Messages par QGDecolonial

Une manif salutaire mais – très – en deçà des enjeux de notre temps

Devant la gravité de la situation politique nationale (annonce d’un second tour, en mai prochain, entre un Macron extrême-droitisé et une Le Pen, néo-pétainiste), il fallait se joindre à l’appel à manifester « pour les libertés et contre les idées d’extrême droite », dans toute la France, et notamment à Paris, le samedi 12 juin 2021.

L’antifascisme au sens large (aussi bien moral que politique) était donc présent samedi dernier dans la manifestation mais de fait, c’est l’antifascisme estampillé « islamogauchiste » qui a fait de ce défilé autre chose qu’un aveu d’impuissance face à la menace fasciste. Ce sont ainsi les slogans et la combativité militante et manifestante des antifas qui ont donné sa consistance politique à la manifestation. Dénoncer l’impérialisme français ou les crimes policiers demeurés impunis par la justice comme le scandaient les antifas donne sa dimension proprement concrète à l’antifascisme. On peut du reste faire l’hypothèse que même le bougé au sein d’une partie de la gauche – principalement LFI mais aussi Hamon et au moins une partie d’EELV – est un effet du travail militant de l’antiracisme politique au sens large et des antifascistes qui affrontent l’ennemi aussi bien physiquement que politiquement. Mélenchon, indéfectible mitterrandiste, défend évidemment toujours l’impérialisme et se tait sur le Rwanda. Néanmoins, il a manifesté contre l’islamophobie et l’assume parfaitement en dépit d’attaques incessantes à ce propos.

Les manifestations, dont le soir le député insoumis Coquerel a jugé qu’elles étaient un succès, n’étaient hélas pas absolument à l’image de cette combativité antifasciste. Défilait aussi à Paris – et peut-être ailleurs – SOS Racisme venu avec moult petites mains jaunes au bout de piques, gros camion et puissante sono comme pour un revival raté de ses concerts jadis sponsorisés par de grands médias désormais en voie de lepénisation. Que de nombreux médias d’hier – typiquement Cnews, chaine du groupe Canal +, fleuron de la Mitterrandie – soient désormais engagés pour Le Pen n’est qu’un signe supplémentaire du lien entre la Mitterrandie – dont SOS Racisme est un avatar – et le possible et dramatique avènement d’un régime autoritaire d’apartheid en 2022. Ils nous rappellent que manifester est une bonne chose – on a raison de dire qu’on ne veut pas du fascisme – mais que cela ne suffit pas. Il faut définitivement troquer la morale toujours plus impuissante pour la politique parfois âpre mais fructueuse.

La gauche sociale-démocrate ne s’est d’ailleurs pas contentée de rester impuissante face au lepénisme. Elle en a été le fourrier en partageant avec le FN une vision du pays où les immigrés auraient constitué « un problème » et l’islam, une « menace sur les libertés et la République laïque et démocratique ». La longue dérive d’Élisabeth Badinter, féministe blanche fascinée par Beauvoir mais aussi amie de Mitterrand, incarne parfaitement les liens politiques entre les idées d’extrême-droite et la gauche PS au sens large. L’essayiste a récemment déclaré que le « problème » avec l’islam ne pouvait plus se régler de manière pacifique et il y a des féministes qui sont passées directement à Riposte laïque (organisation islamophobe d’extrême droite constituée de transfuges de la gauche).

Dans la manifestation, il n’y eut pas un mais plusieurs cortèges et les plus remarquables – comme les deux constitués par les antifas – furent comme de juste ceux qui avaient quelque chose à dire et qui portaient une politique antifasciste à travers leur énergie militante et la force politique de leurs slogans.

À l’inverse, les petites mains en nombre de SOS Racisme évoquaient des arbrisseaux usés jusqu’à la corde cherchant à dissimuler le silence de ses manifestants. Ce silence est bien compréhensible. Que peuvent donc dire contre le fascisme et contre la menace d’extrême droite des gens qui considèrent que les immigrés sont leurs potes et que le voile musulman, forcément archaïque à leurs yeux, doit être interdit dans les établissements scolaires ? Une large partie du discours du FN reprend précisément cette antienne laïque en la radicalisant. Le consensus parlementaire a interdit le voile à l’école, a pensé l’interdire à l’université et songe désormais à interdire aux mères voilées d’accompagner des sorties scolaires. Lorsque le FN veut interdire le voile partout et supprimer les repas sans porc dans les cantines, il n’est que la pointe extrémiste de l’islamophobie d’État inaugurée précisément par le PS mitterrandien après les grèves dans l’automobile au milieu des années 1980. Dans ce dispositif, SOS Racisme n’était que le good cop intégrationniste du racisme d’État et en cela, de gauche.

Cette opposition entre antifascisme moral, toujours plus impuissant, et antifascisme politique se retrouve dans l’appel, large évidemment puisqu’on espère du monde, à manifester. Deux aspects de cet appel attirent cependant notre attention : la question des libertés et l’étrange formule à propos du refus des « idées » d’extrême droite.

La question des libertés est évidemment centrale quand point la menace d’un régime autoritaire à tout le moins fascisant. Mais de quelle(s) liberté(s) parle-t-on ? De la liberté pour des femmes musulmanes de cacher leurs cheveux ou d’aller à la plage en burkini sans avoir la police républicaine sur le dos et les regards mauvais de l’opinion française ? De quoi, sinon ? Il faut le dire. Ceux qui étaient les plus clairs là-dessus sont comme d’habitude les antifas, les indigènes et/ou les « islamogauchistes ».

C’est que ceux-ci ne combattent pas « les idées » d’extrême droite mais les politiques fascistes ou en direction de l’extrême droite. Des politiques à l’image de Darmanin jugeant Le Pen « trop molle » par rapport à lui ou encore de Montebourg et ses propos infâmes sur l’immigration comme point consensuel dans le parlementarisme français.

Des « idées » d’extrême droite, à supposer qu’on appelle « idées » des passions tristes, il y en aura toujours et après tout, Hitler aurait pu rester pour l’Histoire un agitateur de brasserie sans lendemain si une partie de la bourgeoisie allemande ne l’avait pas promu chancelier.

C’est pourquoi il faut combattre la politique d’extrême droite partout où elle est. Chez Le Pen comme chez Macron ou chez les dirigeants de la gauche (Roussel, Jadot) qui défilent avec la police « républicaine » dont la manif est un crachat sur les victimes des violences et des meurtres policiers.

La béance entre antifas et manifestants grouillant dans le marigot SOS Racisme illustre bien ce point fondamental : on n’est pas antifasciste innocemment car le fascisme ne tombe pas du ciel. Comme le nazisme, il s’inscrit dans une histoire occidentale qui a entre autres noms les plus célèbres traite transatlantique, colonialisme, Auschwitz et Rwanda.

Plus près de nous, ne pas dénoncer le racisme d’Etat et l’islamophobie d’Etat en condamnant, par ailleurs, la manifestation contre l’islamophobie de novembre 2019 et la participation de LFI à celle-ci frappe d’inanité tout discours prétendument antifasciste.

L’antifascisme politique et conséquent porte une autre vision du pays.

L’immigration n’y est pas un problème (le pays se compose de tous ceux qui y vivent), l’islam, une religion comme les autres du point de vue du droit que ses fidèles ont le droit de pratiquer comme ils l’entendent et le soutien actif à la résistance nationale palestinienne, légitime. Sans rompre avec l’ordre blanc et impérialiste, l’antifascisme est de pacotille. Ses militants n’ont donc rien à dire dans une manifestation antifasciste hormis diffuser des chansons orientales.

Il y a toutefois un dernier point important à évoquer sur la question de l’antifascisme.

