Messages par QGDecolonial

La bête parle, ou pourquoi renoncer à l’empire scientifique français

C’est la campagne de recrutement, tu viens d’être qualifié pour une autre tournée de cinq ans où tu serais censé composer, jour et nuit – comme tu l’as fait tous les mois de mars entre 2020 et 2024 –, des dossiers de candidature pour les quelques postes de maître de conférences auxquels tu te penseras éligible. La vache s’amaigrit au fil des ans : les ouvertures de postes s’amenuisent de manière proportionnellement inverse au nombre de candidats. Dans ce tournoi de la faim, ces derniers, jeunes docteurs flanqués de CV pareils à des boucliers, sont de plus en plus soumis aux lois de la sélection naturelle : pedigree, papiers, habitus et race. Et c’est bien parce que n’ayant ni le bon pedigree, ni les bons papiers, ni les habitus qu’il faut, ni la race, que tu as décidé, après cinq années de campagne et deux – deux – auditions, de battre en arrière. 

Tu sais que parler de race amènera plusieurs de tes lecteurs à quitter d’emblée ce spectacle que tu leur offres d’un milieu universitaire qu’ils ont délibérément ou non consenti à sustenter et, par leur silence si ce n’est leur déni, à protéger – contre toi ? Non, le déni et le silence te recouvrent : tu n’existes plus qu’en tant que nuisance lointaine. Fin de non-recevoir : soit on t’oppose le silence (et le mépris), soit on te corrige (quitte à t’humilier). Ne parlons pas de ceux qui, si tu te hasardes à dire qu’il y a un problème de racisme systémique au recrutement universitaire en France, te répondent, bienveillamment : c’est difficile pour tout le monde, même pour les normaliens, agrégés, ayant joui de contrats doctoraux et d’ATER, même ceux-là, qui cochent toutes les cases dont tu as été d’office écarté par toute une chaîne de commandement (pas de nationalité donc pas d’agrégation, pas de contrat doctoral, pas d’ATER – ne parlons pas de l’École normale supérieure, majoritairement réservée, elle, aux bons enfants de la reproduction sociale), même eux, ils galèrent. À force, tu finiras par anticiper l’argument du « même eux ». À la table des carrières différées, tu es celui qui, triturant entre tes doigts la carte unique du mérite (et d’une socialisation éducative assez avantageuse dans la Tunisie qui t’a vu naître et partir), dont la présence sonne faux. Il arrive, dans cette situation-là, que ton reflet se confonde en quelques points avec celui d’un autre qui attend dans des limbes apparemment similaires aux tiennes. Or, tu devras sortir de table si tu veux t’épargner la honte d’être celui que l’on fout dehors au moment où il faudra baisser le store. 

Les discussions sur le trottoir après un repas de colloque, avec tes pairs du sérail, te font l’effet d’une permission. Pendant quelques minutes, ton appartenance est autorisée dans le corps légitime de la nation. Mais appelons-la, celle-ci, par son vrai nom : l’empire, considéré ici dans son aile scientifique. La France continue de se nier en tant qu’empire tout en se comportant comme tel ; son université aussi. L’empire scientifique joue à l’invisibilité en se disséminant dans le fantasme d’une production démocratique, égalitaire, des connaissances. En témoigne le dédain longtemps et, aujourd’hui, sporadiquement réservé aux cultural studies, ainsi que le travail de sape que subit, même à gauche, les pensées postcoloniale et décoloniale, sans parler des démarches de décolonialité du savoir qui demeurent en grande partie inaudibles. Et c’est sur un trottoir de l’empire que se jouera l’un de tes rituels d’humiliation, après – en raison de – l’honneur qui t’aura été fait de t’inviter à donner une conférence en son sein. Ayant osé dire : le recrutement à l’université française est raciste, tu te feras rétorquer en plein cœur de tes trente-sept piges : « Sors de ces grilles de lecture qui t’enferment. » 

