Messages par QGDecolonial

Excès de pouvoir #3- Dissolution validée du CCIF : les Musulmans ne sont toujours pas la Nation

16 octobre 2020. La France découvre, stupéfaite, l’assassinat de Samuel Paty dans des conditions monstrueuses.

Très rapidement, la machine politique s’emballe. Les déclarations des responsables publics fusent, le Gouvernement se mobilise, le Président de la République se rend même sur place.

Il semblerait qu’il s’agisse d’un énième attentat commis par un Musulman. Il faut des réponses, fortes et rapides, pour affirmer l’autorité de l’État.

Trois jours plus tard, le Ministre de l’intérieur propose la dissolution du CCIF, et de BarakaCity, « associations ennemies de la République » selon lui.

Le collectif se défend de toute implication dans la mort de Samuel Paty, laquelle implication ne sera d’ailleurs jamais établie.

L’Exécutif poursuit néanmoins sont entreprise et, après avoir notifié son projet de dissolution au CCIF et avoir recueilli les observations de son président sur celui-ci, par un décret du 2 décembre 2020, Emmanuel Macron a prononcé la dissolution de l’association.

Le CCIF avait cependant déjà prononcé son auto-dissolution le 27 novembre 2020 et, en réalité, le décret du 2 décembre 2020 a prononcé la dissolution du Collectif en tant que « groupement de fait ».

Par une requête du 31 janvier 2021, le CCIF a demandé au Conseil d’État d’annuler le décret du 2 décembre 2020.

Mais cette demande a été rejetée par une décision du 24 septembre 2021. Ce faisant, le Conseil d’État valide un nouvel assaut contre la résistance indigènes au motif fallacieux que la lutte contre l’islamophobie constituerait un appel à la haine raciale.

Briser les résistances indigènes

Car c’est bien à une forme de résistance indigène que le pouvoir vient de s’attaquer.

Pour mémoire, le CCIF a été fondé en 2003 par Samy Debah dans un contexte de regain de la fièvre anti-musulmane en France : affaire du collège de Creil en 1989, sortie du livre Les territoires perdus de la République en 2002 et création de la commission Stasi de réflexion « sur l’application du principe de laïcité dans la République ».

Le Collectif s’est alors attaché, pendant ses nombreuses années d’activité, d’une part, à faire connaître et reconnaître les nombreuses discriminations subies par les Musulmans et, d’autre part, à lutter contre celles-ci.

A cette fin, le CCIF s’appuyait sur un rapport annuel répertoriant les actes islamophobes et s’engageait dans des actions judiciaires pour défendre, en autres, le droit pour les mères portant le voile d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire, le droit de porter un burkini sur la plage ou à la piscine ou encore le droit de porter un voile en entreprise.

Mais ce qui était en premier lieu reproché au CCIF, et ce qui justifiera par la suite qu’il sera désigné comme ennemi public, était sa définition de l’islamophobie. Celui-ci définissait ce terme comme « l’ensemble des actes de violence verbal ou physique, de discrimination, à l’encontre d’une institution, d’une personne morale ou d’une personne physique, en raison de son appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane »[i].

Si le terme-même d’islamophobie a dès l’origine fait l’objet de nombreuses résistances « théoriques » quant à son objet ou son origine (voire notamment les réactions de Pascal Bruckner[ii] ou de Caroline Fourest[iii]), c’est son aspect institutionnel, dénonçant l’islamophobie comme étant le produit d’un racisme d’État, qui a fait réagir le pouvoir politique.

C’est ce que manifeste l’événement – rare selon les termes mêmes du président de l’établissement – organisé le 16 novembre 2016 à l’ENS Ulm et ayant réuni le politologue Gilles Kepel et le Ministre de l’intérieur alors en exercice, Bernard Cazeneuve.

A cette occasion, Kepel soutenait l’idée selon laquelle, si les terroristes n’ont pas réussi à fracturer la société française, « une conversion a été opérée » depuis l’affaire du burkini puisque le CCIF, en mettant en avant la question de l’islamophobie, a « fait oublier les attentats » et « fait passer la France, particulièrement dans la presse anglo-saxonne, comme un goulag pour musulmans ». Le Ministre l’approuvera : « La thèse développée par le CCIF doit être combattue » car « les Français ne sont pas islamophobes »[iv].

En bref, ce qui était reproché au CCIF, c’était de politiser l’islamophobie et d’organiser les Musulmans autour de cette lutte.

Le discrédit idéologique de la lutte contre l’islamophobie n’ayant cependant pas réussi, en témoigne la Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019 qui avait réussi à réunir nombre de partis politiques de gauche et d’organisations syndicales derrière ce mot d’ordre, l’Exécutif en a été réduit à devoir procéder à la disparition forcée de l’organisation qui en était le porte-étendard.

Pour ce faire, Emmanuel Macron n’a pas seulement cédé aux sirènes de l’extrême droite, comme Riposte Laïque[v] ou le Front national[vi], qui depuis plusieurs années déjà militait pour la dissolution du CCIF, mais a également fait usage d’une arme tout à fait républicaine : la loi du 10 janvier 1936, devenue aujourd’hui l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure.

Cette loi a été adoptée dans un contexte particulier qui est celui de l’enracinement de la République en France. La révision constitutionnelle du 14 août 1884, achevant l’avènement de la IIIe République, venait en effet d’inscrire la règle selon laquelle « La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision ».

Cependant pour asseoir l’effectivité de cette proclamation, le pouvoir devait se doter d’outils permettant de lutter matériellement contre les potentielles atteintes à la République. La loi du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association comprenait ainsi – et comprend toujours – un article 3 disposant que « Toute association (…) qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement est nulle et de nul effet ».

Mais la procédure de dissolution n’était encore que judiciaire (c’est-à-dire ne pouvant être prononcée que par un tribunal, après un procès) et donc trop longue. C’est alors la multiplication des actions des ligues fascistes, destinées à renverser le système parlementaire par la force si nécessaire, et en particulier la crise du 6 février 1934 qui donnera lieu à une attaque du Palais-Bourbon par les Royalistes de l’Action française, qui encouragea les parlementaires à doter l’Exécutif d’un pouvoir de dissolution administrative, plus rapide car sans procès préalable.

Néanmoins, si cet outil a été officiellement adopté pour combattre les milices d’extrême droite, le premier décret ayant fait usage de cette nouvelle prérogative pour dissoudre la Ligue d’Action Française, la Fédération nationale des Camelots du Roi et la Fédération nationale des étudiants d’Action Française[vii], qui avaient participé à une attaque récente contre Léon Blum, il sera très rapidement utilisé également pour faire disparaître les organisations indépendantistes indigènes.

Un an à peine après l’adoption de la loi du 10 janvier 1936, le Front Populaire prononça, par décret du 26 janvier 1937[viii], la dissolution de l’Étoile Nord-Africaine, organisation promouvant l’indépendance de l’Algérie et qui à cette époque s’opposait frontalement au projet Blum-Violette destiné à maintenir l’Empire colonial.

Une masse d’autres organisations connurent par la suite le même sort, tout particulièrement pour permettre à l’État de lutter contre le processus de décolonisation sous la IVe République : la Délégation générale des Indochinois[ix], le Parti national malgache[x], le Mouvement démocratique de la rénovation malgache[xi], l’organisation dite Jeunesse Nationaliste[xii], l’Association générale des étudiants vietnamiens en France[xiii], l’Union des vietnamiens de France[xiv], l’Association nationale des rapatriés d’Indochine[xv], l’Association France-Vietnam[xvi], le Mouvement national algérien[xvii], le Front de libération nationale[xviii], l’Union générale des étudiants musulmans algériens[xix], l’Amicale générale des travailleurs algériens résidant en France[xx], l’Union des populations du Cameroun[xxi], le Mouvement populaire de la Côte française des Somalis[xxii], le Front commun antillo-guyanais[xxiii], le Rassemblement démocratique des populations tahitiennes[xxiv] ou encore le parti politique dénommé Pupu Tiama Maohi[xxv].

Dans l’écrasante majorité des cas, le Conseil d’État valida ces dissolutions.

Près de soixante ans après les indépendances officielles des anciennes colonies, le pouvoir français continue de chercher, avec la dissolution aujourd’hui du CCIF, mais aussi de BarakaCity ou de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), à briser les résistances indigènes.

La lutte contre l’islamophobie, un appel à la haine ?

Il convient de préciser que le motif de dissolution n’est pour autant plus le même. Si les organisations indépendantistes avaient vu leur dissolution justifiée pour « atteinte à l’intégrité du territoire national » (puisque l’indépendance aboutit à ce que l’État perde sa souveraineté sur une partie de son territoire), celle du CCIF est motivée, selon le Conseil d’État, par une « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager ».

En revanche, le Conseil d’État censure l’appréciation de l’Exécutif selon laquelle le CCIF se serait livré à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme. Mais, à ses yeux, la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales justifie à elle seule la dissolution.

Ce dernier motif n’était à l’origine pas prévu par la loi du 10 janvier 1936, qui ne se préoccupait à l’époque que des groupes de combat, des milices privées et des groupements sécessionnistes ou anti-républicains.

C’est la loi Pleven du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme qui, en plus de créer les délits spécifiques d’injure et diffamation à caractère raciste et de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales, permit de procéder à la dissolution administrative des organisations « racistes ».

Ainsi, par un formidable retournement, une loi destinée à lutter contre le racisme sert de support à la dissolution d’une organisation antiraciste !

Pour aboutir à cette conclusion, le Conseil d’État a suivi le raisonnement suivant, qu’il convient de citer in extenso pour en saisir la portée :

« (…) il ressort des pièces du dossier que le CCIF, par la voie de ses dirigeants et de ses publications, tient depuis plusieurs années des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques française mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans. Le CCIF entretenait toujours, à la date du décret attaqué, des liens étroits avec des tenants d’un islamisme radical invitant à se soustraire à certaines lois de la République. En particulier, M. F…, qui a été le porte-parole de l’association de 2010 à 2014, puis son directeur exécutif de 2016 à 2018, et qui en était toujours, avant la dissolution de l’association, membre d’honneur, a tenu publiquement des propos tendant à relativiser, voire à légitimer, les attentats contre le musée juif de Bruxelles en 2014 et contre le journal Charlie Hebdo en 2015, et promu l’idée d’une suprématie de la communauté musulmane. Le CCIF a fait, encore en 2020, la promotion des thèses de M. G…, ancien trésorier de l’association djihadiste Anâ-Muslim auto-dissoute en 2014 après le gel de ses avoirs, qui a légitimé à plusieurs reprises le recours au terrorisme. Le CCIF suscite régulièrement, par les messages qu’il délivre sur ses comptes ouverts sur les réseaux sociaux, des commentaires antisémites et hostiles aux autres croyances auxquels il n’apporte aucune modération. (Ces agissements) étaient de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager. Ils sont ainsi de nature à justifier la dissolution de l’association CCIF sur le fondement du 6° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, sans que puissent y faire obstacle les circonstances qu’aucun de ces agissements n’avait fait l’objet, à la date du décret attaqué, de condamnations ou de poursuites pénales et que l’association aurait jusqu’alors entretenu de bonnes relations avec les autorités publiques. »

Si les accusations d’entretien de relations étroites avec « des tenants d’un islamisme radical invitant à se soustraire à certaines lois de la République » et d’absence de modération des commentaires « antisémites et hostiles aux autres croyances » prêtent largement le flan à la critique, une autre accusation sort cependant du lot : la dénonciation de l’islamophobie d’État.

Pour raccourcir le raisonnement de la Haute juridiction, « des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques française mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans » sont de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager.

Ces termes font étrangement écho aux propos de Gilles Kepel, relatés supra, selon lesquels le CCIF devrait être combattu au motif qu’il « fait passer la France (…) comme un goulag pour musulmans »…

En d’autres termes encore, dire que l’État français est raciste, c’est du racisme.

L’on serait tentés de rire franchement devant le grotesque de la situation, si elle ne constituait pas un précédant qui entraînera des conséquences qui s’avèreront graves pour le camp des dominés.

Déjà, la dénonciation de l’islamophobie d’État devient, grâce à cette décision du Conseil d’État, un nouvel argument pouvant justifier une dissolution administrative. C’est en effet fort de cet arrêt que Gérald Darmanin a initié la dissolution du CRI au motif, entre autres que « sous couvert de dénoncer des actes d’islamophobie, la CRI distille par ses publications en ligne et l’instrumentalisation de tout évènement mettant en cause des personnes de confession musulmane ou affectant, d’une manière ou d’une autre, l’image de l’islam, un message incitant à percevoir les institutions françaises comme islamophobes, alimentant ainsi un soupçon permanent de persécution religieuse de nature à attiser la haine, la violence ou la discrimination envers les non-musulmans »[xxvi].

Mais plus encore, il est à craindre que la dénonciation du racisme d’État ne s’autonomise et ne devienne, à l’avenir, un motif justifiant à lui seul qu’il soit procédé à une dissolution. Dans sa décision du 24 septembre 2021 validant la dissolution du CCIF, le Conseil d’État a pris le soin « d’enrichir » ce qui caractérisait selon lui un appel à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, en prenant la peine de mentionner également les liens entretenus par le Collectif avec des groupes « islamistes radicaux » et l’absence de modération de sa page sur les réseaux sociaux. Mais jusqu’à quand ?

Plus que jamais, la bataille des idées doit être menée pour démontrer et convaincre le champ politique indigène, mais aussi et surtout le champ politique blanc, que la lutte contre l’islamophobie, loin d’être un appel à la discrimination ou à la haine, est un projet émancipateur.

Qu’à l’heure où l’extrême droite récolte plus d’un tiers des intentions de vote aux prochaines présidentielles, dire que la présence du voile et des immigrés dans l’espace public n’est pas un problème est émancipateur.

Qu’alors que l’universalisme français, refusant de reconnaître l’existence des races sociales sur son territoire, rend la France aveugle aux discriminations pourtant subie par les Musulmans qui y vivent, faire connaître et reconnaître l’islamophobie est émancipateur.