Les grandes manifestations de 1934 en riposte à l’émeute fasciste du 6 février de cette même année charriaient tout le peuple. Il suffit pour en avoir une idée précise de regarder La vie est à nous de Jean Renoir. Léon Blum, quoi qu’on en pense par ailleurs, parlait du « Paris ouvrier » et le signifiant « ouvrier » était mis en avant dans la lutte antifasciste.

La comparaison entre hier et aujourd’hui doit nous interroger pour orienter notre politique même si le travail est colossal.

L’alliance entre les « beaufs » et les « barbares » reste d’actualité. Elle est même essentielle dans la lutte politique contre le FN, lutte qui ne peut se mener que sur deux fronts : contre le fascisme, donc, mais aussi contre ce qui l’alimente en premier lieu, à savoir l’épais consensus pro-UE qui a bafoué la large victoire du NON au référendum de 2005.

L’antiracisme moral est aussi un antiracisme bourgeois qui a également mené sa campagne politique sur deux fronts. La modernité sociale-libérale PS s’est illustrée par un double discours envers le prolétariat des zones désindustrialisées du pays. D’une part, elle a encouragé le racisme populaire blanc pour précisément briser toute alliance de classe (de ce point de vue, le discours gouvernemental au moment de Talbot est éloquent, tout comme la notion de « seuil de tolérance » reprise par Mitterrand). D’autre part, l’Union européenne et ses politiques de déréglementation ultralibérale ont été imposées comme incontestables au point de piétiner un vote refusant massivement ces politiques.

Bien que lui-même ultralibéral, le FN n’avait plus qu’à s’engouffrer dans la brèche pour constituer une base de masse anti-UE au moment où le PC en déclin ne pouvait plus incarner solidement l’opposition à l’Union européenne. La campagne contre Maastricht fut le chant du cygne du PCF, sa participation à des gouvernements PS finit de l’achever.

De fait, il n’y avait samedi 12 juin quasiment que des blancs et de façon certaine uniquement des petits-bourgeois qui ont peut-être profité d’Erasmus dans leur jeunesse et de l’euro. Il ne s’agit évidemment pas de condamner ces gens mais de rappeler que sans le prolétariat, tout le prolétariat composé des « beaufs » et des « barbares », le combat antifasciste sera vain sinon difficile.

Se taire sur l’UE et ses méfaits nous enrôlera malgré nous dans les plis de l’étendard de la bourgeoisie eurolâtre et nous risquons de vivre en plus grave ce que l’Angleterre vit avec des Tories radicalisés.

Le Labour, qui a par ailleurs viré Corbyn pour antisionisme en l’accusant d’antisémitisme (ce dont Valls, par ex., s’est félicité), a récemment perdu ses bastions ouvriers historiques au profit de la ligne de Boris Johnson du fait de l’incapacité des travaillistes britanniques à se prononcer pour le Brexit. Une telle position rompt avec le prolétariat qui subit, lui, les violentes avanies des politiques de l’Union européenne. Elle se paye cash, en Angleterre comme en France.

Lutter contre le fascisme, c’est aussi rompre avec une Union européenne qui s’accommode déjà très bien des régimes autoritaires polonais ou hongrois.

La morgue bourgeoise de gauche s’efface derrière le fascisme carnassier et il est à redouter que Le Pen au pouvoir soit bien pire que Johnson.

 

Noureddine Yahya

Édito #22 – Nouveau gouvernement israélien : tout changer pour que rien ne change

Ça y est Benjamin Netanyahou est écarté du pouvoir. Le Parlement israélien a investi la « coalition du changement social » et son gouvernement qui réunit huit partis dits de gauche, du centre, de droite ainsi que pour la première fois un parti arabe, Raam. C’est donc après douze ans de pouvoir sans partage que Netanyahou a dû concéder sa défaite tout en assurant qu’il poursuivra sa carrière politique au sein du Likoud et qu’il reviendra au pouvoir plus vite qu’on ne le pense. La presse française dans l’ensemble, pour expliquer la chute du système Netanyahou, évoque les différentes casseroles que traine l’ex premier ministre, notamment des poursuites judiciaires pour délits financiers, mais se tait sur un élément plus important : son échec incontestable face à la résistance lors de la dernière agression contre Gaza. En effet Israël a dû cesser son offensive sans même tenter de se donner l’illusion d’une victoire et sans exiger des conditions à l’arrêt de son offensive. D’ailleurs l’échec était si patent que Netanyahou ne s’est même pas donné la peine de parader à la télévision comme il a l’habitude de le faire.

Selon l’accord de gouvernement de la nouvelle coalition, les deux dirigeants les plus importants de celle-ci se succéderont au pouvoir. Le premier à prendre la tête du gouvernement comme 1er ministre jusqu’en 2023 est Naftali Bennett le chef du parti Yamina, parti ouvertement fascisant que la presse française, contre toute évidence, s’efforce de qualifier de « parti de droite ». Pourtant avec celui-ci on peut dire sans hésitation « qu’un criminel de guerre succède à un autre criminel de guerre » *. En effet, c’est bien l’ancien ministre de l’économie de Netanyahou qui dans une interview avait préconisé de tuer tous les « terroristes attrapés par les autorités plutôt que de les mettre en prison ». Poursuivant « j’ai tué beaucoup d’Arabes, (je n’ai) aucun problème avec ça ». Quant à celui qui doit lui succéder comme premier ministre à partir de 2023 et qui pour l’instant sera vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères, c’est Yaïr Lapid, ex ministre des affaires étrangères de Netanyahu et dirigeant du parti pseudo centriste Yesh Atid dont l’une des obsessions est de faire faire le service militaire « à tous les Israéliens » donc y compris aux religieux et aux « Arabes ».

Priorités annoncées de la nouvelle coalition : renforcer « la présence », comprendre la colonisation israélienne en zone « C », de Cisjordanie, zone sur laquelle Israël selon les accords d’Oslo a un contrôle militaire et civil entier et qui représente environ 60 % de ce territoire palestinien. Le but étant d’y constituer un bloc des principales colonies israéliennes ayant vocation à être annexé à l’Etat d’Israël. Ce qui ne signifie pas que le nouveau gouvernement ne va pas s’efforcer de poursuivre la colonisation dans la zone B de souveraineté commune. D’ailleurs dans ce programme, il n’y a nulle trace de limitation des colonies dites « sauvages ».

Cependant La vraie nouveauté de ce nouveau gouvernement réside dans le fait qu’il comptera pour la première fois depuis longtemps un ministre arabe. Ce dernier, Mansour Abbas, dirigeant d’un parti islamiste israélien Raam, anciennement membre de la liste arabe unifiée qui avait fait une percée notable lors des dernières élections, est totalement décrié par les Palestiniens de 1948. Tous fustigent son opportunisme à tel point que Ramsy Baroud, rédacteur en chef de l’excellent site Palestine Chronicle titre, à son propos : « Israël a-t-il trouvé son harki ? ». Ajoutant qu’Abbas « est à contre-courant de l’histoire » et que son parti ne représente que lui-même car « à un moment où les Palestiniens de toute la Palestine historique s’unissent enfin « autour d’une vision nationale commune », celui-ci divise l’électorat arabe et fait montre de l’opportunisme traître le plus cynique.

Concernant la résistance palestinienne, le porte-parole du Hamas, Faouzi Barhoum, a déclaré à l’annonce de la mise en place de ce nouveau gouvernement que celui-ci ne changeait en rien les revendications du peuple palestinien. Il a ajouté « le sang palestinien et les lieux sacrés sont une « ligne rouge » et le comportement de l’occupant israélien sur le sol déterminera la manière avec laquelle la résistance le traitera ». Sachant que les pourparlers, sous l’égide de l’Egypte en vue d’une trêve durable avec Gaza qu’espérait Israël, n’ont pas abouti.