À quelle condition un subalterne peut-il parler au cœur de l’empire ? Les personnes négativement racialisées sont obsédées par ce racisme systémique que les gens du sérail ne voient nulle part, en tout cas nulle part dans le camp qu’ils se convainquent d’avoir choisi : celui de l’innocence. L’incapacité de réfléchir en termes de « système » fait interpréter le soupçon de racisme comme une accusation personnelle et lance une offensive aux airs de défense d’autant plus aveugle et violente qu’elle change le plaignant en accusé, voire elle l’excommunie. La personne discriminée est responsable de sa propre exclusion dans la mesure où sa parole risque, métonymiquement, de jeter le discrédit sur tout un milieu qui, soudain, se défend, de façon immunitaire, comme un agrégat indifférencié, contre un petit emmerdeur. Symboliquement, l’empire est puissant en ce qu’il délègue sa légitimité dans tout un chacun de ses agents prêts à pulvériser le métèque qui ose renverser l’illusion du récit humaniste dont il est existentiellement, matériellement captif. Toutefois, tu t’étonneras toujours de l’opiniâtreté avec laquelle tes collègues pourtant de gauche (c’est précisément cela le problème), pourtant critiques de leur pays, de son histoire, de son devenir – pourtant pâtissant de l’accusation d’« islamogauchistes » lancée par le camp dégénéré d’en face –, s’acharnent à débusquer dans ton esprit la lecture racialiste comme on cherche des poux : sois propre de ta propre race. Ainsi, on t’a déjà demandé, amicalement, pourquoi tu tenais à ce genre de « prisme ». Et c’est donc, a priori, tout aussi amicalement que l’on t’a sommé de « sortir de ces grilles de lecture qui t’enferment », suivi d’un riant et encourageant « Résiste, prouve que tu existes ». L’inverse d’un prisme et d’une grille de lecture, c’est le réel, auquel eux seuls ont accès. S’il n’est pas nécessairement prouvé que tu sois empêché par ta race (lire : le fait que l’on te perçoive comme appartenant à une race, mais de toute évidence, ce n’est que dans ta tête), ta conviction envers cet empêchement sera ta responsabilité à toi seul. Pour des pairs passivement ou passablement nourris des théories bourdieusiennes, souvent pleins de sollicitude envers leurs sujets de recherche pris dans les luttes des minorités devenues glamour – l’antiracisme, la queerness, la décolonialité : des luttes avec, à la clef, des capitaux économiques et socioculturels pour celles et ceux qui n’en sont guère concernés –, le déterminisme social (et, dans ton cas, en tant que citoyen d’une ex-colonie française, géopolitique) ressemble à un privilège auquel tu ne saurais prétendre. S’ils cherchent à te l’arracher de la langue, alors ce moins que tu dénonces, ce moins qui rogne ton droit au rêve et à la dignité, est un plus. C’est un excès d’existence qui jette une lumière crue sur leur incomplétude, sur leur échec à remplir tous les contours de l’image de l’intellectuel de gauche bien sous tous rapports et sur tous les fronts. C’est alors que s’engage un rapport de forces à l’endroit du soutien, de l’alliance que tu pensais quérir : ton existence, au sein de cet espace d’élection, est en bras de fer avec l’empire. Il faut se soumettre – après avoir appris à la reconnaître lorsque l’on vient d’ailleurs : ailleurs de classe, de race, d’origine – à la grammaire seigneuriale de la production du savoir dans un milieu qui fait reposer sa légitimité sur une rhétorique promotionnelle d’égalité et de justice. Parce que tu es un subalterne qui leur parle, et qui transgresse les cercles de l’énonciation féodale – en dénonçant ce que tu perçois comme une injustice avec ton interprétation expérientielle des choses –, tu te retrouves, sur le trottoir, à quelques rues de l’université où tu viens d’intervenir, ramené à ton statut par le sceptre d’une sentence coupeuse de têtes : « Sors de ces grilles de lecture qui t’enferment. » Sans oser rien dire de plus, parce qu’a priori tu es bien élevé, tu consens à ce rituel d’humiliation, dont tu éprouves, dans ta chair, cette violence que tu n’arriveras à décrypter que des semaines plus tard, mais pour l’instant tu souris et lances avant de partir : « Fais-moi signe quand tu viendras à Tunis. »

Tunis, tu y es retourné pour ce qui donnera deux années de parenthèse après douze ans d’exil, en France puis au Canada. Ayant d’abord accompli un Master en Lettres à Pris, tu as démarré une thèse en cotutelle avec Montréal, entre une carte de séjour çà et un permis d’étude là, mais tu t’es ruiné au pari universaliste de la liberté de mouvement : trop de temps passé outre-Atlantique t’a rendu interdit de retour en Europe. Dans une mappemonde dont, avec ce passeport vert en forme de chef d’inculpation, près des deux tiers te sont barricadés (130 pays nécessitant un Visa sur 199, et ce n’est même pas le pire des scores), tes lignes de désir s’épuisent à la nage entre les icebergs. Les années passant, tu produis à la chaîne articles, conférences et colloques, tu postules même en Chine ; or, c’est dans la marâtre France que tu comptes le plus d’interlocuteurs. Au fil des années, les refus éliment ton amour-propre, mais quand tu décroches enfin une première audition en 2022, via Zoom, tu ne te rends alors pas compte, les yeux chassieux de candeur, que tu n’avais jamais parié que des galets sur l’avenir. Cela n’a jamais été un refoulement à la ligne d’arrivée, l’on ne jugeait pas ton dossier comme le résultat d’un labeur de longue haleine : ta carrière avait été signée, dès le départ, de l’encre invisible de l’impossible. Erreur de parcours. Trompé d’adresse. Il retrouvera lui-même la sortie. L’on avait espéré que tu te découragerais en daignant ne pas refuser ton inscription au doctorat en France, certes, mais avec un sujet qui n’intéressait personne, un directeur de thèse qui t’acceptait par charité, une école doctorale qui ne t’accordait pas de contrat et un labo qui t’excluait de ses projets et financements. 

Lorsque tu te mets à lire le réel par les prismes de la race et de l’injustice, tu commences à demander à tes collègues officiers du sérail : combien de racisés y a-t-il dans le corps professoral de cette discipline qui est la nôtre et dont le capital est l’altérité (la littérature comparée) ? Silence. Tu renchéris en disant que tu ne parles même pas de ressortissants du Sud, mais de citoyens français. Silence, puis : Unetelle. Tous ces Français arabes, noirs, asiatiques – trop classe moyenne ou pas socialisés comme il faut pour être normaliens ou agrégés et rejoindre potentiellement le sérail – que tu as pu fréquenter en Master et qui, comme dans la série The Leftovers, font partie de ces 2 % de la population, ont disparu d’un coup au seuil du doctorat. Or, ici personne ne s’en émeut alors que les CV des comparatistes, dans les ruines de Babel, sont pleins de la langue des absents.

Tunis, mai 2024 : tu as dû y retourner après douze ans d’exil. De là, tu as continué de postuler avec un dossier tuméfié d’attente et d’humiliation : tes juges sont désormais tes anciens concurrents ainsi que tes amis, ceux-là avec qui tu as partagé les bancs de l’université et qui consentent alors à ta disqualification, dressant entre vous un mur de silence. Tu passes ce mois de mars à te coucher aux aurores en ciselant tes sept candidatures ; pendant que tu composes ton projet de recherche sur le racisme environnemental, une tempête fait sauter l’électricité, et tu poursuis ta rédaction à la lumière de la bougie – tu prends une photo et hésites à la joindre à tes dossiers. 

