Messages par QGDecolonial

La négrophobie arabe (et le reste) comme impuissance indigène

« Des perdants. Mon optimisme ne renaitra que sur le socle de cette vérité ultime. Nous sommes des perdants. Ce sera mon point de départ sinon rien. »

C’est cette phrase, perdue quelque part dans mon livre, qui me revient quand, perplexe, je médite sur la surmédiatisation des insultes négrophobes proférées par un Maghrébin à Cergy et la puissante émotion qu’elle a provoquée. C’est cette même phrase qui avait traversé mon esprit au moment de l’affaire « Bouhlel », du nom de cet Algérien qui avait défrayé la chronique en avril dernier au Maroc et suscité un émoi national en insultant les Marocains.

Ce ne sont pas tant les formes de racismes intercommunautaires (certes non résolues mais reconnues et traitées par le mouvement décolonial) ou le mépris (qu’on peut aussi appeler racisme) des « blanchis » à l’égard de leurs « frères » restés dans le Sud qui m’intéressent ici, mais la parfaite similitude des deux situations et ce qu’elle dit de l’état de décomposition de la conscience politique des indigènes, tant du Sud que du Nord et du pourrissement idéologique généralisé. Je m’explique.

Les faits d’abord.

La polémique marocaine met en scène trois personnages publiques d’origine maghrébine vivant en France : Brahim Bouhlel, Hedi Bouchenafa tous deux d’origine algérienne et Zbarbooking, d’origine marocaine. Début avril 2021, ils mettent en ligne une vidéo devenue virale où ils se moquent des prostituées marocaines qu’ils « paient 100 dirhams » et de leurs enfants qu’ils traitent de « fils de putes » et ce devant le regard incrédule d’une fillette et de deux garçons qu’ils utilisent pour leur sketch. Bouhlel profère des insanités misogynes : « J’ai niqué encore quinze meufs, « salut bande de fils de pute, ou encore « votre mère, c’est une grosse salope » recyclant tous les clichés dégradants sur les femmes marocaines, au demeurant relativement partagés par les autres pays arabes. L’émotion submerge les réseaux sociaux et se cristallise sur Bouhlel, à la fois parce qu’il est le plus connu des trois (acteur de la série « Validé » de Canal +) mais aussi et surtout parce qu’il est Algérien. Les internautes interpellent Adidas et Canal + avec qui il est en contrat. Adidas se fend d’un communiqué et s’engage à « reconsidérer sa collaboration avec lui ». Le club des avocats marocains porte plainte. Malgré les regrets exprimés (tardivement et perçus comme insincères), le procureur du roi diligente une enquête contre les trois célébrités. La page facebook de Bouhlel est couverte d’insultes contre les Algériens, tandis que les menaces de mort pleuvent sur lui. L’acteur écope de huit mois de prison ferme tandis que Zbarbooking prend un an. La sanction est si sévère et l’onde de choc d’une telle amplitude que même Cyril Hanouna y consacre une émission tandis que Booba, la Fouine et l’équipe de la série finissent par témoigner d’une solidarité critique vis à vis des deux compères.

La polémique de Cergy quant à elle se cristallise autour de la « négrophobie arabe ». Un homme d’origine algérienne, « Mourad » agresse physiquement un livreur noir. La scène n’est pas filmée mais la suite l’est, par une femme noire. L’agresseur insulte alors cette dernière avec une véhémence négrophobe d’une rare violence : « espèce de négresse, espèce de sales noirs », « pendant 800 ans on vous a vendus comme du bétail », « sale pute ». La vidéo est virale. Des centaines de personnes (noires pour la plupart) se mobilisent devant le restaurant où a lieu la scène à la recherche du fameux Mourad. La pression est à son comble. La plupart des médias mainstream s’emparent de l’affaire : BFM, LCI, CNEWS, RT, TPMP, Le Nouvel Obs, le Parisien. Les organisations de l’antiracisme officiel aussi : la Licra et SOS Racisme. Marlène Schiappa n’est pas en reste : « Devant cette nouvelle agression choquante, violente et raciste d’un livreur de repas à domicile, j’ai demandé que l’on étudie la possibilité d’un article 40 pour signaler les faits au Procureur de la république. Le racisme n’est pas une opinion ! » Alors que les esprits continuent de s’échauffer et que la chasse à l’homme continue sur les réseaux (la photo de « Mourad » est publiée pour activer les recherches), il est enfin interpellé par la police le 1er juin.

Voilà pour les faits.

La citation évoquée plus haut – « nous sommes des perdants. Ce sera mon point de départ sinon rien » – est, dans le livre, prolongée de ces mots : « Mais cette renaissance se refuse à toute falsification. Nous sommes des fuyards et nous adorons les fables qui prolongent cette fuite. » C’est justement ce qui me frappe dans ces deux affaires : la manifestation d’une résistance édentée si je puis dire qui prend la forme d’une fuite. Une résistance qui exprime d’abord et avant tout la forme que prend l’impuissance indigène lorsque le contexte politique est pourri et les occasions de lever la tête rares. Décryptons les faits et observons comment les deux « cas » se superposent et se révèlent l’un l’autre.

Dans le cas de la polémique marocaine, nous avons affaire à des indigènes algériens prototypiques qui souffrent d’un double complexe de supériorité lui-même contrarié par un complexe d’infériorité. Ils sont « Français » (blanchis selon les catégories de l’antiracisme politique) et ont intégré l’idée de leur « avantage » sur les peuples du Sud pour lesquels ils aiment à éprouver du dédain. On connait tous autour de nous ce comportement typique du fils d’immigrés qui rentre au bled avec de l’argent, une belle caisse et qui se la raconte mais qui en France est traqué par la police, discriminé et montré du doigt. Ajoutons à cela le complexe de l’Algérien-qui-a-du-nif (« contrairement aux Marocains qui baisent la main du roi et aux Tunisiens qui sont des femmes » selon une théorie algérienne bien connue) et qui a bouté le Français hors d’Algérie. Rempli de cette victoire qui est surtout celle de ses ancêtres mais qui lui sert de faire-valoir en toute circonstance, il en usera plus volontiers contre ses frères de « race » que contre la domination blanche par lâcheté et par impuissance. Si en France, il n’est rien, c’est au Maroc qu’il pourra être quelqu’un. On touche là aux limites du nationalisme émancipateur des pays du Sud. Tant qu’il est orienté contre l’oppresseur occidental, il est un puissant catalyseur et il sert objectivement la dignité des peuples colonisés ou post-colonisés. Lorsqu’il est dirigé contre ses presque semblables, il est un véritable poison. Mais dans l’affaire qui nous occupe, cette arrogance à la fois blanche et nationaliste s’est cassé les dents sur un autre sentiment national tout aussi abimé et très à fleur de peau. Si le peuple marocain et rifain en particulier mène depuis de nombreuses années une lutte exemplaire contre l’arbitraire du pouvoir, il peine à conjurer les humiliations qu’il subit au quotidien. Aussi, l’arrogance décomplexée de nos pieds nickelés algériens a fait office d’étincelle et s’est transformée en opportunité divine pour assouvir une frustration collective et enkystée. On notera que les touristes européens avec leur morgue et leur mentalité coloniale font certainement subir aux Marocains de très nombreuses humiliations de ce type, mais on ne touche ni aux Allemands, ni aux Hollandais. Une colère déviée sur un algérien est évidemment beaucoup moins risquée et immédiatement rentable. Pour le makhzen c’était tout bénéf : en caressant l’ire populaire dans le sens du poil, il n’hésitera pas à faire de la surenchère et redorera son blason sur le dos d’un fils d’immigré algérien au nom d’un patriotisme frelaté, lui qui venait de normaliser ses relations avec Israël au grand dam d’un peuple dont la fibre propalestinienne ne s’est jamais démentie. De plus, dans le cadre de la compétition entre Etats-nation de la région, taper sur son voisin algérien est un sport national, sport que le voisin en question pratique également avec grand panache. Tous les ingrédients de la misère coloniale étaient ainsi réunis, toutes les frustrations nées des indépendances non achevées s’exprimant à tous les moments et à tous les étages : 1/ un indigène français, algérien qui plus est, qui vit le cul entre deux chaises, ni vraiment Français, ni vraiment algérien qui crache son venin sur des enfants et des femmes d’un pays pauvre et opprimé à défaut de pouvoir le cracher sur le système qui l’écrase, 2/ des Marocains qui se trouvent une victime expiatoire en la personne de cet algérien pas assez blanc pour être épargné, mais suffisamment « frère » pour subir la vindicte, 3/un pouvoir qui se refait une virginité sur un fait divers à très peu de frais.