Justement, la marche de l’extrême droite israélienne prévue le 15 juin à Jérusalem-Est – donc à proximité des lieux saints – mais aussi le sort que le nouveau gouvernement réserve au quartier de Cheikh Jarrach menacé de nettoyage ethnique total auront valeur de test. Nul doute qu’Israël, où les colons les plus fanatiques exercent leurs pressions de multiples façons, ne manquera pas une nouvelle fois de montrer son visage belliqueux et d’apartheid qui justifie la campagne BDS.

BDS, l’une des cibles prioritaires avouées de cette nouvelle junte au pouvoir.

*Ramzy Baroud dans Chronique de Palestine

 

Édito #21 – Donald Trump banni deux ans, Facebook est-il notre ami ?

Déjà banni de manière permanente de Twitter, l’ancien président des Etats-Unis d’Amérique, Donald Trump, apprenait ce vendredi 4 juin qu’il était également banni de Facebook, mais pour une durée de deux ans seulement

Les raisons de ce bannissement du réseau social de Mark Zuckerberg sont les mêmes que celles avancées pour Twitter, à savoir ses publications du 7 janvier dernier encourageant et galvanisant ses partisans lors de l’attaque du Capitole à Washington. Nick Clegg, directeur des affaires publiques de Facebook, explique ainsi que “Compte tenu de la gravité des circonstances qui ont conduit à la suspension de M. Trump, nous pensons que ses actions ont constitué une violation grave de nos règles qui mérite la plus haute sanction disponible dans le cadre des nouveaux protocoles d’application. (…) À la fin de cette période, nous nous tournerons vers des experts pour évaluer si le risque pour la sécurité publique s’est éloigné.”

Bien entendu, Donald Trump a fulminé contre cette décision, arguant que cela représentait aussi une insulte pour les 75 millions d’électeurs qui ont voté pour lui, avant de laisser entendre que lorsqu’il sera de nouveau président, il n’invitera pas le patron de Facebook à dîner.

Le bannissement des deux principaux réseaux sociaux de l’un des représentants majeurs de la montée des forces d’extrême-droite dans le monde – dont la défaite aux dernières élections présidentielles ne doit pas nous laisser croire que sa popularité est en berne puisqu’il est parvenu à rassembler encore plus de voix qu’aux élections précédentes – doit-il nous réjouir ?

Précisons avant tout qu’en ce qui concerne Facebook, le bannissement est limité à deux années, il pourra donc jouir de nouveau de cette plateforme lors des élections étatsunienne de 2024 auxquelles il prévoit de se présenter. De même, si Twitter affirme aujourd’hui que le ban est permanent, rien ne nous dit que les responsables ne changeront pas d’avis d’ici là.

Si l’exclusion de Donald Trump des réseaux sociaux Twitter et Facebook ne nous attriste pas et que nous ne militons pas pour son retour, il ne nous enchante pas non plus. Non pas en raison d’une certaine conception idéaliste de la liberté d’expression qu’on aurait bafouée en excluant D. Trump, mais plutôt parce qu’elle nous amène à nous interroger, ou plus précisément à nous inquiéter, sur la montée en puissance et la place prépondérante que sont en train de prendre les GAFA (les géants du web) dans la vie politique et militante.

Il est désormais établi que les réseaux sociaux sont également un terrain de lutte politique dont on ne peut plus se passer. Depuis les années 2000, ils occupent une place essentielle sur le champ politique, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, chacun les utilisant à sa convenance. Ainsi, ils sont à la fois alimentés par les forces progressistes et par les forces réactionnaires. Cependant, cela revient automatiquement à donner un pouvoir considérable à ces plateformes. Un pouvoir tel qu’elles peuvent désormais bannir l’ex-président de la première puissance mondiale.

Le problème ne réside pas tant dans le fait de bannir un ancien président, mais plutôt dans le fait que des entreprises privées puissent contrôler et réguler l’expression politique sans que nous n’ayons aucun contrôle sur leurs décisions. Comment peut-on leur fixer des limites ? Ne doit-on pas craindre que ces choix deviennent de plus en plus courants et s’étendent à des personnalités de notre camp, susceptibles d’être ‘punies’ en raison de leur radicalité ?

Mais au-delà même des personnalités publiques de premier rang, il faut aussi s’interroger sur la manière dont ces réseaux sociaux influent le débat politique via leurs algorithmes qui peuvent favoriser certains contenus plus que d’autres. Il est alors courant de voir des personnalités et des médias de gauche se plaindre de voir leurs publications êtres moins référencées, moins vues, moins accessibles, sans raison apparente. Sans oublier certaines publications tout simplement bloquées ou supprimées parce qu’elles ne respecteraient pas leurs chartes, ce fut le cas dernièrement avec des publications pro-palestiniennes[1].

Le bannissement de Donald Trump de Twitter et Facebook, et les raisons invoquées, ne doivent pas nous leurrer sur le prétendu caractère anti-fasciste et pro-démocratie de ces derniers. Comme nous l’avons déjà souligné, pour Facebook le ban n’est pas permanent, et nous ne doutons pas qu’il puisse faire un jour son retour sur Twitter. Surtout, ne perdons pas de vue que par ailleurs d’autres personnalités et organisations d’extrême-droite peuvent librement s’exprimer sur ces plateformes, voire même compter sur ces dernières pour se plier à leur autoritarisme ; nous en avons une illustration avec le gouvernement Modi en Inde[2]. Certes, ces entreprises privées gagnent de plus en plus de pouvoir pour réguler et contrôler le débat public, mais elles ne peuvent néanmoins pas encore outrepasser l’autorité de certaines super-puissances mondiales. Si Donald Trump a pu être banni, c’est aussi parce qu’il n’est plus président, il aurait pu continuer à s’exprimer dans le cas contraire. « La puissance ne respecte que la puissance », nous rappelle Booba.

Ainsi, il est essentiel de rappeler que nous ne devons absolument pas faire confiance en ces GAFA pour limiter l’expansion mondiale de l’extrême-droite. Tout d’abord parce que nous n’avons aucun contrôle sur les entreprises privées et sommes donc dépendants de leur volonté si nous leur accordons trop de prérogatives et de légitimité. Mais avant tout parce que les GAFA ne sont pas guidées par une éthique démocratique et/ou anti-fasciste, mais par des intérêts pécuniers. Ce sont ces intérêts qui guident leurs décisions, comme celle de supprimer le compte d’un leader d’extrême-droite si cela s’avère utile, ou se plier aux desiderata d’un gouvernement fasciste s’il le faut.

[1] https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20210605-facebook-des-employ%C3%A9s-d%C3%A9noncent-une-censure-de-contenus-pro-palestiniens-sur-le-r%C3%A9seau-social

[2] https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/en-inde-le-gouvernement-modi-se-pose-en-regulateur-autoritaire-des-reseaux-20210528_T25VPOXI55AUDFM3CVTU6OIGMM/

La négrophobie arabe (et le reste) comme impuissance indigène

« Des perdants. Mon optimisme ne renaitra que sur le socle de cette vérité ultime. Nous sommes des perdants. Ce sera mon point de départ sinon rien. »

C’est cette phrase, perdue quelque part dans mon livre, qui me revient quand, perplexe, je médite sur la surmédiatisation des insultes négrophobes proférées par un Maghrébin à Cergy et la puissante émotion qu’elle a provoquée. C’est cette même phrase qui avait traversé mon esprit au moment de l’affaire « Bouhlel », du nom de cet Algérien qui avait défrayé la chronique en avril dernier au Maroc et suscité un émoi national en insultant les Marocains.

Ce ne sont pas tant les formes de racismes intercommunautaires (certes non résolues mais reconnues et traitées par le mouvement décolonial) ou le mépris (qu’on peut aussi appeler racisme) des « blanchis » à l’égard de leurs « frères » restés dans le Sud qui m’intéressent ici, mais la parfaite similitude des deux situations et ce qu’elle dit de l’état de décomposition de la conscience politique des indigènes, tant du Sud que du Nord et du pourrissement idéologique généralisé. Je m’explique.

