Messages par QGDecolonial

Anne Frank et sa famille dénoncées par un notaire juif ?   Et alors ?

Au matin du 18 janvier 2022, certains médias dont France Inter annoncent qu’une grande enquête internationale menée par un ex-membre du FBI serait arrivée à la conclusion qu’Anne Frank et sa famille auraient été dénoncées aux nazis par un notaire juif qui, en livrant à l’occupant d’autres juifs, aurait voulu sauver sa propre famille. Depuis, c’est l’émoi, le trouble s’est installé. Et si c’était vrai ? Pour conjurer cette possibilité, des journalistes et des historiens remettent en cause à la fois la méthode – depuis quand un policier fût-il du FBI est-il crédible comme historien ? – mais aussi les conclusions – en est–on sûr ? Car, pensent-ils, cette hypothèse, si elle se vérifiait, alimenterait les théories antisémites fondées sur le fait que les juifs se seraient trahis entre eux. Ce faisant, ils tombent dans les rets de la logique nazie. En effet, que l’hypothèse du notaire juif délateur soit vraie ou pas ne change rien au fond de l’affaire. 

Du point de vue de la vérité historique, cette information revêt quelque importance mais politiquement, que le délateur de la famille Frank soit possiblement juif ne change rien à ce qu’a été la machine de guerre nazie dans ses différents rouages. Cela ne change rien à l’histoire de l’antisémitisme européen au XXe siècle et à sa manifestation la plus tragique dans l’histoire, à savoir le nazisme. 

Ce qui reste central et qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est ce qu’engendre la politique nazie qui, ainsi que le disaient Césaire et Arendt mais aussi, plus récemment Johann Chapoutot, s’inscrit dans le droit fil de la violence occidentale et du colonialisme européen. Qu’un notaire juif ait voulu sauver sa peau et celle de ses enfants en donnant d’autres juifs aux nazis n’est peut-être pas glorieux mais cela n’est qu’un effet du désastre politique dans lequel ce notaire s’est retrouvé confronté. L’ensauvagement dont parle Césaire dans son Discours sur le colonialisme touche tous les sujets confrontés à l’impérialisme, au colonialisme et aux politiques raciales en général, nazisme compris. Le monde nazi est à l’image du colonialisme. La déshumanisation qu’il instaure atomise le champ de l’humain, détruit la politique, les réseaux sociaux, les solidarités, les tabous et anéantit tout idée d’espérance. Et chacun veut sauver sa peau, saufs des fous que l’on appellera héros qui tiennent bon et résistent mais qui se comptent sur les doigts de la main. Il en a été ainsi dans toutes les situations similaires. C’est pourquoi cette polémique est parfaitement incompréhensible à quiconque se pique d’histoire. Cette dégringolade de l’humain au niveau zéro que ce soit dans les camps d’extermination mais également de concentration poussant des hommes à vendre d’autres hommes pour un quignon de pain est banale. Ces harkis qui dans leur très grande majorité ont trahi leurs frères algériens en combattant dans l’armée coloniale pour sauver leur village, évitez la torture ou pour sauver leur peau n’ont-ils pas été fabriqués par le colonialisme français ? Dans l’histoire française ceux qui ont trahi Jean Moulin le précipitant vers sa mort via Klaus Barbie n’étaient pas allemands mais bel et bien français. Ce qui aujourd’hui semble surprendre nombre de journalistes n’est, en effet, pas nouveau. Hanna Arendt dans « Eichmann à Jérusalem » dénonce les Judenrat, conseils de collaboration mis en place par les nazis dans les ghettos juifs d’Europe de l’est formés de notables juifs avec même une police faite d’individus obéissant aux nazis. Cependant 90% des chefs des Judenrat ont été au final exécutés ou se sont suicidés. Ainsi Adam Czerniakow, chef du Judenrat de Varsovie finira-t-il par se donner la mort quand il a compris que ce marché serait sans limite dans l’abjection et l’abdication de soi-même. Le notaire juif d’Amsterdam, lui, n’a peut-être pas été rattrapé par un tel cas de conscience sans doute parce que sa responsabilité n’était qu’individuelle et que l’essentiel pour lui était de sauver ses enfants.

Que les médias se focalisent sur la judéité du délateur en dit long sur la désorientation politique contemporaine et sur la dépolitisation de la question juive et de l’antisémitisme. Que le fait divers ou l’acte individuel et désespéré prenne le pas sur la réalité d’une politique d’État est atterrant.

Les responsables de la mort d’Anne Frank sont les nazis.

 

Noureddine Yahia

Édito #42 – Colloque à la Sorbonne : les néo-cons à l’assaut de l’université

Campagne présidentielle oblige, la machine réactionnaire s’emballe. Non contents de monopoliser l’espace médiatique, de nombreux universitaires et intellectuels (Pascal Bruckner, Xavier Gorce, Pierre-André Taguieff, etc) se sont réunis à la Sorbonne pour un colloque intitulé : « Après la déconstruction ; reconstruire les sciences et la culture ». Adoubés par Jean-Michel Blanquer, encensés par plusieurs  médias, galvanisés par leur combat pour la République, ils se sont adonnés à leur passe-temps favori : la croisade contre le « wokisme », le « décolonialisme », le « deconstructivisme » …

Ces termes, jamais définis, devenus de véritables épouvantails, servent à légitimer un nouveau maccarthysme que certains appellent de leurs vœux. Les propos tenus, mélange d’ignorance, de violence et de médiocrité intellectuelle, témoignent d’une offensive liberticide sans précédent dans le monde universitaire.

Jean-Michel Blanquer a ainsi comparé les théories de Deleuze, Foucault et Derrida à un « virus ». Ce sinistre personnage avait déjà parlé de « l’islamo-gauchisme » comme d’une « gangrène » qui infecterait l’université. D’autres n’hésitent pas à qualifier les théories décoloniales, de genre à des « cancers » et des « plaies ».

L’utilisation du champ lexical de la maladie ne doit pas être pris à la légère. Il a en effet le mérite de la clarté. Il s’agit ni plus ni moins que d’extirper du corps social, des idées qui s’éloigneraient de la sainte doxa républicaine. Le temps n’est plus au débat démocratique, à la confrontation des idées, à la rationalité scientifique mais aux discours et aux pratiques martiales.

D’ailleurs, certains ne s’en cachent pas. La sociologue Nathalie Heinich réclame ainsi « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées ». L’appel à la censure et à la surveillance généralisée des étudiants ne pouvaient être plus explicites. Car qu’entend-elle par « contrôle scientifique » et « productions fortement politisées » ? On n’en saura rien. Sans doute est-ce le but poursuivi. Jouer sur l’ambiguïté, le flou, afin de justifier les mesures les plus arbitraires et répressives.

Ce contrôle servirait, in fine, à empêcher « qu’un enseignant ne puisse proférer que la Terre est plate ou qu’il existe un racisme d’Etat ». Le parallèle est audacieux. Il n’est pas moins profondément dangereux. Il sous-entend en effet, qu’il faille traiter sur un pied d’égalité une lubie anti-scientifique maintes fois démentie et une réflexion tirée d’une recherche scientifique rigoureuse. Et quand bien même un chercheur affirmant qu’il existe en France un racisme d’Etat se trompait, doit-on pour autant l’empêcher d’utiliser certaines catégories analytiques sous-prétexte qu’elles paraitraient choquantes voire provocatrices ? N’est-ce pas la raison d’être de l’université, par les savoirs qu’elle produit, que de créer du débat, de l’affrontement idéologique, quitte parfois à susciter le scandale ? A ce rythme-là, les termes « exploitation », « domination », « aliénation », « colonialisme » devront peut-être un jour eux aussi disparaître. En réalité, ce dont rêvent les contempteurs du « wokisme », c’est d’une université aseptisée, lisse, où seuls les savoirs qui ne remettent pas en cause l’ordre dominant devraient avoir droit de cité.

Mais plus encore que les propos tenus, ce colloque, organisé en pleine campagne présidentielle, illustre l’offensive de l’arc républicain, allant d’une partie de la gauche à l’extrême droite. L’idée est non seulement de peser dans les débats mais aussi – en atteste la présence de Jean-Michel Blanquer – faire pression sur les candidats pour qu’ils purgent l’université de ses éléments nuisibles.

Toutefois, si l’inquiétude face à de telles prises de positions est de mise, elle ne doit pas nous conduire à surestimer leur influence. La communauté académique, diverse, hétérogène est loin de partager en chœur leurs obsessions. De nombreux professeurs, présidents d’université ont régulièrement dénoncé les propos et procédés de leurs collègues. Et puis, si la fine fleur des universitaires néo-conservateurs possède un certain pouvoir de nuisance, elle est très souvent amplifiée et démultipliée par des médias complaisants. Ces derniers n’hésitent pas à les présenter comme de valeureux résistants au sein d’une institution assiégée et prise en otage par les « islamo-gauchistes ».

La messe est donc loin d’être dite. mais l’organisation d’un tel colloque doit nous alerter. Seul le rapport de force, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’université, sera à même d’enrayer la spirale réactionnaire qui déferle sur le monde académique.

Édito #41–PCF : peut-on encore se suicider quand on est déjà mort ?

Pour le septième anniversaire de la tuerie de Charlie Hebdo, le Parti communiste français a convié à son siège de la Place du Colonel Fabien des figures médiatiques liées à l’hebdomadaire satirique et républicain comme Caroline Fourest mais plus largement, des représentantes et des représentants du courant « laïc et républicain » qui se retrouvent politiquement dans le Comité laïcité République et/ou le Printemps républicain. Comme l’a remarqué dans un tweet Elsa Faucillon, députée communiste des Hauts-de-Seine, rendre hommage à Charlie Hebdo est légitime mais inviter les représentants d’un groupe dont la mémoire d’un des dirigeants – Laurent Bouvet – a été saluée par toute la fachosphère, du Figaro à l’identitaire niçois Philippe Vardon en passant par Zemmour est pour le moins hautement problématique.

Cet épisode s’inscrit cependant dans la continuité d’un autre dans la même veine républicaine. Au printemps, en effet, le candidat du PCF, Fabien Roussel, s’est joint à la manifestation parisienne de policiers d’extrême-droite. Il s’agissait d’une manifestation en réaction à la montée en puissance de la dénonciation des violences policières après le tabassage du producteur de musique noir Michel Zecler dans son studio d’enregistrement quelques mois plus tôt. Ce tabassage qui a valu au producteur de musique plusieurs jours d’ITT n’a été révélé à l’opinion publique que parce qu’une caméra tournait dans le studio du producteur. Cette vidéo a ruiné l’antienne policière de rigueur après chaque tabassage ou même meurtre policier. L’existence d’une vidéo a pour une fois posé problème au pouvoir qui d’habitude prend le parti de la police et nie l’existence de violences policières (et de crimes). En compagnie de Yannick Jadot d’EÉLV et d’Anne Hidalgo du PS, il s’est rendu à la manifestation des policiers « factieux », pour reprendre le mot de Mélenchon. A cette occasion, les policiers ont conspué l’État de droit et l’indépendance de la justice sans que cela ne trouble ni l’exécutif ni Roussel.