Le parallèle avec l’affaire de Cergy est troublant.

Comme au Maroc, l’agresseur est un arabe, et plus précisément d’origine algérienne. Il est décrit comme « très défavorablement connu des services de police ». En ce sens, c’est un mâle indigène prototypique dont le parcours est fléché dès le départ. Cela ne peut pas excuser sa violence négrophobe mais depuis « Les damnés de la terre » on sait que la capacité chez l’indigène à se refaire une dignité sur le dos de « plus inférieur que soit » est une tendance lourde :

« Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la manifester d’abord contre les siens… »Au niveau des individus, on assiste à une véritable négation du bon sens. Alors que le colon ou le policier peuvent, à longueur de journée, frapper le colonisé, l’insulter, le faire mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d’un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. »

Le caractère édenté de la négrophobie des Maghrébins de France, s’il n’est pas adossé à un pouvoir[1], ne fait que le reproduire et assigner les Noirs non seulement à une place inférieure en général mais dans le cas d’espèce, à une place inférieure aux «Arabes ». On n’a aucun mal à imaginer la fonction expiatrice de ce racisme, à la fois lâche et vulgaire. Mais l’émotion légitime qui s’est emparée des internautes noirs, du moins ceux qui se sont exprimés, n’est pas moins dénuée de contradictions et d’ambiguïtés. En effet, la négrophobie étant un phénomène structurel en France, les occasions de la dénoncer ne manquent pas. Ce qui distingue cet acte précis des autres, c’est qu’il est perpétré par un Arabe. Et c’est cela qui redouble la violence des internautes noirs à son égard. Tout se passe comme si on jouait le deuxième round de la CAN 2019 où le meurtrier de Mamoudou Barry qu’on avait espéré arabe s’est trouvé être un blanc avec des origines partiellement turques. L’effervescence était alors aussitôt retombée comme si l’identité de l’agresseur était la clef de l’affaire. En creux, cela nous indique une chose essentielle qu’il est urgent de méditer et qui est au cœur de notre intégrationisme : les indigènes n’admettent et ne légitiment qu’un seul racisme : celui du système blanc émanant de Blancs. Précisément celui contre lequel les non Blancs, quels qu’ils soient, se mobilisent le moins. Tout indigène sait le caractère implacable et déterminant de ce racisme-là. C’est pourquoi, l’ampleur de la tâche se transforme la plupart du temps en impuissance qui se transforme à son tour en résignation ou alors en haine contre l’ennemi à sa portée (l’Arabe pour les Noirs, le Juif pour les Arabes…), celui contre lequel il sera plus facile de remporter une victoire. Les militants de l’antiracisme politique le savent, eux qui peinent tant à mobiliser contre les institutions de l’Etat. Mais parfois l’actualité offre à cette impuissance des grands moments de défoulement. Cette fois-ci, ce moment aura un nom et un visage : « Mourad ».

Mais au fait, en plus d’être un mâle indigène « très défavorablement connu des services de police », qui est « Mourad » ? Nous le savons tous : sous l’Algérien se cache l’Arabe, et sous l’Arabe, le Musulman. Et ce Musulman, qui est-il ? La cible privilégiée du racisme institutionnel français aussi appelé « islamophobie ». L’occasion faisant le larron, et tout comme le pouvoir marocain qui fait passer ses pilules a peu de frais, le pouvoir français n’a fait que saisir une aubaine, au moment où son racisme est à nu et qu’il fait voter une loi contre le séparatisme. Aussi, lorsque « Mourad » est interpellé, Darmanin jubile et félicite sa police : « Le racisme ne doit jamais rester impuni ».

J’avoue, le ministre de l’intérieur aurait eu tort de se priver de ce moment de grâce.

Faut-il déduire de tout cela qu’il ne fallait pas se mobiliser contre ces agressions et ces insultes qui touchent à la dignité des humains, là-bas de tout un peuple, ici des Afro-descendants ?

Non. Au contraire. Il le fallait d’autant que des organisations de l’antiracisme politique l’ont fait sans sombrer dans la moindre ambiguïté. Il revient donc à chacun d’y mettre le contenu qu’il souhaite et dont il sera tenu responsable.

 

Houria Bouteldja

 

 

 

 

 

[1] Il est question ici strictement de la négrophobie intercommunautaire en France. Celle des pays du Maghreb relève elle d’une logique structurelle notamment parce que ces derniers ont un rôle de gendarmes de l’Europe. D’autres logiques renforcent et perpétuent cette négrophobie. Nous y reviendrons dans d’autres publications.

 

 

 

 

 

Édito #20 – La Commune de Paris au miroir de la Commune d’Alger et de la révolte de Mokrani

Il y a exactement 150 ans était écrasée dans le sang la Commune de Paris. Le 28 mai 1871 dernier jour de la Semaine Sanglante, sonne le glas de cette épopée qui enthousiasme alors tout ce que le monde compte d’idéalistes socialistes, de libertaires, de proudhoniens et autres St Simoniens et que beaucoup considèrent comme la répétition générale du grand Soir. L’histoire n’a-t-elle pas immortalisé cette image de Lénine esquissant un pas de danse dans la neige en réalisant que la révolution bolchévique venait de dépasser en durée les 72 jours la Commune de Paris ? Profitons de cette occasion pour nous aussi saluer la mémoire des 10 à 30 000 martyrs de cet Assaut au ciel comme sera qualifiée cette insurrection qui a marqué durablement l’histoire révolutionnaire du monde.

Au moment où de nombreuses célébrations de la Commune de Paris se produisent à Paris et dans les régions et s’il est vrai que celle-ci est une conséquence de la défaite française face aux Prussiens intéressons-nous à ce que la fin de l’Empire et la proclamation de la République signifia pour la colonie algérienne.  En effet ,à ce moment il y a près de 50 ans que la France occupe ce qu’elle considère comme une nouvelle province vaste comme quatre fois la mère patrie. La fin du second empire va y induire deux évènements majeurs, concomitants, pourtant contradictoires et tous deux peu connus.

Le premier est la grande insurrection dite de Mokrani et Haddad du nom des leaders féodaux qui la conduisirent en mettant en mouvement une masse de près de 500 000 habitants. Profitant de la faiblesse militaire française et l’état de désordre qui règne en métropole, les populations de l’est algérien dès les mois de novembre mais surtout à la mi mars entrent en rébellion prenant le pouvoir colonial au dépourvu. Et ce d’autant que les meilleurs régiments de ligne envoyés en France pour combattre les Prussiens ont été fait prisonniers à Sedan à l’été 1870. Il faut à la France de Thiers le soutien de l’Allemand Bismarck relâchant fort opportunément ces régiments immédiatement envoyés outre Méditerranée, pour juguler ce que certains considèrent comme une deuxième répétition générale (après celle d’Abdelkader) de l’insurrection du 1er novembre 1954. La question qui d’emblée vient à l’esprit lorsque l’on constate la simultanéité de l’insurrection de Mokrani avec la Commune de Paris est : quelle est  la position de la Commune de Paris sur les populations que la France tient sous sa domination ? Le cas algérien étant de ce point de vue assez éloquent.