Les faits d’abord.

La polémique marocaine met en scène trois personnages publiques d’origine maghrébine vivant en France : Brahim Bouhlel, Hedi Bouchenafa tous deux d’origine algérienne et Zbarbooking, d’origine marocaine. Début avril 2021, ils mettent en ligne une vidéo devenue virale où ils se moquent des prostituées marocaines qu’ils « paient 100 dirhams » et de leurs enfants qu’ils traitent de « fils de putes » et ce devant le regard incrédule d’une fillette et de deux garçons qu’ils utilisent pour leur sketch. Bouhlel profère des insanités misogynes : « J’ai niqué encore quinze meufs, « salut bande de fils de pute, ou encore « votre mère, c’est une grosse salope » recyclant tous les clichés dégradants sur les femmes marocaines, au demeurant relativement partagés par les autres pays arabes. L’émotion submerge les réseaux sociaux et se cristallise sur Bouhlel, à la fois parce qu’il est le plus connu des trois (acteur de la série « Validé » de Canal +) mais aussi et surtout parce qu’il est Algérien. Les internautes interpellent Adidas et Canal + avec qui il est en contrat. Adidas se fend d’un communiqué et s’engage à « reconsidérer sa collaboration avec lui ». Le club des avocats marocains porte plainte. Malgré les regrets exprimés (tardivement et perçus comme insincères), le procureur du roi diligente une enquête contre les trois célébrités. La page facebook de Bouhlel est couverte d’insultes contre les Algériens, tandis que les menaces de mort pleuvent sur lui. L’acteur écope de huit mois de prison ferme tandis que Zbarbooking prend un an. La sanction est si sévère et l’onde de choc d’une telle amplitude que même Cyril Hanouna y consacre une émission tandis que Booba, la Fouine et l’équipe de la série finissent par témoigner d’une solidarité critique vis à vis des deux compères.

La polémique de Cergy quant à elle se cristallise autour de la « négrophobie arabe ». Un homme d’origine algérienne, « Mourad » agresse physiquement un livreur noir. La scène n’est pas filmée mais la suite l’est, par une femme noire. L’agresseur insulte alors cette dernière avec une véhémence négrophobe d’une rare violence : « espèce de négresse, espèce de sales noirs », « pendant 800 ans on vous a vendus comme du bétail », « sale pute ». La vidéo est virale. Des centaines de personnes (noires pour la plupart) se mobilisent devant le restaurant où a lieu la scène à la recherche du fameux Mourad. La pression est à son comble. La plupart des médias mainstream s’emparent de l’affaire : BFM, LCI, CNEWS, RT, TPMP, Le Nouvel Obs, le Parisien. Les organisations de l’antiracisme officiel aussi : la Licra et SOS Racisme. Marlène Schiappa n’est pas en reste : « Devant cette nouvelle agression choquante, violente et raciste d’un livreur de repas à domicile, j’ai demandé que l’on étudie la possibilité d’un article 40 pour signaler les faits au Procureur de la république. Le racisme n’est pas une opinion ! » Alors que les esprits continuent de s’échauffer et que la chasse à l’homme continue sur les réseaux (la photo de « Mourad » est publiée pour activer les recherches), il est enfin interpellé par la police le 1er juin.

Voilà pour les faits.

La citation évoquée plus haut – « nous sommes des perdants. Ce sera mon point de départ sinon rien » – est, dans le livre, prolongée de ces mots : « Mais cette renaissance se refuse à toute falsification. Nous sommes des fuyards et nous adorons les fables qui prolongent cette fuite. » C’est justement ce qui me frappe dans ces deux affaires : la manifestation d’une résistance édentée si je puis dire qui prend la forme d’une fuite. Une résistance qui exprime d’abord et avant tout la forme que prend l’impuissance indigène lorsque le contexte politique est pourri et les occasions de lever la tête rares. Décryptons les faits et observons comment les deux « cas » se superposent et se révèlent l’un l’autre.

Dans le cas de la polémique marocaine, nous avons affaire à des indigènes algériens prototypiques qui souffrent d’un double complexe de supériorité lui-même contrarié par un complexe d’infériorité. Ils sont « Français » (blanchis selon les catégories de l’antiracisme politique) et ont intégré l’idée de leur « avantage » sur les peuples du Sud pour lesquels ils aiment à éprouver du dédain. On connait tous autour de nous ce comportement typique du fils d’immigrés qui rentre au bled avec de l’argent, une belle caisse et qui se la raconte mais qui en France est traqué par la police, discriminé et montré du doigt. Ajoutons à cela le complexe de l’Algérien-qui-a-du-nif (« contrairement aux Marocains qui baisent la main du roi et aux Tunisiens qui sont des femmes » selon une théorie algérienne bien connue) et qui a bouté le Français hors d’Algérie. Rempli de cette victoire qui est surtout celle de ses ancêtres mais qui lui sert de faire-valoir en toute circonstance, il en usera plus volontiers contre ses frères de « race » que contre la domination blanche par lâcheté et par impuissance. Si en France, il n’est rien, c’est au Maroc qu’il pourra être quelqu’un. On touche là aux limites du nationalisme émancipateur des pays du Sud. Tant qu’il est orienté contre l’oppresseur occidental, il est un puissant catalyseur et il sert objectivement la dignité des peuples colonisés ou post-colonisés. Lorsqu’il est dirigé contre ses presque semblables, il est un véritable poison. Mais dans l’affaire qui nous occupe, cette arrogance à la fois blanche et nationaliste s’est cassé les dents sur un autre sentiment national tout aussi abimé et très à fleur de peau. Si le peuple marocain et rifain en particulier mène depuis de nombreuses années une lutte exemplaire contre l’arbitraire du pouvoir, il peine à conjurer les humiliations qu’il subit au quotidien. Aussi, l’arrogance décomplexée de nos pieds nickelés algériens a fait office d’étincelle et s’est transformée en opportunité divine pour assouvir une frustration collective et enkystée. On notera que les touristes européens avec leur morgue et leur mentalité coloniale font certainement subir aux Marocains de très nombreuses humiliations de ce type, mais on ne touche ni aux Allemands, ni aux Hollandais. Une colère déviée sur un algérien est évidemment beaucoup moins risquée et immédiatement rentable. Pour le makhzen c’était tout bénéf : en caressant l’ire populaire dans le sens du poil, il n’hésitera pas à faire de la surenchère et redorera son blason sur le dos d’un fils d’immigré algérien au nom d’un patriotisme frelaté, lui qui venait de normaliser ses relations avec Israël au grand dam d’un peuple dont la fibre propalestinienne ne s’est jamais démentie. De plus, dans le cadre de la compétition entre Etats-nation de la région, taper sur son voisin algérien est un sport national, sport que le voisin en question pratique également avec grand panache. Tous les ingrédients de la misère coloniale étaient ainsi réunis, toutes les frustrations nées des indépendances non achevées s’exprimant à tous les moments et à tous les étages : 1/ un indigène français, algérien qui plus est, qui vit le cul entre deux chaises, ni vraiment Français, ni vraiment algérien qui crache son venin sur des enfants et des femmes d’un pays pauvre et opprimé à défaut de pouvoir le cracher sur le système qui l’écrase, 2/ des Marocains qui se trouvent une victime expiatoire en la personne de cet algérien pas assez blanc pour être épargné, mais suffisamment « frère » pour subir la vindicte, 3/un pouvoir qui se refait une virginité sur un fait divers à très peu de frais.

Le parallèle avec l’affaire de Cergy est troublant.

