impliquerait une attention plus accrue aux systèmes fermiers du Nord et, peut-être – je ne sais pas – que plus de personnes s’impliquent dans l’agriculture, et s’impliquent certainement plus dans l’aménagement du sol.

Mettre l’agriculture au centre nous rappelle alors que l’impérialisme, le colonialisme et la surindustrialisation ont bâtis le monde d’une manière très spécifique, dans laquelle il était possible d’imaginer l’ignorance des tendances de la terre. Ce type d’aliénation doit être défait.

 

 

K.H. : En lisant A People’s Green New Deal, je me suis souvenu d’un vieux débat au sein des études agraires critiques entre des marxistes agraires comme Henry Bernstein, Terence Byers et Tom Brass qui puisent chez Karl Kautsky et Lénine et ceux que l’on nomme parfois les populistes paysans comme Jan Douwe van der Ploeg et Miguel Alteri qui ont été inspiré par Alexander Chayanov. A People’s Green New Deal semble osciller entre ces traditions. L’importance de Marx dans ton travail est évidente, pourtant même le nom de ton livre semble se référer à une influence populiste. Le livre ne s’appelle pas un « Green New Deal ouvrier » ou un « Green New Deal anti-impérialiste ». Penses-tu que cette assertion soit exacte ?

En même temps, ton travail doit beaucoup à des chercheurs liés au journal Agrarian South : Samir Amin, Sam Moyo, Paris Yeros, Utsa et Prabhat Patnaik, pour n’en citer que quelques-uns. En quoi cette tradition contribue-t-elle à ta pensée et aux luttes pour la justice climatique ?

M.A. : Là où le marxiste a le mieux réussi, il a été capable d’adopter et de refaçonner le jargon et les demandes populistes et nationalistes au service de transformations révolutionnaires mondiales. Il n’est que de penser à la capacité qu’avait Ho Chi Minh à synthétiser le nationalisme et le communisme en une théorie de la révolution nationale-populaire, à la focale mise par Amilcar Cabral sur la culture nationale et la capacité à s’adresser à des traditions nationales de Guinée-Bissau, à l’adoption par Lénine d’une partie de la rhétorique du  populisme russe et, plus récemment, à la capacité brillante qu’avait Hugo Chavez d’absorber et de réoutiller l’héritage nationaliste révolutionnaire de l’Amérique latine et particulièrement du Venezuela pour aider les objectifs chavistes de transformation révolutionnaire. Dans chaque cas, leurs rares dons politiques tendaient à interagir avec une capacité à parler avec, à et pour un peuple, bien que définit.

Au centre, il y a clairement un problème de clarification d’un projet populaire internationaliste, anticolonialiste et anti-chauvin. Il est plausible, mais peut-être pas possible, que les centres puissent être reconstitués comme des républiques populaires pour leurs habitants, plutôt que, comme c’est actuellement le cas, de tendre vers des Etats de Herrenvolk. Cela nécessiterait, certainement, de s’inspirer des mouvements noirs et indigènes des Etats-Unis, par exemple, pour lesquels le nationalisme révolutionnaire a été la grammaire de la lutte pendant très longtemps. Je pense, ainsi, que la tradition populiste offre une riche rhétorique et un riche imaginaire pour les pratique politiques actuelles, bien qu’avec des critiques connues, bien que souvent stériles, de fragiles marxismes métropolitains.

Chayanov ainsi que Miguel Altieri, qui le suit dans cette voie, ont eu le génie de prendre la vie paysanne et les connaissances paysannes, selon leurs propres termes, et d’y trouver des ressources pour la transformation révolutionnaire dans ces modes de vie, se focalisant moins sur la culture ou « le peuple » en soi que sur a production matérielle. Leurs propositions étaient souvent brillantes. Chayanov en appelait à décentraliser la culture en une utopie paysanne d’une manière présageait l’appel de Mao à équilibrer la croissance rurale et urbaine, tout en imaginant des moyens de bâtir organiquement à travers des coopératives dans les campagnes. Au-delà de ça, l’attention agroécologie envers la logique et la promesse des systèmes agraires traditionnels, on trouve l’un des courants majeurs de la recherche développementale populaire-paysanne des dernières 40 années, qui a pourtant principalement souffert de la négligence du marxisme métropolitain.