Après six refus sans audition, tu es convoqué et cela exhume en toi un principe d’espérance. Tu as déjà un visa Schengen de six mois, obtenu précédemment pour des conférences ; et depuis son Midi, N., productrice de films, te fait un petit contrat pour que tu puisses te payer cette mission qui, avec l’effondrement du dinar, t’aurait coûté un salaire mensuel et demi.

Trêve de suspense : tu n’auras pas le poste. Non, tu ne l’auras pas dans cette audition montée comme un tribunal où chacun des dix membres est chargé de détecter dans chacune de tes paroles la moindre de tes divergences, le moindre signe de ta défectuosité vis-à-vis du système. Tu t’es déjà inquiété que tes prises de position au sujet de Gaza, sur les réseaux sociaux, te desservent pour tel ou tel poste – tu sais que des agents de la paix se camouflent ici et là. Tu as dû te laver de la Palestine et de tous tes défauts – ta race, ton pays, ton pedigree, ton pouvoir d’achat, ton décalage culturel, ton infériorité coloniale, ton dossier rédigé à la bougie et la conscience que tu as du fait qu’ils ne savent rien de tout cela mais qu’ils t’altérisent d’emblée selon des grilles de lecture racialisantes qu’évidemment il est difficile de prouver, car là est toute la puissance de l’idéologie raciste : l’impossibilité d’en inculper les agents color blind de l’empire. Tu as dû t’en laver, avant d’entrer en salle, en passant dans un sas de désinfection invisible censé te neutraliser, te dés-ensauvager, te pacifier, pour que tu prétendes être l’égal des collègues agents ou, du moins, que tu en montres l’effort et que cette mascarade puisse durer un peu pour les besoins de l’opération et de leur bonne conscience. La·e président·e du comité demande à consulter ta pièce d’identité, conformément à la procédure : « Je n’ai que mon passeport », t’entends-tu dire en tendant le livret pansé de Visas.

La première personne à dégainer, tu la reconnais, est orientaliste. L’année précédente, elle avait négativement évalué ton dossier. Tu t’y étais préparé, on te pose des questions reposant sur, exactement, les mêmes réserves que tu avais lues dans son rapport d’expertise et à travers lesquelles tu avais eu l’amère impression qu’on avait peu potassé ton dossier. On te questionne sur tes choix méthodologiques (pourquoi pas les normes comparatistes françaises ?) et sur la langue des citations du corpus (pourquoi en traduction et non en langue originale – arabe et persan) ; tu t’expliques, corriges diplomatiquement là où on a eu tort (tu cites en traduction et en langue originale, en fonction du contexte), puis : « Mais vous parlez l’arabe ? – Oui, je suis bilingue. – Et le persan ? – Je peux le déchiffrer. »

Cette personne étant considérée comme experte de ta candidature en raison de sa maîtrise d’une des langues que tu utilises, son avis fait loi. Il se trouve que, cette fois (tu le sauras plus tard), elle a recommandé ton dossier pour audition, mais que t’invitant à te défendre sur des aspects qui auraient pu rester minorés, elle t’a tendu un cadeau empoisonné. Tu continues de performer en vingt minutes chrono, mais c’est des jours plus tard que tu te rendras compte que ta disqualification avait déjà été entamée : à un mètre de toi, un·e membre du comité, bavardant avec l’agent d’à côté – et probablement peu satisfait·e de la réponse que tu as fourni à sa question –, sort une grande bouteille en verre, la pose sur la table et la décapsule, en te regardant dans les yeux, pendant que, sans rien comprendre de cette épreuve, tu essaies de parler en attrapant par la queue ta pensée qui s’enfuit. La bouteille fait psht

Dans le train te ramenant vers Paris, on t’annonce la nouvelle au téléphone confirme ton ressenti. « Je vous conseille d’entrer dans les moules du comparatisme français. Mais vous auriez peut-être plus de chances en Amérique du Nord. » Connaissant le mépris que l’université française a à l’égard de celle du continent américain, tu ressens sur ta joue le brûlure de Judas. 

Mais c’est la question de la langue qui, manifestement, t’a fait couler ; lorsque l’on t’a demandé si tu parlais ta propre langue. 

Les trois langues que tu parles, et qui sont aussi tes langues de travail (en plus du persan), tu ne les as pas apprises par lubie, par tropisme ou parce que cela faisait partie de l’offre de ton lycée comme autant de promesses d’ouverture sur le monde. Ces langues, maternelle pour ce qui est de l’arabe et étrangères pour les deux autres, tu as grandi dedans, c’est-à-dire que ta cognition s’y est pliée, que ton cerveau s’est taillé à la pointe de leurs idiomes. Et dans cette géographie des écarts qui, linguistiquement, historiquement, culturellement, cosmologiquement, violemment sépare ton Sud de ses deux Nords – Europe et Amérique –, même si bien sûr ils font aujourd’hui ta subjectivité, ton entièreté, ces langues t’ont été imposées pour que tu puisses appartenir au monde, c’est-à-dire : y avoir ta place dans un contexte d’hégémonie où il est difficile d’exister en restant à l’endroit de sa naissance. Il faut aller sur le territoire du dominant et souscrire à sa fable universaliste, à l’humiliation invisible. Alors il est possible que lorsqu’on commente mon travail sur la base de la supposée égalité d’un monde unifié, ami et symétrisé depuis les indépendances ou 1, 2, 3 Soleils, il est possible que l’on oublie que cette langue, que l’on a apprise par lubie ou par tropisme lui a été fournie, qu’on s’y est spécialisé·e, qu’on y a été recruté·e, qu’on en fait des délégations et des projets scientifiques financés uniquement parce que l’empire dont on est l’agent a besoin d’intelligences pour comprendre et contrôler les altérités, a fortiori historiques et problématiques comme le monde arabe. Alors lorsqu’on fait sa vie en français, dans sa langue maternelle, pendant que je parle des sabirs, et qu’on entre dans l’arabe à heures ouvrables pour décoder tel ou tel manuscrit du Moyen-Âge ou deviser sur un Darwich figé en France dans le romantisme commode des nostalgies vaincues, on oublie qu’on est en train, sous prétexte de science, de documenter un ennemi sédaté sous forme de livre entre ses mains. Alors, lorsqu’on me questionne ou qu’on commente mon travail, ce n’est pas à un interlocuteur qu’on s’adresse, mais au reflet de ses objets d’étude, à l’ennemi à la base docile mais qui soudain apparaît avec son intelligence propre, hors-cadre, hors-dispositif : la bête parle.