Comme au Maroc, l’agresseur est un arabe, et plus précisément d’origine algérienne. Il est décrit comme « très défavorablement connu des services de police ». En ce sens, c’est un mâle indigène prototypique dont le parcours est fléché dès le départ. Cela ne peut pas excuser sa violence négrophobe mais depuis « Les damnés de la terre » on sait que la capacité chez l’indigène à se refaire une dignité sur le dos de « plus inférieur que soit » est une tendance lourde :

« Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la manifester d’abord contre les siens… »Au niveau des individus, on assiste à une véritable négation du bon sens. Alors que le colon ou le policier peuvent, à longueur de journée, frapper le colonisé, l’insulter, le faire mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d’un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. »

Le caractère édenté de la négrophobie des Maghrébins de France, s’il n’est pas adossé à un pouvoir[1], ne fait que le reproduire et assigner les Noirs non seulement à une place inférieure en général mais dans le cas d’espèce, à une place inférieure aux «Arabes ». On n’a aucun mal à imaginer la fonction expiatrice de ce racisme, à la fois lâche et vulgaire. Mais l’émotion légitime qui s’est emparée des internautes noirs, du moins ceux qui se sont exprimés, n’est pas moins dénuée de contradictions et d’ambiguïtés. En effet, la négrophobie étant un phénomène structurel en France, les occasions de la dénoncer ne manquent pas. Ce qui distingue cet acte précis des autres, c’est qu’il est perpétré par un Arabe. Et c’est cela qui redouble la violence des internautes noirs à son égard. Tout se passe comme si on jouait le deuxième round de la CAN 2019 où le meurtrier de Mamoudou Barry qu’on avait espéré arabe s’est trouvé être un blanc avec des origines partiellement turques. L’effervescence était alors aussitôt retombée comme si l’identité de l’agresseur était la clef de l’affaire. En creux, cela nous indique une chose essentielle qu’il est urgent de méditer et qui est au cœur de notre intégrationisme : les indigènes n’admettent et ne légitiment qu’un seul racisme : celui du système blanc émanant de Blancs. Précisément celui contre lequel les non Blancs, quels qu’ils soient, se mobilisent le moins. Tout indigène sait le caractère implacable et déterminant de ce racisme-là. C’est pourquoi, l’ampleur de la tâche se transforme la plupart du temps en impuissance qui se transforme à son tour en résignation ou alors en haine contre l’ennemi à sa portée (l’Arabe pour les Noirs, le Juif pour les Arabes…), celui contre lequel il sera plus facile de remporter une victoire. Les militants de l’antiracisme politique le savent, eux qui peinent tant à mobiliser contre les institutions de l’Etat. Mais parfois l’actualité offre à cette impuissance des grands moments de défoulement. Cette fois-ci, ce moment aura un nom et un visage : « Mourad ».

Mais au fait, en plus d’être un mâle indigène « très défavorablement connu des services de police », qui est « Mourad » ? Nous le savons tous : sous l’Algérien se cache l’Arabe, et sous l’Arabe, le Musulman. Et ce Musulman, qui est-il ? La cible privilégiée du racisme institutionnel français aussi appelé « islamophobie ». L’occasion faisant le larron, et tout comme le pouvoir marocain qui fait passer ses pilules a peu de frais, le pouvoir français n’a fait que saisir une aubaine, au moment où son racisme est à nu et qu’il fait voter une loi contre le séparatisme. Aussi, lorsque « Mourad » est interpellé, Darmanin jubile et félicite sa police : « Le racisme ne doit jamais rester impuni ».

J’avoue, le ministre de l’intérieur aurait eu tort de se priver de ce moment de grâce.

Faut-il déduire de tout cela qu’il ne fallait pas se mobiliser contre ces agressions et ces insultes qui touchent à la dignité des humains, là-bas de tout un peuple, ici des Afro-descendants ?

Non. Au contraire. Il le fallait d’autant que des organisations de l’antiracisme politique l’ont fait sans sombrer dans la moindre ambiguïté. Il revient donc à chacun d’y mettre le contenu qu’il souhaite et dont il sera tenu responsable.

 

Houria Bouteldja

 

 

 

 

 

[1] Il est question ici strictement de la négrophobie intercommunautaire en France. Celle des pays du Maghreb relève elle d’une logique structurelle notamment parce que ces derniers ont un rôle de gendarmes de l’Europe. D’autres logiques renforcent et perpétuent cette négrophobie. Nous y reviendrons dans d’autres publications.

 

 

 

 

 

Édito #20 – La Commune de Paris au miroir de la Commune d’Alger et de la révolte de Mokrani

Il y a exactement 150 ans était écrasée dans le sang la Commune de Paris. Le 28 mai 1871 dernier jour de la Semaine Sanglante, sonne le glas de cette épopée qui enthousiasme alors tout ce que le monde compte d’idéalistes socialistes, de libertaires, de proudhoniens et autres St Simoniens et que beaucoup considèrent comme la répétition générale du grand Soir. L’histoire n’a-t-elle pas immortalisé cette image de Lénine esquissant un pas de danse dans la neige en réalisant que la révolution bolchévique venait de dépasser en durée les 72 jours la Commune de Paris ? Profitons de cette occasion pour nous aussi saluer la mémoire des 10 à 30 000 martyrs de cet Assaut au ciel comme sera qualifiée cette insurrection qui a marqué durablement l’histoire révolutionnaire du monde.

Au moment où de nombreuses célébrations de la Commune de Paris se produisent à Paris et dans les régions et s’il est vrai que celle-ci est une conséquence de la défaite française face aux Prussiens intéressons-nous à ce que la fin de l’Empire et la proclamation de la République signifia pour la colonie algérienne.  En effet ,à ce moment il y a près de 50 ans que la France occupe ce qu’elle considère comme une nouvelle province vaste comme quatre fois la mère patrie. La fin du second empire va y induire deux évènements majeurs, concomitants, pourtant contradictoires et tous deux peu connus.

Le premier est la grande insurrection dite de Mokrani et Haddad du nom des leaders féodaux qui la conduisirent en mettant en mouvement une masse de près de 500 000 habitants. Profitant de la faiblesse militaire française et l’état de désordre qui règne en métropole, les populations de l’est algérien dès les mois de novembre mais surtout à la mi mars entrent en rébellion prenant le pouvoir colonial au dépourvu. Et ce d’autant que les meilleurs régiments de ligne envoyés en France pour combattre les Prussiens ont été fait prisonniers à Sedan à l’été 1870. Il faut à la France de Thiers le soutien de l’Allemand Bismarck relâchant fort opportunément ces régiments immédiatement envoyés outre Méditerranée, pour juguler ce que certains considèrent comme une deuxième répétition générale (après celle d’Abdelkader) de l’insurrection du 1er novembre 1954. La question qui d’emblée vient à l’esprit lorsque l’on constate la simultanéité de l’insurrection de Mokrani avec la Commune de Paris est : quelle est  la position de la Commune de Paris sur les populations que la France tient sous sa domination ? Le cas algérien étant de ce point de vue assez éloquent.

Le deuxième est la Commune coloniale d’Alger. Bien avant que la Commune ne soit proclamée à Paris, dès le mois de février la population européenne d’Alger se met en révolution, du moins ce qu’elle considère comme sa révolution, à savoir son émancipation vis-à-vis de la métropole.  Réclamant la mise en place d’une véritable démocratie coloniale, c’est-à-dire ouverte aux seuls Européens et contre les Indigènes, elle met en place des aides sociales pour les plus pauvres des colons ayant perdu leur travail. Mais une de ses revendications principales est le démantèlement des bureaux arabes créés par Napoléon III et qui consistaient en des postes militaires chargés de protéger les populations algériennes de la rapacité des colons. Ainsi que l’ouverture du pays à la pleine colonisation. Déjà après l’insurrection de 1848 et les troubles de 1851 (proclamation du second empire) de nombreux révolutionnaires se retrouvent déportés en Algérie pour y fonder des colonies agricoles. Nombre de ces Communards d’Alger en février 1871 sont des révolutionnaires français de 1848 et 1851 ainsi que d’anciens républicains espagnols ayant fui eux aussi la répression. Autre revendication des colons insurgés, un statut d’autonomie de l’Algérie, c’est-à-dire la remise de l’intégralité du pouvoir local entre leurs mains. Ce type de mouvement porte un nom, les mouvements d’indépendance-colons. Que l’on retrouve aussi bien en Amérique du nord britannique avec les insurgents de George Washington, qu’en Australie ou Afrique du sud, à chaque fois au profit des seuls blancs, sans ou contre les indigènes. Cette Commune d’Alger dirigée par Romuald Vuillermoz délègue même un représentant auprès de la Commune de Paris, Alexandre Lambert, qui se trouve en France à ce moment-là et qui est promu délégué de l’Algérie à Paris.