L’invitation au siège du PCF de représentants éminents du courant « laïc et républicain » est dans le prolongement de la ligne d’un candidat dont on est fondé à se demander ce qu’il représente politiquement et partant ce que signifie le « C » de PCF. Disons le tout net, Fabien Roussel n’a rien à voir avec l’idéal communiste. Celui-ci est supposé défendre une autre société que la démocratie bourgeoise et impérialiste avec sa police qui blesse et éborgne des Gilets jaunes, pour la plupart prolétaires de ce pays, et qui traite les indigènes des banlieues pauvres comme au temps des colonies.

Nous ne sommes toutefois pas surpris.

Dès sa fondation ou presque, le Parti communiste français a consterné les bolcheviks russes. Trotsky rapporte en 1935 des propos de Lénine qualifiant Marcel Cachin de « planche pourrie ». De façon générale, les deux dirigeants bolcheviks, pointent avec inquiétude la nature du PC français. Cette nature, disent-ils encore, produit un mouvement de balancier perpétuel entre opportunisme parlementaire et sectarisme stérile. Sans remonter si loin et en se limitant aux quarante dernières années, on ne peut que constater leur lucidité. La candidature Roussel réunit les deux écueils cités plus haut. Elle relève en effet à la fois d’un sectarisme suicidaire – mais peut-on se suicider quand on est déjà mort ? – et d’un opportunisme parlementaire crasse comme l’illustrent les participations de Valérie Pécresse et de Gabriel Attal à la Fête de l’Humanité en septembre 2021.

Plus grave, le pas de deux du PCF avec la police et la nébuleuse Printemps Républicain s’inscrit dans la politique de ce parti contre le peuple multinational de ce pays. Pour être tout à fait exact, le racisme du PCF contre le prolétariat étranger des municipalités de la banlieue rouge qu’il gérait s’était quelque peu estompé ces dernières années. Hélas, Roussel, du vieux parti ouvriériste thorézien fantasmant un temps révolu, remet en selle le pire de la période Marchais.

Rappelons ainsi que le PCF a été islamophobe avant le PS, avec notamment à la fin des années 1970 son opposition à la construction d’une mosquée à Rennes comme l’indique Thomas Deltombe au début de son livre L’islam imaginaire. Mentionnons encore le « problème de l’immigration » posé par Marchais avant d’être repris et amplifié par la Mitterrandie notamment lors des grèves ouvrières dans l’automobile entre 1982 et 1984. Évoquons enfin la croisade républicaine de Robert Hue en février 1981 contre une famille marocaine accusée de trafic de drogue sur dénonciation par ailleurs calomnieuse. Cette année-là, le maire de Montigny-les-Cormeilles a appelé à une manifestation sous les fenêtres de ladite famille ainsi désignée à la vindicte.

La part de responsabilité politique du PC dans le consensus raciste républicain n’est donc pas mince. Qu’il ait par ailleurs capitulé sur la question de l’indépendance nationale après une bonne campagne, pourtant, contre le Traité de Maastricht a incontestablement fait les affaires de l’extrême-droite. Encourager le racisme tout en cédant sur la souveraineté nationale par rapport à l’UE est un cocktail politique désastreux. Sa participation aux gouvernements Mauroy jusqu’en 1984 (alors que selon Ludivine Bantigny le tournant libéral du PS a eu lieu dès l’automne 1981) puis celui de Jospin entre 1997 et 2002 qui a privatisé à tout va a fini de le marginaliser.

La question de savoir ce que désigne le « C » de PCF se pose donc depuis longtemps. A quelques exceptions près dont celle, notable, de la Guerre du Rif dans les années 1920, le PCF n’a jamais mené de réel combat au nom du communisme. Jamais il n’a dénoncé de façon conséquente et prolongée l’impérialisme français. Lors de la Guerre d’Algérie, les communistes aux côtés des moudjahidins ne représentaient pas le PC officiel (Fernand Iveton, Maurice Audin, Henri Alleg, …) et le sort de ceux-ci n’a pas empêché le Parti de se ranger en 1965 derrière Mitterrand pour l’élection présidentielle. La ligne du PC n’était pas en faveur de l’indépendance. Elle se contentait d’exiger la « paix en Algérie ».

Aujourd’hui, au lieu de deviser paisiblement avec Caroline Fourest et Sophia Aram Place du Colonel Fabien, le PC devrait défendre les habitants des quartiers et sa frange de confession ou de culture musulmane contre le racisme et l’islamophobie d’État. Mais ce serait là rompre avec presque toute son histoire ; celle, récente, des bulldozers envoyés par les maires de Vitry-sur-Seine, de Montreuil ou d’Aubervilliers contre des foyers de prolétaires venus d’Afrique. Nombre de ses intellectuels ont d’ailleurs quitté le PC ou en ont été exclus du fait de son absence absolue de solidarité internationale.

La seule raison de la candidature de Roussel est en vérité misérable et bassement politicienne. Le Parti communiste français depuis longtemps déjà n’est plus que l’ombre de lui-même. Sous assistance respiratoire PS, il n’espère plus désormais que conserver des sièges pour ses permanents, notamment à la Mairie de Paris où il souscrit à la politique de Hidalgo. Il a perdu l’an dernier le Conseil général du Val-de-Marne et la mairie de Saint-Denis après avoir refusé que Madjid Messaoudène, conseiller municipal Front de gauche dyonisien mais cible du Printemps républicain, ne figure sur une liste d’union avec la FI au second tour.

Tout cela importe peu au PC. Il pourra toujours tendre sa sébile au PS car l’hypothèque Mélenchon ne lui garantit pas une agonie assez longue pour rémunérer ses cadres. Ainsi est le PC. Ainsi va ce spectre qui ne hante même plus, sinon pathétiquement, la vie parlementaire française dont il épouse les fondamentaux racistes et impérialistes.

Édito #40 – Antisémitisme : le permafrost républicain fond et libère ses démons

« Octobre 1940 : promulgation du premier statut des Juifs par le pouvoir pétainiste. Janvier 2022 : adoption du premier statut des non-vaccinés par le pouvoir macroniste et assimilés. A chaque époque ses boucs-émissaires. Même indignité toujours en marche. » (décembre 2021).

C’est un agrégé de philosophie, René Chiche, qui s’exprime, via son compte Twitter. En effet, depuis l’été 2021, de nombreuses comparaisons entre la vaccination contre le COVID et la politique antisémite nazie (étoiles jaunes portées lors de manifestations, assimilation du refus de se faire vacciner à de la résistance…) foisonnent sur les réseaux sociaux. Pour le coup, il nous semble essentiel de souligner ce dont cette comparaison est le symptôme et en quoi nous assistons là à une dépolitisation inquiétante de l’antisémitisme.

D’abord, cette comparaison se fait dans un contexte de banalisation croissante du racisme anti-juif. L’exemple le plus marquant est un candidat à la présidentielle – se présentant comme le dernier représentant authentique du gaullisme – qui fait de Pétain un sauveur des Juifs français (Le Suicide français – 2014) ou encore que l’anathème « antisémite » permette de désigner aujourd’hui tout et son contraire, le mouvement légitime de soutien à la résistance palestinienne comme le négationnisme contemporain. De plus, comparer la vaccination obligatoire aux expériences du Docteur Mengele ou le pass sanitaire à une étoile jaune, revient – au-delà de l’outrance – à présenter la politique antisémite des nazis et de leurs alliés comme une simple question de libertés individuelles. Car oui, l’antisémitisme nazi était bien une politique raciale et non pas une simple « privation » de libertés individuelles. Les lois de Nuremberg en 1935 par exemple mettaient juridiquement les juifs d’Allemagne au ban de la société. Le port de l’étoile jaune s’inscrivait dans une politique plus large, d’abord d’exclusion sociale et politique puis d’extermination. Là, pas d’exclusion juridique de quiconque au nom d’une assignation raciale. Rien à voir, donc, avec le simple fait de pouvoir manger au restaurant ou d’aller à un concert puisqu’il suffit d’aller se faire vacciner.

Cette perception aberrante de l’antisémitisme nazi ne devrait cependant guère nous étonner. Elle résulte d’une perte d’hégémonie politique antifasciste hostile à Vichy et à l’antisémitisme de l’Etat français. Elle est aussi le résultat des carences de l’antifascisme français qui n’a jamais su ou voulu appréhender l’Etat dans sa dimension raciale. Cela est dû également et en particulier à De Gaulle et au gaullisme qui n’ont eu comme dessein politique que de remettre la France en bonne place dans l’ordre impérialiste (un siège au Conseil de sécurité de l’ONU alors que la France a perdu la guerre face à l’Allemagne dès l’été 1940) et de remettre, au plan intérieur, le pays en marche avec ses fonctionnaires, ses grands commis… dont beaucoup avaient été maréchalistes comme Pierre de Bénouville ou frayé avec Vichy comme Antoine Pinay qui a été ministre de De Gaulle, Maurice Papon…

De fait, Vichy n’a jamais été formellement condamné par le consensus républicain. Mitterrand au soir de sa vie se justifiait d’en avoir été et récemment, dans un article du Monde sur Zemmour, Sarkozy saluait le fait que le pamphlétaire d’extrême-droite rompe avec la condamnation pure et simple du régime collaborationniste français.

Cette absence de remise en cause (mise à part la parenthèse chiraquienne) au nom de la grandeur de la France, de la raison d’Etat et de la compétition entre impérialistes, a accouché d’une opposition purement  morale à l’antisémitisme (« Plus jamais ça ! »). Celui-ci a fini par vider la lutte antiraciste de sa substance et mettre en selle le philosémitisme – cousin germain du paternalisme antiraciste des années 80 qui allait anesthésier les luttes de l’immigration post-coloniale – en occultant l’antisémitisme comme avatar de la violence occidentale. La lutte contre l’antisémitisme a alors muté et s’est transformée en lutte contre « un mal » absolu, anhistorique et désincarné. Ainsi les antivax ayant recours à l’analogie de la condition juive sont-ils les produits d’une désorientation générale. Le simple fait que la politique de Vichy soit devenue l’incarnation du « mal » sans pour autant être pensée rationnellement et politiquement rend son horreur d’autant plus abstraite voire même irréelle. Il n’est, en effet, pas question de comprendre ce qu’était et ce qu’est l’antisémitisme, mais plutôt de l’extraire de la généalogie de la violence occidentale[1] pour en faire une ombre en surplomb du monde se « réincarnant » en permanence à toutes les époques.