Khalil Khalsi

Saboter la démocratie libérale : Une leçon du Sud 

Selon la définition du Robert, La démocratie est un système politique dans lequel la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyen.ne.s, qui l’exercent soit directement (démocratie directe), soit indirectement par l’intermédiaire de représentant.e.s élu.e.s (démocratie représentative). La démocratie libérale, quant à elle, s’inscrit dans ce cadre en intégrant des principes fondamentaux tels que la protection des droits individuels, la séparation des pouvoirs, et l’État de droit. Elle privilégie la démocratie représentative, où les citoyen.ne.s élisent leurs représentants, tout en mettant l’accent sur les libertés civiles et économiques.

Nous voulons mettre en question cette définition. Bien que séduisante dans sa simplicité, elle mérite d’être interrogée, particulièrement dans sa prétention à l’universalité. Si la démocratie, telle que définie par les institutions occidentales, repose sur des principes de souveraineté populaire, d’égalité et de liberté, il convient de s’interroger sur son caractère réellement universel. Universel, étant lui aussi un terme à questionner puisqu’il n’apparaît qu’au bon vouloir de l’occident. En réalité, cette conception a été façonnée par un contexte historique, culturel et géopolitique particulier, celui de l’Europe, et exportée vers d’autres régions, notamment le Sud, souvent par la force ou sous des prétextes de modernisation. Cependant, ce modèle, loin d’être neutre, a souvent ignoré ou écrasé les formes de gouvernance autochtones qui existaient bien avant la colonisation. La démocratie libérale, dans son application occidentale même, porte en elle des contradictions profondes, qu’il est crucial d’explorer. Si, à l’extérieur, elle se présente comme un modèle d’émancipation et de liberté, à l’intérieur des sociétés occidentales, elle connaît des tensions majeures. La montée de l’extrême droite, la crise de la représentation politique, et les défaillances démocratiques internes, comme l’influence disproportionnée des lobbies économiques ou la criminalisation des luttes sociales, témoignent des limites et des contradictions de ce système. Cette démocratie, loin de se maintenir comme un modèle de liberté, est elle-même en crise, et cette crise est d’autant plus manifeste lorsqu’on observe ses failles et son incapacité à intégrer de manière véritablement égalitaire les peuples du Sud global. 

« La culture dominante de l’Occident est un produit du colonialisme et de l’impérialisme. L’Occident a essayé de faire croire que ses valeurs universelles étaient synonymes de progrès, mais elles ont surtout servi à détruire et imposer des modèles sur les sociétés colonisées. » Amílcar Cabral, La lutte est la seule solution, 1970

Il nous semble important de souligner d’où nous écrivons. Cette place est aussi essentielle pour notre légitimité à parler du sujet que pour votre compréhension du propos.

Nous écrivons depuis la Tunisie, un pays où la démocratie a été brandie comme une promesse après la révolution de 2011, mais où elle s’est révélée être une illusion sélective. La Tunisie, comme tant d’autres pays du Sud global, a connu l’imposition de la démocratie libérale comme un modèle prétendument universel, censé garantir liberté et souveraineté. Pourtant, cette démocratie a été façonnée par des institutions occidentales, héritières du colonialisme, et appliquée à des sociétés qui fonctionnaient selon d’autres logiques, d’autres structures de gouvernance, souvent plus collectives, plus enracinées dans des traditions de solidarité et d’entraide, plus horizontale dans le sens où les hiérarchies n’existaient pas. L’individu avance comme une masse collective, l’individu n’existe pas sans le “nous”. L’histoire de la Tunisie est celle d’une colonisation française qui, sous couvert de modernisation, a systématiquement démantelé les systèmes de gouvernance autochtones et imposé ses propres institutions.  Après l’indépendance, ces structures ont été maintenues, reproduisant une démocratie où l’élite politique, l’élite francophone et validée par la France, formée aux standards occidentaux, continue d’exercer un pouvoir détaché des réalités populaires. Ce que l’Occident nomme « transition démocratique » masque en réalité un projet néocolonial qui ne laisse aucune place aux formes de gouvernance alternatives qui ont toujours existé ici, ni à une définition de la souveraineté qui ne soit pas calquée sur le modèle libéral. Cette dynamique s’inscrit dans un cadre plus large : celui de la modernité coloniale, qui a façonné les structures politiques, économiques et sociales du Sud global sous couvert de progrès et de rationalité. La « mission civilisatrice » de la France, en Tunisie comme ailleurs, n’a jamais eu pour objectif de libérer les peuples, mais de les restructurer selon des normes occidentales, en effaçant ou en remodelant les structures locales pour qu’elles servent les intérêts coloniaux. Le protectorat, euphémisme masquant une domination économique et politique, s’est accompagné d’une réorganisation complète de la société : les droits politiques étaient réservés aux colons, tandis que la population locale restait dominée et marginalisée.« Le colonialisme n’est pas une forme d’humanisme, c’est une forme de barbarie. Ceux qui parlent de la mission civilisatrice de l’Occident sont les mêmes qui tuent dans le nom de la civilisation. » Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950