Que pendant que l’armée française déploie ses forces à l’extérieur pour maintenir sa présence sur le sol de nombreux pays africains et musulmans sous couvert de « lutte contre le terrorisme », exiger le retrait des troupes et le plein respect de l’autodétermination des peuples est émancipateur.

La dissolution du CCIF doit en outre nous servir de leçon quant à l’échec, prévisible, d’une stratégie intégrationniste. En l’état actuel des rapports de force politique, l’identité nationale française, telle qu’elle résulte de l’histoire coloniale de l’État-nation, réserve sa citoyenneté véritable aux seuls de ses ressortissants qui sont reconnus comme « Blancs ». Les Musulmans, en l’état actuel des choses, ne sont pas (aussi) la Nation, et doivent s’auto-organiser et instaurer un rapport de force politique qui leur est favorable pour y parvenir.

Si le CCIF s’est lancé dans une politique de respectabilité, en étant reconnu à l’international par l’Organisation des Nations Unies (ONU) et en interne par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), ces relations n’ont pas suffi à le sauver.

Comme le dit le Conseil d’État lui-même, les agissements reprochés au CCIF sont de nature à justifier sa dissolution, « sans que puissent y faire obstacle les circonstances (…) que l’association aurait jusqu’alors entretenu de bonnes relations avec les autorités publiques ».

 

Yanis Sedrati

 

[i] CCIF, Rapport annuel 2020, https://issuu.com/ccif/docs/rapport_ccif_2020.

[ii] P. Bruckner, « Le chantage à l’islamophobie », Le Figaro, 5 novembre 2003, http://www.juif.org/blogs/14195,le-chantage-a-l-islamophobie-par-pascal-bruckner.php.

[iii] C. Fourest et F. Venner, « Ne pas confondre islamophobes et laïcs », Libération, 17 novembre 2003, https://www.liberation.fr/tribune/2003/11/17/ne-pas-confondre-islamophobes-et-laics_452092.

[iv] https://www.liberation.fr/france/2016/11/17/terrorisme-le-ministre-et-le-professeur_1528968.

[v] https://ripostelaique.com/pourquoi-il-faut-dissoudre-le-ccif-et-expulser-ses-dirigeants.html.

[vi] https://rassemblementnational.fr/communiques/manuel-valls-doit-initier-la-dissolution-du-ccif.

[vii] Décret du 13 février 1936, JO du 14 février 1936, p. 1882.

[viii] JO du 27 janvier 1937, p. 1077.

[ix] Décret du 18 octobre 1945, JO du 19 octobre 1945, p. 6684.

[x] Décret du 10 mai 1947, JO du 11 mai 1947, p. 4389 et rectificatif JO du 15 mai 1947, p. 4524.

[xi] Décret du 10 mai 1947, JO du 11 mai 1947, p. 4389 et rectificatif JO du 15 mai 1947, p. 4524.

[xii] Décret du 10 mai 1947, JO du 11 mai 1947, p. 4389 et rectificatif JO du 15 mai 1947, p. 4524.

[xiii] Décret du 14 juin 1950, JO du 15 juin 1950, p. 6317.

[xiv] Décret du 28 septembre 1950, JO du 30 septembre 1950, p. 10158.

[xv] Décret du 16 avril 1953, JO du 17 avril 1953, p. 3566.

[xvi] Décret du 16 avril 1953, JO du 17 avril 1953, p. 3566.

[xvii] Décret du 29 juin 1957, JO du 30 juin 1957, p. 6501.

[xviii] Décret du 29 juin 1957, JO du 30 juin 1957, p. 6501.

[xix] Décret du 27 janvier 1958, JO du 30 janvier 1958, p. 1091.

[xx] Décret du 23 août 1958, JO du 24 aout 1958, p. 7889.

[xxi] Décret du 13 juillet 1955, JO du 14 juillet 1955, p. 7055.

[xxii] Décret du 13 juillet 1967, JO du 14 juillet 1967, p. 7080.

[xxiii] Décret du 22 juillet 1961, JO du 25 juillet 1961, p. 6784.

[xxiv] Décret du 5 novembre 1963, JO du 6 novembre 1963, p. 9887.

[xxv] Décret du 5 novembre 1963, JO du 6 novembre 1963, p. 9887.

[xxvi] Décret du 20 octobre 2021, JO du 21 octobre 2021.

Édito #32 – COP26 : l’anti-impérialisme, grand absent de la lutte écologiste

Hier, s’est déroulée à Glasgow l’ouverture de la COP26, évènement organisé par les Nations-Unis dans lequel 197 nations vont discuter et négocier, durant une semaine et demi, des mesures à prendre pour enrayer la catastrophe climatique que nous devons d’ores-et-déjà affronter. Le rendez-vous est annuel, mais celui-ci est particulièrement important, voire crucial, puisqu’un bilan sur les « progrès » réalisés depuis la signature de l’accord de Paris en 2015 est attendu. Ce dernier avait fixé pour objectif d’éviter un réchauffement climatique à 2° voire même descendre à 1,5°C par rapport aux températures préindustrielles.  

Alors même que l’accord mis en place pour atteindre ce résultat n’était pas à la hauteur des ambitions affichées, les principales puissances mondiales, dans leur grande majorité, ne l’ont pas respecté. Ce qui ne nous surprend guère. De même, nous ne plaçons pas de grands espoirs sur les résultats finaux de cet énième rassemblement international, pourtant présenté comme « l’ultime chance », en termes d’engagements et de promesses.  

Signe que la duperie ne fonctionne plus aussi bien, une partie de l’opinion est de plus en plus sceptique quant à l’efficacité de ces grands raouts internationaux. Mais elle reste minoritaire. Trop encore espèrent que ces discussions seront fructueuses et font confiance aux Etats pour aller vers une solution. Autrement dit, ils espèrent que les responsables d’un désastre qu’ils entretiennent au grès de leurs intérêts, sont à même de pouvoir l’enrayer.  

Une prise de conscience sur la catastrophe climatique est réellement engagée. Qui plus est parce que celle-ci n’est plus située dans un horizon lointain mais est une réalité tangible. Néanmoins, elle se fait encore timide et passive, se limitant bien souvent à demander poliment aux Etats de se réveiller et d’agir. Trois raisons peuvent expliquer cette apathie malgré l’inquiétude. D’abord une dépolitisation générale, ensuite, la lente agonie de la gauche radicale, enfin l’absence apparente de perspective de rechange. Alors que l’urgence exigerait de prendre immédiatement des mesures drastiques et en complète contradiction avec la doxa néo-libérale dominante, beaucoup de gens, pourtant sensibilisés à cette cause et conscients du danger, se limitent à des revendications réformistes, peu coercitives et respectant l’ordre capitaliste.  

L’illustration parfaite de ce constat est la quasi absence dans le débat du paradigme anti-impérialiste, et ce, même au sein de nombreux groupes écologistes dit radicaux. Si parfois des actions délétères des puissances occidentales peuvent être dénoncées par certains milieux écologistes – nous pouvons penser notamment à la manière dont ces Etats, à commencer par la France, exportent leurs déchets dans le sud, comme en Asie -, la critique n’ose (ou ne sait ?) jamais aller plus loin et plus en profondeur. C’est à dire en dénonçant non pas seulement quelques actions, mais la domination impérialiste dans son entièreté. Or, Si la France et les pays occidentaux peuvent se permettre de se servir des pays du sud comme d’une décharge – aujourd’hui en déversant leurs déchets, mais hier en en faisant des terrains de test pour leurs armes nucléaires -, c’est parce qu’ils exercent une domination économique, politique et militaire sur l’ensemble de la planète.  

Une position de force qui leur permet, tout d’abord, de polluer et de saccager l’ensemble du monde habité ou nom (et plus gravement le sud) pour leurs intérêts propres, mais en plus de jouer les leaders de la lutte écologique. La COP26 ne va pas déroger à la règle, les débouchés étant évidemment déterminés par les rapports de forces internationaux. Ainsi, les puissances occidentales, dominantes, pourront imposer leurs mots d’ordre, alors même qu’ils sont ceux dont les intérêts à agir contre les causes du réchauffement climatique sont les plus faibles.  

Le cas français est symptomatique de cette hypocrisie occidentale. Emmanuel Macron et la quasi-totalité de la classe politique française, jusqu’à Eric Zemmour, se vantent d’être parmi les meilleurs élèves en termes de lutte climatique, arguant que la France ne serait responsable que d’1% des émissions de CO2 dans le monde. Ils en concluent ainsi qu’elle fait déjà sa part, et devrait même être suivie en exemple. Une position honteusement cynique. Il faut tout d’abord préciser que l’argument d’après lequel elle n’a rien à se reprocher parce qu’elle ne contribuerait que très peu au réchauffement climatique ne tient tout simplement pas la route. Pour la raison que la France fait partie de ces grandes puissances qui maintiennent activement le mode de production capitaliste et le système financier (on peut citer en exemple le soutien apporté par les banques occidentales à des projets extractivistes responsables de la catastrophe climatique ou alors il n’est que de songer au projet montagne d’or en Guyane, un très polluant projet de mine d’or qui malgré les promesses gouvernementales pourrait voir le jour sous une version remaniée). La responsabilité de la France comme « grand pollueur » de la planète est incontestable. 

De plus, le mode de calcul permettant de dégager une proportion aussi basse d’émission de CO2 par la France se limite bien souvent à mesurer l’impact carbone de ses citoyens. Une méthode qui ne prend donc pas en compte, par exemple, le fait que si d’autres pays, notamment en Asie, polluent davantage, c’est aussi parce que l’Europe y a délocalisé nombre de ses usines, qui produisent pourtant pour la consommation européenne. De même, cette méthode ne prend pas en compte l’impact que peut avoir partout dans le monde des entreprises méga-pollueuses et bien françaises comme Total. Cette dernière menant des politiques totalement destructrices pour l’écosystème dans plusieurs pays du sud. Deux aspects de la pollution souvent tus par l’impérialisme français qui met un point d’honneur à défendre ses intérêts sur l’ensemble de la planète. Evoquons de ce point de vue, le nouveau parc éolien qu’EDF construit au Mexique, nommé cyniquement “Gunaa Sicarù” et qui porte un coup très dur à l’éco système de terres indigènes. 

Enfin, cette méthode de calcul a tendance à ignorer l’impact d’un autre phénomène lié directement à l’impérialisme : le poids de l’industrie militaire dans la catastrophe climatique. Pourtant elle est un responsable majeur de celle-ci, à tel point que des chercheurs comme Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz ont développé le concept de « thanatocène » pour qualifier cette ère de destructions de l’environnement causée par le domaine militaire. Une destruction massive menée autant par les guerres, c’est-à-dire l’utilisation d’une grande diversité d’armes extrêmement nocives non seulement pour l’humanité, mais aussi pour l’ensemble de la bio-diversité (avec l’arme nucléaire comme summum et sans oublier le coût énergétique phénoménal de ces opérations), que par le développement en temps de paix de tout un ensemble de technologies polluantes. 
Ainsi comme nous le répétons souvent il ne peut exister d’antiracisme sérieux sans anti-impérialisme, de la même façon qu’il ne peut exister d’anticapitalisme sérieux sans anti-impérialisme. Il nous faut maintenant ajouter qu’il ne peut exister de lutte écologique sérieuse sans anti-impérialisme. C’est-à-dire que toute personne ayant à cœur de limiter l’ampleur de la catastrophe climatique ne peut y parvenir sans lutter en même temps contre l’impérialisme. Il ne s’agit pas d’intégrer un peu de rhétorique anti-impérialiste dans son combat écologique, mais bien de s’y engager véritablement. Car le mode de production, d’exploitation et de consommation conduisant à une désormais certaine sixième extinction de masse de l’histoire de la Terre est loin d’être remis en cause. Ce qui conduit à faire de l’anti-impérialisme non pas une option mais une condition sine qua non de cette lutte.  

Édito #31 – Mélenchon ou le pari risqué (mais impérieux) de l’alliance des « beaufs » et des « barbares »

Si Eric Zemmour va partout revendiquant une stratégie d’unification des droites – extrêmes et républicaines – ou pour le dire autrement, l’unité d’un bloc bourgeois radicalisé par une conception suprématiste de la race blanche, Mélenchon, lui, revendique l’unité des classes, sobrement qualifiées de « populaires », ce qui n’est pas faux mais qu’il faut savoir identifier plus précisément par leur formation historique et la division du travail : le prolétariat blanc et le sous prolétariat indigène. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit là de deux projets radicalement opposés puisque le premier est au service d’un capitalisme débridé et aux abois face à la montée des colères et au chaos qu’il génère, tandis que l’autre se veut au service du peuple dans sa version sociale démocrate, c’est à dire non révolutionnaire, mais qu’il faut considérer comme le résultat objectif des rapports de force politique en France : la droitisation continue du champ politique faisant en effet apparaître Mélenchon, qui n’en est pas, comme un affreux bolchévique.

Si l’alliance des « beaufs » et des « barbares » est sûrement le projet le plus redouté des classes dominantes et, par là, le plus combattu (on a vu l’acharnement avec lequel elles ont promu la loi séparatiste et liquidé les associations musulmanes luttant contre l’islamophobie), si cette alliance, stigmatisée sous le vocable d’ « islamo-gauchiste » est la cible principale du pouvoir et de toutes les formations politiques à droite de l’échiquier, il va donc de soi que c’est bien vers cette unité qu’il faut tendre. C’est, semble-t-il, la voie qu’a choisie Mélenchon dans le cadre de sa campagne présidentielle. En effet, juge son proche conseiller Eric Coquerel, si Mélenchon a raté la première présidentielle, c’est à cause des 600 000 voix manquantes des quartiers populaires que la FI n’a pas su capter. C’est vers eux qu’il faut donc se tourner. Si nous ne pensons pas que le positionnement anti-islamophobe de Mélenchon soit purement opportuniste – celui-ci semble au contraire ancré dans une véritable conviction, à la fois antiraciste mais aussi consciente du rôle que joue l’islamophobie dans une perspective de guerre civile (de basse ou de haute intensité), il aurait tort, d’un point de vue purement électoraliste, de se priver de ce vivier. Après tout, si dans sa stratégie de conquête du pouvoir, la FI prend en compte le vote des banlieues, c’est que celui-ci n’est pas à négliger. Et c’est tant mieux. En revanche, cette alliance qui se matérialiserait dans son programme et qui unifierait les classes populaires le temps d’un scrutin électoral de l’importance des présidentielles, est tout sauf évidente.