Le deuxième est la Commune coloniale d’Alger. Bien avant que la Commune ne soit proclamée à Paris, dès le mois de février la population européenne d’Alger se met en révolution, du moins ce qu’elle considère comme sa révolution, à savoir son émancipation vis-à-vis de la métropole.  Réclamant la mise en place d’une véritable démocratie coloniale, c’est-à-dire ouverte aux seuls Européens et contre les Indigènes, elle met en place des aides sociales pour les plus pauvres des colons ayant perdu leur travail. Mais une de ses revendications principales est le démantèlement des bureaux arabes créés par Napoléon III et qui consistaient en des postes militaires chargés de protéger les populations algériennes de la rapacité des colons. Ainsi que l’ouverture du pays à la pleine colonisation. Déjà après l’insurrection de 1848 et les troubles de 1851 (proclamation du second empire) de nombreux révolutionnaires se retrouvent déportés en Algérie pour y fonder des colonies agricoles. Nombre de ces Communards d’Alger en février 1871 sont des révolutionnaires français de 1848 et 1851 ainsi que d’anciens républicains espagnols ayant fui eux aussi la répression. Autre revendication des colons insurgés, un statut d’autonomie de l’Algérie, c’est-à-dire la remise de l’intégralité du pouvoir local entre leurs mains. Ce type de mouvement porte un nom, les mouvements d’indépendance-colons. Que l’on retrouve aussi bien en Amérique du nord britannique avec les insurgents de George Washington, qu’en Australie ou Afrique du sud, à chaque fois au profit des seuls blancs, sans ou contre les indigènes. Cette Commune d’Alger dirigée par Romuald Vuillermoz délègue même un représentant auprès de la Commune de Paris, Alexandre Lambert, qui se trouve en France à ce moment-là et qui est promu délégué de l’Algérie à Paris.

Certes l’Algérie est fort éloignée de la France et on ne voit pas trop comment les insurgés de Paris auraient pu prêter main forte aux tribus insurgées de l’est algérien eux qui ne réussirent même pas à faire la jonction avec les mouvements communalistes de Lyon ou Marseille. Cependant l’absence chez les Communards de l’ébauche d’une réflexion sur les colonies et leur nécessaire libération est caractéristique d’un malentendu historique entre révolutionnaires du monde dominant et révolutionnaires des mondes dominés qui perdure jusqu’à nos jours. Rêvons. Comment ne pas imaginer la force supplémentaire qu’aurait eu la Commune de Paris si elle avait pu se coordonner avec le mouvement insurrectionnel indigène d’Algérie plutôt que d’accepter l’adhésion du mouvement communaliste et colonialiste d’Alger publiée d’ailleurs dans le Journal officiel de la Commune ? Une erreur que commettra aussi la deuxième république espagnole vis-à-vis des colonies marocaines et que saura exploiter contre elle un certain Francisco Franco. De nos jours, de la même façon, plus que jamais l’attention de la gauche française devrait se porter sur la fracture raciale et donc sur l’erreur qu’il y aurait à considérer les populations « indigènes » comme quantité négligeable ou uniquement réserve possible de voix. Cette « erreur » ayant très peu fait l’objet de réflexion stratégique au sein de la gauche blanche, nous sommes tentés de penser que plus qu’un impensé, il s’agit hier comme aujourd’hui d’une tendance forte du mouvement ouvrier blanc qui priorise la défense de ses intérêts au détriment d’un véritable internationalisme qui mettrait à bas et le colonialisme et l’impérialisme. Dès lors, si, optimistes, nous voulions entonner la chanson, « Tout c’la n’empêche pas, Nicolas, qu’la Commune n’est pas morte ! », resterait toujours la question suspendue de la définition du « nous », soit d’une nouvelle collectivité politique, soit d’une nouvelle utopie.

Édito #19 – Palestine : deux ou trois choses à savoir sur la victoire de la résistance

Après 11 jours de bombardements continus de la bande de Gaza, l‘ampleur des pertes palestiniennes témoigne de la sauvagerie de l’agresseur israélien : 243 morts dont 60 enfants et 1500 blessés dont nombre d’entre eux dans un état grave. Alors qu’a l’opposé, ce sont 11 morts que déplorent les Israéliens. Dans ce contexte on pourrait donner raison à Neville Chamberlain qui écrivait : “Dans une guerre, même si chaque camp peut se déclarer vainqueur, il n’y a pas de gagnant, uniquement des perdants.”  A l’issue des combats un cessez-le-feu a donc été conclu, accord que les media français ramènent à un « ni perdant, ni gagnant ». Façon cynique de coller faussement dos à dos encore une fois les deux protagonistes dans l’ignorance feinte du fait qu’il existe bien un agressé et un agresseur. Dans la même veine les media main-stream parlent de « retour au calme » ou « à la paix » pour qualifier la normalité coloniale. Souvent ce sont même des métaphores météorologiques auxquelles on a recours. Ainsi on parlera de « brusque détérioration de la situation » comme s’il s’agissait d’une dépression atmosphérique, comme si on ne savait pas qu’Israël depuis un siècle fait feu de tout bois afin de refouler les Palestiniens, comme s’il n’y avait rien à comprendre dans ce déferlement de violence. Et pourtant, une observation plus fine montre bien qu’effectivement sionistes et Palestiniens se battent certes dans un affrontement complètement asymétrique mais pour des objectifs précis. Les uns mus par un mouvement expansionniste de refoulement des populations autochtones, les autres pour résister à l’annihilation.

C’est pourquoi loin de tout irénisme, en analysant cette dernière séquence du conflit d’un point de vue plus objectif, la question se pose de savoir s’il y a un vainqueur et un vaincu. En empruntant au vocabulaire militaire ses concepts de « tactique » et de « stratégique » tentons d’observer la situation.

Ce n’est pas un secret. Israël cherche à détruire le Hamas en tant que seul réel obstacle concret à la colonisation totale in fine de la Cisjordanie comme de Jérusalem. C’est son but stratégique à long terme. Au plan tactique, il lui faut pour cela obtenir sur le terrain des victoires décisives. Israël a donc besoin tactiquement d’infliger des pertes substantielles au Hamas ainsi qu’aux autres organisations de combat mais aussi surtout aux populations civiles afin que le Hamas soit déconsidéré et mort politiquement avant de l’être physiquement.

A l’inverse la stratégie des organisations palestiniennes de combat en tant que composantes du mouvement de libération nationale palestinien est d’une part d’apparaître comme le fer de lance de la résistance palestinienne et d’établir l’équilibre de la menace avec Israël. Sur le modèle de ce qu’a obtenu le Hezbollah lors de la guerre de 2006.

Force est de constater qu’Israël a échoué puisqu’en dépit des pertes et destructions humaines importantes subies par Gaza, il n’a pas pu rétablir ce que Netanyahu considérait comme son but de guerre : la dissuasion. Puisque jusqu’au dernier moment les organisations de résistance ont continué à lancer des missiles. Ces mêmes missiles pouvant rendre invivable la situation jusqu’aux confins nord de la colonie globale Israël. De plus, Netanyahou non seulement n’a pas réussi à atteindre les chefs politiques et militaires de la Résistance mais il n’a même pas osé se présenter à la télé pour s’expliquer sur d’éventuelles concessions sur Al Aqsa et Cheikh Jarrah. Signe de l’impatience d’Israël à cesser les combats, Netanyahu qui espérait attirer le Hamas dans un piège n’a même pas osé tenter l’invasion terrestre. Non seulement sur le terrain tactique Israël n’a pas réussi à obtenir la victoire escomptée mais en plus le système de défense « Bouclier » a été durement éprouvé à tel point que Biden a aussitôt promis une aide pour le remettre en fonction (à 50 000 dollars le missile).