Certes l’Algérie est fort éloignée de la France et on ne voit pas trop comment les insurgés de Paris auraient pu prêter main forte aux tribus insurgées de l’est algérien eux qui ne réussirent même pas à faire la jonction avec les mouvements communalistes de Lyon ou Marseille. Cependant l’absence chez les Communards de l’ébauche d’une réflexion sur les colonies et leur nécessaire libération est caractéristique d’un malentendu historique entre révolutionnaires du monde dominant et révolutionnaires des mondes dominés qui perdure jusqu’à nos jours. Rêvons. Comment ne pas imaginer la force supplémentaire qu’aurait eu la Commune de Paris si elle avait pu se coordonner avec le mouvement insurrectionnel indigène d’Algérie plutôt que d’accepter l’adhésion du mouvement communaliste et colonialiste d’Alger publiée d’ailleurs dans le Journal officiel de la Commune ? Une erreur que commettra aussi la deuxième république espagnole vis-à-vis des colonies marocaines et que saura exploiter contre elle un certain Francisco Franco. De nos jours, de la même façon, plus que jamais l’attention de la gauche française devrait se porter sur la fracture raciale et donc sur l’erreur qu’il y aurait à considérer les populations « indigènes » comme quantité négligeable ou uniquement réserve possible de voix. Cette « erreur » ayant très peu fait l’objet de réflexion stratégique au sein de la gauche blanche, nous sommes tentés de penser que plus qu’un impensé, il s’agit hier comme aujourd’hui d’une tendance forte du mouvement ouvrier blanc qui priorise la défense de ses intérêts au détriment d’un véritable internationalisme qui mettrait à bas et le colonialisme et l’impérialisme. Dès lors, si, optimistes, nous voulions entonner la chanson, « Tout c’la n’empêche pas, Nicolas, qu’la Commune n’est pas morte ! », resterait toujours la question suspendue de la définition du « nous », soit d’une nouvelle collectivité politique, soit d’une nouvelle utopie.

Édito #19 – Palestine : deux ou trois choses à savoir sur la victoire de la résistance

Après 11 jours de bombardements continus de la bande de Gaza, l‘ampleur des pertes palestiniennes témoigne de la sauvagerie de l’agresseur israélien : 243 morts dont 60 enfants et 1500 blessés dont nombre d’entre eux dans un état grave. Alors qu’a l’opposé, ce sont 11 morts que déplorent les Israéliens. Dans ce contexte on pourrait donner raison à Neville Chamberlain qui écrivait : “Dans une guerre, même si chaque camp peut se déclarer vainqueur, il n’y a pas de gagnant, uniquement des perdants.”  A l’issue des combats un cessez-le-feu a donc été conclu, accord que les media français ramènent à un « ni perdant, ni gagnant ». Façon cynique de coller faussement dos à dos encore une fois les deux protagonistes dans l’ignorance feinte du fait qu’il existe bien un agressé et un agresseur. Dans la même veine les media main-stream parlent de « retour au calme » ou « à la paix » pour qualifier la normalité coloniale. Souvent ce sont même des métaphores météorologiques auxquelles on a recours. Ainsi on parlera de « brusque détérioration de la situation » comme s’il s’agissait d’une dépression atmosphérique, comme si on ne savait pas qu’Israël depuis un siècle fait feu de tout bois afin de refouler les Palestiniens, comme s’il n’y avait rien à comprendre dans ce déferlement de violence. Et pourtant, une observation plus fine montre bien qu’effectivement sionistes et Palestiniens se battent certes dans un affrontement complètement asymétrique mais pour des objectifs précis. Les uns mus par un mouvement expansionniste de refoulement des populations autochtones, les autres pour résister à l’annihilation.

C’est pourquoi loin de tout irénisme, en analysant cette dernière séquence du conflit d’un point de vue plus objectif, la question se pose de savoir s’il y a un vainqueur et un vaincu. En empruntant au vocabulaire militaire ses concepts de « tactique » et de « stratégique » tentons d’observer la situation.

Ce n’est pas un secret. Israël cherche à détruire le Hamas en tant que seul réel obstacle concret à la colonisation totale in fine de la Cisjordanie comme de Jérusalem. C’est son but stratégique à long terme. Au plan tactique, il lui faut pour cela obtenir sur le terrain des victoires décisives. Israël a donc besoin tactiquement d’infliger des pertes substantielles au Hamas ainsi qu’aux autres organisations de combat mais aussi surtout aux populations civiles afin que le Hamas soit déconsidéré et mort politiquement avant de l’être physiquement.

A l’inverse la stratégie des organisations palestiniennes de combat en tant que composantes du mouvement de libération nationale palestinien est d’une part d’apparaître comme le fer de lance de la résistance palestinienne et d’établir l’équilibre de la menace avec Israël. Sur le modèle de ce qu’a obtenu le Hezbollah lors de la guerre de 2006.

Force est de constater qu’Israël a échoué puisqu’en dépit des pertes et destructions humaines importantes subies par Gaza, il n’a pas pu rétablir ce que Netanyahu considérait comme son but de guerre : la dissuasion. Puisque jusqu’au dernier moment les organisations de résistance ont continué à lancer des missiles. Ces mêmes missiles pouvant rendre invivable la situation jusqu’aux confins nord de la colonie globale Israël. De plus, Netanyahou non seulement n’a pas réussi à atteindre les chefs politiques et militaires de la Résistance mais il n’a même pas osé se présenter à la télé pour s’expliquer sur d’éventuelles concessions sur Al Aqsa et Cheikh Jarrah. Signe de l’impatience d’Israël à cesser les combats, Netanyahu qui espérait attirer le Hamas dans un piège n’a même pas osé tenter l’invasion terrestre. Non seulement sur le terrain tactique Israël n’a pas réussi à obtenir la victoire escomptée mais en plus le système de défense « Bouclier » a été durement éprouvé à tel point que Biden a aussitôt promis une aide pour le remettre en fonction (à 50 000 dollars le missile).

A l’opposé, le Hamas est apparu comme le véritable leader du mouvement de libération national palestinien puisqu’il a réussi à se poser en champion des quatre segments où s’inscrivent les treize millions de Palestiniens et, plus important encore, en champion de Jérusalem. Soit le libérateur de tous les Palestiniens de la mer au fleuve et même au-delà.  Notons que cette victoire a été obtenu en limitant les pertes civiles si l’on compare celles d’aujourd’hui à celles de 2014 et ce, sans se voir infliger des conditions au cessez-le-feu, ce qui est une première.

Quant à Mahmoud Abbas son discrédit s’en trouve amplifié, lui qui a annulé les élections de crainte de voir le Hamas lui ravir la place et qui n’a même pas fait les strict minimum pour les habitants de Cheikh Jarrah  et les fidèles d’Al Asqa. Un discrédit qui largement éclaboussé les régimes Arabes ayant pactisé avec Israël.

Sur le front de l’opinion internationale, non seulement la lutte palestinienne marque des points mais stratégiquement elles se renforce.