Lors de son débat avec Zemmour, Mélenchon a exprimé une belle et audacieuse idée. Il a dit : »Les gens s’appellent comme ils veulent. Ils le font par tradition familiale. Quand on donne un prénom qui est le nom du Prophète, quand quelqu’un appelle son fils Mohamed, c’est souvent parce que le grand père s’appelait comme ça et quand on donne un prénom à un enfant, c’est parce qu’on veut le placer sous la protection de ce prénom. Il n’y a pas de honte à donner le nom du Prophète à quelqu’un, de même qu’il n’y a pas de problème à s’appeler David ou qu’il y ait des milliers de catholiques qui s’appellent Marie. »

Sous d’autres cieux, cette idée serait aussi anecdotique que banale. Mais dans une France qui traverse une crise identitaire aigüe, elle est courageuse car elle va à l’encontre de la spontanéité française et de ses affects. Ce faisant, il confirme son évolution antiraciste exprimée lors de la marche contre l’islamophobie de novembre 2019 et par son refus d’aller rejoindre la manifestation de la police devant l’Assemblée Nationale le 19 mai 2021. Pour le coup, l’acte n’est pas seulement courageux, il est risqué. Car certes les voix des quartiers comptent, mais objectivement, pas autant que celles de sa base blanche. Aussi, en cherchant à séduire les Indigènes, ne risque-t-il pas de perdre une partie de ses électeurs blancs ? En effet, ce prénom que les Musulmans chérissent est aussi celui qui concentre le plus de charge raciste et qui signifie tout à la fois, fellagha, sale arabe, terroriste et délinquant. Bref, le prénom qui incarne le plus le délire du grand-remplacement et qui en plus irrite les oreilles anticléricales de gauche.

Mais si le but est de gagner une élection, la question se pose de l’équilibre à trouver entre satisfaire un électorat majoritairement blanc, de gauche, qui vote mais qui n’est pas insensible aux idées islamophobes et un électorat non blanc plus abstentionniste et moins nombreux. En d’autres termes, Mélenchon n’est-il pas en train de sous-estimer le caractère blanc de son électorat, d’abord préoccupé par son déclassement, ensuite par les questions identitaires et enfin plutôt confusionniste quand il s’agit d’analyser les causes matérielles du terrorisme djihadiste ? Bref, le pari de gagner les voix manquantes sur la base d’une stratégie ostensiblement « pro-musulmane » n’est-il pas risqué compte-tenu des enjeux ?

Il s’agit assurément d’un véritable dilemme que les stratèges de la FI ne peuvent pas ne pas avoir anticipé. C’est peut-être ce qui explique le repositionnement « plus à gauche » du meeting de lancement de campagne qui a eu lieu le 17 octobre à Reims. Si le chef de la FI a bien insisté sur le fait que « La France se cherche à tâtons à cette heure pour vivre bien, vivre mieux, vivre ensemble, sans haine, sans guerre de religion ! » il a surtout été question d’évasion fiscale, d’hôpitaux, de la retraite à soixante ans, du nucléaire, de la condition des femmes[1]

Faut-il l’en blâmer ? Force est de reconnaître que faire le pari d’accéder au second tour sans faire le jeu de l’islamophobie, voire même en la combattant, dans un espace politique polarisé, tiraillé par la crise identitaire blanche et saturé par le zemmourisme est une véritable gageure. Il est clair que dans cette période sombre, les Musulmans et les habitants des quartiers auront au moins entendu une parole rationnelle et fraternelle qui amènera peut-être les moins résignés à voter pour Mélenchon. Celui-ci ne sera pas allé jusqu’à condamner les dissolutions d’associations musulmanes qui se succèdent – la dernière en date étant celle du CRI[2] – dans un silence coupable et assourdissant. Si Mélenchon est en effet devenu un compagnon de route qu’il faut respecter pour les efforts politiques qu’il fait, il n’est pas encore un frère. Loin s’en faut. En effet, les indigènes ne doivent jamais perdre de vue que si les organisations blanches se transforment, c’est surtout grâce à leurs luttes. C’est pourquoi, la présidentielle doit être vue comme un moment stratégique : plus que jamais, il faut, savoir lutter contre, avec et séparément.

 

 

 

[1] https://www.mediapart.fr/journal/france/171021/reims-melenchon-sonne-le-tocsin-de-la-mobilisation

 

[2] https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/10/20/dissolution-de-la-coordination-contre-le-racisme-et-l-islamophobie-pour-discours-haineux_6099241_3224.html

 

 

 

 

Zemmour, concentré radical du consensus républicain

Sept mois nous séparent encore de l’élection présidentielle du printemps 2022, sept mois pendant lesquels peuvent se produire de nombreux rebondissements et autres surprises mais pour l’instant, hélas, le propagandiste d’extrême droite Éric Zemmour semble être la première surprise de la pré-campagne en vue de l’élection du Président de la République.

Tout, encore une fois, est possible. Rien n’est écrit d’avance. Zemmour, candidat du vieux Le Pen et de sa petite-fille Maréchal peut connaître un destin à la Boulanger et finir désespéré, revenu au tréfonds de sondages d’opinion après une espèce de prurit fasciste comme la France en a connus au cours de son histoire et sans même avoir été candidat.

Pour l’instant, Zemmour semble toutefois ringardiser Le Pen qui a joué le jeu parlementaire en lissant son discours tandis que lui prend plus intelligemment le consensus parlementaire aux mots pour en être le parangon conséquent et fasciste. L’agitation – et peut-être la candidature à l’élection présidentielle – de Zemmour fonctionne car le plumitif d’extrême droite reprend en vérité les thèmes consensuels du parlementarisme français en circulation depuis environ 40 ans.

Alain Badiou a parlé de « pétainisme transcendantal » dans son livre sur Sarkozy. Il n’est pas surprenant à cette aune que Zemmour prenne une place centrale, électoralement juteuse semble-t-il, dans le champ parlementaire. Là où Mitterrand puis Macron séparaient à leurs propres yeux le bon grain – Verdun et la répression des mutineries de 1917 – de l’ivraie – la collaboration avec les nazis – chez Pétain, Zemmour va plus loin et ne reste pas dans un entre-deux qui, de toute façon, relativisait déjà l’abjection pétainiste. Il reprend l’antienne pré-paxtonienne selon laquelle, au fond, De Gaulle était le glaive contre les nazis depuis Londres tandis que Pétain aurait été le bouclier protégeant les Français, juifs compris, quitte à, mais c’est un détail pour Zemmour, laisser déporter les juifs étrangers.

Contrairement à l’Allemagne (de l’Ouest) dont les historiens ont affronté la question du nazisme, la République française et la France en général n’ont pas fait le bilan du pétainisme. Pétain est le produit d’un fascisme français contre-révolutionnaire (par rapport à la Révolution française) en germe depuis le 19ème siècle et dont les noms connus furent Drumont, Barrès, Bainville, Maurras, l’Action française, etc.

Drumont et Maurras font tâche – même si célébrer les 150 ans de ce dernier a été envisagé au plus haut de sommet de l’État il y a quelques années – mais il y a une place Jacques Bainville dans Paris et Barrès, en plus lui aussi d’une place parisienne à son nom, a une rue à Neuilly-sur-Seine. Le background fasciste de la bourgeoisie est une réalité que le gaullisme masqua un temps mais qui n’a jamais été répudié.

Pétain a droit de citer dans la République. Mitterrand fleurit sa tombe jusqu’à ce qu’il dût y renoncer devant le scandale en 1992.

Pétain, et au-delà le pétainisme transcendantal, est un signifiant important d’une République française vidée depuis plus de deux siècles de sa promesse révolutionnaire (Robespierre s’écriait à l’été 1794, au moment de son arrestation en Thermidor : « La République est perdue, les brigands triomphent ! »). Elle n’est depuis bien longtemps plus qu’un fétiche vide qu’agitent les charognards réactionnaires dont certains aux opinions criminelles. Noiriel, avec d’autres, a établi les origines républicaines de Vichy ; il n’est dès lors guère étonnant que le personnel politique parlementaire du pétainisme transcendantal réinvestisse une république qui, par ailleurs, joua son destin au Casino de Vichy le 10 juillet 1940. Ce jour-là, le député Tixier-Vignancour, futur candidat de l’extrême droite en 1965 et soutien de Mitterrand contre De Gaulle au second tour de cette élection, s’en prit verbalement à Léon Blum qui entrait dans la salle en lui lançant « À mort les juifs ! ».

On comprend de ce point de vue que Mitterrand n’ait pas voulu, comme l’extrême droite, reconnaître la responsabilité de la France dans Vichy, les exactions et les crimes de ce régime. Outre que le champion funeste de la gauche anticommuniste fut proche de Pétain et travailla aux fichage des « anti-nationaux » à Vichy jusqu’en 1943, l’ancien président devait bien savoir qu’il était dangereux de rouvrir la boîte de Pandore. Car de fait, la République – depuis au moins 1870 – est vichyste. Vichyste, c’est-à-dire fantoche sur la question de la souveraineté nationale avec une conception purement biologique ou raciale du pays, libérale avec la passion de l’inégalité chevillée au corps et contre l’idéal jacobin de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1793.

Zemmour fait consensus parce qu’après 40 ans d’abjection contre les Arabes et les Noirs – les ressortissants ou leurs enfants des ex-colonies françaises, en fait, singulièrement de l’Algérie dont la République n’a jamais digéré la perte –, il estime et affirme que les mots et la surenchère suffisent et qu’il faut passer à l’action. Lorsqu’il proteste qu’il n’est pas fasciste, il n’a pas tort en un sens. Il est républicain mais la République est vichyste. Plus encore, la France de Zemmour est homogène à celle du consensus parlementaire ou républicain. Qu’on en juge : lorsque le publiciste se réclame de son idole Bonaparte qui, parmi nombre de forfaits infâmes, rétablit l’esclavage que la Convention avait aboli en 1794 dans les Antilles coloniales à la suite de la révolte victorieuse des esclaves de Haïti, on ne saurait oublier qu’il y a quelques mois, le président Macron a rendu un hommage public à Napoléon. C’est qu’en France, on devise tranquillement sur l’héritage contrasté du Maréchal Pétain et sur les zones d’ombres et de lumières d’un empereur qui avait comme ligne politique de défendre les blancs.

Zemmour ne fait que prendre au mot (en ajoutant et proposant des décisions effroyables) le consensus républicain postcolonial et postvichyste. La France est blanche, dit-il, en écho à tout le personnel médiatico-parlementaire français, et elle doit le rester. Pour cela, des mesures vigoureuses et abominables seront prises.

Que dit la « droite classique » ? Qu’il n’y arrivera pas. Elle ne condamne pas la visée raciste de Zemmour. Elle raille juste l’impossibilité de se livrer au crime qui pourrait en découler. Sur le fond, donc, elle acquiesce aux thèses fascistes du propagandiste issu de CNews ainsi que l’illustre, au sein de LR, le concours du plus raciste entre les candidats à l’investiture pour la Présidentielle.

La gauche est plus à gauche mais ne souhaite pas non plus que la France devienne un pays à majorité musulmane. Elle redouterait, elle aussi, le « grand remplacement ». Mais cela n’arrivera pas, se rassure-t-elle, nous resterons blancs.

La gauche institutionnelle ne s’oppose pas à Zemmour. Le rapport entre sa politique et celle de l’extrême droite ne s’évalue qu’en degrés : l’impérialisme et le colonialisme, comme au temps de la Guerre d’Algérie, les réunit. La gauche a les mêmes craintes que Zemmour sur le fond mais les juge toutefois délirantes. Pour elle, l’intégration sauvera toujours la blanchité.

Zemmour ne fait que mettre un point – et un poing – final au long discours abject sur « le problème de l’immigration » désormais doublé d’un discours sur un problème « musulman » et ses ramifications islamogauchistes en guise de cinquième colonne. Là où Frédérique Vidal finit par se taire après ses propos digne de la vieille extrême droite sur l’université aux mains des indigénistes, Zemmour relève le gant. Il est donc logique, parlementairement parlant, qu’il ramasse la mise. Il est le candidat le plus conséquent du consensus raciste et impérialiste.

Là où Le Pen « lissait » son discours pour se présidentialiser, Zemmour montre à l’opinion petitement française qu’il serait un président qui agirait enfin après des décennies de déploration sur le déclin de la France blanche et éternelle. Le Pen est à la remorque d’un parlementarisme qui a fait le succès de son courant politique, Zemmour se pose en champion conséquent et agissant du consensus parlementaire.

Les thèmes dont Zemmour fait son miel ont été labourés depuis 40 ans. La gauche et le Parti socialiste, notamment, ont une responsabilité inouïe dans ce climat. Lors des grèves ouvrières de l’industrie automobile menées par des OS majoritairement marocains à partir de 1983, le gouvernement Mauroy désignera ces ouvriers à la vindicte en parlant notamment d’ « étrangers chiites aux réalités sociales et économiques de la France ». Fabius, nommé à Matignon en bilan de cette séquence dans le but de « moderniser » la France, dira que Jean-Marie Le Pen apporte de « mauvaises réponses » à de « vraies questions ». Tout cela, comme encore Mitterrand parlant en décembre 1989 de « seuil de tolérance dépassé dans les années 1970 » à propos de l’immigration a préparé Zemmour. Sarkozy et son Kärcher sont allés dans le même sens, sans parler de Hollande et Valls reprenant la vieille idée vichyste de déchéance de la nationalité au lendemain des attentats de novembre 2015.

Zemmour ne tombe donc pas de nulle part. Il est le fruit mûr de l’arbre pourri appelé République française dont l’islamophobie est un des cultes laïcs.