Aussi, l’expression de Badiou parlant de « pétainisme transcendantal » (dans De quoi Sarkozy est-il le nom ?) à propos de la France depuis la Révolution est juste. Son opposition, justifiant cette expression, entre deux France, l’une de 1793 et de la Commune et de la Résistance « de gauche » contre celle de 1815, de Thiers, du 10 juillet 1940 et de la guerre d’Algérie, est également pertinente. Mais dans la période actuelle où le communisme n’a plus de relais ni de militants et où l’antiracisme politique reflue, ce qui était en embuscade, honteux, ressurgit à la faveur de la fonte du permafrost républicain. Les « valeurs de la République » soutenues par un édifice moral sans réelle consistance fondent comme neige au soleil. Dès lors, le virus antisémite, pour l’instant contenu par la priorité islamophobe, ne tardera pas à se répandre. Mais l’étape qui précède, c’est la banalisation de l’antisémitisme. Nous y sommes.

[1] https://www.amazon.fr/violence-nazie-Essai-g%C3%A9n%C3%A9alogie-historique/dp/2913372147

Édito #39 – Habemus Papam, enfin un pape chrétien!

Quelques jours après Noël, fête majeure, avec Pâques, du christianisme, il nous semble important de dire quelques mots du Pape François qui déplaît tant aux nationaux-catholiques français. Ainsi Chantal Delsol, épouse de Charles Millon, ex-ministre de Chirac devenu soutien de Zemmour, déplore-t-elle la fin de la chrétienté dans un livre récemment paru.

Chrétienté et christianisme ne recouvrent évidemment pas la même chose bien qu’ils puissent se recouper. Mais autant il est difficile sinon impossible d’extirper la chrétienté – le mythe du « blanc manteau d’églises » et de la France, « fille aînée de l’Église » – de la réaction, autant le christianisme, ainsi que le montre le Pape François, élu en mars 2013, conserve une irréductible charge révolutionnaire. Avec ce pape, le christianisme ne plie pas devant la réaction parfois fascisante « chrétienne ».

La tradition catholique d’extrême-droite est depuis au moins un siècle pour l’Eglise et contre le Christ. Zemmour l’a d’ailleurs redit sur France Inter, il y a quelques années[1]. C’est cette tradition qui, dans une tribune au Figaro, tente de déclarer nul et non avenu le travail de la CIASE sur la pédocriminalité dans l’Église[2]. Charles Maurras, chef de l’Action française, n’avait que faire du Christ et des Évangiles, de la même manière que les nazis souhaitaient, en vain, dépauliniser le christianisme avec les Deutsche Christen.[3]

Le Pape François, réputé pour sa solidité doctrinale[4], remet donc au goût du jour la parole évangélique contre la chrétienté et l’église bureaucratique dont il est néanmoins le chef. Ses critiques envers la Curie romaine et sa corruption évoquent ce que disait Mao Zedong pour justifier la Révolution culturelle[5]. La bourgeoisie est dans le Parti communiste ce que les marchands du Temple sont dans l’Église.

Le Pape défend une église des pauvres[6] dans une fidélité irréprochable au Nouveau testament qui évoque aussi celle du magnifique film de Pasolini, L’Évangile selon Saint-Matthieu[7]. Une Église qui porte le message du Christ, incompatible avec la bigoterie identitaire.

Le Pape est argentin, de provenance italienne certes, mais d’Amérique latine, terre de la Théologie de la Libération. Ce catholicisme le plus fidèle à l’invitation du Christ à être le sel de la terre refuse par conséquent l’injustice, l’inégalité, le mépris des pauvres et des civilisations indigènes ou l’indifférence aux migrants. N’éludons cependant pas que le Pape a été accusé peu après son élection de compromissions avec la junte fasciste argentine de Videla. Il a néanmoins rapidement été lavé de tout soupçon par plusieurs opposants à la dictature comme par exemple Gonzalo Mosca[8] et par la crédibilité plus que douteuse de certains de ses accusateurs[9].

À l’origine jésuite, François s’est de fait rapproché au cours de son pontificat de la Théologie de la Libération. Celle-ci a été accusée à plusieurs reprises, notamment par le Pape Jean-Paul II, d’introduire une dimension marxiste au sein du christianisme. Cette accusation a toujours été réfutée par les représentants de la Théologie de la Libération. Ceux-ci ont invariablement rappelé que le partage, la mise en commun des biens dont parlent par exemple les Actes des apôtres, s’inscrivent dans le dogme chrétien et catholique.

Bien que d’origine italienne, le Pape fait donc un pas de côté assez conséquent par rapport à la blanchité qui a dominé les instances dirigeantes de l’Eglise catholique. Ceci est insupportable à la chrétienté qui appelle les Chrétiens arabes ou arméniens des « Chrétiens d’Orient » comme si cela était une incongruité alors que le christianisme, comme le judaïsme et l’islam sont des religions nées aux Proche et Moyen Orient ! Les tensions dans le catholicisme officiel sont palpables comme le montre un entretien sur Radio Notre Dame avec un historien catholique[10].

Le Pape, pourtant, ne fait que s’inscrire dans l’universalisme paulinien qui n’a rien à voir, évidemment, avec « l’universel républicain ». Pour l’apôtre Paul, l’humanité est constituée de gens aux coutumes, aux langues et aux cultures diverses qui sont néanmoins d’égale dignité. La simple fidélité du Pape au message du Christ et de ses apôtres est intolérable pour qui défend l’Église contre le Christ comme d’autres la bureaucratie contre la construction du socialisme. En effet, les Évangiles, les Épîtres mais aussi Saint-Augustin (« Aime et fais ce que tu veux ») rappellent que toutes les vies comptent, celles des Noirs américains, celles des migrants, celles des Palestiniens, ou des chiites en Irak aussi[11].

L’humanité est comptable de l’humanité. Un catholique qui ferme les yeux sur les migrants qui, comme à Calais un mois jour pour jour avant Noël, sont morts noyés n’est pas à la hauteur de sa foi. Pour le Pape aussi, il y a un seul monde et tout homme, toute femme, est valeureux et digne d’amour.

Le Pape défend les migrants. C’est même un de ses combats majeurs. Il a de nouveau abordé ce sujet dans sa bénédiction Urbi et Orbi du 25 décembre 2021[12]. François défend celles et ceux que la loi d’airain de l’impérialisme occidental opprime, dénonçant ainsi l’Occident comme civilisation « de torture et d’esclavage »[13] et le nouveau colonialisme que représente la mondialisation contre les peuples indigènes[14].

S’agissant du Covid, il a aussi tenté de contrer la politique désastreuse de Bolsonaro en mobilisant les évêques du Brésil contre la pandémie[15].

On le voit, ce Pape, qu’on soit ou non croyant, qu’on soit catholique ou pas, est une bonne nouvelle. En cela, nous pouvons dire que nous avons un pape, habemus Papam !, qui défend une ligne chrétienne authentique et restitue la portée émancipatrice du christianisme des origines. Qu’il s’inscrive ainsi dans les pas d’autres chrétiens révolutionnaires de Thomas Müntzer à Desmond Tutu, qui vient de nous quitter, en passant par Martin Luther King et Oscar Romero est un point d’appui non négligeable pour la dignité, l’égalité et la justice à l’échelle du monde.

 

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=_-5XmCi8CJg

[2] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/abus-sexuels-dans-l-eglise-un-rapport-d-intellectuels-catholiques-pointe-les-failles-et-les-biais-de-la-commission-sauve-20211127

[3]https://books.google.fr/books?id=MvoyEAAAQBAJ&pg=PT110&lpg=PT110&dq=chapoutot+deutsche+christen&source=bl&ots=UlXLnnF_Wl&sig=ACfU3U3whzAXNGXFxs_Mm8L3uQG5dCYXRQ&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjqzvmetYH1AhXozoUKHTBhC9wQ6AF6BAgREAM#v=onepage&q=chapoutot%20deutsche%20christen&f=false

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_(pape)#%C3%89v%C3%AAque_et_cardinal

[5] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/29/tour-de-vis-contre-la-corruption-au-vatican_6078539_3210.html

[6] https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/03/16/pape-francois-je-veux-une-eglise-pauvre-pour-les-pauvres_1849485_3214.html

[7] https://www.youtube.com/watch?v=L-nY29bW2LA

[8] http://www.terredamerica.com/2013/03/25/breve-storia-di-gonzalo-mosca-un-uruguayano-salvato-da-bergoglio/

[9] https://www.cath.ch/newsf/le-principal-accusateur-du-pape-francois-travaillait-pour-la-dictature-argentine/

[10] https://radionotredame.net/2019/vie-de-leglise/pape-francois/jean-baptiste-noe-historien-le-pape-francois-ne-pense-pas-la-reception-des-migrants-en-europe-232412/?gclid=Cj0KCQiAwqCOBhCdARIsAEPyW9kK-hwNCFJuq6zysHx8O-Z5B_UNOuw2txSKxnF3fd3LBIbbk1EZOk0aAgpXEALw_wcB#).

[11] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/06/en-irak-le-pape-francois-et-l-ayatollah-sistani-plaident-pour-la-paix-et-l-egalite-pour-les-irakiens-de-toutes-croyances_6072212_3210.html

[12] https://www.youtube.com/watch?v=NAMt8BClJbQ

[13] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/12/03/le-pape-francois-denonce-l-histoire-d-un-esclavage-universel-dans-le-parcours-des-migrants_6104648_3210.html

[14] https://doc-catho.la-croix.com/Urbi-et-Orbi/Documentation-catholique/Peuples-autochtones-Face-nouveau-colonialisme-defi-consiste-alternatives-solidaires-souligne-pape-Francois-2021-02-15-1201140804

[15] https://doc-catho.la-croix.com/Si-nous-sommes-unis-possible-surmonter-pandemie-declare-pape-Francois-eveques-Bresil-2021-04-21-1201151988

Édito #38 – Notre amie Taubira

Signe que la gauche institutionnelle, laïque et républicaine continue, en dépit de ses déconvenues électorales depuis la fin du mandat Hollande, à prendre les gens, et singulièrement « le peuple de gauche », pour des gogos : elle sort Christiane Taubira de son chapeau. Celle-ci, femme et noire, semble à la gauche socialiste l’étincelle tant attendue pour faire bonne figure à la prochaine présidentielle qui s’annonce calamiteuse. Elle arrive cependant un peu tard dans la course électorale en tant que femme : Le Pen, Pécresse, Hidalgo et Arthaud le sont aussi.

Taubira en figure de proue qui par un coup de baguette magique remettrait la gauche en ordre de bataille est une sorte d’Obama hexagonal. On peut du reste tirer toutes les conséquences de cette analogie. Taubira comme Obama sont noirs et c’est la vertu que la gauche leur accorde. Mais elle la leur accorde car il n’est pas avec eux question de négritude.

Christiane Taubira comme Barack Obama sont noirs mais immédiatement, on a en tête la question de Jean Genet en exergue de sa pièce Les nègres : « Mais, qu’est-ce que c’est donc un Noir ? Et d’abord c’est de quelle couleur ? » tant la politique de l’ancien président US comme la carrière politique de l’ex-garde des sceaux de Hollande et Valls ont versé dans la réaction.