Sur un autre plan celui du soutien à la lutte palestinienne, on peut se réjouir que la solidarité avec la lutte palestinienne dans le monde gagne du terrain ainsi que le prouvent l’avancée de BDS mais aussi les manifestations de masse ( 180 000 manifestants à Londres ce week-end et au moins autant à Chicago et New York les jours précédents ). Toutefois en France, même si la ferveur pro-palestinienne ne faiblit pas dans les quartiers d’immigration (c’est eux qui ont fait l’essentiel des manifestations) et si la FI et la CGT ont rejoint les manifestations, comment expliquer notre incapacité globale à atteindre cette masse critique que l’on a constatée outre-manche et outre Atlantique ?

Il semble que deux motifs sont à considérer. Le premier est celui de la lente criminalisation de la lutte palestinienne sous les coups de boutoir des gouvernements successifs de gauche comme de droite. Une gauche renouant avec son sionisme historique et une droite ayant abandonné toute référence gaulliste en matière de conflit Palestine/Israël qui maintenait malgré tout un semblant d’équilibre. Ce à quoi s’ajoute la lente érosion des libertés démocratiques et la mise en place progressive d’un système autoritaire. D’autre part la faiblesse du mouvement anti-impérialiste pour ne pas dire sa liquidation par l’ensemble des gauches de gauche françaises qui ont progressivement renoncé à leur internationalisme pour renouer avec un certain chauvinisme qu’elles n’ont jamais vraiment combattu. Quand on ajoute à cela leur tendance à préférer les résistances « laïques » aux « résistances » se revendiquant de l’islam, on comprend mieux la difficulté à réaliser l’unité du mouvement de solidarité avec la Palestine. Nous nous consolerons cependant en insistant sur la qualité morale des nouvelles générations de manifestants dont la tenue, l’enthousiasme n’ont d’égales que leur finesse politique spontanée.  Ils ont magistralement démenti les préjugés de la classe politique à leur égard et ridiculisé Darmanin aux yeux du monde. On sait donc qu’on pourra compter sur eux lorsque la Palestine aura de nouveau besoin de nous car si celle-ci a gagné cette bataille, la guerre coloniale, elle, n’est pas finie.

Édito #18 – Manifestations pro-palestiniennes à Paris : un camouflet pour Darmanin

En tout état de cause, comme en 2014, ce 15 mai 2021, la Nakba palestinienne, a été commémorée comme il se doit dans la plupart des capitales du monde dont celles, nombreuses, du monde arabe qu’on croyait soumises à la trahison de certains de leurs dirigeants. De Bagdad à Chicago, de Rabat à Bruxelles, la solidarité envers le peuple palestinien ne faiblit pas et dément le parti pris pro-israélien des élites aux pouvoir.

La grande leçon à retenir de tout cela, c’est qu’il s’impose à nous de construire l’unité la plus large autour de la cause palestinienne sur des bases politiques claires : la dénonciation du colon israélien, le soutien sans faille à la lutte du peuple palestinien. De nouvelles mobilisations s’annoncent. Soyons au rendez-vous!

Edito #17 – La Palestine compte sur nous, montrons-lui qu’elle compte pour nous

Depuis deux semaines environ, des évènements douloureux se déroulent en Palestine ou plutôt s’ajoutent à cette longue tragédie coloniale. D’une part, les Palestiniens subissent les attaques répétées des colons en armes dans le quartier de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-est, d’autre part, depuis quelques jours aux alentours de l’esplanade des mosquées, ces mêmes Palestiniens subissent les exactions de la soldatesque israélienne qui tente de limiter leur accès aux lieux saints à l’occasion des derniers jours du Ramadan. Tout d’abord, dans le quartier de Cheikh Jarrah en périphérie de Jérusalem où quatre familles palestiniennes sont menacées purement et simplement d’expulsion de leurs maisons dans lesquelles elles vivent depuis 1956. En fait, à l’origine, vingt-huit puis par la suite soixante-dix familles de réfugiés palestiniens chassés de leurs terres lors de la Nakba de 1948 avaient trouvé refuge dans ce quartier à partir de 1956, du temps où la Jordanie administrait ce territoire. De plus, les terrains sur lesquels elles ont bâti leurs maisons leur avaient été octroyés par le gouvernement jordanien avec l’aide de l’UNRWWA. Après que les Israéliens ont envahi Jérusalem-est (la vieille ville arabe) à l’occasion de la guerre de juin 67, des colons ont miraculeusement trouvé des titres de propriété attestant que ces terrains leur appartenaient. L’affaire en était restée là jusqu’à ces derniers jours, fin d’un très long marathon judiciaire. En effet, demain la cour suprême de justice israélienne devait rendre son verdict définitif concernant ces quatre familles en litige depuis les années 70. On retient son souffle.

La situation est d’autant plus tendue qu’à Jérusalem-centre les pressions israéliennes sur les lieux saints, les provocations et les agressions des colons sont constantes. L’armée et la police entendent y régir le moindre mouvement de Palestiniens pour bien souligner qu’ils sont les maîtres des lieux. C’est ce qui s’est encore passé à l’occasion du dernier vendredi de Ramadan et de la nuit du Destin. Près de 90 000 fidèles musulmans palestiniens entendaient se rendre à la mosquée d’Al Aqsa pour y prier. Les tirs de la police coloniale ont fait près de 187 blessés parmi les Palestiniens dont des dizaines ont été hospitalisés. La situation y est explosive car depuis de nombreuses années des fanatiques sionistes expriment régulièrement leur intention de détruire la mosquée d’Al Aqsa pour y rebâtir, disent-ils, le temple de Salomon. Comme pour les encourager, le gouvernement israélien sous prétexte de fouilles archéologiques transforme peu à peu en morceau de gruyère le sous-sol de l’esplanade des mosquées menaçant la stabilité de celle-ci qui risque l’effondrement.

C’est pourquoi aux dernières nouvelles, Netanyahou a demandé le report de la décision judiciaire concernant les familles de Cheikh Jarrah. A cela trois bonnes raisons. D’une part du côté des Etats-Unis, il semble que Joe Biden (et la député Alexandria Ocasio-Cortez) ait commencé à réagir de façon défavorable à Israël en prenant position pour les familles palestiniennes, reconnaissant dans un tweet qu’elles avaient le droit de continuer à vivre dans ce quartier. Ensuite Rupert Colville, porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, lors d’un point de presse régulier à Genève a publiquement rappelé à Israël que la possible expulsion des familles palestiniennes dans un territoire occupé comme Jérusalem-est constitue un crime de guerre selon la définition de l’ONU. Enfin, la situation en Cisjordanie sur fond de grave crise politique (depuis l’annulation des élections par Mahmoud Abbas) est elle aussi en train de s’aggraver avec trois nouveaux décès de Palestiniens tués par l’armée ces derniers jours. Trois bonnes raisons qui font craindre à Netanyahou une relance de l’intifada d’Al Qods.

Le plus scandaleux dans tout cela demeure l’attitude des régimes arabes et de l’Union Européenne. Chez les premiers, mis à part la Jordanie qui a réagi car officiellement en charge de la protection des lieux saints musulmans, le silence des capitales arabes est absolumentassourdissant. Un évènement sur la planète Mars aurait chez eux plus d’importance. Ainsi aucune réunion de la ligue arabe n’est prévue. De même la demande palestinienne de réunion du conseil de sécurité qui pour l’instant n’a reçu aucune réponse favorable n’est même pas appuyée par la Ligue arabe. Quant à l’Europe, on peut lui décerner le pompon du cynisme puisque si celle-ci s’est bien fendue d’un communiqué, celui-ci est absolument ahurissant puisqu’il y est demandé « aux deux parties » de tout mettre en œuvre pour calmer la situation. Ramenant encore une fois dos à dos l’agresseur israélien et l’agressé palestinien. A Gaza, les organisations de résistance Hamas et Jihad islamique déclarent se tenir prêtes aux côtés de la résistance populaire palestinienne et annoncent qu’elles ne resteront pas paralysées devant les agressions répétées contre Al Qods. A ce tableau, doit être ajouté une ultime provocation, d’un cynisme magistral. Aujourd’hui, lundi 10 mai est pour Israël le jour de Jérusalem c’est-à-dire le jour de fête commémorant l’attaque et la prise de la ville sainte par l’armée israélienne que la colonie sioniste appelle « Réunification de Jérusalem ». Il faut savoir que cette invasion de Jérusalem en 1967 s’était accompagnée de milliers d’expulsions d’habitants après la destruction de leur quartier, notamment celui des Maghrébins. En tout état de cause, le peuple Palestiniens n’a que faire des états d’âme des régimes traîtres ou stipendiés qui lui conseillent la résignation. Des rivages de l’Atlantique à ceux du Golfe, il compte aussi sur la solidarité internationale. A l’occasion de la date anniversaire de la Nakba, retrouvons-nous nombreux à Barbès, samedi 15 mai à 15h pour exprimer notre fraternité et notre soutien sans faille au peuple palestinien en lutte. Palestine vivra, Palestine vaincra !