A l’opposé, le Hamas est apparu comme le véritable leader du mouvement de libération national palestinien puisqu’il a réussi à se poser en champion des quatre segments où s’inscrivent les treize millions de Palestiniens et, plus important encore, en champion de Jérusalem. Soit le libérateur de tous les Palestiniens de la mer au fleuve et même au-delà.  Notons que cette victoire a été obtenu en limitant les pertes civiles si l’on compare celles d’aujourd’hui à celles de 2014 et ce, sans se voir infliger des conditions au cessez-le-feu, ce qui est une première.

Quant à Mahmoud Abbas son discrédit s’en trouve amplifié, lui qui a annulé les élections de crainte de voir le Hamas lui ravir la place et qui n’a même pas fait les strict minimum pour les habitants de Cheikh Jarrah  et les fidèles d’Al Asqa. Un discrédit qui largement éclaboussé les régimes Arabes ayant pactisé avec Israël.

Sur le front de l’opinion internationale, non seulement la lutte palestinienne marque des points mais stratégiquement elles se renforce.

Sur un autre plan celui du soutien à la lutte palestinienne, on peut se réjouir que la solidarité avec la lutte palestinienne dans le monde gagne du terrain ainsi que le prouvent l’avancée de BDS mais aussi les manifestations de masse ( 180 000 manifestants à Londres ce week-end et au moins autant à Chicago et New York les jours précédents ). Toutefois en France, même si la ferveur pro-palestinienne ne faiblit pas dans les quartiers d’immigration (c’est eux qui ont fait l’essentiel des manifestations) et si la FI et la CGT ont rejoint les manifestations, comment expliquer notre incapacité globale à atteindre cette masse critique que l’on a constatée outre-manche et outre Atlantique ?

Il semble que deux motifs sont à considérer. Le premier est celui de la lente criminalisation de la lutte palestinienne sous les coups de boutoir des gouvernements successifs de gauche comme de droite. Une gauche renouant avec son sionisme historique et une droite ayant abandonné toute référence gaulliste en matière de conflit Palestine/Israël qui maintenait malgré tout un semblant d’équilibre. Ce à quoi s’ajoute la lente érosion des libertés démocratiques et la mise en place progressive d’un système autoritaire. D’autre part la faiblesse du mouvement anti-impérialiste pour ne pas dire sa liquidation par l’ensemble des gauches de gauche françaises qui ont progressivement renoncé à leur internationalisme pour renouer avec un certain chauvinisme qu’elles n’ont jamais vraiment combattu. Quand on ajoute à cela leur tendance à préférer les résistances « laïques » aux « résistances » se revendiquant de l’islam, on comprend mieux la difficulté à réaliser l’unité du mouvement de solidarité avec la Palestine. Nous nous consolerons cependant en insistant sur la qualité morale des nouvelles générations de manifestants dont la tenue, l’enthousiasme n’ont d’égales que leur finesse politique spontanée.  Ils ont magistralement démenti les préjugés de la classe politique à leur égard et ridiculisé Darmanin aux yeux du monde. On sait donc qu’on pourra compter sur eux lorsque la Palestine aura de nouveau besoin de nous car si celle-ci a gagné cette bataille, la guerre coloniale, elle, n’est pas finie.

Édito #18 – Manifestations pro-palestiniennes à Paris : un camouflet pour Darmanin

En tout état de cause, comme en 2014, ce 15 mai 2021, la Nakba palestinienne, a été commémorée comme il se doit dans la plupart des capitales du monde dont celles, nombreuses, du monde arabe qu’on croyait soumises à la trahison de certains de leurs dirigeants. De Bagdad à Chicago, de Rabat à Bruxelles, la solidarité envers le peuple palestinien ne faiblit pas et dément le parti pris pro-israélien des élites aux pouvoir.

La grande leçon à retenir de tout cela, c’est qu’il s’impose à nous de construire l’unité la plus large autour de la cause palestinienne sur des bases politiques claires : la dénonciation du colon israélien, le soutien sans faille à la lutte du peuple palestinien. De nouvelles mobilisations s’annoncent. Soyons au rendez-vous!

Edito #17 – La Palestine compte sur nous, montrons-lui qu’elle compte pour nous

Depuis deux semaines environ, des évènements douloureux se déroulent en Palestine ou plutôt s’ajoutent à cette longue tragédie coloniale. D’une part, les Palestiniens subissent les attaques répétées des colons en armes dans le quartier de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-est, d’autre part, depuis quelques jours aux alentours de l’esplanade des mosquées, ces mêmes Palestiniens subissent les exactions de la soldatesque israélienne qui tente de limiter leur accès aux lieux saints à l’occasion des derniers jours du Ramadan. Tout d’abord, dans le quartier de Cheikh Jarrah en périphérie de Jérusalem où quatre familles palestiniennes sont menacées purement et simplement d’expulsion de leurs maisons dans lesquelles elles vivent depuis 1956. En fait, à l’origine, vingt-huit puis par la suite soixante-dix familles de réfugiés palestiniens chassés de leurs terres lors de la Nakba de 1948 avaient trouvé refuge dans ce quartier à partir de 1956, du temps où la Jordanie administrait ce territoire. De plus, les terrains sur lesquels elles ont bâti leurs maisons leur avaient été octroyés par le gouvernement jordanien avec l’aide de l’UNRWWA. Après que les Israéliens ont envahi Jérusalem-est (la vieille ville arabe) à l’occasion de la guerre de juin 67, des colons ont miraculeusement trouvé des titres de propriété attestant que ces terrains leur appartenaient. L’affaire en était restée là jusqu’à ces derniers jours, fin d’un très long marathon judiciaire. En effet, demain la cour suprême de justice israélienne devait rendre son verdict définitif concernant ces quatre familles en litige depuis les années 70. On retient son souffle.

La situation est d’autant plus tendue qu’à Jérusalem-centre les pressions israéliennes sur les lieux saints, les provocations et les agressions des colons sont constantes. L’armée et la police entendent y régir le moindre mouvement de Palestiniens pour bien souligner qu’ils sont les maîtres des lieux. C’est ce qui s’est encore passé à l’occasion du dernier vendredi de Ramadan et de la nuit du Destin. Près de 90 000 fidèles musulmans palestiniens entendaient se rendre à la mosquée d’Al Aqsa pour y prier. Les tirs de la police coloniale ont fait près de 187 blessés parmi les Palestiniens dont des dizaines ont été hospitalisés. La situation y est explosive car depuis de nombreuses années des fanatiques sionistes expriment régulièrement leur intention de détruire la mosquée d’Al Aqsa pour y rebâtir, disent-ils, le temple de Salomon. Comme pour les encourager, le gouvernement israélien sous prétexte de fouilles archéologiques transforme peu à peu en morceau de gruyère le sous-sol de l’esplanade des mosquées menaçant la stabilité de celle-ci qui risque l’effondrement.