Il l’est tous azimuts, du reste. Quand Marine Le Pen prend les prolétaires de Hénin-Beaumont pour des gogos en leur annonçant un retour à la retraite à 60 ans, l’éditorialiste du Figaro s’entoure d’ultralibéraux comme Charles Gave pour, comme au temps de la Révolution nationale détestant le Front populaire du « juif » Blum, sonner la fin de la récréation et remettre le pays au travail en cassant tous les statuts et autres décrets concernant les régimes spéciaux, la Fonction publique, etc. C’est la dimension anticommuniste du consensus parlementaire actuel. Rayer d’un trait de plume les avancées sociales de 1945 comme la création de la Sécu par Ambroise Croizat, le « ministre ouvrier » du PCF est un dessein partagé par Zemmour et Macron.

Racisme décomplexé et bascule – déjà annoncée par Macron et Philippe avec la « loi » « Séparatisme » – dans un ultralibéralisme qui a déjà bien avancé ses pions depuis Mitterrand et « L’Europe », voilà ce que Zemmour représente en conformité radicale avec l’antienne parlementaire consensuelle. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il puisse rallier l’extrême droite interclassiste et la bourgeoisie classique radicalisée et ne voulant plus rien partager avec les pauvres.

L’éventuelle candidature de Zemmour présente toutefois une singularité importante. L’ami de Le Pen et de la petite-fille de Ribbentrop est juif. Qu’il puisse, malgré cela, être candidat et soutenu par la fachosphère est un lointain écho de l’ex-collaborateur antisémite Rebatet soutenant en 1967 l’État d’Israël dans la Guerre des Six jours. On ne saurait oublier non plus que l’UGIF était une organisation « israélite » sous Pétain. Plus profondément, la candidature Zemmour dit le fond tactique du philosémitisme d’État et son aboutissement. Au-delà des juifs utilisés par la République comme tirailleurs de l’impérialisme, le pétainisme transcendantal se pourlèche déjà les babines à l’idée que Zemmour, juif d’Algérie, soit comme chef d’État préposé aux basses œuvres racistes et aux crimes qui en seront nécessairement la conséquence. Ce n’est même pas nous qui le disons, c’est Alain Minc, himself[1].

Noureddine Yahia

 

[1] « Une part de la bourgeoisie, inconsciemment antisémite au fond, se réjouit d’avoir trouvé quelqu’un d’origine juive pour mener une croisade anti-arabe » sur LCP

 

 

Édito #30 – 17octobre 61 : contre l’auto amnistie de l’Etat et la “reconnaissance” low-cost de Macron

« Victoire totale » diront les uns. Après 60 ans de lutte, le combat pour la reconnaissance du crime d’Etat du 17 octobre 61 a enfin abouti !  « Poudre aux yeux et enfumage » diront les autres.

En effet, certains diront qu’il s’agit d’un pas important à mettre au crédit de tous les militants qui depuis au moins 40 ans inlassablement se battent pour que soient honorés les martyrs. Et nous pouvons même ajouter que le fait d’obliger les gouvernements successifs à réagir même s’il s’agit pour eux de contourner la reconnaissance pleine et entière avec des contorsions sémantiques est déjà en soi également une réussite.  Certes « ni excuses, ni repentance » pour les familles des victimes et le peuple algérien mais dans un contexte politico social où l’extrême droite a le vent en poupe et où la gauche et les indigènes semblent laminés, on pourrait se contenter de cela.

Oui mais, il y a un mais et même plusieurs. Entrons dans le vif du sujet et commençons par les prestations officielles, notamment la plus scandaleuse.

Il y eut le matin du 17 octobre 2021, un dépôt de gerbes en hommage aux victimes sur le Pont St Michel de Paris.  Curieusement, seul le préfet de police Lallemand a eu le droit de le réaliser. Ainsi plus tard, la manifestation a été empêchée d’approcher le pont St Michel.  Cela va tout à fait dans le sens de l’assertion du communiqué officiel selon laquelle « les premières commémorations furent organisées par le maire de Paris et d’autres élus de la nation » et que (si) « la France regarde son histoire avec lucidité, elle le doit d’abord à elle -même. » L’idée ici est d’affirmer l’omnipotence de la république qui seule a décidé de commémorer ce massacre a lors que les commémorations officielles sont le résultat du travail et de l’acharnement de militants initiés dès les années 80. Où sont les familles de victimes, où sont les descendants d’Algériens, où est la société civile ? Ne s’agit-il pas là d’une sorte d’auto absolution et de la police et de la République ? Une autoamnistie pour ce crime de masse unique dans les annales européennes depuis un siècle au moins ?

Prenons maintenant la commémoration de Macron au pont de Bezons. Il est curieux de constater que le Président s’est contenté d’un dépôt de gerbe sans daigner faire la moindre allocution. Ainsi, de façon surréaliste les images de la cérémonie au pont de Bezons n’ont pas de son. D’autre part, pourquoi une cérémonie à Bezons, hors du centre, qui n’est qu’un des lieux secondaires du massacre alors que les cérémonies se font habituellement sur le Pont St Michel, tout proche de la préfecture de police, là où Papon donnait ses ordres ?

Abordons maintenant le communiqué de l’Elysée, chef d’oeuvre de duplicité et de prouesse rhétorique.

  • A plusieurs reprises est utilisée l’expression « Algériens », pour désigner les manifestants. N’est-ce pas une façon d’externaliser les manifestants ? D’en faire des étrangers pour amoindrir le mal réalisé ? De fait ces manifestants étaient tous des Français musulmans d’Algérie et non des Algériens, des « Français à part entière » selon la formule de de Gaulle. C’est donc un Etat qui a massacré ses propres citoyens. Cela a des implications au plan du droit international. Nous ne ferons pas l’injure à Macron de penser qu’il l’ignorait. Le motif par contre est connu, c’est faire croire qu’il s’agissait d’une guerre normale dont les manifestants n’étaient que la cinquième colonne de l’armée ennemie.
  • Lorsque le communiqué précise « Dans la soirée malgré l’interdiction de la manifestation », il  insiste sur le fait que les manifestants ont malgré tout transgressé la loi. Ils ne sont donc pas complètement innocents.
  • Toujours selon le communiqué « il y aurait eu de nombreux blessés et plusieurs dizaines de morts ». Pourquoi ne pas dire le nombre de 200 morts, estimation la plus basse reconnue de tous les historiens sérieux ?
  • Le passage où il est précisé que le président « a reconnu les crimes commis cette nuit là sous l’autorité de Maurice Papon » et que ceux-ci sont « inexcusables pour la République » est sûrement l’un des points les plus vicieux de ce communiqué. On y apprend que ces crimes seraient imputables au seul Maurice Papon (sa fonction de préfet de police n’est même pas mentionnée) alors que nous savons avec certitude qu’ils l’ont été sous responsabilité du conseil des ministres du 5 octobre 1961, c’est-à-dire, de Papon à Michel Debré, 1er ministre, en passant par Roger Frey, ministre de l’intérieur, tous deux des ultras de l’Algérie française. Mais pourquoi le cacher, avec l’aval du général de Gaulle puisque le préfet de police qui massacre 200 citoyens, en blesse des milliers et en arrête 12 000 gardés dans des conditions effroyables pendant trois ou quatre jours sera reconduit pour de nombreuses années sans la moindre sanction. Quant à la formule « sont inexcusables pour la République », elle est totalement flou et en dépit de tout ne signifie en aucune façon que la République reconnaît sa responsabilité.
  • Pour finir Macron ne pouvait pas s’empêcher une énième sortie insultante lorsqu’il parle de la guerre d’Algérie « avec son cortège de crimes commis de tous côtés », renvoyant dos à dos peuple agressé et Etat agresseur.

Pour notre part, il faut réaffirmer un certain nombre de points. Le massacre du 17 octobre 61 est bien un crime contre l’humanité selon la définition de l’ONU[1].

  • A ce titre il s’agit d’un crime imprescriptible en dépit de la clause des accords d’Evian sur la renonciation à toutes poursuites entre France et Algérie après l’indépendance.
  • Il s’agit d’un crime d’Etat à cause des personnalités mises en cause. A commencer par Michel Debré, opposé aux accords d’Evian et partisan de l’Algérie française qui a intérêt à une répression très dure de la manifestation du 17 octobre dans l’espoir que celle-ci cassera la dynamique de paix. Le Général De Gaulle lui a aussi besoin d’une répression dure mais pour une raison autre : affaiblir la position du GPRA algérien dans ces mêmes négociations qui piétinent mais vont reprendre. Disons-le carrément le général de Gaulle est le premier responsable de ce massacre[2].
  • Mais il s’agit aussi d’un crime d’Etat car tous les corps et ministères de l’Etat y ont participé. Ministère de l’intérieur, ministère des armées qui mettra des soldats à disposition pour garder les 12 000 manifestants au palais des sports et à la caserne de Vincennes, ministère des transports car des bus de la RATP furent réquisitionnés en masse pour les transporter – en cela il s’agit de la plus grande rafle depuis la seconde guerre mondiale – ministère de la jeunesse et des sports qui fournira le palais des sports et le stade Pierre de Coubertin comme « centres de tri », c’est-à-dire centre d’interrogatoire et de torture pour débusquer les cadres du FLN dissimulés dans la masse des manifestants arrêtés.
  • Enfin parlons également de la pression sur les centres hospitaliers puisque certains hôpitaux laisseront des manifestants blessés se faire arrêter. Tout cela dans la quasi indifférence des partis politiques – à l’exception du PSU de Bourdet et Rocard – voire l’assentiment à peine dissimulé de certains comme la SFIO. Sans évoquer la complicité active parfois de ces « bons Français » qui aidèrent la police à trouver les manifestants qui se cachaient sous les portes cochères ou derrière les voitures et qui finirent assommés et tués comme devant le Grand Rex. A porte Maillot, ce furent des automobilistes qui à coup de manivelle ou cric aidèrent carrément les forces de police.
  • Il nous faut également évoquer la conspiration du silence de la presse quasi unanime avant et après ou alors de l’extrême modération de celle-ci pour relater ce massacre.

Disons-le, il s’agit du crime de masse le plus important commis depuis la Commune de Paris sur le sol de la métropole. Les revendications de tous ceux qui ont à cœur la vérité sur le 17 octobre sont claires. Tout d’abord la reconnaissance pleine et entière de ce crime de façon sincère et sans ruse sémantique. Ensuite, l ‘ouverture des archives, sans mesures dilatoires car il est indispensable que l’on sache exactement combien de personnes ont été tuées, quelles étaient leurs identités surtout que le délai de 60 ans, opposé aux historiens pour leur refuser cet accès, est maintenant atteint. Enfin, la création d’une commission d’enquête parlementaire indépendante chargée d’établir les faits. Le tout pouvant ouvrir droit à des poursuites contre l’Etat français devant la cour de justice européenne et des indemnités pour les familles. Un procès qui pourrait révéler au grand jour la face cachée de la république, car ce qu’il mettrait en lumière, outre la responsabilité de l’icône de Gaulle, c’est que le crime n’a pas eu lieu sous occupation ou sous Vichy, mais bien en démocratie, sous le régime de la République, signifiant de plus en plus flottant que l’extrême droite se dispute aujourd’hui. Faut-il s’en étonner ?

[1] Le crime contre l’humanité consacre donc la primauté du droit, en général, notamment contre l’impunité de ceux qui le commettent, et en particulier du droit international sur le droit national par sa nature même.

[2] D’après deux historiens anglo-saxons, Jim House et Neil MacMaster, c’est pour « mettre la pression » sur le FLN, de juillet à octobre 1961, que de Gaulle donne à Debré et ses proches suffisamment de liberté pour mettre en œuvre une stratégie d’intransigeance. À leurs yeux, l’extrême violence anti algérienne qui se déchaîne au cours des mois de septembre et d’octobre 1961 est moins le fait d’extrémistes incontrôlables au sein de la police que l’instrument d’une politique élaborée par le gouvernement.

Crimes d’État – Police – Prison – Tribunaux : vers l’abolition du système pénal ?

Qui le système pénal protège-t-il ? Et de qui ? Qui appelle la police ? Qui en a peur ? Qui va en prison ? Qui n’y va pas ? Et qui sont ceux que l’on désigne volontiers comme criminels, et comme victimes ? Ces questions, tristement rhétoriques, méritent qu’on s’y attarde pour aller au-delà du constat. Car si les luttes des populations issues de l’immigration et des quartiers populaires se sont principalement menées contre les violences policières ces dernières années, peut-on vraiment espérer affaiblir le bras armé, sans s’attaquer au cerveau qui l’agite ?

Loin d’être nouvelles, c’est à nos propres héritages politiques que les réflexions autour de l’abolitionnisme pénal font écho. De fait, l’idée  de mettre fin aux violences d’État n’a pas été l’apanage de ceux qui l’ont théorisé à partir des années 70 : des militants anti-esclavagistes noirs aux luttes de libération africaines-américaines en passant par les luttes pour l’abolition du système colonial, c’est à un retour aux sources que ces questions invitent à penser. Car si l’ambition d’une société sans police, ni prison, ni système pénal peut paraitre un peu utopique, voire dangereuse, celle de subir la violence d’un système tout entier dirigé contre nos existences, est-elle plus acceptable ?

Entretien avec Gwenola Ricordeau, militante abolitionniste et professeure associée en justice criminelle à l’université d’État de Californie, Chico, auteure de Pour elles toutes. Femmes contre la prison (2019, Lux) et qui vient de publier Crimes et Peines : penser l’abolitionnisme du système pénal aux éditions Grévis.

Avant de penser à pourquoi et comment l’abolir, on va peut-être le définir : de quoi parle-t-on exactement quand on évoque « le système pénal » ?

Concrètement, on parle de l’ensemble des institutions d’État qui prennent en charge ce qui est défini, par le droit pénal, comme des contraventions, des délits, des crimes. Autrement dit : la police, les tribunaux (correctionnels et cours d’assises) et les prisons. Le projet de l’abolitionnisme pénal est donc non seulement d’abolir les prisons, mais aussi la police et les formes de jugements tels qu’on les connaît aujourd’hui dans les tribunaux.