Au niveau planétaire, Obama suscitait le même genre d’engouement que Taubira ou que l’équipe de France de football de 1998, à savoir une immense joie de l’antiracisme moral au constat que l’un comme l’autre sont des leurs, c’est-à-dire intégrés, du côté de l’impérialisme et de la puissance des pays qu’ils dirigent – ou dirigeraient – et servent.

Obama annonçait la fermeture de Guantanamo mais fut le président US le plus belliqueux de ces dernières années au mépris même des règles du droit international via, par exemple, des attaques de drones qui tuèrent, selon un article récent du New-York Times[1] « des milliers de civils » sans jamais être assumées par le pouvoir US d’alors.

À un moindre niveau, Taubira relève de la même entourloupe et l’éventuel enthousiasme qu’elle pourrait susciter serait lourd de graves déconvenues à venir. Soutenir ce point n’est pas un procès d’intention. Si Taubira n’a en effet jamais dirigé la France, elle a participé au pouvoir et a montré que même d’un point de vue « de gauche », sa ligne politique est plus que problématique puisque son programme à l’élection présidentielle de 2002 était déjà plus à droite que celui de Jospin, pourtant bien libéral et propatronal[2].

Plus généralement, Taubira a commencé comme militante indépendantiste guyanaise mais elle a abandonné ce combat au moment de l’élection de Mitterrand pour, ensuite, non seulement épouser les vicissitudes de la gauche anticommuniste sous un président ex-vichyste et pro-Algérie française mais aussi les modes du parlementarisme français.

C’est ainsi que Christiane Taubira vota l’investiture du gouvernement Balladur en 1993. Ce gouvernement, sous présidence Mitterrand, comptait dans ses rangs Sarkozy au budget et surtout Pasqua à l’Intérieur. Ce dernier est à l’origine des sinistres lois rognant le droit du sol et ouvrant la porte à toutes les dérives racistes contemporaines[3], jusqu’à la loi « Séparatisme » par exemple.

Toutefois, Taubira a porté en mai 2001 la loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité et a voté en 2004 contre la loi sur les signes religieux à l’école. Ces actions sont à son crédit mais elles ne l’ont hélas pas empêchée de soutenir ou de participer aux gouvernements socialistes de Jospin – avec Chevènement à l’Intérieur – puis d’Ayrault et de Valls sous Hollande.

Son compagnonnage au sein des Radicaux de gauche en 1994 avec Bernard Tapie[4], qui la soutint en 2002 avant de rallier Sarkozy en 2007, est également à souligner mais cette péripétie est presque anecdotique en comparaison du point essentiel sur lequel s’est conclue sa carrière au sein du pouvoir.

Taubira apparaît en effet comme un totem parlementaire – comme disait de Rocard ou de Mendès-France Alain Badiou à l’époque où il ne frayait pas avec Nathalie Heinich et Pascal Bruckner dans Marianne – en ceci qu’elle est, comme par magie et pour son goût pour la poésie, parée de toutes les vertus et proclamée sage de la République au-dessus du marigot politicard. Le caractère têtu des faits ne peut pourtant être omis : Taubira malgré son verbe dilatoire fut une pièce essentielle du quinquennat Hollande pour incarner le visage affable de la violence vallsiste. Si elle a voté NON au referendum de 2005 sur la Constitution européenne, elle a su, pour un ministère, rentrer dans le rang européiste. On ne peut pas dire que l’ex-ministre ait fait preuve, dans sa carrière déjà bien remplie, de ténacité.

Certes, Christiane Taubira a quitté le gouvernement en janvier 2016, c’est-à-dire un peu plus d’un an avant la présidentielle de 2017 qui a élu Macron. Elle n’est donc pas comptable de la « Loi travail » mais elle a, au nom de la solidarité gouvernementale, approuvé la majeure partie de la politique et des exactions de la Présidence Hollande. Ainsi n’a-t-elle pas désapprouvé l’intervention française au Mali en 2013 ni condamné la mort de Rémi Fraisse fin 2014 tué par une grenade jetée par un gendarme qu’elle a même implicitement défendu notamment sur France culture[5]. Au moment où paraissait la photo du petit Aylan, trois ans, mort sur une plage, la Ministre de la justice s’est fendue d’un indécent poème sans remettre en cause la ligne du gouvernement Valls sur ce sujet[6].

En tant que Garde des sceaux, Christiane Taubira s’est illustrée par un refus opiniâtre d’entendre le collectif pour la libération du militant communiste révolutionnaire libanais Georges Ibrahim Abdallah. Elle ne s’est pas contentée, dans cette affaire, de ne pas répondre aux demandes d’entretien, pas plus qu’aux courriers, des soutiens et amis du militant injustement détenu en prison. Elle a aussi, via le parquet, fait appel à deux reprises contre une décision judiciaire qui permettait sa libération.

Enfin, en guise de cadeau de départ, Madame Taubira a laissé une circulaire relative au mineurs étrangers isolés[7] qui précarise davantage la situation de ces jeunes gens en excluant de toute protection celles et ceux qui seraient déclarés majeurs par des évaluations « sociales ». Cette circulaire, homogène à la surenchère législative sous Macron, préfigure une différence de traitement entre mineurs isolés français et étrangers.

Enfin, la violente répression des manifestations par la police n’est pas apparue, sous Hollande, au moment de la « Loi Travail ». Presqu’un an et demi avant, lors des manifestations propalestiniennes de l’été 2014 dont certaines furent interdites, le quartier de Barbès fut le théâtre d’une violence policière inouïe. Les manifestants furent en outre diffamés, traités d’antisémites et leurs manifs, de « Nuit de cristal » par le CRIF.

Dès lors, la question de la position de Taubira relative à la lutte de libération nationale palestinienne ne se pose politiquement plus. Sans doute, l’ex-garde des sceaux n’est-elle pas sioniste comme l’est par exemple l’ex-Premier ministre Manuel Valls mais cela, en vérité, n’a pas grande importance.

Dans l’État impérialiste que Christiane Taubira a décidé de servir depuis plus de 40 ans maintenant, on est aux côtés des bombardements sur l’Irak et la Syrie et « pour la sécurité d’Israël », du nom de cet état colonial qui bafoue les droits du peuple palestinien. Ses bavardages sur deux états sont tellement vains et indécents qu’elle s’énerve vite, condamne BDS et refuse d’abroger la circulaire d’Alliot-Marie, comme devant Éric Fassin sur Mediapart[8]. Elle finit d’ailleurs par dire qu’ « il ne faut pas idéaliser la lutte contre l’apartheid ».

S’émerveiller de la candidature Taubira, c’est nier les structures et sauter à pieds joints sur la scène de la politique spectacle.

Taubira, une amie qui ne nous veut pas du bien.

 

 

 

[1] https://www.nytimes.com/interactive/2021/12/18/us/airstrikes-pentagon-records-civilian-deaths.html?fbclid=IwAR1cUO7rz3PYjLdpntiaH3QlB6xi1HTCVKV3uNYty2ibMVyegwFYwCMSQM8

[2] https://www.bfmtv.com/politique/elections/presidentielle/a-la-presidentielle-de-2002-le-programme-de-christiane-taubira-etait-loin-des-marqueurs-de-gauche_AN-202112170228.html#xtor=AL-68

[3] https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000450/loi-pasqua-sur-les-conditions-d-entree-et-de-sejour-des-immigres.html

[4] https://www.youtube.com/watch?v=YubDCedp9f4

https://la1ere.francetvinfo.fr/2013/07/02/christiane-taubira-et-bernard-tapie-amis-de-vingt-ans-45195.html

[5] https://blogs.mediapart.fr/jjmu/blog/041214/lettre-mme-taubira-coecrite-par-chloe-fraisse-soeur-de-remi-fraisse-amal-bentoussi-farid-el-yamni-raymond

[6] https://twitter.com/ChTaubira/status/639436472001646594?s=20

[7] https://blogs.mediapart.fr/lingua/blog/130116/nous-en-sommes-la

[8] https://www.france-palestine.org/Video-Christiane-Taubira

 

Islamophobie et Palestine : usages du label “terrorisme” pour faire taire les militant.e.s palestinien.ne.s en Occident

Intervention faite par Hatem Bazian, Palestinien, professeur à l’université de Berkeley,  le 10 décembre 2021 à St Denis, à l’occasion de la conférence « Guerre permanente ou paix révolutionnaire » que vous pouvez trouver dans son intégralité ici : https://www.youtube.com/watch?v=EjB4_OGEJ6M.

 

Deux angles morts majeurs, qui existent dans la recherche actuelle sur l’islamophobie, continuent d’obscurcir et de limiter la portée de son analyse critique.

Le premier, c’est que les travaux et les écrits sur l’islamophobie ont tendance à se concentrer sur les discours médiatiques, la politique électorale et sur la capacité des musulmans d’Europe et des États-Unis à s’intégrer dans la société occidentale. Les problèmes se réduisent alors à une question d’acteurs politiques ayant un impact sur une société dite civilisée par excellence. Ce qui est perdu dans ces analyses, c’est le racisme colonial et impérial occidental, le sectarisme et la différence épistémologique et ontologique construite sur une rationalisation théologique profondément enracinée.

Le deuxième concerne le lien direct entre le sionisme, les forces pro-israéliennes et la promotion de l’islamophobie. Bien que les travaux sur l’islamophobie dans les médias, sur les liens entre l’empire américain et les restrictions imposées aux musulmans soient présents dans des publications, des liens, qui ont pour but de maintenir et la consolider le soutien à Israël, sont rarement abordés.

Pour moi, les groupes pro-israéliens aux États-Unis et en Europe sont les principaux bailleurs de fonds, producteurs, organisateurs et distributeurs de contenu islamophobe, qui domine actuellement les discours politiques et publics dans les sociétés occidentales. La fin de la Guerre froide et le tournant vers l’exagération de la menace de l’Islam ont provoqué une avalanche de publications et de couverture médiatique qui ont ciblé la Palestine et les militants pro-palestiniens tout en faisant la promotion d’Israël comme allié et « seule » démocratie de style occidental au Moyen-Orient.

En outre, l’émergence du mouvement BDS en 2005 a entraîné une stratégie pro-israélienne plus extrémiste qui a cherché à imposer des limites à la liberté d’expression et d’association pour faire dérailler toute critique du sionisme et de l’apartheid israélien.

Le 9 décembre 2021, la Ligue anti-diffamation (ADL) a publié un rapport, « Le mouvement anti-israélien sur les campus américains, 2020-2021 », rempli de bout en bout de contenus islamophobes et de tentatives de diabolisation des militants pro-palestiniens et d’accusation contre des groupes de n’’être une façade pour le Hamas, et d’accusations d’antisémitisme. Le rapport fait suite au sommet « Never Is Now » parrainé par l’ADL et axé sur « Confronter l’antisémitisme sur le campus : un guide pratique », avec un débat animé par le PDG d’Hillel International, Adam Lehma, entre des étudiants sionistes leaders et des éducateurs pro-israéliens sur les campus américains.