C’est pourquoi aux dernières nouvelles, Netanyahou a demandé le report de la décision judiciaire concernant les familles de Cheikh Jarrah. A cela trois bonnes raisons. D’une part du côté des Etats-Unis, il semble que Joe Biden (et la député Alexandria Ocasio-Cortez) ait commencé à réagir de façon défavorable à Israël en prenant position pour les familles palestiniennes, reconnaissant dans un tweet qu’elles avaient le droit de continuer à vivre dans ce quartier. Ensuite Rupert Colville, porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, lors d’un point de presse régulier à Genève a publiquement rappelé à Israël que la possible expulsion des familles palestiniennes dans un territoire occupé comme Jérusalem-est constitue un crime de guerre selon la définition de l’ONU. Enfin, la situation en Cisjordanie sur fond de grave crise politique (depuis l’annulation des élections par Mahmoud Abbas) est elle aussi en train de s’aggraver avec trois nouveaux décès de Palestiniens tués par l’armée ces derniers jours. Trois bonnes raisons qui font craindre à Netanyahou une relance de l’intifada d’Al Qods.

Le plus scandaleux dans tout cela demeure l’attitude des régimes arabes et de l’Union Européenne. Chez les premiers, mis à part la Jordanie qui a réagi car officiellement en charge de la protection des lieux saints musulmans, le silence des capitales arabes est absolumentassourdissant. Un évènement sur la planète Mars aurait chez eux plus d’importance. Ainsi aucune réunion de la ligue arabe n’est prévue. De même la demande palestinienne de réunion du conseil de sécurité qui pour l’instant n’a reçu aucune réponse favorable n’est même pas appuyée par la Ligue arabe. Quant à l’Europe, on peut lui décerner le pompon du cynisme puisque si celle-ci s’est bien fendue d’un communiqué, celui-ci est absolument ahurissant puisqu’il y est demandé « aux deux parties » de tout mettre en œuvre pour calmer la situation. Ramenant encore une fois dos à dos l’agresseur israélien et l’agressé palestinien. A Gaza, les organisations de résistance Hamas et Jihad islamique déclarent se tenir prêtes aux côtés de la résistance populaire palestinienne et annoncent qu’elles ne resteront pas paralysées devant les agressions répétées contre Al Qods. A ce tableau, doit être ajouté une ultime provocation, d’un cynisme magistral. Aujourd’hui, lundi 10 mai est pour Israël le jour de Jérusalem c’est-à-dire le jour de fête commémorant l’attaque et la prise de la ville sainte par l’armée israélienne que la colonie sioniste appelle « Réunification de Jérusalem ». Il faut savoir que cette invasion de Jérusalem en 1967 s’était accompagnée de milliers d’expulsions d’habitants après la destruction de leur quartier, notamment celui des Maghrébins. En tout état de cause, le peuple Palestiniens n’a que faire des états d’âme des régimes traîtres ou stipendiés qui lui conseillent la résignation. Des rivages de l’Atlantique à ceux du Golfe, il compte aussi sur la solidarité internationale. A l’occasion de la date anniversaire de la Nakba, retrouvons-nous nombreux à Barbès, samedi 15 mai à 15h pour exprimer notre fraternité et notre soutien sans faille au peuple palestinien en lutte. Palestine vivra, Palestine vaincra !

Édito #16 – Y-a-t-il un lien entre immigration et terrorisme ?

Le récent assassinat d’une policière à Rambouillet a relancé les obsessions de tout ce que ce pays compte comme forces obscures cherchant absolument à faire le lien entre immigration et terrorisme et plus précisément avec l’immigration à référence musulmane supposée ou avérée. En effet, dans ce cas d’espèce, le meurtrier étant un ressortissant tunisien arrivé clandestinement en France en 2009 et régularisé dix ans plus tard, il n’en a pas fallu plus pour que l’extrême droite, une partie de la droite mais aussi de la gauche islamophobe établissent un lien direct entre terrorisme et immigration. Le réflexe est pavlovien. Cette vieille antienne ressort systématiquement des tiroirs de journalistes en déficit d’audimat. Le résultat en est qu’en 2018, 53 % des Français, fortement travaillés au corps par des enquêtes sur mesure, se disaient d’accord avec l’affirmation selon laquelle « nous ne pouvons pas accueillir plus de migrants, car ils augmentent le risque terroriste dans notre pays ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? S’agissant de l’immigration, Valérie Pécresse présidente de la région île de France, sur Europe 1, déclare : « Il y a un lien entre immigration et terrorisme. Il faut dès aujourd’hui, de façon radicale, stopper toute immigration ». Ce que Natacha Polony, ce 29 avril dans Marianne, « au nom de la lucidité » confirme en plaidant « pour le droit de prononcer dans la même phrase les mots « immigration » et « terrorisme » comme si ce droit dont elle use et abuse n’était pas déjà le pain quotidien de très nombreuses rédactions.  Et pourtant, selon Erwan Le Noan, dans Le Point du 28 avril, une vaste étude portant sur 170  pays ne montre aucun lien de causalité « entre part de migrants dans un pays et activité terroriste ». Confirmant cela dans une interview à Europe 1 au moment où le parti gouvernemental s’apprête à présenter un projet de loi « sur la prévention et la lutte contre le terrorisme » Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du Raid et député LREM, réfute également le parallèle entre terrorisme et immigration : « Tous les terroristes ne sont pas étrangers, et tous les étrangers ne sont pas terroristes », lance-t-il.

En effet, démentant les analyses chères à Marine à Le Pen, les statistiques montrent que la grande majorité des attentats commis en France ces dernières années, ont été le fait de ressortissants français ou d’étrangers en situation régulière. Dans Info/Migrants, le 26 avril, Charlotte Boitiaux explique quant à elle que depuis 2012, la plupart des terroristes impliqués dans les attaques meurtrières sur le sol hexagonal étaient Français et nés sur le sol français : Mohammed Merah (attentat de Toulouse en 2012), Chérif et Saïd Kouachi (attentat de Charlie Hebdo en 2015), ou encore Amedy Coulibaly (attentat de l’Hyper Cacher en 2015).

Cependant, s’agissant des attentats les plus meurtriers du 13 novembre 2015, si six des 10 membres des commandos étaient bien Français, deux étaient Irakiens, un était Belge et le dernier belgo-marocain.

En tout état de cause, les observateurs les plus honnêtes considèrent que 70 % des auteurs d’attentats sont bel et bien des Français. Quant à la dimension strictement islamique de ces derniers, si elle est indéniable d’un point de vue formel, elle est réfutée quand les enquêtes menées par les polices démontrent que dans l’immense majorité des cas, le déterminant religieux n’apparait qu’en surface, la plupart des mis en cause n’étant pas particulièrement pratiquants et ayant même des modes de vie plutôt dissolus. Le fameux « Allahou akbar » intervenant d’avantage comme une sorte de cri de ralliement politique que religieux.

Cependant si le lien direct entre taux d’immigration clandestine et terrorisme mais aussi entre taux d’immigration légale et terrorisme n’apporte rien d’intéressant, force est de constater que le vœu pieu consistant à écarter tout lien entre ce qui est appelé « terrorisme » et les Français issus de l’immigration post coloniale n’est pas tenable non plus. Effectivement rien ne sert de le nier, la plupart des attentats commis ces dernières années en France ont été le fait de jeunes français liés d’une manière ou d’une autre à l’histoire et à l’immigration coloniales. Dès lors, il est impossible de ne pas voir là les conséquences dramatiques d’une longue histoire d’exclusion et de discriminations qui peut produire ressentiments et désir de vengeance. Déjà, en 1995, avec l’affaire Kelkal, ces aspects étaient patents. Cette explication est valable mais n’épuise pas pour autant le sujet. Si l’on retient comme valide la déclaration de BFM (du 30 octobre 2020) selon laquelle la France est le pays occidental qui a connu le plus d’attentats depuis 2012, comment expliquer que des pays comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, qui ont une histoire coloniale aussi intense que la France, soient eux beaucoup moins ciblés par le terrorisme que l’Hexagone? Tenter de répondre à cette question, c’est devoir forcément s’interroger sur les politiques extérieures actuelles de ces pays, les comparer entre elles et aussi nous intéresser à celles des Etats-Unis qui eux aussi ont souffert d’importants attentats sur leur sol. Et là, force est de constater une différence majeure : oui la France et les Etats-Unis en comparaison avec des pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Portugal ou la Belgique – autres pays coloniaux – sont en pointe en termes d’interventions militaires extérieures aujourd’hui. De là, le lien entre interventions extérieures et terrorisme sur notre sol s’avère bel et bien fondé.  Celui-ci est établi par nombre de chercheurs parmi lesquels le réseau OCTAV (Observatoire contemporain du terrorisme, de l’antiterrorisme et des violences)[1].