Nous avons besoin d’une nouvelle fusion capable de prendre le meilleur de cette dernière tradition tout en s’assurant de garder la classe et l’impérialisme au cœur. En ce sens, le vaste éventail de pensée que l’on peut construire comme populisme doit être perçu comme une correction externe au marxisme, une correction externe qui, selon les mots de Richard Levin vient « d’un extérieur déjà influencé en partie par le marxisme », un extérieur que « l’on accueille autant qu’on y résiste. »

Mettre la question de l’impérialisme au centre tout en reconnaissant l’importance de la nation a été une contribution centrale du projet Agrarian South, y compris leur reconnaissance de la centralité absolue du nationalisme radical noir au Zimbabwe dans la mise en place de la plus importante redistribution de richesse post-Guerre froide. Si un peuple marche aux côtés d’une nation, on peut clairement voir que le nationalisme populaire a été une composante centrale des transformations réellement existantes quant à qui détient la richesse dans le monde aujourd’hui.

 

K.H. : Autant que je sache, ton livre est le premier sur le GND à s’attaquer à la traditionnelle question marxiste de la division entre les villes et la campagne. Je suis pleinement d’accord qu’il s’agit-là d’une question urgente pour les radicaux de tout type aujourd’hui. Mais pourquoi était-il aussi important pour toi de t’attaquer à cet enjeu et pourquoi penses-tu que d’autres l’ont négligé ?

M.A. : Le GND a émergé en tant que proposition du nord pour la transformation écologique et social-démocrate ou pour la demande de gestion keynésienne. Le nord n’est plus particulièrement agraire et, en effet, les projets agricoles sont tournés en dérision. Il me semble que le marxisme académique haute couture le plus important a, en fait, été imbibé de la théorie de la modernisation et considère, d’une manière ou d’une autre, que le Nord a réussi, ou du moins partiellement, sa transition vers une société industrielle et urbaine. Concernant le Sud, moins on en dit, mieux c’est.

On semble passer à côté du fait que notre société est profondément aliéné, écologiquement destructrice, vorace quant à sa consommation de la nature non-humaine et joyeusement ignorante de l’impact de l’accumulation du Nord et de la consommation de la majorité sur la planète, au point que la plupart des écrits sur un GND du Nord ignorent simplement l’agriculture ou embrassent des schèmes coloniaux ou fascistes de nettoyage ethniques de populations nomades, via l’occultation de la savane en arbres ou autres « solutions ». Cela est simplement dû au fait qu’ils ne savent ou ne se soucient pas de ce qu’il se passe dans la campagne. Ainsi, si l’être détermine la conscience, le lieu métropolitain de la plupart des marxistes du Nord semble être loin de pouvoir expliquer pourquoi l’agriculture et la division ville-campagne sont ignorés ou tournés en dérision, s’inscrivant dans le biais anti-rural du marxisme occidental dans son ensemble.

 

K.H. : A People’s Green New Deal oppose un argument moral percutant au GND tel que conçu par les socialistes démocratiques et les progressistes. Tu montres de manière très convaincante que ce type de GND repose sur le fantasme d’une « croissance verte » et sur le vol, le pillage et l’exploitation des terres et de la main d’œuvre du Sud global. Mais à quel penses-tu que nous verrons quelque chose comme un GND progressive qui serait cyniquement adopté par les Etat impérialistes durant les prochaines années ? Et que peuvent ceux d’entre nous qui s’opposent au capitalisme vert comme solution à la crise climatique ?