Un des points de départ de l’abolitionnisme, c’est de rappeler un fait que l’on a tendance à oublier, à savoir que le crime n’est pas une réalité en soi, mais une construction sociale…

C’est une réflexion qui est importante pour comprendre le projet abolitionniste. En général, celui-ci suscite des réactions d’effroi. Les gens se disent « mais comment on va faire »; « ça a toujours existé » etc. Il est bon de rappeler que les crimes, les délits, et en gros tout ce que l’État appelle « la criminalité », n’existe pas en soi, mais est l’objet d’une histoire, de luttes politiques (certaines pour criminaliser des faits, d’autres pour en décriminaliser), et d’un rapport de force. Sinon, comment expliquer que certains faits soient criminalisés dans certains pays et pas dans d’autres ? Idem pour l’évolution dans le temps : des faits criminalisés hier, ne le sont plus aujourd’hui, et inversement.

Donc effectivement, le crime n’a pas d’existence propre, c’est une catégorie de l’État. D’ailleurs, Louk Hulsman, l’un des auteurs mis en avant dans Crimes et Peines, a été l’un des grands penseurs de la critique de la catégorie de crime. Et il nous invite à l’abandonner pour ne pas tomber dans une logique de responsabilité individuelle, de culpabilité, et de punition.

Les trois textes reproduits dans Crimes et Peines ont été écrits par des penseurs qui appartiennent à ce que vous appelez « la première vague » de l’abolitionnisme pénal des années 1970-90, et ce sont quasiment tous des hommes blancs. Or durant la décennie antérieure, le monde a été secoué par les luttes de libération anticolonialistes, les mouvements de libération africaine-américaine qui remettaient déjà radicalement en cause l’état et ses institutions. Considérez-vous que ces luttes et mouvements étaient abolitionnistes de fait, pour avoir été précisément ciblés par le système ? Quelles sont les relations entre ces mouvements de libération et les théoricien-ne-s de l’abolitionnisme pénal ?

Oui, des abolitionnistes de fait… C’est une remarque importante à faire. Effectivement à partir du milieu des années 1970, il y a des théoricien-nes, des militant-e-s sur le terrain des luttes politiques qui se pensent et se revendiquent abolitionnistes, mais ça ne veut pas dire que le projet d’abolir le système pénal est née avec les théories de ces personnes ou leurs luttes.

Les Black Panthers, les luttes de libération africaine-américaine, et aussi auparavant les mouvements anarchistes ont bien sûr porté cette critique radicale du système pénal, et des institutions policière et carcérale.

L’abolitionnisme n’appartient pas à ceux qui s’en revendiquent. D’ailleurs, aujourd’hui en France, il existe des organisations, des luttes qui défendent une ligne abolitionniste sans même le revendiquer, je pense par exemple au Genepi (qui se réclame du féminisme et de l’anticarcéralisme); ou au collectif afroféministe Mwasi et bien d’autres.

D’ailleurs,  si  on  remonte  encore  plus  loin  dans  l’histoire,  le  terme « abolition » fait penser aux luttes anti-esclavagistes. A-t-il été  pensé pour faire le lien avec celles-ci ?

C’est difficile pour moi de répondre à cette question parce que l’histoire des mouvements abolitionnistes reste encore très peu écrite. Je ne suis pas une spécialiste de la question de l’esclavage, mais ayant fouillé un peu les archives abolitionnistes de la première vague, je sais qu’il y a peu de références à l’esclavage.

Aux États-Unis, la question de la continuité avec les luttes abolitionnistes esclavagistes a émergé dans les années 2000. C’est aussi pour cela que j’emploie l’expression de « première vague » de l’abolitionnisme, pour ces penseurs des années 1970 qui sont pour beaucoup des hommes blancs. La deuxième vague a été marquée par des théoriciennes et des militantes africaines-américaines, qui ont eu le mérite de mettre au centre des réflexions, la question du racisme et de la continuité du système pénal avec le système esclavagiste.

Dans Pour elles toutes. Femmes contre la prison, votre précédent livre, vous interrogez (et démontez) la pertinence de mener le combat féministe sur le terrain du droit, notamment parce que le système pénal échoue à protéger les femmes, et ne prend pas en compte les besoins des victimes. En quoi la réflexion sur les victimes est au cœur de la pensée abolitionniste, et particulièrement de Ruth Morris ?

C’est parce que Ruth Morris s’est beaucoup intéressée à la question des victimes, qu’il était important pour moi que l’un de ses textes figure dans Crimes et Peines. En fait, c’est un aspect assez méconnu de l’abolitionnisme pénal, auquel on reproche de ne penser qu’aux condamnés, alors même que l’approche des victimes est centrale dans nos réflexions. D’ailleurs beaucoup d’abolitionnistes le sont devenus précisément à cause du sort que le système pénal réserve aux victimes et de son incapacité à répondre à leurs besoins fondamentaux.

Ce que démontre Ruth Morris, c’est que le système pénal reconnaît exclusivement les victimes de violences interpersonnelles, qui existent évidemment, mais il existe un autre type de victimes : les victimes « d’injustices systémiques ». Elle parle bien sûr des victimes systémiques du sexisme, du racisme, qui ne sont jamais reconnues et prises en charge par le système pénal. On ne peut pas porter plainte contre le racisme, on porte plainte contre des discriminations raciales, ce qui ne revient pas à la même chose. Et la ruse du système judiciaire, c’est qu’il détourne notre attention de ces violences systémiques et donc de ces nombreuses victimes.

S’il échoue à protéger les victimes, vous écrivez « le système pénal semble au contraire très bien fonctionner du point de vue du capitalisme et du suprématisme blanc ». Au regard des contextes historiques et géographiques dans lesquels la police ou la prison ont été crées et généralisés, estimez-vous que le contrôle social fait partie de la fonction même des institutions pénales ?

Le colonialisme et l’histoire coloniale ne sont pas des champs dans lesquels j’ai une expertise, mais il me semble important, quand on pense la critique du système pénal, de ne pas faire l’impasse sur ces dimensions. Il existe un vaste champ de recherche sur la manière dont la prison s’est imposée dans certains pays grâce à la colonisation. Beaucoup de travaux sont également revenus sur l’origine de la police, ses racines au sein des « slave patrols », ces milices coloniales qui se chargeaient de discipliner les personnes esclavagisées. Il y a des débats historiographiques sur les liens, l’articulation entre esclavage, colonisation et système pénal. Et ce dernier ne peut bien sûr être détaché du système capitaliste et du suprématisme blanc.

Vous démontrez aussi comment la question féministe peut servir de prétexte pour justifier des politiques qui ciblent les personnes racisées, musulmanes, à l’intérieur, comme à l’extérieur au travers de l’impérialisme. Estimez-vous que la récente loi sur le harcèlement de rue ou dans un autre registre la loi séparatisme en font partie ?

C’est très clair et ce qui me parait incroyable, c’est que certaines personnes puissent le nier. Ces lois sont précisément faites pour cibler une catégorie de personnes, ce sont des lois racistes et sexistes. La loi sur le harcèlement de rue vise explicitement des hommes jeunes, issus de l’immigration ou de l’histoire coloniale qui vivent dans les quartiers populaires. Le but étant de désigner ces hommes comme culturellement sexistes. Même chose pour la loi sur le séparatisme. On observe une avalanche de lois de ce genre, visant explicitement les hommes et les femmes musulmanes ou les personnes pensées comme musulmanes.

Finalement, si les crimes/délits sont des constructions, peut-on dire que l’État a finalement construit son ennemi ?

Ce que nous donne à voir les politiques pénales et notamment du populisme pénal, c’est qu’il y a des figures de la dangerosité que l’on agite régulièrement pour justifier l’expansion du pénal : la figure du pédophile, ou celle du terroriste islamiste, à laquelle on relie volontiers les jeunes hommes issus de l’immigration ou de l’histoire coloniale vivant dans les quartiers populaires. À l’inverse, il y a des populations désignées comme devant être protégées (parfois même contre leur gré) comme les femmes, les enfants. Et d’autres, dont on accepte qu’elles soient vulnérables et non protégées.

Aux États-Unis, les Black Panthers et de nombreux africains-américains comme Angela Davis, ou Michelle Alexander dans « The new Jim Crow », ont démontré la continuité entre le système esclavagiste et la prison contemporaine grâce notamment au 13ème amendement. Quel est l’héritage de ces luttes de libération noire sur les luttes d’aujourd’hui comme au sein de Black Lives Matter par exemple ?

Il est vrai que depuis le tournant des années 2000, il y a cette rhétorique autour de la continuité du système pénal avec le système esclavagiste au sein des mouvements abolitionnistes nord-américains et particulièrement états-uniens. Ce qui n’est pas sans susciter de débats à la fois politiques, historiographiques et académiques. Mais pour résumer, on a des personnes esclavagisées qui une fois le 13ème amendement actée, se sont retrouvées prisonnières, condamnées à du travail forcé, et parfois de manière caricaturale. La prison d’Angola par exemple, qui était une plantation dans laquelle on envoyait des personnes esclavagisées originaires d’Angola, est aujourd’hui une prison où les noirs sont surreprésentés, et qui pratique le travail forcé.

Donc on peut facilement observer ces formes de continuités historiques, aussi bien au niveau des institutions que des parcours individuels. Les anciens propriétaires d’esclaves se reconvertissent si l’on peut dire dans le travail forcé. Et puis il y a la réalité actuelle de la surreprésentation des noirs dans les prisons. Un jeune noir aux États-Unis a plus de chance de se retrouver en prison qu’à l’université.

Mais ce n’est pas sans créer de débats sur les raisons qui expliquent la surreprésentation des minorités dans le système carcéral. Car les noirs et les africains-américains ne sont pas les seuls à être surreprésentés en prison, on trouve évidemment les latinos, les amérindiens, mais aussi des blancs pauvres et cela crée des débats au sein des mouvements antiracistes, et des mouvements abolitionnistes et pèse sur les enjeux d’unification que l’on pourrait espérer d’un front politique contre les violences pénales.

Comment expliquer le peu de travaux et même de traductions sur la question en France?

C’est vrai qu’en France, il y a des textes qui existent mais qui sont essentiellement académiques, et donc réservés à un public universitaire. Il y a quand même des textes politiques, mais qui sont relativement anciens, comme Catherine Baker « Pourquoi faudrait-il punir ?  » ; Jacques de la Haye a pas mal écrit sur la prison, mais pour l’essentiel les textes existent surtout en anglais, et dans d’autres langues. Il ne faut pas oublier que l’abolitionnisme ce n’est pas un mouvement que nord-américain et anglophone. Il y a des choses qui s’écrivent en espagnol, en allemand, en italien. Mais en France, c’est vrai qu’il y a un retard dans la traduction et la circulation des idées.

Une fois dit cela, il ne faudrait pas croire que les abolitionnistes et les réflexions abolitionnistes n’existent pas en France. Dans les années 1970, il y a eu des mouvements comme le Groupe d’Information Prison (GIP), le Comité d’Action des Prisonniers (CAP), la figure intellectuelle de Michel Foucault et d’autres personnes qui portaient un discours radical sur le système pénal.

Il y a donc des formes de circulation historiques mais ce qui est nouveau ces derniers mois avec notamment la visibilité de Black Lives Matter, et de fait des mouvements pour l’abolition de la police aux États-Unis, c’est qu’il y a u intérêt renforcé en France pour ces idées-là. Et de mon point de vue, on assiste à une relative sortie des marges politiques des mouvements qui prônent l’abolition du système pénal, tant aux États-Unis qu’en France.

Justement on parle beaucoup en ce moment de BLM aux États-Unis, mais il y a des différents courants aux sein des mouvements qui luttent contre les violences policières, et donc différentes stratégies. Vous qui vivez là-bas et êtes une observatrice privilégiée, quels sont ces différents courants ? Qu’est ce qui les divise ?

Je vis aux États-Unis, mais je n’ai pas une expertise sur tous les mouvements existants et mon analyse porte évidemment des formes de subjectivité. Ce que je peux en dire, c’est qu’effectivement il y a une diversité de stratégies, de ligne politique, et que cette diversité n’est pas représentée dans les médias ou dans ce qui est dit en France. On parle peu, par exemple, des mouvements réformistes qui luttent dans le sens d’une réduction des violences policières, et donc qui n’ont pas les mêmes objectifs politiques que ceux qui veulent l’abolition. Pour autant, ils sont beaucoup plus importants que ces derniers.

« Defund the police », donc l’idée de « définancer la police », de réduire les financements de la police en réduisant les budgets de l’armement, le recrutement des policiers (une stratégie qui peut également être appliquée au niveau du carcéral), cette stratégie-là a bénéficié d’une certaine visibilité en France, sûrement pour le caractère qui semble nouveau, voire exotique, mais c’est loin d’être le courant majoritaire dans les mouvements critiques autour de la police aux États-Unis.

Aux États-Unis, les mouvements antiracistes se sont donc majoritairement concentrés sur les luttes contre les violences policières. On peut faire le même constat en France. Comment expliquer qu’au sein des milieux antiracistes, bien qu’on ait conscience du  caractère structurel du racisme de nos institutions, on continue à réclamer une justice dont on est quasiment systématiquement privé ?

Cela mérite des discussions plus approfondies, mais on peut voir cette question à différents niveaux. On peut d’abord comprendre que l’impunité est forcément choquante quand on parle de crimes d’État. Je préfère d’ailleurs l’expression « crime d’État » à celle de « violences policières » parce que je pense qu’il est important et plus englobant, de mettre la focale sur l’État. Cela permet aussi de penser ensemble les crimes policiers et les crimes pénitentiaires.

Ceci étant dit, l’impunité fait violence, à la fois aux victimes, aux proches des victimes et au-delà à des communautés entières. Et je pense que l’on peut être d’accord que la condamnation de Derek Chauvin, le meurtrier de Georges Floyd, s’est accompagnée d’une forme de soulagement car quelle insulte cela aurait été, d’avoir un cas supplémentaire d’impunité.

Ce sur quoi on peut s’interroger, ce sont les raisons pour lesquelles on porte plainte. Quelles sont les raisons pour lesquelles on fait appel à la justice ? Et là je crois qu’il faut comprendre plusieurs choses : Le désir de reconnaissance des faits, de l’injustice, donc de son statut de victime, du préjudice et du tort commis, et puis aussi un besoin de vérité. Et à ce niveau, de nombreuses affaires nous enseignent que la vérité judiciaire est très loin de la vérité des faits, et de nos expériences collectives, de ce qu’est le racisme, de ce qu’est l’activité policière, pénitentiaire. Donc l’utilisation de la justice peut répondre à ces besoins de reconnaissance, et cela peut aussi être une façon de politiser et de mobiliser autour d’une violence.