Édito #16 – Y-a-t-il un lien entre immigration et terrorisme ?

Le récent assassinat d’une policière à Rambouillet a relancé les obsessions de tout ce que ce pays compte comme forces obscures cherchant absolument à faire le lien entre immigration et terrorisme et plus précisément avec l’immigration à référence musulmane supposée ou avérée. En effet, dans ce cas d’espèce, le meurtrier étant un ressortissant tunisien arrivé clandestinement en France en 2009 et régularisé dix ans plus tard, il n’en a pas fallu plus pour que l’extrême droite, une partie de la droite mais aussi de la gauche islamophobe établissent un lien direct entre terrorisme et immigration. Le réflexe est pavlovien. Cette vieille antienne ressort systématiquement des tiroirs de journalistes en déficit d’audimat. Le résultat en est qu’en 2018, 53 % des Français, fortement travaillés au corps par des enquêtes sur mesure, se disaient d’accord avec l’affirmation selon laquelle « nous ne pouvons pas accueillir plus de migrants, car ils augmentent le risque terroriste dans notre pays ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? S’agissant de l’immigration, Valérie Pécresse présidente de la région île de France, sur Europe 1, déclare : « Il y a un lien entre immigration et terrorisme. Il faut dès aujourd’hui, de façon radicale, stopper toute immigration ». Ce que Natacha Polony, ce 29 avril dans Marianne, « au nom de la lucidité » confirme en plaidant « pour le droit de prononcer dans la même phrase les mots « immigration » et « terrorisme » comme si ce droit dont elle use et abuse n’était pas déjà le pain quotidien de très nombreuses rédactions.  Et pourtant, selon Erwan Le Noan, dans Le Point du 28 avril, une vaste étude portant sur 170  pays ne montre aucun lien de causalité « entre part de migrants dans un pays et activité terroriste ». Confirmant cela dans une interview à Europe 1 au moment où le parti gouvernemental s’apprête à présenter un projet de loi « sur la prévention et la lutte contre le terrorisme » Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du Raid et député LREM, réfute également le parallèle entre terrorisme et immigration : « Tous les terroristes ne sont pas étrangers, et tous les étrangers ne sont pas terroristes », lance-t-il.

En effet, démentant les analyses chères à Marine à Le Pen, les statistiques montrent que la grande majorité des attentats commis en France ces dernières années, ont été le fait de ressortissants français ou d’étrangers en situation régulière. Dans Info/Migrants, le 26 avril, Charlotte Boitiaux explique quant à elle que depuis 2012, la plupart des terroristes impliqués dans les attaques meurtrières sur le sol hexagonal étaient Français et nés sur le sol français : Mohammed Merah (attentat de Toulouse en 2012), Chérif et Saïd Kouachi (attentat de Charlie Hebdo en 2015), ou encore Amedy Coulibaly (attentat de l’Hyper Cacher en 2015).

Cependant, s’agissant des attentats les plus meurtriers du 13 novembre 2015, si six des 10 membres des commandos étaient bien Français, deux étaient Irakiens, un était Belge et le dernier belgo-marocain.

En tout état de cause, les observateurs les plus honnêtes considèrent que 70 % des auteurs d’attentats sont bel et bien des Français. Quant à la dimension strictement islamique de ces derniers, si elle est indéniable d’un point de vue formel, elle est réfutée quand les enquêtes menées par les polices démontrent que dans l’immense majorité des cas, le déterminant religieux n’apparait qu’en surface, la plupart des mis en cause n’étant pas particulièrement pratiquants et ayant même des modes de vie plutôt dissolus. Le fameux « Allahou akbar » intervenant d’avantage comme une sorte de cri de ralliement politique que religieux.

Cependant si le lien direct entre taux d’immigration clandestine et terrorisme mais aussi entre taux d’immigration légale et terrorisme n’apporte rien d’intéressant, force est de constater que le vœu pieu consistant à écarter tout lien entre ce qui est appelé « terrorisme » et les Français issus de l’immigration post coloniale n’est pas tenable non plus. Effectivement rien ne sert de le nier, la plupart des attentats commis ces dernières années en France ont été le fait de jeunes français liés d’une manière ou d’une autre à l’histoire et à l’immigration coloniales. Dès lors, il est impossible de ne pas voir là les conséquences dramatiques d’une longue histoire d’exclusion et de discriminations qui peut produire ressentiments et désir de vengeance. Déjà, en 1995, avec l’affaire Kelkal, ces aspects étaient patents. Cette explication est valable mais n’épuise pas pour autant le sujet. Si l’on retient comme valide la déclaration de BFM (du 30 octobre 2020) selon laquelle la France est le pays occidental qui a connu le plus d’attentats depuis 2012, comment expliquer que des pays comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, qui ont une histoire coloniale aussi intense que la France, soient eux beaucoup moins ciblés par le terrorisme que l’Hexagone? Tenter de répondre à cette question, c’est devoir forcément s’interroger sur les politiques extérieures actuelles de ces pays, les comparer entre elles et aussi nous intéresser à celles des Etats-Unis qui eux aussi ont souffert d’importants attentats sur leur sol. Et là, force est de constater une différence majeure : oui la France et les Etats-Unis en comparaison avec des pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Portugal ou la Belgique – autres pays coloniaux – sont en pointe en termes d’interventions militaires extérieures aujourd’hui. De là, le lien entre interventions extérieures et terrorisme sur notre sol s’avère bel et bien fondé.  Celui-ci est établi par nombre de chercheurs parmi lesquels le réseau OCTAV (Observatoire contemporain du terrorisme, de l’antiterrorisme et des violences)[1].

 

Par ailleurs si l’on en croit Michel Wieviorka pour qui« le terrorisme est dans les yeux de celui qui regarde, et chacun est le terroriste de l’autre » et Noam Chomsky quand il affirme qu’on a jusqu’ici « cherché une définition du terrorisme qui exclurait la terreur que nous exerçons contre eux, mais inclurait la terreur qu’eux exercent contre nous » on ne peut pas écarter l’idée que ces attentats commis par des Français issus de l’immigration interviennent en réponse à une politique extérieure française elle même meurtrière. D’autant que les explications fournies de type « défense des droits de l’homme » ne convainquent que les sots ou les hypocrites. Surtout en ce qui concerne les interventions françaises directes au Sahel ou indirectes au Yémen. Quand sont écartées les explications de type « civilisationnelles » ou magiques de type « ils en veulent à notre manière de vivre », « à notre liberté et à celle de nos femmes » demeure la réalité nue : la somme des intérêts stratégiques et économiques de la France qu’elle entend se garantir dans la concurrence inter impérialiste aussi implacable que destructrice.

Dès lors, qui peut réfuter l’équation : moins de guerres là-bas = moins de terrorisme ici ?

 

[1] https://www.nouvelobs.com/idees/20201114.OBS36086/guerres-et-terrorisme-sortir-du-deni.html