M.A. : Alors que la pression populaire dans le Nord se fait de plus en plus forte pour une redistribution et pour s’attaquer à la crise climatique, nous verrons sans aucun doute des mesures prophylactiques : c’est-à-dire une social-démocratie verte. Je pense qu’Ocasio-Cortez était un avant-goût de cela et beaucoup, comme Naomi Klein, semble s’être portés volontaire pour servir d’émissaire d’AOC afin de la représenter comme une alliée dans la lutte contre le capitalisme, le colonialisme, etc. La menace est donc tout à fait réelle.

Quant à ce que nous pouvons faire pour arrêter cela, il faut concrètement identifier ses mécanismes, exposer les plans eux-mêmes et, si nécessaire, identifier ceux qui présentent ces plans comme anti-systémiques ou anticapitaliste à la gauche progressiste ou social-démocrate. Ce type de contre-insurrections advient dans l’histoire : ce n’est pas juste « le système » ou une intelligentsia naïve bien intentionnée mais confuse qui produit ces mensonges. Ceux-ci émergent concrètement, avec des lignes claires de responsabilité. Il faut, en premier lieu, les identifier puis constituer un pôle séparé de force organisationnelle qui peut, dans les faits, les arrêter.

 

K.H. : A People’s Green New Deal appelle le Nord global à rembourser sa dette climatique accumulée au Sud global. Je suis d’accord que c’est essentiel aux luttes pour la justice climatique. Mais dès que cet argument est mis sur la table, il y a toujours ceux qui disent qu’il est impossible de rallier les travailleurs du Nord global autour de la solidarité avec le Sud global avant que les conditions de la classe ouvrière du Nord global se soient améliorées : accès universel au système de santé, des emplois verts syndiqués, et ainsi de suite. Que fais-tu de ces arguments ? Et en quoi la solidarité entre le Nord et le Sud est-elle concrètement possible aujourd’hui ?

M.A. : Je pense que ceux qui ne veulent pas discuter ces questions devraient se demander s’ils ne sont pas davantage investis dans le colonialisme que ce qu’ils sont prêts à admettre publiquement. Prenons le système de santé, un sujet dont je traite dans le livre. Cuba arrive à de meilleurs résultats dans la santé car il y a davantage de médecins par habitants, il y a une attention portée à la communauté et il y a un système de santé préventif et peu cher plutôt que réactif, cher, inefficace, lourd en biens industriels et inefficace. Ce sont là des questions de modèles. Un modèle repose sur les aptitudes humaines, le savoir et les soins et peut-être fait par des méthodes relativement légères en ressources. L’autre modèle repose sur toute cette technologie plus massive et donne de biens moins bons résultats, avec des émissions de CO2 plus importante.

Pourquoi ne pas enseigner aux gens les modèles alternatives de soins ? Nous devrions leur apprendre le modèle cubain. Nous devrions proposer une augmentation conséquente du soin à la communauté et de la formation des médecins, une focale mise sur la nutrition et la gratuité des soins pour tous, comme on le trouve à Cuba. Et il faudrait combiner cela au remboursement de la dette climatique. Est-ce que quelque « classe ouvrière occidentale » imaginaire ne s’intéresserait pas à ce projet, ou le problème repose-t-il sur le racisme profitable des « experts » occidentaux ? Il nous faut une discussion sérieuse sur cela, en gardant à l’esprit que le racisme est un projet de classe.

Il est évident que la solidarité Nord-Sud est difficile. Mais cela commence par l’élévation des luttes du Sud pour la dignité, se féliciter de leurs succès et montrer comment le Nord fait obstacle à ces luttes. Hélas, l’essentiel de la classe d’« experts » et de sa presse vaniteuse prend le chemin opposé : ils n’élèvent les luttes du Sud pour ce qu’ils nomment la dignité que dans les Etats visés par l’impérialisme étatsunien, ils ne se félicitent jamais des succès tant qu’ils ne sont pas contraints de le faire, comme lors de la reconnaissance de la diplomatie médicale de Cuba face à l’épidémie actuelle et leur effacement et suppression systématiques du rôle du Nord dans la négation de l’auto-détermination du Sud.