Pour moi la question n’est pas « est-ce qu’il faut porter plainte ? » qui est davantage une question tactique, mais de s’interroger collectivement : est ce qu’il y a un avantage à avoir recours à la justice ?

Et que répondez-vous au procès de l’irrationalité fait au projet abolitionniste. Après tout, plutôt que de l’abolir, pourquoi ne pas moderniser les prisons, les rendre plus humaines, et réformer la police ?

On peut répondre que l’État et les forces réformistes travaillent sans cesse à humaniser, moderniser la police et la prison. Ils sont une gigantesque boîte à idées, dont sortent peu de véritables réformes, mais qui a sans cesse des réformes à nous proposer. Finalement, il y a peu de gens qui estiment que ces institutions ne doivent pas être réformées. Au contraire, il y a une sorte d’accord général sur les imperfections, les dysfonctionnements. Et c’est bien sur ce point que réformistes et abolitionnistes s’opposent : ces derniers disent qu’en fait le système Penal n’est pas réformable, il ne fait que se réformer mais sa nature profonde, ses fondations, ne lui permettent pas d’être réformé.

Finalement, ne luttons-nous pas contre nous-mêmes, contre nos besoins et intérêts en appelant à rendre plus humaines et plus acceptables des institutions qui sont profondément racistes, sexistes, classistes ?

Pour moi, le discours de réforme de la prison ou de la police fait partie d’un discours de légitimation de ces institutions. C’est vraiment la rhétorique de ceux que j’appelle « les légitimistes », ceux qui appellent à défendre la légitimité des institutions pénales. Ce que l’on voit en ce moment aux États-Unis, c’est une fièvre réformiste que ce soit au niveau de l’État fédéral, des états, des municipalités, etc. Là-bas les forces de police sont extrêmement morcelées, on a plus de 15 000 forces de police et chacun y va de sa réforme, notamment sur l’encadrement du recours à la force, sur la standardisation du type d’armement, l’interdiction des clefs d’étranglement etc. Il y a énormément de réformes en ce sens qui risquent de participer à la légitimation de l’institution. Et puis il y a aussi les effets sur le terrain de ces réformes : en quoi cela change la vie des personnes racisées, des pauvres, et de toutes les personnes qui sont les cibles du système pénal ? Le fait est qu’à ce jour, on ne voit pas de changements, et il y a même des raisons de s’inquiéter d’un regain et d’une augmentation du nombre de personnes tuées par la police dans le sillage de la condamnation de Derek Chauvin.

La poétesse africaine américaine Audre Lorde disait : « Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître ». Quels outils, quelles pistes l’abolitionnisme pénal offre-t-il pour construire des formes de justice autonomes ?

L’abolitionnisme pénal n’est pas un bloc, il y a des courants différents, des débats, différentes propositions stratégiques qui peuvent et doivent être discutées. Certains abolitionnistes penchent davantage pour une proposition d’élargir des formes d’autonomisation du système pénal, donc en développant des formes de justice dite « transformative » ou « communautaires ». Cela revient en gros à créer des espaces dans lesquels on se passe du système pénal.

D’autres, et c’est mon cas, respectent ces initiatives et en suivent le développement avec intérêt mais sont davantage sur une  ligne révolutionnaire et estiment donc que l’on n’abolira pas le système pénal sans un processus révolutionnaire et que ces formes d’espaces d’émancipation ne permettent pas d’abolir totalement le système pénal.

Avant la justice transformative, il y avait aussi la piste de la justice restaurative dont on a d’ailleurs pu voir des éléments cooptés par le système judiciaire, notamment en France avec la réforme Taubira…

Le mouvement autour de la justice restaurative qui date des années 1990 a suscité un certain enthousiasme chez certains abolitionnistes, mais aussi rapidement des critiques comme chez Ruth Morris qui a formalisé l’idée de justice transformative en réponse aux limites de la justice restaurative.

Pourquoi ? Parce que la justice restaurative a été développée par l’État et donc son développement participe à celui de la sphère pénale et de l’activité de l’État. Ce qu’on voit avec la loi Taubira (mais il faut rappeler quand même que la France a eu un certain retard par rapport à d’autres pays comme le Canada, les États-Unis, l’Australie), c’est que lorsque l’on met en place la justice restaurative, il y a parallèlement la mise en place de tout un système économique, on observe le développement de formations, d’intervenant-e-s.

Sur le terrain, on voit que cela se traduit parfois des formes d’injonction à se plier à certaines mesures pour des prisonniers condamnés à de longues peines, et donc une peine qui s’ajoute à la peine. C’est l’ajout d’un processus pour des personnes déjà criminalisées, cela n’épouse pas l’idéal abolitionniste qui est de supprimer la sphère pénale.

L’abolition, c’est bien tentant. Mais n’est-ce pas illusoire dans une société capitaliste occidentale ? Existe-t-il des exemples, des expériences qui s’en rapprochent et qui pourrait nous aider à mieux concevoir les formes cela pourrait prendre ?

Alors d’abord il faut rappeler que la justice transformative est née au sein de communautés qui, pour l’essentiel, ne pouvaient pas faire appel au système pénal. En gros : des travailleurs et travailleuses du sexe, des  personnes LGBT, des personnes étrangères en situation d’irrégularité donc des personnes qui bien qu’elles soient victimes d’un crime ou d’un délit ne peuvent se rendre au commissariat sous peine de se retrouver elles-mêmes ou leurs proches criminalisés. Donc la justice transformative est certes un espace d’expérimentation et d’autonomisation, mais elle répond aussi à des besoins de justice de communautés qui sont victimes, mais qui n’ont pas accès à la justice pénale. Parce que recourir à la justice pénale, c’est un privilège de classe, de race etc.

D’ailleurs la reconnaissance même de son statut de victime en est un ?

Bien sûr, selon qui on est, selon aussi le récit de victimation, on est ou pas reconnu. Il faut être une « bonne victime » face à un « bon auteur », comme le montrent les analyses de Nils Christie – et donc correspondre à l’ensemble des préjugés que peut accompagner l’imaginaire de l’agresseur. La justice transformative naît donc des besoins des victimes qui ne sont pas pris en charge par le système penal.

Mais une autre chose que je voudrais rappeler, c’est que dans notre vie quotidienne il y a plein de moments où on est dans des situations préjudiciables, où un tort a été commis et où l’on ne fait pas appel à la justice. Et en général, les situations dans lesquelles on ne fait pas appel, sont celles qui impliquent des personnes proches.

Tout ça pour dire que l’on demande souvent des exemples, et ce que l’on peut répondre à ça c’est : regardez ce que vous faites dans vos vies quotidiennes, dans votre vie intime ou professionnelle. Et c’est cela aussi ce qu’apporte Louk Hulsman en nous encourageant à renoncer à la catégorie de « crime » – qui entretient l’idée qu’il y a des situations à part dans nos vies, alors qu’au contraire, on gagnerait à penser cela ensemble diverses formes de préjudice.

C’est aussi sur ce point qu’insiste Nils Christie, le troisième auteur que vous mettez à l’honneur dans le livre avec son texte « A qui appartiennent les conflits ? ». Il estime que les conflits disent quelque chose de nous, de ce que nous sommes, et ils les voient comme une « richesse » dont l’État nous dépossède…

Ce qu’il dit et ce qui peut paraître contre-intuitif, c’est que les conflits sont une richesse mais qu’on est habitué à les penser sous l’angle du manque, de la perte. Quand on dit cela, on ne nie évidemment pas la gravité des préjudices et des torts qui peuvent être subis, mais c’est un encouragement à les voir comme des opportunités collectives pour se rappeler les valeurs sur lesquelles on fonde la vie sociale, pour prendre le temps de discuter de nos conflits. Ce qu’il critique, c’est la professionnalisation de la gestion de nos conflits. Mais là encore, cela fait écho aussi au mode de vie capitaliste qui ne permet pas cette prise de temps, et qui nous force à déléguer.

Dans le dernier chapitre du livre, vous évoquez les nombreux enjeux auxquels se confronte aujourd’hui l’abolitionnisme pénal, que pouvez-vous nous en dire ?

En effet, ce livre donne beaucoup de place à trois auteurs importants mais il s’arrête aussi sur les enjeux auxquels se confrontent aujourd’hui les différents mouvements abolitionnistes. Ma vision est influencée par le fait que je regarde ces évolutions depuis les États-Unis, et plus généralement l’Amérique du nord, mais selon moi il y a plusieurs types d’enjeux :

1- L’articulation entre luttes féministes et abolitionnistes, mais aussi avec la question du racisme et la manière dont on peut penser les luttes abolitionnistes actuelles comme un prolongement de celles pour l’abolition de l’esclavage ;

  • – Il y a aussi de nombreuses réflexions autour de la question de l’écologie, à la fois une critique des formes de criminalisation des atteintes à l’environnement. Je pense en particulier à la création du crime d’écocide qui revient pas mal dans les débats. Personnellement, je crois qu’on peut très bien être sur des positions radicales au sujet de l’environnement et critiquer la criminalisation qui accompagne parfois les politiques En parlant d’environnement, se pose aussi la question de l’impact écologique du système pénal, que ce soit en termes d’implantations des prisons. Et là, on peut faire un lien avec le racisme environnemental bien connu aux États-Unis

: les quartiers populaires sont impactés par la pollution, le manque d’accès à certaines ressources comme l’eau. Pareil pour l’implantation des prisons sur des sites pollués, on voit comment la prison crée de la pollution et comment les politiques pénales s’appuient sur du greenwashing, c’est-à-dire sur l’instrumentalisation d’un discours écologique.

  • – Un front plus marginal mais pas moins important qui s’ouvre de plus en plus, c’est la question du validisme, de la désinstitutionnalisation des personnes en situation de C’est une question essentielle qui mérite d’être davantage réfléchie, et on voit de plus en plus émerger des alliances entre des luttes politiques de personnes handicapées et des luttes abolitionnistes.

Au-delà du front des luttes, se posent aussi des questions stratégiques. Pour moi, il y a un enjeu important sur lequel je revenais déjà dans Pour Elles toutes : la question de « l’ONGisation » des luttes. Le fait que de plus en plus de luttes s’institutionnalisent et on l’observe de manière presque caricaturale aux États-Unis avec des mouvements qui reposent sur des subventions et sur la philanthropie. Certains analystes critiques parlent de « complexe caritativo-industriels ». L’enjeu des financements, de la recherche de subventions et par conséquent de parts de marché, en viennent à façonner les revendications, mais aussi les moyens de se mobiliser (community organizing) : c’est donc un déplacement, une cooptation des  luttes autonomes, originellement portées par les personnes concernées. Et on y perd non seulement du point de vue de l’autonomie des luttes, mais quand le secteur associatif vit de nos existences, il a tendance à nous pathologiser, à nous montrer comme étant des populations qui ont besoin d’être aidées.

Pour terminer, est-ce que vous auriez des livres, des références à conseiller qui vous ont particulièrement marqué ou qui permettent de débroussailler tranquillement ce vaste sujet ?

Il y a Georges Jackson, Les frères de Soledad, qui m’a personnellement beaucoup marqué. Sa correspondance aussi a été très formatrice pour moi. Angela Davis, La prison est-elle obsolète ?; Jackie Wang, Capitalisme carcéral, sont aussi des livres que je recommande. Et j’aimerais terminer sur le livre de Saïd Bouamama, L’affaire Georges Ibrahim Abdallah, pour saluer le militant et le combattant qu’est Georges Abdallah et rappeler qu’il vit sa 37ème année dans les prisons françaises.

 

Elodie Descamps

Édito #29 – Zemmour ou le dernier avatar du bonapartisme transcendantal

Pour qui est familier des discours d’Eric Zemmour au moins depuis son accès à la notoriété et la publication du Premier Sexe (2006), son personnage historique favori n’est autre que le petit caporal, Napoléon Bonaparte. Mais si tout dans son discours se réfère à Bonaparte (jusqu’à la proposition de revenir à la loi de 1803 sur les prénoms français – loi que Zemmour simplifie d’ailleurs allègrement) il ne s’agit pas seulement d’une passion historique ou d’un vernis servant à légitimer ses propos : c’est là un vrai ancrage idéologique. Cet ancrage permet de mieux imaginer le type d’Etat qui inspire Zemmour – le journaliste comme l’homme politique. On pourrait ici, reprendre ce qu’en écrit Sadri Khiari dans sa thèse de doctorat :

« (…) dans sa forme manifeste, l’Etat bonapartiste apparaît comme une dictature personnelle et plébiscitaire, voire paternaliste, bénéficiant, au moins un temps, d’un fort soutien populaire. Ce qui permet au chef suprême – le Bonaparte – de jouer un rôle d’arbitrage entre les intérêts sociaux antagonistes. Son autorité s’appuie sur un appareil bureaucratique, policier ou militaire puissant, développant une idéologie populiste et nationaliste, souvent belliciste. Le pouvoir Exécutif et son chef cherchent à s’arroger le monopole de la représentation sociale et politique, supprimant tant que faire se peut les corps intermédiaires et réduisant les institutions représentatives, comme le parlement, à un rôle de façade démocratique tandis que les procédures électorales sont généralement tronquées. Quant aux formes non-étatiques d’organisation et d’initiative (presse, partis, syndicats, etc.), elles sont contraintes de faire allégeance à l’Etat sinon carrément prohibées. »

Si cet idéal-type de l’Etat bonapartiste proposé par Khiari ne se retrouvera sans doute pas tel quel chez un Zemmour candidat à la présidentielle, il y a tout de même fort à parier que ce dernier s’en rapprochera. Guère surprenant, donc, que d’aucun font du bonapartisme une sorte de pré-fascisme ou de fascisme avant l’heure. Gramsci, lui, se référait plutôt à César pour évoquer Mussolini – et parlait de « césarisme » (dans le Cahier 13) pour évoquer cette situation « dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de telle façon que la poursuite de la lutte ne peut aboutir qu’à leur destruction réciproque. » Le César (ou Bonaparte, c’est selon) a donc la tâche de jouer le rôle d’arbitre d’une situation historique « caractérisée par un équilibre de forces annonciateur de catastrophes ». Or, rajoute Gramsci, ce césarisme « n’a pas toujours la même signification historique (…) [C]e n’est pas un schéma sociologique mais l’histoire concrète qui peut établir la signification exacte de chaque forme de césarisme. »

Toutefois, si Zemmour se rêve en Bonaparte ou en César, cela signifie-t-il qu’il sera amené à jouer ce rôle ? Si celui-ci ne cesse de grimper dans les sondages, possède-t-il un appareil politique suffisant pour lui permettre de mener sa barque seule face au reste de la droite ? Tout comme la force de la gauche ne viendra pas d’un seul parti (aussi révolutionnaire soit-il) mais d’un assemblage complexe (et parfois conflictuel) de diverses forces politiques, intellectuels, appareils médiatiques, etc. … La droite visant à renforcer la France blanche ne pourra pas s’appuyer sur un seul camp ou parti mais devra, nécessairement composer avec la complexité des forces en présence (non seulement parmi les candidats à la présidentielle mais également parmi leurs nombreux soutiens dans les médias – de Pascal Praud à Jean Messiah). Zemmour ne sera donc sans doute pas le prince moderne de la droite raciste, ce dernier « ne peut être une personne réelle, un individu concret, il ne peut être qu’un organisme, un élément complexe de société dans lequel a commencé déjà de se concrétiser une volonté collective qui s’est reconnue et affirmée en partie dans l’action » (Cahier 13). Si cette volonté politique s’incorporait auparavant dans un parti politique, force est de constater que celle-ci prend aujourd’hui la forme d’une multiplicité de camps politiques, parfois en conflits mais dont l’objectif final reste le même : préserver l’identité blanche de la France.