 

Par ailleurs si l’on en croit Michel Wieviorka pour qui« le terrorisme est dans les yeux de celui qui regarde, et chacun est le terroriste de l’autre » et Noam Chomsky quand il affirme qu’on a jusqu’ici « cherché une définition du terrorisme qui exclurait la terreur que nous exerçons contre eux, mais inclurait la terreur qu’eux exercent contre nous » on ne peut pas écarter l’idée que ces attentats commis par des Français issus de l’immigration interviennent en réponse à une politique extérieure française elle même meurtrière. D’autant que les explications fournies de type « défense des droits de l’homme » ne convainquent que les sots ou les hypocrites. Surtout en ce qui concerne les interventions françaises directes au Sahel ou indirectes au Yémen. Quand sont écartées les explications de type « civilisationnelles » ou magiques de type « ils en veulent à notre manière de vivre », « à notre liberté et à celle de nos femmes » demeure la réalité nue : la somme des intérêts stratégiques et économiques de la France qu’elle entend se garantir dans la concurrence inter impérialiste aussi implacable que destructrice.

Dès lors, qui peut réfuter l’équation : moins de guerres là-bas = moins de terrorisme ici ?

 

[1] https://www.nouvelobs.com/idees/20201114.OBS36086/guerres-et-terrorisme-sortir-du-deni.html

Édito #15 – Ne pas juger les fous, sauf s’ils sont Musulmans ?

« Quel jurisconsulte oserait déclarer coupable de meurtre, c’est-à-dire coupable d’homicide commis volontairement, un homme dans un état d’ivresse tel que celui que je suppose ? Il y aura, si l’on veut négligence, imprudence, imputabilité civile ; mais où il n’y a pas eu l’intention de crime, volonté de tuer, volonté d’agir en connaissance de cause, il y aura impossibilité de déclarer l’accusé coupable » (Faustin Hélie, ancien magistrat et théoricien du droit pénal).

Le droit pénal moderne connaît un principe fondamental selon lequel n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes.

Effectivement, le procès pénal a pour fonction de juger l’homme dans l’utilisation de son libre arbitre. Les magistrats doivent pour cela caractériser l’élément matériel de l’infraction (par exemple, un agissement ayant entraîné la mort d’une personne) mais aussi son élément moral, l’intention (par exemple, celle de donner la mort). Or, comment la société pourrait-elle juger un homme dont la capacité de vouloir et de comprendre a été abolie au moment des faits qui lui sont reprochés ?

Les malades mentaux ne peuvent qu’être déclarés irresponsables sur le plan pénal (mais pas sur le plan civil, l’abolition du discernement ne faisant pas obstacle à l’octroi de dommages et intérêts à la victime pour la réparation du préjudice subi par elle).

Il s’agit d’un principe que contenait déjà le code pénal dans sa version de 1810, et qu’il reprend aujourd’hui en son article 122-1. Et la Cour de cassation a toujours interprété ce texte comme visant tout trouble mental ayant entraîné une disparition complète du libre arbitre, sans distinguer suivant l’origine du trouble, et sans donc exclure du champ de l’irresponsabilité pénale le trouble mental consécutif à une intoxication volontaire.

Dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, Kobili Traoré s’est introduit dans le domicile de sa voisine Sarah Halimi. Au motif qu’elle était Juive, il l’a qualifiée de « démon », l’a frappée puis l’a défenestrée en se réjouissant d’avoir « tué le sheitan ». Il a ensuite été interpellé pendant qu’il récitait des versets du Coran.

Les sept experts psychiatriques intervenus dans le cadre de l’instruction de l’affaire ont, à l’unanimité, abouti à la conclusion que, au moment des faits, Kobili Traoré était sous l’empire d’une « bouffée délirante aiguë » à la suite d’une consommation de cannabis. Six experts sur sept étaient d’avis que le discernement de Kobili Traoré avait, dans sa séquence délirante, été intégralement aboli, seul le premier ayant estimé que la crise subie par l’intéressé avait seulement entravé son discernement.

Dans ce contexte, la chambre d’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, si elle a reconnu qu’il existait des charges suffisantes à l’encontre de l’accusé d’avoir volontairement donné la mort à Sarah Halimi avec la circonstance que les faits ont été commis à raison de l’appartenance de celle-ci à la religion juive, elle l’a toutefois déclaré irresponsable pénalement « en raison d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli sont discernement ou le contrôle de ses actes au moment des faits ». Les juges d’instruction ont alors ordonné l’hospitalisation complète de Kobili Traoré en établissement de soins psychiatriques. Cette décision était alors tout à fait conforme au droit, comme ont pu le démontrer des avocats reconnus.[1]

Saisie de pourvois des parties civiles selon lesquelles Kobili Traoré n’aurait pas dû être considéré comme irresponsable pénalement dès lors qu’il aurait commis une faute en ingérant volontairement une substance illicite susceptible de porter atteinte à son discernement (du cannabis), la Cour de cassation a jugé au contraire que « les dispositions de l’article 122-1, alinéa 1er, du code pénal, ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement ».

En se bornant à rappeler l’état du droit, qui plus est tout à fait respectable et à l’honneur de l’institution judiciaire de n’avoir pas condamné « un fou », cette affaire aurait pu en rester là. Que nenni.

Il est vrai que, dès l’origine, cette affaire a été saisie par les forces politiques réactionnaires. Ainsi, dès le 9 avril 2017, le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) a organisé une marche blanche en sa mémoire au cours duquel son vice-président a dénoncé, tour à tour, la « linquance », la « mence » et la « haine antisémite » de l’auteur des faits. Le 1er juin 2017, dix-sept « intellectuels », dont Michel Onfray, Jacques Julliard, Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut et Élisabeth Badinter ont publié une tribune dans Le Figaro demandant à ce que « toute la lumière soit faite sur la mort de cette Française de confession juive tuée aux cris d’ « Allah akbar » ».

A la suite de l’arrêt de la chambre d’instruction du 19 décembre 2019, les personnalités politiques de droite et d’extrême droite, telles que Eric Ciotti, Valérie Boyer, Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan, et Meyer Habib, ont largement critiqué le verdict rendu. Le président du Consistoire de Paris, Joël Mergui, parlera de « permis de tuer des juifs ». Le Président de la République Emmanuel Macron, lors d’un discours prononcé à Jérusalem face à « la communauté française d’Israël », a exprimé le « besoin de procès » dans cette affaire, au mépris des principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance de la magistrature.

En réaction à l’arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 2021, Emmanuel Macron a annoncé vouloir modifier la loi pénale pour que l’abolition du discernement consécutive à la prise de stupéfiants ne soit plus une cause d’irresponsabilité pénale.

L’on sait pourtant que la consommation de cannabis est, dans le discours politique hégémonique, imputée aux habitants des quartiers pauvres. En rendant impossible l’exonération de responsabilité pénale en raison d’usage de stupéfiants, alors qu’au demeurant de tels effets du cannabis restent tout à fait exceptionnels, le pouvoir s’engage ainsi à favoriser la répression des indigènes pour qu’ils ne puissent jamais « échapper » à la justice.