Imaginez-vous qu’Historical Materialism, un journal marxiste prétendument anti-impérialiste, a ignoré pendant des années les sanctions occidentales contre le Zimbabwe ou a, plus récemment, ignoré le rôle occidental dans le coup d’Etat contre le parti des travailleurs au Brésil, et que ses contributeurs ont signé une lettre appelant à sanctionner l’Iran. D’autres « experts » d’autres secteurs du même cartel éditorial déplore le racisme permanent de la classe ouvrière et l’impossibilité en résultant de bâtir une solidarité entre le Nord et le Sud. Je crois que le terme que les jeunes utilisent pour un tel spectacle est « gaslighting ». Il me semble que le problème du racisme commence par les « experts » vendant leur plume plutôt qu’avec la classe ouvrière ayant des idées ignorantes.

 

K.H. : Tu te montres intraitable dans tes critiques envers les universitaires, militants et « experts » qui ne considèrent pas les luttes du Sud global et ses traditions intellectuelles. Qu’est-ce qui t’a amené à prendre ce parti ? Et avec quels travaux les militants du Nord global devraient-ils se familiariser s’ils veulent approfondir leur compréhension du fonctionnement de l’impérialisme aujourd’hui ?

M.A. : J’ai passé l’essentiel des 13 dernières années de ma vie d’adulte hors des Etats-Unis, plus précisément dans des pays arabes. Mais ce n’est-là qu’une anecdote personnelle. En fait, c’est l’humanisme qui devrait nous guider et qui peut guider ceux d’entre nous vers l’empathie et le soutien aux luttes du Sud pour le pain, la terre, la liberté, l’émancipation et le développement populaire. Tout le monde sur cette planète mérite d’avoir une vie descente, et il faut être sérieusement sur-éduqué ou sous-informé pour penser que la voie vers une vie meilleure sur cette planète passera principalement par l’action politique des classes ouvrières occidentales et la main d’œuvre intellectuelle critiquant les contradictions interne du développement du Tiers-Monde depuis le piédestal du monde universitaire du Nord.

C’est plutôt le contraire : ce sont les périphéries qui ont poussé la transformation révolutionnaire, apportant de nouvelles perspectives au centre, de l’URSS, du maoïsme, de Cuba et de la Révolution vietnamienne ainsi que de la Palestine. Si nous pensons qu’un système-monde juste est un monde dans lequel les plus exclus et opprimés ont la dignité et la liberté, alors il semble logique qu’il faille couper les manières et demandes par lesquelles leur oppression est liée à l’impérialisme contemporain. Au contraire, ceux qui ignorent et dénigrent ces demandes et révolutions participent de la stabilisation du système actuel.

Heureusement, les choses évoluent. En fait, nous vivons dans une période de renaissance de la théorie révolutionnaire sur l’impérialisme. Je ne peux que recommander la lecture des travaux d’Utsa et Prabhat Patnaik, de John Smith, d’Ali Kadri, ainsi que les livres et articles du Agrarian South project, en plus des travaux fondateurs de Samir Amin, Walter Rodney, Ruy Mauro Marini et Vania Bambirra, ainsi que la littérature de la dépendance plus ancienne, qui a émergé dans chaque région périphérique.

 

Max Ajl

Ce texte a initialement été publié, en anglais, par ROAR : https://roarmag.org/essays/peoples-green-new-deal-max-ajl/

Max Ajl est postdoctorant au Rural Sociology Group de l’université de Wageningen et est chercheur associé à l’observatoire tunisien pour la souveraineté alimentaire et l’environnement. Il fait partie du comité editorial d’Agrarian South. Son livre A People’s Green New Deal a été publié en 2021 chez Pluto Press.