En février 2019, le ministère israélien des Affaires stratégiques publiait TERRORISTS IN SUITS. The Ties Between NGOs promoting BDS and Terrorist Organizations (Terroristes en costumes. Les liens entre les ONG qui soutiennent BDS et les organisations terroristes). Le rapport construisait un trope islamophobe liant les militants pro-palestiniens et BDS avec le terrorisme.

Le fait qu’organisations et groupes pro-israéliens utilisent l’islamophobie et la diabolisation de la Palestine et des Palestiniens entraîne chez des universitaires une prise de distance avec le sujet par peur d’être ciblé pour avoir écrit ou mis en évidence ces liens.

Tout cela soulève une foule de questions concernant l’islamophobie, mais je souhaite me concentrer sur un segment particulier de l’industrie de l’islamophobie directement lié à l’agenda pro-israélien : les groupes et les organisations impliqués dans la promotion de l’altérité des musulmans et dont la préoccupation centrale est de saper les possibilités de liberté, de dignité et de plaidoyer palestiniens pour la justice.

J’essaie de répondre aux questions suivantes : qui sont les groupes qui produisent l’islamophobie ? Quels sont leurs liens avec ceux qui sont impliqués dans la défense de la politique israélienne ? Comment les forces des droits de l’homme, les forces antiracistes et anti-impérialistes devraient-elles l’aborder dans les années à venir ? Comment l’islamophobie est-elle utilisée pour obtenir un soutien supplémentaire à Israël et quel a été son succès après le 11 septembre 2001 ?

Au printemps 2012, l’American Freedom Defense Initiative (AFDI), une organisation créée par Pamela Geller, une figure de proue du réseau mondial islamophobe, publie une série de publicités pour les bus, les gares et les panneaux d’affichage avec ce message : « Dans tout guerre entre l’homme civilisé et le sauvage, soutenez l’homme civilisé. Combattez le Jihad violent. Soutenez Israël. » Contrastant avec les campagnes islamophobes précédentes, ces publicités établissaient un lien explicite entre Israël, la « guerre contre le Jihad », le soutien à Israël et le cadrage raciste des Palestiniens auxquels les publicités font explicitement référence comme des « sauvages ».

Ces publicités furent affichées à travers les États-Unis et dans des villes, dont San Francisco et New York. Des artistes culturels organisent une campagne visuelle de résistance en peignant sur les publicités et refusant la culture visuelle du racisme dans l’espace public.

Une autre série de publicités islamophobes et plus incendiaires de l’AFDI montrait Haj Amin al-Husseini, le leader palestinien d’avant 1948, assis à côté d’Hitler. Selon l’AFDI, cette nouvelle publicité islamophobe était une réponse à une campagne des Musulmans américains pour la Palestine (AMP) qui appelait à la réduction de l’aide américaine à Israël.

Toutes ces publicités établissent des liens explicites et immédiats entre la rhétorique islamophobe dirigée contre l’islam et les musulmans et la centralité d’Israël en tant qu’élément essentiel de la « guerre contre le terrorisme », construisant ontologiquement les Palestiniens comme des terroristes archétypiques afin de maintenir un soutien sans critique américain au sionisme.

Après le 11 septembre 2001, un certain nombre d’individus, de groupes et d’organisations basés aux États-Unis ont réussi avec succès à poursuivre ce programme consistant à employer l’islamophobie pour célébrer Israël et diaboliser les Palestiniens. Ces groupes islamophobes pro-israéliens sont sous-étudiés par les universitaires américains malgré le nombre accru d’ouvrages publiés sur l’islamophobie.

Un site Web récemment sorti, Canary Mission, rend pourtant ce lien évident : hautement islamophobe, il donne un nouveau souffle au maccarthysme en se concentrant sur l’opposition à BDS sur les campus universitaires et la promotion de l’agenda d’Israël.

Historiquement, les universitaires américains se sont pour la plupart tenus à l’écart de tout ce qui concerne Israël de peur d’être pris pour cible et d’avoir à faire face à des accusations erronées d’antisémitisme. Ceux qui s’aventurent à traiter le conflit palestino-israélien en dehors des paramètres acceptés par les pro-israéliens sont une exception plutôt que la norme et la plupart des universitaires et des journalistes restent également à l’écart du sujet. Des cas comme celui de Joseph Massad à l’Université de Columbia, Steven Salaita à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign et Rabab Abdulhadi à l’Université d’État de San Francisco illustrent les conséquences d’écrire et de parler de la Palestine aux États-Unis et des campagnes similaires existent en France, au Royaume-Uni et au Canada.

L’industrie de l’islamophobie, bien que venant d’une très petite minorité d’individus et d’organisations opérant outre-Atlantique, partage des ressources et bénéficie d’un soutien officiel dans certains pays. Elle a dès lors été en mesure de façonner le discours politique et d’influencer les débats politiques sur la sécurité, l’immigration et l’éducation.

Dans Legislating Fear, un rapport publié le 19 septembre 2013, CAIR a identifié 37 groupes au cœur de l’industrie de l’islamophobie et 32 ​​autres organisations périphériques qui ont dépensé ensemble 119 662 719 millions de dollars entre 2008-2011.

Il faut ajouter que le financement du réseau islamophobe et pro-israélien provient des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite dans le but d’influencer les débats musulmans-musulmans dans les développements des post-printemps arabes.

 

Regarder en arrière avant de regarder le présent

 

Les attentats de 2001 ont introduit un changement dans la politique étrangère américaine et européenne et ont réintroduit une approche interventionniste plus musclée et militarisée envers le monde arabe et musulman avec l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak ainsi qu’avec une solide présence militaire américaine dans plus de 40 nouveaux pays. La coïncidence des attentats du 01/09/2001 avec le début de la deuxième Intifada palestinienne présenta une occasion en or aux néo-conservateurs liés à l’American Enterprise Institute de faire pression sur l’administration Bush pour une position plus résolument pro-israélienne.

Le « soit vous êtes avec nous soit avec les terroristes » du président Bush a forcé les États-nations à prendre des décisions facilitant la mise en oeuvre de cette guerre mondiale. L’alliance mondiale, qui a constitué la « Guerre contre le terrorisme » (avec Israël jouant un rôle central), a fourni une formation et un savoir-faire, et a commercialisé sa « grande expertise » dans la lutte contre le terrorisme.

Les agences de sécurité israéliennes se sont lancées dans le secteur de la formation antiterroriste et ont réussi à devenir des acteurs clés dans les programmes terroristes conjoints locaux, régionaux, nationaux et internationaux. Par exemple, Urban Shield, un programme de formation conjoint à la lutte contre le terrorisme organisé dans la région de la baie de San Francisco, qui fait de l’islamophobie son cadre conceptuel et présente les musulmans et les Arabes comme des menaces potentielles dans son programme de formation, a fait en sorte que les équipes de sécurité israélienne jouent un rôle majeur dans la mise en place de scénarios d’attaques terroristes présumées et dans la politique de conseil sur le profilage de terroristes.

Des sociétés de relations publiques comme Luntz ont réussi à pousser l’opinion publique davantage vers la droite et à soutenir l’invasion de l’Irak comme moyen de défendre Israël. Dans un de ses documents de relations publiques, Luntz proposait des points de discussion et des recommandations spécifiques sur la façon de parler d’Israël au public américain et occidental en général.

Si certains seraient tentés de parler de complot, la réalité est qu’un réseau sioniste et néo-conservateur bien organisé, discipliné et bien financé fonctionnait au sein d’une administration idéologiquement prête et solidaire comportant des alliés dans des postes sensibles qui ont réussi à façonner des débats publics sur des questions concernant à la guerre au niveau national et international. En effet, ceux qui opéraient dans cet espace ont réussi à se fortifier et à consolider le récit d’Israël aux États-Unis et à dominer le discours dans les universités et les médias.

Les porte-parole israéliens ont été très efficaces dans la diffusion de leurs messages aux niveaux local, régional et national aux États-Unis, tandis que les réponses pro-palestiniennes étaient souvent entravées et présentés de manière singulière. La stratégie de communication s’est construite sur des années de stéréotypes négatifs et de fausses représentations des Arabes et des musulmans, ce qui a rendu un vocabulaire plus facile à déployer dans une matérialité productive et orientaliste.

Edward Said (Orientalism, 1978 et Covering Islam 1981) et Jack Shaheen (Reel Bad Arabs, 2001) l’ont théorisé et ont souligné l’effet cumulatif des stratégies pro-israéliennes. La stratégie de communication pro-israélienne a été déployée à travers des représentations racistes, colonialistes et essentialistes des Arabes et des musulmans, qui, après le 11 septembre 2001, se sont concentrées avec succès sur les Palestiniens en général et le Hamas en particulier en tant qu’archétype du terroriste.

Parler de la Palestine et des Palestiniens est devenu équivalent au terrorisme et des individus et des groupes ont été attaqués pour avoir monté une défense des droits des Palestiniens.

Dans l’environnement de l’après 11 septembre, plus de 90 % des poursuites judiciaires engagées contre des individus et des groupes musulmans ont visé des individus et des militants pro-palestiniens sous l’accusation obscure de soutien matériel.

Tout type de soutien financier à la Palestine a fait l’objet de poursuites judiciaires tandis que de nombreuses poursuites judiciaires ont été engagées contre des individus pour avoir parlé de la Palestine en utilisant l’accusation erronée d’incitation à la violence ou de soutien rhétorique au terrorisme.

La stratégie déployée a permis à Israël d’être mieux connecté aux formations politiques américaines et européennes dans la « guerre contre le terrorisme ». Plus précisément, le savoir-faire d’Israël dans la lutte contre le « terrorisme » palestinien a été présenté comme l’approche la meilleure et la plus efficace pour faire face à une menace islamique.

Du jour au lendemain, Israël est devenu le modèle d’une telle stratégie avec l’émergence de nombreuses entreprises liées à Israël offrant des services de formation et des stratégies de lutte contre le terrorisme qui ont contribué à consolider l’image stéréotypée du terroriste arabe, musulman et très certainement palestinien à travers les États-Unis et l’Europe avec des groupes de travail conjoints sur le terrorisme et des agences de renseignement adoptant en gros le cadre de sécurité israélien et donc la stratégie de communication israélienne, beaucoup suivant des cours de formation ou visitant Israël avec, à leur retour, une vision hostile des Arabes et des musulmans.