Dès lors, une contradiction fondamentale se pose : comment peut-on imposer la démocratie à un peuple ? Comment peut-on parler de démocratie dans un contexte post-colonial? Dans un monde façonné par l’occident? Cette question devient d’autant plus cruciale lorsque l’on observe comment les puissances occidentales, tout en défendant leur propre idéal démocratique, n’hésitent pas à soutenir ou démanteler des dictatures lorsqu’elles servent leurs intérêts économiques et géopolitiques. La démocratie libérale n’est donc pas un principe absolu ; elle est appliquée de manière sélective, selon ce qui arrange les pouvoirs en place. Nous, les colonisé.e.s, avons cette blague que l’on se répète souvent « Regardez, tel pays va nous apporter la démocratie à coup de bombardements. » 

« La question de savoir si nous, les colonisés, acceptons ou rejetons la démocratie occidentale ne se pose même pas, car elle ne nous a jamais été donnée en tant que telle. Ce que l’Occident appelle démocratie est une hypocrisie au service de son empire. » Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, 1961

La démocratie, dans ce contexte, n’était qu’un outil rhétorique, une justification pour l’occupation plutôt qu’une réalité politique. Ce modèle de « démocratie sélective », où les principes de liberté et d’égalité sont appliqués à géométrie variable, reste toujours d’actualité. Il suffit d’observer la manière dont la laïcité en France est instrumentalisée pour exclure les musulman.e.s de l’espace public, tout en se revendiquant d’un universalisme républicain. La France ne se contente pas de préserver une prétendue séparation entre l’État et la religion, mais sert également à exclure et marginaliser certaines communautés. La laïcité, loin de garantir une véritable égalité, a souvent été utilisée pour légitimer des politiques discriminatoires. La question de la laïcité n’est pas isolée, elle fait partie d’un ensemble de mécanismes qui, sous le couvert de valeurs démocratiques, servent à maintenir une hiérarchie sociale et culturelle, où l’Occident se positionne comme modèle universel.

Cette contradiction historique est fondamentale : l’Occident exalte ses valeurs démocratiques tout en maintenant une ségrégation entre colons et colonisés, entre citoyen.ne.s et indésirables. En Algérie comme en Tunisie, les populations autochtones étaient privées de droits fondamentaux : pas de citoyenneté, pas de participation politique. Autrement dit, la démocratie, au lieu d’être un outil d’émancipation, était et demeure un instrument de structuration hiérarchique des sociétés, garantissant que les inégalités se perpétuent. L’héritage colonial ne s’arrête pas en 1956. Après l’indépendance, la Tunisie a adopté un État-nation autoritaire, calqué sur des structures coloniales. L’administration, l’éducation et l’économie avaient été pensées pour produire une élite francisée, détachée des réalités de la majorité de la population – une fracture qui persiste aujourd’hui. Le pouvoir reste centralisé, concentré entre les mains d’une caste formée dans les écoles du “protectorat”, reproduisant les mêmes logiques d’exclusion politique et sociale. L’Occident continue d’imposer ses modèles démocratiques par le biais économique, à travers des institutions comme le FMI et la Banque mondiale, qui dictent les politiques nationales sous couvert de réformes structurelles.

Mais la démocratie ne sert pas uniquement à contrôler, elle est aussi utilisée pour justifier des ingérences politiques : interventions militaires, sanctions économiques, pressions diplomatiques. La contradiction est flagrante : l’Occident n’hésite pas à soutenir des régimes autoritaires tant qu’ils servent ses intérêts stratégiques, tout en prétendant défendre la liberté et les droits humains. En parallèle, la lutte contre le terrorisme est devenue une autre justification pour ces interventions. On peut citer l’exemple d’Israël “la seule démocratie du moyen orient” qui lutte contre le terrorisme depuis 76 ans, une autre manière de dire: coloniser, tuer des resistant.e.s. Le Sud global se retrouve ainsi piégé dans une double impasse : soit sous un régime démocratique imposé qui perpétue l’exploitation et le capitalisme soit plongé dans le chaos du terrorisme, qui sert à légitimer encore plus de contrôle et d’ingérence. L’un comme l’autre ne sont que des outils au service d’un même projet de domination.
La Tunisie, en particulier, a servi de laboratoire à cette stratégie alternée. Après la révolution de 2011, le pays est devenu un terrain d’expérimentation pour la « démocratie » occidentale, forcé d’adopter des réformes dictées par des institutions financières internationales. Parallèlement, l’affaiblissement de l’État a ouvert la voie à l’émergence de groupes djihadistes, dont l’idéologie se construit aussi en réaction aux violences impérialistes et aux ingérences étrangères. Pour certain.e.s, le jihad devient une réponse politique à l’oppression, un moyen de résister à un ordre mondial structuré par l’Occident. Pourtant, ces dynamiques sont instrumentalisées par les puissances occidentales, qui alternent entre répression et laisser-faire en fonction de leurs intérêts stratégiques. Plutôt que d’éradiquer ces mouvements, elles les utilisent comme justification pour renforcer leur présence militaire et économique dans les régions qu’elles prétendent stabiliser.

Ainsi, sous couvert de démocratie et de modernisation, l’Occident ne cesse de redessiner le monde selon ses propres logiques de domination. La question n’est plus de savoir si la démocratie libérale peut répondre aux besoins des sociétés du Sud global, mais comment s’en affranchir définitivement. Comment briser ce cercle infernal où les modèles imposés étouffent toute souveraineté politique et culturelle ? Comment renouer avec des formes de gouvernance enracinées dans les réalités locales, qui ne reproduisent pas les structures oppressives héritées du colonialisme ? Face à l’effondrement des modèles dominants, quelles voies s’ouvrent pour reconstruire des systèmes fondés sur l’autodétermination, la justice et la mémoire collective ?