L’on observe également que le moteur de l’attention portée à l’affaire Sarah Halimi a été le fait que l’auteur du crime est un homme Musulman (qui, en outre, a entouré son geste de « signes » islamiques, comme l’utilisation du terme sheitan et de l’expression Allahu akbar ou la récitation de versets du Coran avant son interpellation) et la victime une femme Juive. L’avocate générale, lors de l’audience devant la Cour de cassation, tombera d’ailleurs dans ce travers en relevant que l’affaire est particulière « à l’heure de la montée, en France, dans certains quartiers, de l’antisémitisme ».

Il ne fait aucun doute pour nous que le motif antisémite du crime est à considérer car « les fous » ne sont pas imperméables aux idéologies dominantes dans lesquels ils évoluent. Le meurtrier de Sarah Halimi n’y déroge sûrement pas. En l’occurrence, peut être cité l’exemple de l’affaire Thomas Gambet qui, en janvier 2015, juste après l’attentat de Charlie Hebdo, a tué de 17 coups de couteaux Mohamed El Makouli aux cris de « je suis ton dieu, il n’y a pas d’islam ». Le caractère islamophobe du crime est indéniable mais, schizophrène paranoïde et fumeur de cannabis au moment des faits, il a été jugé pénalement irresponsable[2]. Les deux crimes sont symétriquement les mêmes : deux personnes dont la raison a été abolie, en particulier après la consommation de stupéfiants, sont déclarées irresponsables par la justice alors même que leur contexte idéologique agit effectivement dans le choix de leur cible.

Dans le cas de Mohamed El Makouli, aucune campagne de presse n’est venue remettre en cause le verdict, contrairement à celui de Sarah Halimi. C’est donc bien à l’encontre des Musulmans, par la pression de groupes islamophobes, qu’une campagne médiatique a été menée sur cette affaire, le vice-président du CRIF ayant associé ce crime à la « linquance » (dont sont usuellement accusés les Arabo-Musulmans) et les « intellectuels » précités ayant précisément ciblé l’expression Allahu akbar comme élément déterminant de l’affaire.

Kobili Traoré n’était dès lors pas seulement un aliéné au moment de son acte, il était avant tout un Musulman. Et c’est à ce titre que les forces politiques réactionnaires exigent aujourd’hui la révision de ces arrêts.

On serait cependant tentés de s’estimer heureux. En effet, la réaction se cantonne ici à des manifestations pacifiques. Qui se souvient de la longue ratonnade anti-arabes à Marseille en 1973 qui allait provoquer la mort d’une vingtaine d’immigrés ? Elle faisait suite à un jugement reconnaissant l’irresponsabilité pénale d’un meurtrier algérien… pour troubles mentaux.

[1] https://www.lepoint.fr/justice/tribune-affaire-halimi-monsieur-le-grand-rabbin-n-ayez-pas-peur-des-juges-05-01-2020-2356187_2386.php

[2] https://www.pressreader.com/tunisia/le-temps-tunisia/20160713/281698319082287

Youssef s’la raconte ! #11 – La véritable histoire du Colonel Bendaoud

« Arabe tu es, Arabe tu resteras, même si tu t’appelles colonel Bendaoud ». Qui n’a pas entendu mille fois cette morale proverbiale prononcée sur un ton sentencieux qui conclut invariablement ces histoires d’indigènes ayant gravi les échelons de la société coloniale et qui se croyant bien intégrés se voient soudainement éconduits et ramenés à leur condition première ?

Il s’agit sans doute là de la légende urbaine la plus populaire d’Algérie et même au-delà, du Maroc et de Tunisie. Chez les populations ayant connu la colonisation bien sûr mais tout autant dans l’émigration. Ce qui est hautement significatif c’est l’abondance des récits concernant ce Mohammed Bendaoud, la multitude des situations et des moments historiques où celui-ci est censé avoir évolué. L’un raconte que cette péripétie s’est déroulée fin XIX e siècle : un Algérien officier dans l’armée française se serait vu refuser de l’avancement pourtant mérité du fait de son origine, un autre prétend qu’elle se serait produite avant la guerre d’Algérie et qu’il s’agirait d’une histoire de divorce entre un époux indigène et sa femme blanche qui bien imprudemment l’aurait épousé puis l’aurait quitté sur pression de sa famille. Un autre encore est convaincu que le colonel Bendaoud aurait délibérément été ignoré par de Gaulle lors d’un passage en revue pendant la guerre d’Algérie. Certains pensent que le colonel Bendaoud en dépit de son grade n’aurait pas été convié à un dîner de gala. Les récits divergent mais tous sont d’accord sur un point, le colonel Bendaoud se serait ensuite brûlé la cervelle de son révolver d’officier. Comme si seule une fin violente et auto administrée pouvait sanctionner cette triple perte d’honneur.  D’abord pour avoir pactisé, s’être mis au service de l’ennemi mais surtout pour avoir renié son statut personnel, dit autrement sa religion, condition alors pour un indigène d’accéder aux grades supérieurs et enfin pour au final s’être fait ridiculisé d’une terrible façon.

Quelles sont les caractéristiques de cette histoire-légende car il s’agit bien de cela. Voyons sa structure. Un ordre social préexistant, l’Algérie de la Régence est brisée par un élément extérieur, la colonisation. Celle-ci agit non seulement par une politique directement coercitive, par des massacres de masse, des pillages, des destructions mais de façon plus insidieuse encore par le reniement de soi-même qu’elle cherche à produire sur les élites. En effet à la fin du XIXe siècle un danger mortel menace la société algérienne. Les révoltes et tentatives révolutionnaires ayant été brisées l’une après l’autre, le colonialisme déploie à présent sa politique d’assimilation. Certes encore timide mais qui évidemment concerne les élites, les évolués comme on disait (fils de familles féodales, appelés à intégrer l’armée, l’administration des finances et même la justice). Des élites assimilées faisant désormais cruellement défaut à la société traditionnelle dans ses efforts de résistance. Assimiler ces derniers pour la colonisation est donc un impératif stratégique. Toujours dans le narratif sollicité, en réaction, développant ses anticorps, la société algérienne ne pourra survivre et retrouver son ordre ancien que si elle sait opposer un coup d’arrêt décisif à cette politique d’assimilation, la menaçant d’annihilation. C’est à ce stade en tant qu’anti corps qu’agit ce proverbe. Non seulement comme approbation de la sanction (pour avoir rejeté son identité musulmane et avoir embrassé la francité) mais aussi comme mise en garde. En effet pour l’immense majorité des Algériens, il est impossible de vivre sans honneur en abandonnant sa société traditionnelle mais de plus cette assimilation est vouée à l’échec.

Un mythe n’a ni début, ni fin, il se restructure sans cesse et comme tous les mythes celui-ci nous en apprend beaucoup plus sur le peuple qui le véhicule que sur l’histoire en question. D’où le peu d’importance accordé à l’exact déroulement des faits. Un mythe est censé apporter une réponse aux grandes questions que se pose une société : son origine, son ordre social, ses interdits, son devenir. Ici le mythe apporte une réponse à la question, qu’arrive-t-il à celui, à celle qui brade l’identité suprême, l’honneur, la religion.