Que Zemmour atteigne ou non le second tour de la prochaine présidentielle importe bien évidemment afin de pouvoir évaluer l’évolution du rapport de forces, mais dans tous les cas Eric Zemmour deviendra sans doute la figure de proue du camp raciste et nationaliste à droite. Il importe, néanmoins, d’identifier les options les plus à même de contrer cette montée zemmourienne. De ce point de vue, la prochaine élection présidentielle est une étape à ne pas négliger. Si nous ne sommes pas dupes de l’efficacité d’une campagne présidentielle sur le sort des indigènes, celle-ci nous semble tout de même essentielle afin de pouvoir évaluer la situation dans laquelle nous lutterons. Car si le camp antiraciste a, ces dernières années, subit quelques déconvenues, celles-ci ne signifient aucunement que l’antiracisme politique a disparu. Du résultat de la prochaine présidentielle dépendra donc certainement notre place dans la lutte politique. De ce point de vue, Mélenchon apparaît sans doute comme la chance la plus crédible de résister à la génération Z et à ses représentants.

Un point d’éclaircissement nous semble, ici, essentiel : si nous sommes au fait du fossé qui nous sépare de Mélenchon sur le plan politique et si nous n’avons pas vocation ici à donner des consignes de votes, il nous apparaît important de clarifier le point suivant : Mélenchon n’est pas Zemmour. Il en est même assez loin. Si Mélenchon prône toujours un programme républicain blanc, ces dernières années l’ont vu très largement évoluer (de manière positive) sur la police, les questions raciales et sur l’islamophobie en particulier. Par ailleurs : si l’on évalue la situation en fonction du rapport de forces véritable, il faut constater que Mélenchon est le seul à pouvoir opposer une alternative électorale crédible à la droite nationaliste et raciste. Si nous ne pouvons donc que souhaiter un glissement du rapport de forces vers Mélenchon, c’est qu’il est la seule condition de pouvoir rebondir dans de meilleures conditions. Car la constitution d’un bloc contre-hégémonique – capable d’unir la gauche et l’antiracisme politique – ne passera pas par des mots d’ordre, aussi radicaux soient-il, mais bien par une analyse du mouvement réel. La prochaine présidentielle n’est qu’un instant de ce mouvement, mais c’est cet instant qui déterminera, en partie, notre devenir politique et notre devenir tout court.

Édito #28- Vaccins anti-Covid : le miracle cubain

C’est l’histoire d’une île, située à quelques encablures d’un empire tout puissant. Tourmentée par la violence de l’histoire, elle n’a jamais renoncé à son indépendance. Ni le colonialisme espagnol, ni l’impérialisme états-unien n’auront eu raison de sa dignité. En 1959, des combattants entrent à la Havane après avoir renversé un régime honni, tenu à bout de bras par Washington. La révolution se veut socialiste, patriotique et anti-impérialiste. L’empire est fou de rage, il ne peut se résoudre à un tel affront. L’idée qu’un pays du Sud, qu’il soumettait à sa botte depuis plus d’un demi-siècle se libère de ses chaines lui est insupportable. Alors, parallèlement aux actes terroristes, aux invasions, aux déstabilisations qu’il organise et finance, il décide d’asphyxier le pays, au moyen d’un embargo qui dure depuis près de 60 ans.

Cette politique a privé les cubains de plus de 1000 milliards de dollars. Le système de santé, lui, a été brutalement affecté par le blocus. Entre l’impossibilité d’acheter certains médicaments pour le traitement de lourdes maladies comme la leucémie, les difficultés pour obtenir des pièces de rechange pour des équipements médicaux à cause de l’interdiction faite aux entreprises états-unienne de commercer avec Cuba, ou encore, ignominie suprême, le gel par le Trésor états-unien de l’argent du Fonds Mondial de Lutte contre le Sida et la Tuberculose destinée à la Havane. Enfin, à travers la loi Torricelli de 1992, les Etats-Unis renforcent leur arsenal impérialiste. Cette loi conférait à l’embargo un caractère extraterritorial. Ainsi, tout pays accostant dans un port cubain se voyait refuser l’accès au marché états-unien pendant 6 mois. Conséquence, de nombreuses entreprises internationales ont cessé de vendre des équipements technologiques à Cuba, la privant d’outils indispensables pour par exemple détecter des maladies comme le cancer.

En 2020, alors que certains espèrent un allègement des sanctions en pleine pandémie, Washington décide au contraire de les renforcer. Des dons de la fondation chinoise Jack Ma, comprenant entre autres des masques, n’ont finalement pas pu être livré car le navire qui les transportait battait pavillon états-unien. Par ailleurs, sous la pression de Washington, de nombreuses banques suisses – UBS, Banque Cler – ont refusé de transférer des fonds de solidarité octroyés par des organisations helvétiques telles que Medi-Cuba Suiza et l’Association Suisse-Cuba. Cet acharnement envers Cuba, pleinement poursuivi par Joe Biden, relève d’une politique ouvertement criminelle, comme le rappelait Fidel Castro à l’ONU en 1995 : « Ce n’est ni un embargo ni un blocus, c’est une guerre économique contre notre pays, à qui on ne permet pas d’acheter de l’aspirine, à qui on ne permet pas d’acheter un anti-cancérigène pour sauver une vie ou soulager la douleur de ceux qui sont en fin de vie. Rien, absolument rien ne peut être vendu à Cuba ! »

Et pourtant. Malgré tout cela, Cuba a fait de la recherche scientifique et médicale un pilier de sa révolution. Pour parer aux hostilités extérieures et assurer sa souveraineté, voire sa survie, le pays produit ses propres médicaments. De plus, sur les treize vaccins qu’il inocule à sa population, huit sont produit sur l’île. En lien étroit avec l’autre pilier de la révolution, l’éducation, Cuba a mis sur pied à partir des années 1980 une industrie de biotechnologie. C’est grâce à elle que le pays a pu réaliser une véritable prouesse, en produisant pas moins de cinq vaccins, dont deux ont validé les essais cliniques de la phase trois, avec une efficacité respective de 91,2% et 92,28 (avec trois doses pour le second).

Leurs noms ? « Soberana 02 » (souveraineté) et « Abdala ». Abdala n’est autre que le personnage d’un poème du révolutionnaire et apôtre de l’indépendance cubaine, José Marti. Abdala, c’est José Marti se lançant dans la bataille pour la libération de Cuba. Abdala, c’est ce jeune épris de liberté lançant à sa mère : « Tu veux savoir ce que c’est la Patrie ? », « La Patrie, c’est la haine envers celui qui l’opprime et la rancœur éternelle envers ceux qui l’attaquent ».

Aujourd’hui, Cuba vaccine massivement sa population, très éprouvée par les effets de la pandémie. Fidèle à son engagement internationaliste, la Havane commence à exporter ses doses au Venezuela ou encore au Vietnam.

Voilà donc un petit Etat de 11 millions d’habitants, plongé dans la dépendance par des siècles de colonialisme et objet d’un acharnement impérialiste sans commune mesure dans l’histoire, produire fièrement ses propres vaccins, au nez et à la barbe de son bourreau, et alors même que la France, 5ème puissance mondiale, a été incapable de créer son propre vaccin.

On peut bien sûr développer un rapport critique sur la gouvernance de Cuba et ses dirigeants, on peut aussi pointer la corruption des fonctionnaires et de la bureaucratie (qui ne leur est pas propre) mais compte-tenu des conditions d’existence et de survie de la petite île, on peut aussi l’admirer et s’incliner devant ses performances et sa résilience.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Édito #27- versus Rousseau ou le chauvinisme atlantiste

Lors du débat Jadot /Rousseau du 23 septembre, nous avons vu, stupéfaits, deux candidats d’un courant « plus ou moins à gauche » faire assaut de chauvinisme pour défendre la participation de la France à la croisade anti-chinoise conduite par Biden. Un véritable concours de servilité. Si nous prêtons une brève attention à cette séquence, c’est parce qu’elle est révélatrice des avatars du chauvinisme impérialiste français.

Le chauvinisme étalé dimanche par les deux postulants se veut élégant, raffiné, loin de toute vulgarité nationaliste. Le nationalisme, c’est bon pour le bas peuple, c’est ce qui ronge ces classes populaires qui refusent l’Europe, au point d’en avoir rejeté la Constitution au referendum de 2005. Ainsi, tout au long de la soirée, nos deux candidats se sont drapés sous les plis du drapeau de l’Union Européenne pour dissimuler un chauvinisme bon teint mais foncier.

Ce chauvinisme antipatriotique est un trait majeur des classes dirigeantes françaises, qui se sont toujours réfugiées chez les puissants de l’extérieur pour faire la guerre à leur propre peuple. C’est Coblence contre Valmy, c’est la fuite de Varennes. C’est Thiers dans les bras de Bismarck contre la Commune de Paris, Pétain dans ceux d’Hitler pour écraser les rouges du Front populaire. Ce chauvinisme typiquement BBR s’abrite cependant derrière une bonne morale. Si la capitulation du pays est nécessaire c’est parce que celui-ci a péché. Pétain justifiait l’armistice hitlérien en invoquant les fautes commises par la République, notamment lors du Front populaire. La faute, pour Sandrine Rousseau, c’est donc d’avoir voulu faire cavalier seul, de négliger les alliances, européennes et atlantistes. La faute pour Jadot, c’est d’avoir signé en décembre dernier l’accord d’investissement avec la Chine contre l’avis des Etats-Unis. La France est donc punie, « parce qu’elle n’est pas un allié fiable » (Jadot). Il lui faut dès lors s’abandonner tout entière à la protection de plus puissant qu’elle.

Une bonne partie de la gauche a depuis longtemps accepté ce chauvinisme de soumission et de collaboration. Son antinationalisme n’est qu’une façade pour cacher son engagement atlantiste sans réserve. Nous sommes tous américains titraient Le Monde au lendemain des attentats du 11 septembre. En 1966, C’est Mitterrand qui s’opposait farouchement à de Gaulle lorsque celui-ci décidait de quitter le commandement militaire de l’OTAN.

Jadot et Rousseau n’avaient donc que l’Europe à la bouche, leur chauvinisme élégant consistant à cacher le drapeau tricolore dans les plis du drapeau européen, pour que la France puisse continuer à caracoler en Afrique et dans le Pacifique, sous protection états-unienne, seule bannière acceptable. La France intervenant seule au Sahel, c’est du nationalisme. Mais guerroyer sous le drapeau européen, c’est un acte de civilisation. La France vendant seule des sous-marins à l’Australie, c’est ignoble (Rousseau a beaucoup insisté sur ce point), mais vendre sa camelote meurtrière sous l’égide de l’alliance indo-pacifique de Biden, c’est un acte de civilisation pour contrer « l’agressivité de la Chine » (l’obsession de Jadot). La crise australienne a ainsi été l’occasion de réchauffer la doctrine de la « défense européenne » qui sera le mantra de la présidence française de l’UE en janvier prochain. On sait que ce concept n’a rien de stratégique et qu’il ne sert qu’à couvrir les tractations entre les divers marchands d’armes européens et états-uniens. Car la « défense européenne » est solidement ancrée dans l’Alliance atlantique, comme n’ont cessé de le rappeler Le Drian, Parly, et Macron lors de son coup de fil réparateur à l’oncle Joe.

Si Jadot et Rousseau, dignes représentants de leurs cousins du PS voient dans cet événement non pas une occasion de renforcer le combat anti-impérialiste, mais un prétexte pour se soumettre encore davantage aux USA, nous devons, quant à nous, nous en réjouir, en exigeant la sortie de l’OTAN et le départ des troupes françaises de l’Afrique et du Pacifique. Cela nécessite de rendre leur terre aux peuples colonisés qui n’ont que faire de la croisade antichinoise des Etats-Unis et de la France. Si nous étions vicieux, nous ajouterions que rendre leurs terres aux peuples colonisés n’est ni plus ni moins qu’un projet écologique. Mais il semblerait que même du point de vue écologique, Jadot et Rousseau soient des bouffons.