Ce qui nous amène à explorer les systèmes de gouvernance enracinés dans les pratiques communautaires, où l’organisation sociale et politique ne repose pas sur des structures imposées d’en haut, mais sur des dynamiques de solidarité et de responsabilité collective. Dans ces modèles, l’individu ne se conçoit pas en opposition au groupe, mais comme une partie intégrante d’un tissu social façonné par des valeurs partagées, une histoire commune et une relation intime avec la terre et la mer. Les sociétés autochtones, méditerranéennes et du Sud global ont depuis toujours développé des formes d’organisation qui privilégient l’entraide sur la compétition, la transmission sur l’accumulation, et l’équilibre sur l’exploitation. Ces modes de gouvernance ne sont pas des vestiges du passé, mais des réponses vivantes aux défis d’aujourd’hui : face à l’effondrement écologique et aux fractures sociales, ils rappellent qu’aucun système ne peut perdurer s’il ne respecte pas les rythmes du vivant et la souveraineté des peuples. Car il ne s’agit pas seulement de gérer des ressources, mais d’habiter un territoire en conscience. Là où les systèmes extractivistes épuisent les sols et brisent les liens humains, les pratiques communautaires s’ancrent dans une relation de réciprocité avec la nature. Elles reposent sur une mémoire collective qui ne se limite pas aux êtres humains, mais inclut les rivières, les montagnes, les vents et les saisons. La mer, en tant qu’espace de rencontre, de mélange et de mémoire, symbolise ces dynamiques interconnectées. Elle nous rappelle que nos histoires sont entrelacées et que nous sommes toustes des voyageurs sur cette terre. « La mer est un espace de rencontre, de mélange et de mémoire. Elle nous rappelle que nos histoires sont entrelacées, que nous sommes tous des voyageurs sur cette terre. » Yara El Ghadbane et Rodney St Eloi, Les racistes n’ont jamais vu la mer, 2021.Ces modèles existent déjà, portés par celles et ceux qui refusent de voir leur monde réduit à un marché. Ils s’incarnent dans des assemblées villageoises où la parole se construit en commun, dans des pratiques agricoles qui régénèrent plutôt qu’elles n’exploitent, dans des rituels qui tissent du lien là où d’autres imposeraient des lois. Ils rappellent qu’un autre avenir est possible, non pas en réformant un système malade, mais en renouant avec ce que nous avons toujours su : la communauté n’est pas un choix, elle est la seule voie pour préserver la vie.

Nous, les autochtones, les indigènes, les peuples de la terre, avons tant subi l’oppression et l’aliénation que nous avons été contraints de devenir sauvages. Si l’on considère que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort·e·s, alors nous sommes, par essence, les plus puissant·e·s. Lorsque viendra la fin du monde, nous serons les dernier·ère·s debout. Mais la véritable question est : les sauverons-nous avec nous ?


Uncivilized collective

Fondé par Amine Bejaoui et Kmar Douagi, Uncivilized collective, est un espace décolonial de création, de réflexion et de transmission. À travers des publications, des expositions et des ateliers, il s’engage à amplifier les voix marginalisées des communautés du Sud global et vise à déconstruire les récits coloniaux dominants.

*Illustration : Le sel de la terre, Skhira Tunisie, 2020 par Malek Khemiri

Médine, Roussel et Hassani, à propos de deux masculinités antagoniques et d’un trait d’union

Le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, Médine publie un document sonore sur son compte X qui dit en substance :

« On va se manger un mur en pleine gueule si on se déconstruit pas les gars. Perso la déconstruction s’est devenue une gymnastique quotidienne. Je suis encore en chantier. T’as qu’à voir les figures auxquelles je fais référence depuis le début. Y’a pas beaucoup de meufs. Pour un rappeur engagé, l’éveil aux autres combats, ça vient tester l’élasticité des tes engagements : lutte contre le patriarcat, féminisme, black live matter, transition écologique, lutte contre l’antisémitisme… T’as intérêt d’avoir les adducteurs de Jean-Claude Van Damme. Quand tu pointes les discriminations des quartiers populaires ou des Musulmans, et que t’es incapable de questionner ton privilège masculin à l’ère de MeeToo parce que ça te bouscule, qu’on ne peut plus rien dire, c’est que tu fais un peu partie du problème. Toi tu te plains qu’on ne considère pas assez tes revendications, « I’m muslim don’t panik », « le savoir est une arme » mais quand un autre groupe t’interpelle avec ses propres revendications, tu te braques, c’est que t’es pas un bon compagnon de luttes, c’est comme être contre les gros salaires jusqu’à quand on en ai un ».

Ce « coming out » féministe qui pourrait paraître salutaire d’un point de vue progressiste, l’est moins d’un point de vue décolonial quand on a en tête à la fois le caractère civilisationnel du féminisme blanc d’Etat et l’injonction faite aux hommes non blancs de s’y soumettre. C’est l’occasion pour nous de publier cette contribution d’Houria Bouteldja parue dans le Nous 3 qui, déjà, avait identifié la manière dont le parti communiste de Roussel reproduisait ce schéma raciste à l’endroit de Médine et de Bilal Hassani. Houria Bouteldja concluait son texte par l’espoir que Médine ne serait pas perdu à la cause décoloniale. A l’aune de son tout récent « coming out » et de cette analyse, nous laissons le lecteur en juger.

Deux photos, deux salles, une ambiance. Quand je suis tombée sur la première, Médine et Bilal Hassani, dans le journal l’Humanité du 31 août 2023, je l’ai eu mauvaise. Mais à quoi bon susciter une énième polémique dont on ne retiendra que ma phobie de ceci ou de cela ? Et puis, il y a eu la deuxième : Roussel et Hassani. Là, j’ai souri. Le message était limpide. On vous veut, mais à nos conditions : domestiqués. Nous sommes nombreux à comprendre le message et autant à avaler les couleuvres. Dès lors, la question qui se pose à moi est la suivante : dois-je souffrir seule de garder cette épine au travers de la gorge ou dois-je m’en débarrasser et la planter dans la gorge du bon progressiste blanc ? 