A propos, chose promise…. Voilà la véritable histoire du colonel Bendaoud

Le fait se déroule à la fin du XIXe siècle. Né en 1837 et mort le 1ᵉʳ juillet 1912 dans la région d’Oran, fils de l’Agha Elseïd Mohamed Bendaoud, le Colonel Mohamed Bendaoud était fier d’avoir été le seul indigène à avoir intégré Saint Cyr mais aussi le seul officier supérieur d’origine arabe dans l’Algérie colonisée du 19ème siècle. Naturalisé Français, ayant abandonné l’Islam, il avait réussi son ascension en ressemblant à s’y méprendre, au colonisateur. A tel point que les journaux ne tarissaient pas d’éloges pour lui car il était la preuve vivante que l’assimilation était possible. « Nul n’a autant servi la France coloniale que le colonel Mohamed Bendaoud », « un soldat de grande bravoure », « vivant à l’européenne » et « très Français de sentiments ». Un jour, une aristocrate donne un bal. Les officiers supérieurs y sont conviés, Bendaoud aussi naturellement. La dame passe en revue ses invités et leur tend la main pour le baise-main après qu’on les lui ait présentés. Elle arrive devant le Colonel Bendaoud. Au moment de lui tendre la main, elle entend son nom et la retire précipitamment. Bendaoud a alors cette phrase terrible: « Arbi, Arbi wa hatta louken ikoun el colonel Bendaoud »  « Un Arabe reste un Arabe, même s’il est le Colonel Bendaoud ».

Peu importe de savoir s’il est vrai ce que certains ajoutent, à savoir qu’il se serait ensuite suicidé ou qu’il aurait ensuite démissionné de l’armée. La sanction suprême est le no-man’s land mental dans lequel il s’est ensuite retrouvé. Après cet épisode plus personne n’ose l’évoquer et il terminera sa vie dans l’oubli. Il aura quand même, « suprême récompense » la joie de savoir que son fils militaire est tombé au champ d’honneur en 1908 au Maroc en criant « je meurs pour la France ». Mais pour autant il n’y aura plus pour lui d’invitation à des dîners mondains.

Le lien avec la société d’immigration post coloniale d’aujourd’hui est patent. En effet, évoquant la trajectoire d’un Malek Boutih, d’un Chalghoumi, d’une Fadela Amara, d’une Zineb El Rhazoui, d’un Mohamed Sifaoui, et tant d’autres, (ceux que Sadri kiari nomme non pas « arabes de service » mais « arabes professionnels ») votre interlocuteur issu de l’immigration maghrébine finit invariablement son récit par la convocation du fameux colonel. Il est facile de se rassurer en se disant qu’une telle péripétie ne peut pas nous arriver. Ce qui est certain c’est que nous avons tous en nous du colonel Bendaoud, si tant est que personne n’est prémuni contre une telle déchéance. On peut au moins reconnaître une qualité à celui-ci, celle de l’ultime lucidité. Car depuis quand un traître reconnaît-il qu’il est traître ? En tout cas au QG décolonial, lucides sur nous-mêmes nous tentons de l’être et de le demeurer.

Édito #14 – France/Algérie : les liaisons dangereuses

La visite annulée de Jean Castex à Alger révèle la nouvelle détérioration des relations entre l’Algérie et la France après celle de juin 2020. Pourtant cette délégation devait, en plus du 1er ministre, comprendre le ministre des Affaires étrangères et celui de l’Économie et des Finances, preuve que Paris était prêt « à mettre le paquet » concernant la mise en œuvre d’un « nouveau partenariat » attendu depuis 3 ans. La presse française, unanime, revient sur le long feuilleton des relations agitées entre ces deux pays. Les uns et les autres de rappeler les sujets de discorde habituels parmi lesquels la question de l’immigration clandestine ou la position française par rapport à la question du conflit au Sahara occidental…Certains médias évoquent, quant à eux, la raison qui semble avoir été le véritable déclencheur de cette crise : la décision du parti d’Emmanuel Macron (LREM) d’ouvrir une représentation à Dakhla – une sorte de consulat français – dans les territoires sahraouis ce qui équivaut à une prise de position claire et sans ambages pour la partie marocaine du conflit. Tout cela s’ajoute aux déclarations de Le Drian qui s’est récemment dit favorable au plan d’autonomie marocain, en opposition frontale au règlement adopté par l’ONU, préconisé par la capitale algérienne : à savoir une consultation d’autodétermination sous égide internationale.

Bien sûr, on peut s’interroger sur l’opportunité d’ouvrir une représentation de LREM dans ces territoires juste au moment où sur le terrain les combats sont relancés. De plus on imagine mal à qui est destiné ce bureau de LREM en plein Sahara. Algéria Watch nous apprend que le député communiste Jean-Paul Lecoq a qualifié de « honte » l’ouverture de ce comité local et a accusé Macron lui-même d’être à l’origine de cette décision. En effet, il serait inconcevable de penser que le chef de l’Etat n’ait pas été consulté. On penche donc volontiers pour une politique parfaitement assumée, ce qui témoigne d’une grande confusion au niveau de l’exécutif français. D’un côté, il veut rétablir de nouvelles relations avec l’Algérie et de l’autre il adopte pleinement le point de vue la monarchie chérifienne sur le Sahara occidental.

Cependant un autre motif de brouille est aussi relevé par la presse des deux pays : la fameuse question mémorielle. Les « efforts » de Macron sur ce dossier semblent encore bien insuffisants au regard de ce qui est attendu de l’autre côté de la Méditerranée, à savoir non pas une repentance mais une reconnaissance en pleine et due forme des crimes de la colonisation. Les préconisations du fameux rapport Stora, ne convainquent pas, à juste raison. Pas plus que les « gestes » symboliques comme la restitution des corps de résistants algériens à la colonisation. Pour beaucoup on est encore loin du compte.

Il faut savoir qu’une reconnaissance pleine et entière de la responsabilité française pour une liste de crimes grosse comme le Ritz, ouvrirait la voie à de possibles poursuites devant des juridictions internationales. La France dans cette perspective aurait beau brandir la clause des accords d’Evian signés par les deux parties qui soldent les comptes de cette guerre y compris au plan judiciaire, la juridiction internationale concernant d’éventuels crimes contre l’humanité (par exemple l’utilisation de napalm contre des civils, les tristement célèbres « camps de regroupement », le massacre du 17 octobre 1961 ou encore la nucléarisation du Sahara au détriment des populations nomades) s’imposerait sur tout accord bilatéral antérieur. D’autant que la qualification de certains de ces crimes empêche toute prescription. Par ailleurs, circonstance aggravante, à la différence de la responsabilité française dans la déportation des Juifs de France commise par la dictature crypto- fasciste pétainiste, les crimes français en Algérie furent perpétrés sous deux républiques en plein exercice démocratique. Ce qui implique directement l’Etat français dans sa continuité actuelle.

C’est pourquoi, on a du mal à comprendre que cette question de la reconnaissance française dans ce long massacre de huit ans (de 132 ans disent certains) ne soit utilisée que comme une variable d’ajustement, par le gouvernement algérien, dans les crises successives entre les deux pays. Ce qui en dit long sur la manière dont l’histoire coloniale, l’indépendance et le sentiment national sont instrumentalisés par le pouvoir en place.

Tout comme on a du mal à comprendre que le gouvernement français, ne considère ce « conflit mémoriel », que comme un sujet de politique extérieure. Compte tenu du nombre très élevé d’Algériens et de bi-nationaux et du nombre important de populations directement issues des colonies françaises vivant dans l’hexagone, il s’agit bel et bien d’une question intérieure. Si l’on ajoute à cela les conflits idéologiques de haute intensité qui déchirent le pays : le triomphe des idées d’extrême droite d’un côté et les progrès de la conscience décoloniale de l’autre, il serait naïf voire inconscient de ne voir ces questions que sous l’angle des intérêts diplomatiques.

Heureusement, les hiraks marocains et algériens sont la pour nous rappeler, malgré les féroces répressions dont ils sont l’objet, qu’ils ne sont dupes ni de leur régime respectif, ni du rôle de l’ancienne et actuelle puissance coloniale. Quant à nous, anticolonialistes de France, il est temps de comprendre que la politique extérieure de la France n’est pas que l’affaire du pouvoir régalien. Elles nous concernent autant sinon plus.