La stratégie d’Israël comprend également la production de documentaires de haute qualité visant à rendre concrètes des menaces posées par des groupes musulmans basés aux États-Unis. Ces documentaires représentent une tentative sophistiquée et systématique d’établir un « lien » entre les groupes terroristes internationaux et les organisations américaines palestiniennes et musulmanes dans une stratégie qui vise à supprimer toute distinction entre ces groupes afin de justifier les actions d’Israël contre les Palestiniens. Cette stratégie vise à ternir les organisations musulmanes, à les mettre sur la défensive et à les exclure des discussions politiques, comme cela a été dans le cas des attaques contre le CAIR, l’American Muslim Alliance, la Muslim American Society et les American Muslims for Palestine.

À mes yeux, l’effet cumulatif de cette stratégie peut être détecté lors des élections de 2010, qui ont vu la victoire des candidats du Tea Party, qui ont utilisé une rhétorique anti-musulmane dans leurs campagnes électorales. Le mouvement Birther, qui nous a donné Trump en 2016, a vu le jour grâce à l’utilisation de l’imaginaire anti-palestinien et à la diabolisation d’Obama, un effort qui a pris forme après une brève tentative des États-Unis de lutter contre l’expansion des colonies.

Une façon de comprendre le déploiement de la stratégie pro-israélienne est d’étendre l’utilisation par Edward Said de « d’orientalisme latent » et « d’orientalisme manifeste » à l’étude de l’islamophobie. Said a écrit que les sujets arabes et musulmans sont construits et « jugés en fonction de l’Occident et par rapport à celui-ci, de sorte qu’ils sont toujours l’Autre, le conquérant et l’inférieur » (Said, 1978 : 5). Les écrits de Said mettent en évidence le lien entre ce que j’appelle l’islamophobie latente et manifeste.

L’islamophobie latente est conçue à travers un processus de création utilisant films, reportages, têtes parlantes dans les médias, édition de livres et accent mis sur l’islam en tant que religion violente, arriérée et oppressive qui est encline au despotisme et au manque de progrès. La production culturelle n’est pas indépendante de la politique ou de l’économie ; elle est plutôt informée et déterminée hégémoniquement par elle.

L’islamophobie manifeste est évidente dans les discours et les écrits de Daniel Pipes, un partisan d’Israël de droite et fondateur du site Web de type maccarthyste « Campus Watch ». S’exprimant devant la convention du Congrès juif américain le 21 octobre 2001, Pipes a déclaré : « Je m’inquiète beaucoup du point de vue juif que la présence, et l’augmentation de la stature, de la richesse et de l’émancipation des musulmans américains…présentera de véritables dangers pour les Juifs américains. » Ces phrases offrent un aperçu de certaines des réflexions derrière l’industrie de l’islamophobie et de la manière dont elle se mobilise pour la diabolisation des musulmans, des Arabes et des Palestiniens afin de maintenir le soutien inconditionnel et incontestable au sionisme et à Israël.

 

Dr. Hatem Bazian traduit par Françoise Vergès
Near Eastern Studies
Asian American Studies

Université de Berkeley

 

PALESTINE : SOLIDARITÉ, RESPONSABILITÉ ÉTHIQUE ET DÉCOLONISATION

Intervention faite par Omar Barghouti, Palestinien, défenseur des droits humains, cofondateur du mouvement pour les droits palestiniens Boycott, Désinvestissement et sanctions  (BDS)  le 10 décembre 2021 à St Denis, à l’occasion de la conférence « Guerre permanente ou paix révolutionnaire » que vous pouvez trouver dans son intégralité ici : https://www.youtube.com/watch?v=EjB4_OGEJ6M.

Frantz Fanon a écrit « Si à un moment la question s’est posée pour moi d’être effectivement solidaire d’un passé déterminé, c’est dans la mesure où je me suis engagé envers moi-même et envers mon prochain à combattre de toute mon existence, de toute ma force pour que plus jamais il n’y ait, sur la terre, de peuples asservis ». Ce sentiment de solidarité internationaliste et transversal n’ jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui, puisque pratiquement tous les systèmes d’oppression ne se maintiennent qu’avec la complicité assumée d’autres systèmes d’oppression, que ce soit des États, des corporations ou des institutions.

L’oppression globalisé exige une résistance et une solidarité globalisées.

Plusieurs causes expliquent la solidarité avec une communauté opprimée : en premier, le rejet éthiquea de l’injustice partout où elle se trouve ; en second, un engagement idéologique envers un internationalisme pour qui les luttes de libération partout dans le monde contribuent à la défaite de l’impérialisme et à la marche vers le socialisme ; troisièmement, un sentiment profond de responsabilité avec les opprimés qui pousse à reconnaître la complicité de son propre État ou institution dans l’oppression actuelle ; et quatrièmement, la prise de conscience que cette oppression « à distance » n’est pas seulement soutenue par son propre État ou ses propres institutions, mais qu’elle est également intersectionnelle ou organiquement liée aux oppressions locales. Dans de nombreux cas, ces facteurs ne sont pas mutuellement exclusifs. Je me concentrerai ici sur les deux derniers facteurs, souvent liés, et qui furent fondamentaux dans les mobilisations de solidarité mondiale contre la guerre impérialiste au Vietnam, la colonisation génocidaire française de l’Algérie et le régime d’apartheid en Afrique du Sud, entre autres.

Mis à part les États progressistes et les partis révolutionnaires, de nombreux acteurs sociaux révolutionnaires sont guidés depuis des décennies par la devise « penser globalement, agir localement ». Cette devise a cependant besoin d’une refonte, particulièrement à l’ère de la montée du fascisme, du despotisme « démocratique-autoritaire » ou du Trumpisme, qui se répand en Europe, au Brésil, en Inde, en Turquie, aux Philippines et au-delà.

Avec l’émergence d’une puissante alliance internationale d’extrême droite, la résistance à tout régime local d’oppression raciale, économique, sociale ou nationale doit être mondiale, intersectionnelle et toujours éthique. Cela est nécessaire non seulement pour des raisons éthiques, mais aussi comme condition pour maximiser ses chances de victoire sur l’oppression.

Parallèlement, et directement liée à cette alliance de plus en plus étroite entre l’extrême droite et l’autoritarisme démocratique, la concentration massive de richesses entre les mains d’un nombre relativement restreint de sociétés multinationales et de banques et leur influence naissante dans l’élaboration de la politique mondiale a atteint de nouveaux sommets. « En Amérique aujourd’hui », a écrit le sénateur américain Bernie Sanders, « les 0,1 % les plus riches possèdent presque autant de richesses que les 90 % les plus pauvres. Les trois personnes les plus riches de ce pays possèdent plus de richesses que la moitié inférieure des Américains – 160 millions de personnes. »

Avant même d’atteindre ce niveau sans précédent de consolidation des richesses et de mondialisation de l’oppression, les luttes internationales contre l’injustice du siècle dernier ont mis en lumière ces liens de complicité mais aussi les perspectives d’une libération commune. Le mouvement international anti-apartheid, en particulier, a marqué un changement radical dans la solidarité internationale. Ainsi, alors que les armes et l’entraînement cubains, algériens, palestiniens et libyens pour la résistance anti-apartheid perpétuaient la tradition anti-impérialiste de solidarité des États et des mouvements révolutionnaires, pour sa part, l’African National Congress (ANC) exhortait les citoyens occidentaux, les syndicats, les églises et les mouvements sociaux de masse de compléter, voire de transcender, la solidarité traditionnelle avec la lutte de libération en Afrique du Sud en coupant les bouées de sauvetage, ou les liens de complicité majoritairement occidentale, qui maintenaient en vie le système d’apartheid.

Aux États-Unis, des intellectuels noirs révolutionnaires ont exploré la trajectoire commune d’oppression et de libération qui liait l’apartheid à la suprématie blanche et au racisme anti-noir institutionnel. La solidarité devient alors, concomitamment, l’acte d’accomplissement d’un devoir éthique envers « l’autre » opprimé et la voie vers l’émancipation du moi opprimé.

La solidarité mondiale, stratégique, intersectionnelle et mutuelle avec les luttes contre l’oppression sous toutes ses formes est devenue plus que jamais un ingrédient essentiel dans la construction de tout mouvement de résistance local fort.

Bien que ce paradigme de résistance mondialisée puisse s’appliquer à toutes les luttes contemporaines contre l’injustice, il est plus évident dans les situations de colonisation de peuplement, où les oppresseurs ne sont pas simplement intéressés à soumettre les opprimés ou à les exploiter et à usurper leurs ressources, mais aussi à les déraciner et les remplacer.

Lorsque la logique coloniale de peuplement qui entraîne l’élimination de la population indigène, comme cela a été perpétré à des degrés divers aux États-Unis, en Australie et au Canada, n’est pas possible, les colons comprennent que pour que leur projet prospère, ils doivent soumettre et finalement domestiquer la population indigène colonisée, y compris en lui imposant l’isolement. À cette fin, « l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur », écrit le leader sud-africain de la conscience noire Steve Biko, est le contrôle de « l’esprit des opprimés ».

De l’Algérie et de l’Afrique du Sud de l’apartheid hier à la Palestine aujourd’hui en passant par d’autres situations, la perspicacité de Biko s’est avérée précise et prémonitoire. La stratégie commune adoptée par les colons-colonialistes, partout où ils n’ont pas pu anéantir la population indigène, consiste à infecter nos esprits avec le virus mortel du désespoir par la déshumanisation, l’isolement et l’écrasement violent de toute résistance avec une force disproportionnée et une sauvagerie préméditée.

Le projet de colonisation sioniste et de colonisation britannique en Palestine, qui commence sérieusement dans le premier quart du 20e siècle et est toujours en cours, correspond à ce modèle. Il a constamment cherché à coloniser non seulement la terre les Palestiniens, mais aussi nos esprits.

Dès 1923, le leader sioniste Zeev Jabotinsky écrivait avec une honnêteté lucide :

Chaque population indigène du monde résiste aux colons tant qu’elle a le moindre espoir de pouvoir se débarrasser du danger d’être colonisée. […] La colonisation sioniste doit soit s’arrêter, soit se poursuivre quelle que soit la population indigène. Ce qui signifie qu’il ne peut avancer et se développer que sous la protection d’un pouvoir indépendant de la population indigène – derrière un mur de fer, que la population indigène ne peut franchir.

En plus de son récent mur de béton, Israël a sans cesse construit son « mur de fer » dans nos esprits en essayant de nous réduire à des êtres humains inférieurs, ou ce que j’appelle des « humains relatifs », pour nous isoler de notre environnement arabe naturel et du reste de la monde, et de graver dans notre conscience, par une violence hégémonique soutenue, l’impératif de la soumission à son pouvoir indomptable présenté comme un destin. Les alliances militaires et sécuritaires d’Israël et les accords de normalisation avec les dictatures arabes des Émirats arabes unis au Maroc sont une autre facette de ce processus en cours de notre disparition comme Palestiniens et de nous conduire au désespoir. L’objectif le plus important des oppresseurs dans la colonisation des esprits des opprimés est d’imprimer en eux le désespoir et le sentiment de futilité mortelle de résister à la colonisation en cours.