Si j’écris ce texte c’est que la question est tranchée. Tout d’abord, j’attire votre attention sur la photo manquante : celle de Roussel avec Médine. Autrement dit, du mâle blanc dominant, ici version saucisson-pinard avec celle du mâle indigène musulman au « sexe-couteau » – réputé alpha, hétérosexiste. J’y reviendrai mais convenez que c’est déjà significatif et qu’il y a déjà matière à gloser. 

      Ceux qui sont familiers de notre littérature savent comment le genre et la sexualité sont instrumentalisés par le pouvoir blanc contre les hommes non blancs vus uniquement sous le prisme d’une altérité sexuelle rivale. Ceux-là savent que le colon entretient un rapport raciste à l’endroit des hommes indigènes qui ne sont acceptés dans les cercles blancs qu’émasculés et dépouillés de tous leurs attributs virils. C’est-à-dire inoffensifs comme le sont les homosexuels dans l’imaginaire homophobe.

       Ainsi au moment où l’alliance des beaufs et des barbares se fait pressante et devient un enjeu politique – ce fourbe de Mélenchon ayant fait la preuve qu’elle est une clef du succès électoral -, il devient impératif pour les formations de gauche de faire les concessions qui conviennent pour attirer le chaland indigène. Médine est une porte d’entrée. Les Verts l’ont compris en dépit de « leur attachement à la lutte contre l’antisémitisme », les communistes aussi, en dépit de leur laïcardisme et de toutes leurs trahisons. Tout le monde l’aura compris, Paris vaut bien une messe. Mais tout comme les Verts ont résisté à l’annulation de l’invitation de Médine non sans lui avoir extorqué un acte public de contrition, les communistes, pas spécialement réputés pour leur avant-gardisme en matière de luttes LGBT, ont aussi tenu à se laver de ce rapprochement en associant le rappeur à Bilal Hassani, homosexuel déclaré se définissant comme « non binaire » bref en associant (diluant ?) une masculinité indigène anxiogène à une masculinité rassurante et inoffensive. Plus exactement, cette rencontre organisée par l’Huma avait valeur de test. Si Médine accepte de s’asseoir aux côtés de Bilal Hassani, c’est qu’il n’est pas si radical que ça ou, pour être plus précis, pas si musulman que ça. Remarquez au passage que « pas si musulman signifie « pas si antisémite », « pas si homophobe », « pas si sexiste ». 

Les communistes ont passé leur épreuve du feu avec succès. Ils ont invité Médine – on ne pourra plus leur reprocher leur islamophobie – mais à leur condition, celle du ralliement de Médine au progressisme libéral de la gauche blanche. N’a-t-il pas déclaré en parlant de Bilal Hassani : « nous sommes des frères de douleur » ? C’est bô. L’épreuve de l’homophobie (remplacez homophobie par sexisme ou antisémitisme) en compagnie de Bilal Hassani (remplacez Bilal Hassani par Sophia Aram ou Golem) a été remportée avec succès. Champagne ! 

               La seconde image est tout aussi significative. Si l’Huma s’excuse d’inviter Médine en créant cette mise en scène qui le dédouane, Médine reste encore trop radioactif pour le patron du PCF. Au parti, on se partage les tâches. Aux lecteurs et aux militants de base, on sert un discours woke adaptée à une opinion traversée par les courants antiracistes, féministes et LGBT : la rencontre de Médine et de Bilal Hassani est taillée pour eux.

               Au cœur de l’état-major, il n’en va pas de même. Médine reste suspect et sa barbe est trop longue. Et puis, il a fait une quenelle que les médias ne cessent de rappeler. Au Colonel Fabien on craint la réaction du beau et sémillant Raphaël Enthoven dont l’amitié a été conquise de haute lutte. Bilal fera mieux l’affaire. Il a une qualité majeure qu’il partage avec Médine : c’est un arabe. Il a une qualité majeure qui l’en distingue : c’est un homo revendiqué. Son corps lui appartient. Surtout, il n’appartient plus à sa communauté, ce qui est en soi une victoire car il devient « disponible ». Disponible à toutes les formes d’instrumentalisation. Il devient la figure indigène idéale avec laquelle Roussel peut s’afficher, le « racisé » qui rapporte et qui ne coûte rien. Ça méritait bien un tweet que Roussel s’est empressé de faire le 16 septembre 2023 pour donner à la rencontre toute la publicité qu’elle méritait : « Très heureux d’avoir pu rencontrer Bilal Hassani à la Fête de l’Humanité », s’affichant fièrement avec lui, main sur l’épaule, comme au bon vieux temps de la main jaune. Champagne bis !

    Là où le bât blesse c’est que l’imaginaire grossier du PC est globalement partagé par les quartiers : un arabe homo ET revendiqué comme tel n’est plus tellement un arabe. Par conséquent, si l’opération peut être une réussite côté bobos et grands médias, elle ne l’est pas tellement pour rallier l’indigène profond. Car l’indigène profond coûte. En plus de n’être point lisse, il exige du PC qu’il se salisse les mains, par exemple qu’il dénonce l’islamophobie, la fermeture des mosquées, l’expulsion des imams, les crimes policiers, voire demande l’abrogation de la loi de 2004… Ce qu’évidemment le parti de Roussel, étant donné sa dérive droitière, ne peut se permettre, raison pour laquelle un shooting Roussel-Médine n’est pas près d’être programmé.

Résumons : 

La première photo halalise Médine. Passé par un sas de dévirilisation, il a le droit de mettre un orteil à la Fête de l’Huma. La deuxième photo donne à Roussel l’illusion de concurrencer la FI en s’affichant avec un « vrai » indigène à condition que sa blanche virilité ne soit pas impactée.

Il en résulte que :

1/ Roussel est raciste. Mais ça, tout le monde le sait.