 

 

 

 

 

 

 

Libérer les hommes (indigènes) : le nouveau défi des civilisateurs 2.0

“Un grand film politique et sensuel, à couper le souffle”. L’Obs est en émoi. Si réaliser un film politique sur des Arabes est d’emblée un défi de taille, alors réaliser un film politique et sensuel sur des Arabes est vraiment ambitieux. Carte blanche à la réalisatrice tunisienne Leila Bouzid (une première concernée), qui obtient le prix de meilleur film au festival d’Angoulême pour son second long-métrage. Saura-t-elle nous surprendre ? Une histoire d’amour et de désir porte sur le parcours d’Ahmed, jeune de banlieue d’origine algérienne, qui entre en première année en fac de littérature à la Sorbonne, et rencontre Farah, une jeune étudiante venant de Tunis. Ils suivent le même cours de littérature où ils découvrent d’anciens poèmes érotiques du monde arabe (1). Ils se rapprochent, sortent ensemble à Paris et s’apprêtent à coucher ensemble mais Ahmed refuse d’aller plus loin. Farah attend de lui qu’il passe le pas, qu’il s’assume, qu’il l’embrasse en public et surtout qu’ils consomment leur attirance réciproque. Mais, trop timide et prisonnier de sa cité, son désir pour Farah peine à s’épanouir. Sans dévoiler l’issue de la romance sensuelle et politique de la rentrée, disons sobrement qu’elle est cousue de fil blanc. Pourtant, les yeux de la presse, y compris celle de gauche, brillent de mille étoiles. Libération s’émeut : “Une histoire d’amour et de désir ne vaut pas que par son sujet, mais il n’empêche que celui-ci n’est rarement voire jamais abordé: la perte de la virginité masculine. Et plus spécifiquement la terreur de la première fois, chez un jeune homme, qui se trouve être élevé dans des codes où la virilité est exacerbée et ne doit pas être une question.” La brume s’estompe quand on comprend qu’Ahmed et Farah surjouent des formes de sexualités fantasmées et caricaturales que ce soit celle de la femme tunisienne libérée selon les normes occidentales ou celle du jeune homme coincé prisonnier d’une culture qui fut jadis (au XIIe siècle) celle de la jouissance et de la volupté. Ahmed est donc un jeune de cité très timide, empêché de vivre librement sa sexualité en raison de son identité de banlieusard, d’algérien et de musulman. Il faut l’aider à s’en sortir. Ce sera la mission de Farah, digne héritière du Bourguibisme mais aussi étudiante à la Sorbonne, vivant à Paris et parfaisant ce parcours d’excellence par son intérêt pour la littérature érotique. Bref, l’Obs n’exagérait pas du tout.

Quand les opposés s’attirent

Le parcours d’Ahmed se résume à rejeter, progressivement, ses identités. L’objectif est qu’il y parvienne grâce à Farah qui l’invite dans son monde arabo-blanc-moderne. Le film joue alors sur leurs différences, non pas tant dans le but de montrer la diversité de la jeunesse maghrébine, comme le prétend la réalisatrice, mais sa polarisation. Farah et Ahmed ont alors en commun leur couleur de peau, mais la jeune étudiante vient d’un Sud moderne (le meilleur élève d’Afrique), alors que lui vient d’un Nord archaïque (la banlieue française). Elle admire la ville Lumière, la Sorbonne, la fête. Elle est consciente de son identité arabe (elle a grandi à Tunis, elle parle et écrit l’arabe), alors qu’Ahmed en est beaucoup plus distant. Toute la trame du film repose sur la distance qu’Ahmed doit parcourir pour atteindre le niveau de Farah. Depuis sa banlieue, il pend conscience de certains atavismes. Subtilement, (et digne de quelqu’un qui aurait lu « L’orientalisme » d’Edward Saïd), Farah ne l’invite pas à nier son arabité, mais à être un arabe émancipé, c’est-à-dire un “bon arabe”. “Si tu aimes la littérature, tu dois absolument boire du vin” lui dit-elle lorsqu’il prend un coca à leur premier rendez-vous. Le parcours initiatique d’Ahmed vers Farah se poursuit pendant une heure et quarante minutes. C’est long.

La relation politique et sensuelle entre les jeunes se poursuit, et le fossé ne cesse de se creuser. Farah n’hésite pas à reprocher à Ahmed d’être “coincé” et “fermé” comme les immigrés ouvriers tunisiens dont elle n’apprécie pas la mentalité. Farah ne comprend rien aux codes de banlieusard de celui qu’elle “aime”. Les soirées parisiennes étudiantes et bourgeoises le mettent mal à l’aise, mais ce sont les seuls endroits où Farah veut passer du temps avec lui. Lorsqu’il n’apprécie pas qu’elle l’embrasse devant tout le monde à une soirée, elle s’en va, agacée. Il surprend même une discussion  de Farah avec sa copine blanche :

“- Ca se trouve il est puceau ahah? – Ahah pourquoi ça n’arrive qu’à moi ?”.

L’incompréhension de Farah vis à vis d’Ahmed retire de la profondeur au personnage de Farah ainsi qu’au film. Farah n’étant théoriquement pas blanche, elle pourrait faire un effort au lieu d’attendre d’Ahmed un comportement prétendument normal. Or, la réalisatrice a préféré joué le contraste du cliché de la femme de Tunis moderne avec le cliché du jeune de cité de France. Face à l’ampleur du défi, la jeune Farah ne sait plus quoi faire :

“Je voulais t’aider mais là je peux rien pour toi”.

Pourtant, l’évolution de Farah dans le film n’interroge pas autant que celle d’Ahmed. Farah est comme elle est et ce dès le début. Personne n’essaye de la libérer. La mission civilisatrice ayant prétendument déjà été accomplie, elle arrive dans le film entière et…finie. Ahmed quant à lui subit l’émancipation 2.0 tout le long du film. Mais cette charitable ambition, libérer l’homme arabe et non plus la femme, est suffisamment inédite pour être interrogée.

L’homme arabe, libérable ?

“Imprégné d’une culture qui tait l’intimité, côtoyant des hommes qui vantent leurs exploits sexuels dans une masculinité toxique, Ahmed rejette son désir pour Farah, dont pourtant il s’éprend.” La Croix

Alors que la réalisatrice pense porter un regard neuf sur la masculinité arabe, certes trop souvent présentée comme violente, archaïque et ultra-virile, elle décide de présenter un jeune arabe de banlieue prisonnier d’un milieu social… justement violent, archaïque et ultra-viril. La subtilité du film se situe à cet endroit précis. Ce n’est pas Ahmed, l’individu, qui pose problème, mais son milieu et ses codes qu’il porte puis rejette. Si sa cité le pousse à être un homme viril – notamment dans son rapport avec sa sœur dont il doit préserver la réputation -, ses traditions algériennes et musulmanes l’enferment dans une pudeur qui l’étouffe. Ahmed est une victime. Pourquoi libérer un homme arabe et non une femmes arabe pour une fois ? Parce que la mission civilisatrice ne serait pas accomplie si elle n’achevait pas son dessein. S’il fallait libérer la femme de l’homme indigène, il n’en faut pas moins libérer l’homme indigène de lui-même. La fonction est la même, il s’agit de désigner quelle masculinité est toxique. Avant, c’était celle de tous les hommes indigènes: irréformables, violents, misogynes, musulmans. Aujourd’hui, il y a un espoir : Ahmed. Le personnage présente une sensibilité qui le singularise. La sensibilité fait de l’Algérien, réputé rustre, un être doué de sensibilité, capable d’aimer. Cela pourrait être sympa, sauf qu’en plus d’être étrangement exagérée, cette sensibilité est présentée comme exceptionnelle là d’où il vient. Si l’espoir est permis pour Ahmed, c’est uniquement à condition que ses amis du quartier restent bien des mecs de cité. Il doit être l’exception qui confirme la règle. C’est un peu comme le rôle de la prison selon Michel Foucault (2) . Celle-ci a pour fonction de produire et de maintenir des illégalismes à réprimer. La cité, c’est un peu cela. Elle a pour fonction de produire et de maintenir sous contrôle le type de masculinité à réprimer (non-blanche). C’est pour cela qu’Ahmed ne peut s’émanciper qu’à l’abri des regards de sa cité. Une fois au cœur de la Sorbonne et de la capitale, le choix est rendu possible. Si l’émancipation d’Ahmed est conditionnée par la répression de la masculinité des quartiers, la répression de cette masculinité se justifie par la possible émancipation de quelques Ahmed. On comprend mieux pourquoi le film a plu à la gauche républicaine, aux médias mainstream et même à la droite.

Une identité en carton

Tout ce que je viens d’exposer aurait pu faire de ce long métrage un bon film, certes un peu raciste, mais un bon film quand même. Le jeune de cité qui se bat contre lui-même et les archaïsme imposés. Super. Leila Bouzid a essayé de construire ce personnage en plein tourment, qui tente réellement de résister à Farah. Mais la résistance d’Ahmed s’avère finalement très superficielle. Ahmed ne tient pas à une quelconque identité de banlieusard, d’arabe ou de musulman car le film avoue dès le début qu’il n’est pas à l’aise avec ses identités qu’il rejette ou dont il a peu conscience. Son rapport à l’islam n’est par exemple pas traitée plus de dix secondes. Ahmed n’a aucun cas de conscience vis à vis de la religion et ne semble pas très attaché aux principes de l’Islam (il commence à boire de l’alcool assez rapidement dans le film, il invite Farah à partager le repas de Noël avec sa famille). Il s’en souvient pourtant par moment, lorsqu’il amène son ami de la cité à une soirée parisienne du nouvel an où il retrouve Farah. Celui-ci s’étonne :

“-Tu bois maintenant ?”, ce à quoi Ahmed répond discrètement “-T’as voulu venir alors tu fermes ta gueule”.

L’identité musulmane est donc présente, mais davantage comme un marqueur social porteur d’habitudes que comme une pratique religieuse. Le procédé similaire intervient par rapport à son identité arabe qu’il semble découvrir en même temps que le spectateur. Si le film développe un propos correct sur le regret d’Ahmed de ne pas connaître la langue arabe, la dimension de cette identité avec laquelle Ahmed renoue est celle… de la littérature érotique du XIIe siècle. Une des dernières scènes du film est assez navrante du point de vue de l’évolution du personnage. Alors qu’il discute avec un voisin du quartier, il en arrive à lui expliquer à quel point il est dommage que les arabes ne connaissent pas cette supposée véritable culture, moderne avant l’heure.

“-Tu trouves pas ça dingue qu’on ne connaisse rien à notre culture (en parlant de la littérature érotique arabe) ? -Mais c’est pas notre culture ça… -Ben si…”.

Grâce aux enseignements de Leila Bouzid et de son manuel d’érotologie arabe, l’érotisme devient pour Ahmed – et le public – ce tout réciproque au “rien” qui définirait le véritable monde arabe. S’il n’est pas dans mon propos de nier l’existence d’une telle littérature, Leila Bouzid ignore-t-elle qu’elle était l’apanage des élites mais surtout que nous n’avons pas à remonter huit siècles en arrière pour nous revendiquer d’une culture véritable ? En ce sens, elle se rapproche du romantisme islamique moderne qui idéalise un passé lointain pour mieux mépriser un réel compliqué et selon ses critères…honteux. L’identité plus récente, celle de nos parents, grands-parents et arrières grands parents ne suffit-elle pas ? Sûrement manque-t-elle de libertinage. Sûrement également correspond-elle au moment de l’histoire où les arabes sont devenus un groupe social pas très fréquentable – des barbares puis des islamistes -.

La banlieue est enfin ce qui parvient à mieux définir Ahmed mais encore une fois en surface. L’identité bricolée du mec de cité qui connaît les codes mais ne veut plus les reproduire produit une gêne à l’écran indescriptible en quelques lignes mais que le Figaro fait revivre dans sa critique:

« Sa sœur, Dalila, a une relation avec un garçon. La cité jase et le grand frère est sommé de la rappeler à l’ordre. Sa réputation est en jeu. Ahmed peine à jouer ce rôle de mec machiste qu’on lui assigne. On le traite de «Parisien».”

On a donc a un musulman qui n’en est pas vraiment un, un arabe qui n’en n’est pas vraiment un, un mec de cité qui n’en est pas vraiment un. Suivre l’évolution de ce personnage aux identités molles et incertaines est d’un grand ennui. C’est une belle histoire pour ceux qui pensent lutter contre le déterminisme social et les clichés par le biais de ce film. Sauf qu’en plus de les renforcer par le procédé de distinction, Leila Bouzid dépossède Ahmed de sa capacité de résistance, qu’elle soit politique, sociale ou religieuse et en fait un personnage sans odeurs et sans saveurs, irréel, que personne n’a jamais rencontré dans la vraie vie. Comme le film le revendique avec fierté, il s’agit d’un film politique. Plus que cela, il s’agit véritablement d’un film au service de la doxa républicaine, universaliste et coloniale. La morale du film se résumerait par la formule suivante: même si vous êtes un jeune de cité, vous pouvez renoncer à l’être, encore plus si vous ne l’étiez pas vraiment au départ. Du pur fantasme. Un film français pourrait-on dire pour les Français. Pour le coup, ce n’est pas tant Ahmed qui s’efface mais la réalisatrice. On pourrait presque se demander si ce n’est pas d’elle qu’elle parle tout le long de cette fiction et de sa disparition en tant qu’être historique (au sens politique du terme). Farah, dont on peut penser qu’elle est son prolongement dans le film, existe-t-elle vraiment plus qu’Ahmed ? La question mérite d’être posée tant la réalité tunisienne est a des années lumières de ces personnages fabriqués pour l’opinion occidentale. Mais si l’on en croit les réactions réjouies et satisfaites de l’ensemble des critiques français, il semblerait que les personnages fantasmés et irréels qui les rassurent sont ceux qui qu’ils plébiscitent. Ce film n’est donc rien d’autre qu’un produit répondant à la règle économique de l’offre et de la demande. De ce point de vue, on ne peut pas dire que Leila Bouzid se soit trompée de cible. La preuve, même le Figaro a aimé.

 

Awatif Hanan

 

 

1- Cheikh Nefzaoui, Le jardin parfumé, 1434 (manuel d’érotologie arabe). Nezami, Le fou de Leila, fin XIIe siècle (poésie).

2 Michel Foucault, “Alternatives” à la prison, éditions divergences, 2021