La lutte pour la libération palestinienne a toujours été conditionnée à la décolonisation de nos esprits de l’impuissance profonde qui peut nous inhiber et à nous engager dans une praxis, comme dirait Paulo Freire, un processus radical de résistance, de transformation et d’émancipation mondialisée et pleine d’espoir. Après tout, l’espoir qui émane d’une résistance populaire efficace, organiquement couplée à une solidarité internationale, est force de résistance contagieuse. Malgré des décennies de nettoyage ethnique israélien impitoyable et de brutalité coloniale, largement autorisée par l’Occident, les Palestiniens n’ont rien abandonné ; nous continuons à résister à l’oppression et à affirmer notre quête d’émancipation, d’autodétermination et d’égalité des droits pour tous les humains.

C’est précisément pourquoi Israël a alloué des ressources humaines, politiques et financières massives dans sa guerre désespérée contre le mouvement mondial de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) dirigé par les Palestiniens pour les droits des Palestiniens, car le mouvement BDS offre une forme de résistance non-violente profondément ancrée, antiraciste, intersectionnelle, contemporaine et contextuelle particulièrement puissante et pleine d’espoir.

Lancé en 2005 par la plus large coalition de la société civile palestinienne, BDS est devenu un élément clé de la résistance populaire palestinienne et la forme la plus efficace de solidarité internationale avec la lutte du peuple de Palestine pour la liberté, la justice et l’égalité. Il appelle à la fin de l’occupation israélienne de 1967, à la fin de son système institutionnalisé de discrimination raciale, qui répond à la définition de l’apartheid de l’ONU, et au maintien du droit des réfugiés palestiniens à retourner dans les maisons et les terres dont ils ont été déracinés et dépossédés en masse depuis le nettoyage ethnique de 1948, ou Nakba. Aujourd’hui, Human Rights Watch et la plus importante organisation de défense des droits humains d’Israël, B’Tselem, reconnaissent Israël comme un État d’apartheid.

Ces trois droits fondamentaux correspondent aux trois composantes principales du peuple palestinien : de la bande de Gaza et de Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est (environ 38 % du peuple palestinien, selon les statistiques de 2016) ; les citoyens palestiniens d’Israël (12 %) et en exil (50 %). Plus des deux tiers des Palestiniens sont des réfugiés ou des personnes déplacées à l’intérieur du pays.

Bien que lancé seulement en 2005, le mouvement est profondément enraciné dans les décennies de résistance populaire non violente palestinienne au colonialisme de peuplement et s’inspire du mouvement anti-apartheid sud-africain, du mouvement des droits civiques américain et, dans une certaine mesure, des luttes anticoloniales indienne et irlandaise.

Ancré dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, le mouvement BDS, nominé pour le prix Nobel de la Paix, s’est constamment et catégoriquement opposé à toutes les formes de racisme et de discrimination, y compris le racisme anti-noir, le sexisme, l’homophobie, l’islamophobie et l’antisémitisme. L’identité d’une personne, soutient le mouvement, ne devrait jamais diminuer ou restreindre son droit à des droits. BDS vise la complicité, et non l’identité.

Cette inclusivité de principe et cet engagement à s’opposer au racisme sous toutes ses formes sont parmi les facteurs clés qui ont permis à BDS d’établir et de nourrir des liens de solidarité mutuelle avec des mouvements défendant les droits des réfugiés, des immigrants, des Noirs, des femmes, des travailleurs, des nations autochtones, des communautés LGBTQI, des minorités ethniques et religieuses, etc. Un nombre croissant de juifs israéliens anticoloniaux qui soutiennent BDS jouent un rôle important dans la dénonciation du régime d’oppression d’Israël et plaident pour son isolement.

BDS soutient que la solidarité avec les opprimés, à son niveau le plus fondamental, implique de travailler pour couper les liens de complicité avec l’oppresseur, ou tout au moins, pour ne pas nuire.

Identifier la responsabilité et insister sur la responsabilité sont les phases les plus cruciales de la solidarité. Lorsque les Palestiniens appellent au boycott d’une institution ou au désinvestissement d’une entreprise multinationale impliquée dans les violations par Israël de nos droits humains, nous appelons à ce que le révérend Martin Luther King, Jr. a formulé, dans son dernier discours en 1968 : « ne pas coopérer avec un système maléfique ». Agir ainsi n’est guère charitable, encore moins héroïque. C’est une obligation morale profonde.

Cela implique de couper les liens de complicité avec le régime d’occupation, le colonialisme de peuplement et l’apartheid d’Israël dans les domaines académique, culturel, sportif, économique, financier, militaire et finalement diplomatique.

Mais pourquoi une personne moyenne en Occident aujourd’hui devrait-elle se sentir solidaire de la lutte palestinienne pour les droits à une époque de néolibéralisme croissant, de chômage, de pauvreté, de racisme, de répression et de détérioration des soins de santé, de l’éducation et des infrastructures ?

Une réponse qui met l’accent sur la dimension responsabilité de la solidarité est fournie par l’ancien leader sud-africain anti-apartheid, l’archevêque Desmond Tutu : « Si vous adoptez la neutralité dans les situations d’injustice, vous choisissez le camp de l’oppresseur ». Si vous êtes citoyen d’une société relativement démocratique, comme le Royaume-Uni, qui est profondément complice des crimes de guerre israéliens contre les Palestiniens, les massacres au Yémen des Saoudiens et Émiratis, du nettoyage ethnique au Myanmar ou d’autres violations graves des droits humains, votre « neutralité » équivaut à accepter votre complicité et, de fait, à vous ranger du côté de l’oppresseur. Votre solidarité, même basique en vue de couper les liens criminels de votre État, ainsi que des entreprises ou des institutions qui y sont basées, devient un devoir moral.

Une réponse différente, suggérée par une déclaration de 2015 de plus de 1 000 intellectuels, artistes, militants et féministes noirs aux États-Unis, évoque la dimension intersectionnelle de la solidarité, soulignant les liens organiques de l’oppression et de la résistance :

[N]ous déclarons notre engagement à travailler par des moyens culturels, économiques et politiques à assurer la libération de la Palestine en même temps que nous travaillons à la nôtre. … [N]ous visons à peaufiner notre pratique de lutte commune contre le capitalisme, le colonialisme, l’impérialisme et les divers racismes ancrés dans, et autour de nos sociétés.

À un niveau supérieur de solidarité, au-delà de la responsabilité envers l’autre opprimé, le terrain commun de résistance à l’oppression mondialisée est ainsi reconnu et nourri.

La principale contribution du mouvement BDS à la libération palestinienne est son rôle non seulement dans l’unification des Palestiniens, malgré les multiples phases de fragmentation sioniste-colonialiste, mais aussi dans la décolonisation des esprits palestiniens contre le sentiment d’une impuissance profondément ancrée, et pour une praxis radicale d’une résistance mondialisée, intersectionnelle, de transformation et d’émancipation.

Aujourd’hui, plus que jamais, les Palestiniens disent au monde que la vraie solidarité avec notre lutte pour la liberté, la justice et l’égalité s’épelle BDS. Nous brisons chaque jour notre mur de la peur et nous n’avons pas seulement besoin d’un peu plus de courage de la part des révolutionnaires et des personnes de conscience du monde entier. Nous avons besoin d’un dévouement significatif de leurs forces, comme le dit Frantz Fanon, «  pour que plus jamais il n’y ait, sur la terre, de peuples asservis « .

 

Omar Barghouti – Traduit par Françoise Vergès

Édito #37 – Kanaky, le colonialisme qui ne veut pas finir

Sans surprise, le référendum du 12 décembre sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie a donné une écrasante majorité de 96% au camp du colonialisme : sans surprise, puisque le peuple colonisé a été écarté d’une consultation qui doit décider de son sort. Le chiffre important est donc celui de l’abstention : 56% (et à noter que le vote Non recule de 6000 voix par rapport à 2020). L’ensemble des mouvements indépendantistes avait appelé à ne pas participer à ce scrutin en raison d’une double forfaiture de l’État colonial : d’une part le manquement à la parole donnée d’organiser le scrutin après les présidentielles françaises, et d’autre part le mépris des coutumes que les Kanak doivent rendre aux familles des disparus de la pandémie (près de trois cents, pour l’essentiel des Kanak). Cette dernière offense, la plus cruelle, représente la manifestation la plus patente du fait colonial : tenir le peuple colonisé dans un état de sous-humanité.

Tout au long de la campagne électorale, le camp de « la civilisation » a ressassé son vœu le plus cher avec une formule élégante : une victoire écrasante du Non permettrait de « purger l’indépendance ». Le ministre des Colonies, Sébastien Lecornu, chante le même air lorsqu’il souhaite que le 13 décembre au matin s’ouvre une page blanche en Nouvelle-Calédonie, pour en finir avec la logique binaire et le statu quo.

Et surtout, Macron persiste et signe quand, lors de son allocution commentant les résultats hier, il se réjouit que « la période de transition qui s’ouvre soit libérée de la logique binaire du oui et du non ».

L’affaire du référendum du 12 décembre prend ainsi tout son sens : il s’agit bien d’un coup de force destiné à mettre fin au long processus de décolonisation ouvert par les accords de Nouméa de 1998 après les luttes héroïques des années 80, dont nous saluons ici les martyrs. L’indépendance de la Kanaky était alors stipulée comme un avenir désormais indiscutable. Avec les accords de 98, l’État français reconnaît explicitement que la Nouvelle-Calédonie est engagée dans un processus qui conduira à sa « complète émancipation » : et le caractère irréversible de cet objectif a été constitutionnellement garanti, quels que soient les résultats des divers scrutins.

En affirmant que la Nouvelle-Calédonie restera française, Macron s’assoit donc sur les accords de Nouméa comme il s’assoit sur la Constitution française, rêvant d’un retour en arrière qu’il voudrait définitif pour effacer comme par magie la réalité coloniale. Ce déni n’a aucune chance de réussir. Il n’y a pas de page blanche, ni avant ni après le 12 décembre.

Avant, c’est-à-dire depuis 1853 où la France impériale a planté ses griffes sur l’archipel, c’est la destruction de la civilisation kanak, le vol des terres avec massacres et déportations de masse, c’est une population abandonnée sans soin et sans vivres dans les zones où elle a été confinée, c’est le peuple kanak menacé de disparition, laissant le champ libre à l’odieuse politique de peuplement colonial cyniquement baptisée « planter du blanc ».

Il faut avoir totalement oublié ce passé pour affirmer que « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie » (Macron, 18 juillet 2021 et hier encore le 13 décembre) ou pour demander aux Kanak qu’ils remercient Paris de leur avoir gracieusement offert le vaccin Pfizer ! Un tel concentré cynique et méprisant de deux siècles de colonialisme soulève le cœur.

Pourtant en un sens, l’État français n’oublie pas : non, il n’oublie pas son passé colonial criminel, il le prolonge. C’est ce qu’il a fait en entravant depuis trente ans par tous les moyens le processus de décolonisation issu des accords de Nouméa.

Malgré les obstacles qu’il n’a cessé de dresser, l’État français voyait sa domination s’effriter. La dernière consultation donnait à peine 10 000 voix d’avance au camp « loyaliste ». Les indépendantistes ont conquis des positions importantes dans les institutions (la présidence du gouvernement, du Congrès, et celle de deux Provinces sur trois). Le gouvernement français veut en finir (mais comment ?) avec ces avancées, qu’il perçoit comme autant de menaces pour la survie de sa domination coloniale.

Car la Nouvelle-Calédonie reste administrée comme une colonie, dans laquelle l’État français maîtrise l’économie, la monnaie, l’éducation. Le commerce et la distribution, les mines, les transports, la banque et les assurances, l’agroalimentaire, l’immobilier, les médias sont contrôlés par les grandes familles des colons, ou par des groupes financiers français et parfois étrangers, empêchant les Kanak d’accéder normalement à l’emploi, à la santé, à l’éducation, ainsi qu’aux biens de nécessités courantes en raison de prix artificiellement élevés (que seuls peuvent supporter les « métros » avec leur prime spéciale « vie chère »).

À cela s’ajoutent les prétentions aussi présomptueuses que dangereuses d’un État français qui veut jouer son rôle dans la stratégie indopacifique belliqueuse des USA.

Mais après, il n’y a pas davantage de page blanche. Après, c’est soit l’indépendance (et cela est inéluctable), soit la guerre et le racisme.

De ce point de vue, les signaux envoyés aux Kanak et à leurs alliés calédoniens et océaniens sont on ne peut plus clairs. Patrice Faure, le nouveau Haut-Commissaire nommé en mai 2021, est un militaire qui fit carrière dans les « forces spéciales » (vous savez, ces commandos spécialisés dans les « opérations extérieures » et la « guerre non conventionnelle »), puis à la DGSE. Fin octobre, pour « sécuriser le scrutin », sont expédiés dans l’archipel 1100 gendarmes mobiles, 250 militaires et une centaine de membres du GIGN, qui viennent s’ajouter aux 1500 militaires en poste permanent (soit 3000 militaires pour 180 000 électeurs !).

Mais disons-le fortement, sans préjuger ici de la position que prendra le mouvement indépendantiste que nous soutiendrons jusqu’à la victoire : le coup de force du 12 montre qu’au fond la question de l’indépendance ne dépend pas d’un scrutin. L’État français est dans une impasse, il a créé une situation où seuls les partisans du Non discuteront avec les partisans du Non, les colons avec les colons. Macron n’a rien su dire d’autre dimanche ! L’ampleur de l’abstention a montré qu’il s’agissait d’une véritable expression, d’une véritable mobilisation du peuple kanak, uni plus que jamais dans le mouvement indépendantiste. Jamais ce peuple ne sera effacé de l’histoire, comme le rêvent Macron, Castex, Lecornu et tous les colons. Face au déni et à l’esprit borné des colonialistes, qui n’apprennent jamais rien, l’intelligence politique des Kanak saura se déployer pour prolonger le chemin de la décolonisation. Les forces progressistes françaises sauront-elles s’en inspirer et comprendre enfin combien il est crucial de placer l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme au cœur de la stratégie révolutionnaire ?

Nous ne sommes pas binaires, il n’y a pas un « ici » et un « là-bas », un « ici » dans la paix et la démocratie, et un « là-bas » dans la guerre, le racisme et le colonialisme. Il existe ici et là-bas un État colonial et raciste, contre lequel il faut lutter. C’est pourquoi notre propre émancipation dépend de l’émancipation du peuple kanak comme de celle des peuples colonisés des Antilles, de la Guyane, de la Réunion et de l’Océanie. Car, faut-il le répéter : un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre.

 

 

Saad Abssi, la dignité faite homme, nous a quittés

Saad Abssi, Allah yarhamou, la dignité faite homme, le militant de tous les combats, nous a quittés. Qu’Allah l’accueille en sa vaste demeure.

Chères soeurs, frères, amies et amis, camarades, connaissances et simples passants chapeau bas, je vous prie, c’est d’un homme de cœur dont il s’agit.

Nous venons d’apprendre que le grand militant Saad Abssi, qui pour beaucoup incarnait, « l’homme politique, au sens noble du terme » (selon son ami le prêtre Michel Jondot), mais aussi « l’homme aux mille combats » (selon nos frères tunisiens de la FTCR), l’une des personnalités de l’immigration, les plus appréciées, pour son courage et son intégrité a rejoint notre créateur qu’il aimait et servait avec ferveur. Autant sensible au combat contre la domination impérialiste que contre l’exploitation capitaliste ou pour la démocratie en général, celui qui en France incarnait le combat pour la justice de tous les opprimés, le frère du peuple palestinien et de tous les peuples d’Afrique et du tiers-monde en général, mais aussi le musulman fidèle et l’homme de la fraternité islamo- chrétienne laisse une place béante dans nos cœurs et notre vie politique.

Les mots me manquent pour dire à quel point il comptait pour nous et combien nous l’aimions. Mais aussi pour dire combien nous regrettons tellement de n’avoir pu le voir une dernière fois en raison de son état de santé très précaire.

Qu’on nous permette de retracer son exceptionnel parcours, il en vaut la peine.

Saâd Abssi, est né dans le sud-est saharien algérien en 1928 à Kouinine (oasis d’El Oued/Oued Souf ) dans une famille pieuse de paysans et ouvriers agricoles. Jeune, il fréquente un peu l’école primaire mais assidument l’école coranique. Devenu orphelin assez jeune, il travaille avec ses oncles à la palmeraie. Il adhère au début des années 50 au MTLD-PPA de Messali Hadj (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques en Algérie-Parti du peuple algérien). Arrêté d’abord en 1954 juste après les attentats du 1er novembre, il est incarcéré 15 jours puis à nouveau en septembre 1955 pour un an et demi dans le Sud de l’Algérie. Peine de prison dont, non sans humour, il nous dira qu’il était redevable à la France, puisque celle-ci permit à lui, paysan quasi illettré, de poursuivre son apprentissage de l’écriture et de la lecture française, le fameux « butin de guerre » de Yacine Kateb. Expulsé de son Oued Souf natal vers la métropole en 1957, il débarque en Banlieue nord-ouest, Gennevilliers où le FLN lui donne une charge de direction. D’abord hébergé par la Mission de France, établissement catholique, il découvre le dialogue islamo-chrétien grâce aux prêtres ouvriers qui l’accueillent et avec lesquels il demeurera toujours lié. Là, Saâd Abssi organise la lutte clandestine sur toute la région parisienne et la « solidarité envers les familles de militants tués ou emprisonnés ». Arrêté le 23 mars 1961, il apprendra le massacre du 17 octobre 1961 depuis sa cellule. Maintenu en captivité jusqu’à l’indépendance, il devient membre de l’Assemblée nationale populaire algérienne en 1962 et préside l’Amicale des travailleurs algériens en Europe. Refusant le coup d’Etat du colonel Boumediene contre Ben Bella en 1965, il passe dans l’opposition clandestine en Algérie au sein de l’Organisation de la Résistance Populaire, l’ORP. Celle-ci rassemble des communistes, des syndicalistes et autres marxistes dénoncés comme « ben bellistes » par le pouvoir. Il est ensuite contraint de nouveau à l’exil en France. Installé avec sa famille de nouveau à Gennevilliers au début des années 1970, il est un de ceux qui avec le martyr Mohamed Boudia (Allah yarhamou) assassiné par le Mossad mettent en place les réseaux algériens de soutien à la Résistance palestinienne. Il s’investit dans le champ du militantisme social en participant en 1977 à la création de la Maison des travailleurs immigrés de Puteaux et aussi à celle du festival des travailleurs immigrés (auquel d’ailleurs j’avais l’honneur de participer chaque année). En 1984, il est un des fondateurs en France du MDA, Mouvement pour la démocratie de l’Algérie, parti d’opposition créé par Ben Bella. C’est alors qu’en 1988, ses activités de « Ben Belliste  » inquiétant Alger, sur ordre du ministre de l’intérieur Charles Pasqua, il manque de se faire expulser vers l’Algérie. Ce qui sera évité grâce à une remarquable mobilisation politique et surtout syndicale en sa faveur. Rappelons qu’à ce moment, il est également délégué syndical de la Fnac, son lieu de travail. Après les événements de 1988 en Algérie et leur féroce répression, il se consacre désormais au mouvement associatif local, à la présidence de Solidarité algérienne en Europe, au dialogue islamo-chrétien et à la solidarité internationale.

C’est ainsi qu’on le voit à la fondation de nombreux groupes militants et associations « Solidarité algérienne », « Approches 92 », « Mes-Tissages » jusqu’à la Maison islamo-chrétienne, cette structure qui permet d’approfondir, dans l’action, des relations toujours plus fraternelles entre chrétiens et musulmans. Personnellement, c’est au mi-temps des années 90, en 1995, que je le rencontre, lors de la réunion préparatoire de création du MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) à la bourse du travail de Saint Denis où il apporte à cette nouvelle entreprise son expérience enthousiaste et son éloquence de tribun naturel.

Nous, fondateurs du PIR, nous savons aussi combien nous lui sommes redevables. Nous avons une dette envers lui. Nous n’oublierons jamais qu’en 2005, au moment de notre fondation c’est une des rares personnalités d’envergure qui, alors que beaucoup craignent de nous fréquenter (ce qui d’ailleurs n’a pas beaucoup changé) répond présent sans hésitation à notre demande de soutien. Il accompagne les premiers pas du mouvement des Indigènes de la République et nous pouvons dire que le récit de son expérience magnifique, son éloquence prenante et son courage sont pour nous d’un apport moral considérable. C’est ainsi qu’il participe avec enthousiasme à notre première et historique marche des indigènes de la République le 8 mai 2005 au cours de laquelle la place de la gare de l’Est à Paris sera rebaptisée par nos soins place des massacres du 8 mai 1945. Puisque symboliquement nous avions choisi cette date pour notre naissance, une date qui évidemment lui tenait aussi à cœur. A cette occasion il prendra la parole avec son éloquence et son franc parler coutumiers (photo en illustration de cet article).

C’est ainsi que nous l’avons connu, attiré par les thèses marxistes sans jamais y adhérer, musulman pieux mais passionné de fraternité islamo chrétienne. Sa ville d’adoption, Gennevilliers, ne s’y est pas trompée puisqu’elle a décidé d’honorer cet homme de dialogue et citoyen au plein sens du terme, en nommant le futur centre social et culturel des Agnettes, « Centre Saad Abssi ».

Je me souviens encore de son bel accent du sud et de la façon unique dont il roulait les r, ce qui vous donnait instantanément l’envie de prendre un vol pour Alger.

Merci cher Saad Abssi de nous avoir appris à marcher droit.

 

Youssef Boussoumah

 

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