2/ Roussel reconduit et prolonge, en associant homosexualité et inoffensivité, une homophobie qu’il prétend combattre.

3/ Roussel fait de Bilal Hassani un token : celui d’être un trait d’union entre deux virilités antagoniques et irréconciliables.

4/ Roussel fait chou blanc. 

Cette opération aura sûrement eu le mérite de choquer la gauche institutionnelle (à cause de Médine) et de susciter l’admiration de la gauche de gauche (à cause d’Hassani), mais n’aura gagné aucun indigène à la cause du communisme français. De la même manière qu’en Picardie on ne confond pas les torchons et les serviettes, dans la cité du Luth ou aux Minguettes, personne ne confond Roussel et Mélenchon !

Juste avant la rencontre de l’Huma, et alors qu’il était invité par les Verts provoquant une polémique que seuls les Français peuvent comprendre, j’avais personnellement interpellé Médine et lui avais donné un conseil : 

« Médine, si j’étais toi, je n’irais pas. Si tu y vas, ils pourront se vanter auprès des indigènes de ne pas avoir cédé aux fachos mais, alibi, tu resteras leur otage. Si tu déclines la tête haute, tu les laisses face à eux-mêmes et aux contradictions qu’ils doivent résoudre pour nous mériter. » Sans surprise, il ne m’a pas écoutée. Les décoloniaux, combien de divisions ? N’est-ce pas ? 

Mais comme je ne désespère pas, ce conseil reste valable car la pulsion domesticatrice de barbares est puissante. Abdelkebir Khatibi ne nous a-t-il pas mis en garde ? « Pauvre Arabe, où étais-tu, réduit à une série de traits d’union! » Si je devais formuler un vœu, j’aimerais que Bilal l’entende aussi.  Après tout, on a bien récupéré Zineb… Mais avant tout, puissions-nous ne pas perdre Médine !

Houria Bouteldja

LA SORCIÈRE ET LE FANTÔME : La traversée du comptoir

Ce texte a été initialement proposé par son autrice au site Lundi Matin qui, la semaine dernière, s’est fendu d’une publication pour le moins lunaire à l’endroit de l’intervention “Rêver ensemble” d’Houria Bouteldja. La rédaction de Lundi Matin ayant refusé de le publier, c’est sur le QG décolonial qu’il échoue et c’est tant mieux.

C’est peu dire que les lundis sont pénibles. Sauf si tu bosses dans le commerce et qu’ils sont précisément ton jour de relâche, où après avoir assouvi les loisirs de fin de semaine d’une clientèle besogneuse, tu peux enfin espérer glander…. et si l’abrutissement du taf ne t’a pas complètement siphonné la cervelle, tu peux t’informer et, dans un sursaut tenter de métaboliser dans ladite cervelle des trucs politiquement pas trop dégueulasses.

Voilà. Les lundis de qui bosse dans le commerce, c’est une économie,  un ratio temps/cervelle disponible. 

Alors en lisant l’article Du Drill State au patriotisme décolonial,  me suis demandée qui avait pris le temps d’écrire un truc pareil ? Je veux dire : qui se dit « tiens, j’ai du temps. Nous vivons une époque bieeeen merdique. Je vais alimenter ma rubrique « Il nous faut grandir,  chronique de comptoir » de Lundi Matin en lâchant un truc de 25000 signes pour dézinguer une militante arabe décoloniale » ? Laquelle a sans doute eu le culot de venir marcher sur des platebandes, chasses gardées de la blanchité en affirmant « je suis communiste ». 

Pas de réponse, l’article est anonyme. Une prose qui n’a pas de corps. Une prose-fantôme qui entend poser une analyse critique de la proposition d’Houria Bouteldja sur le  patriotisme décolonial. Notre fantôme ne la désignera dans son texte  que comme la Sorcière, sobriquet dont elle-même se gausse, raillant ainsi les procès médiatiques à défaut de juridiques dont elle est périodiquement l’objet. 

Posons deux choses : 

  • l’acte critique est  la traversée d’un corpus pour procéder soit à son élargissement conceptuel, soit à la défense d’un déjà-là où son auteur entend camper : le papier de notre Fantôme relevant lui très nettement de la seconde approche. 
  • Ce qu’avance Houria Bouteldja peut parfaitement être soumis à ces deux mouvements critiques. Et pas uniquement de la part de ses nombreux adversaires déclarés mais aussi et surtout de la part de ses alliés politiques blancs ou non-blancs. Mais critiquer et discuter la proposition d’une camarade, exprimer son désaccord et les soubassements de ce désaccord ne mobilisent pas les mêmes outils stylistiques que ceux utilisés par des personnes soucieuses de torpiller un propos et la militante politique qui le tient. 

À cet égard, stylistiquement, notre fantôme se fait adversaire en adoptant la stratégie des coups bas, avec son lot de mépris et de méprises. Et vas-y que je t’ampute un propos (ah c’est si bon de dire que la Sorcière cite un dignitaire nazi, sans l’articuler à l’ensemble de sa démonstration… on n’est pas bien là ?) et vas-y que je te reproche une interjection arabe qui sonnerait faux devant un parterre de blancs (et croyez-moi le fantôme s’y connait puisqu’il cite le Coran et telle figure mythologique pré-islamique), et vas-y que je te noie tout ça dans une prose PacômeThiellementesque  (halala, prendre un motif historique et le faire décalquer et s’entortiller dans l’époque, quelle éclate !) 

Si dans l’Antiquité latine le style désignait l’aiguille qui indiquait l’heure sur les cadrans solaires, il est parfaitement clair que le style de notre fantôme indique l’heure contemporaine à laquelle il s’agrippe : celle d’une blanchité qui réduit le rêve au luxe atomisé des psychés occidentales en mal d’horizon politique conséquent. Une blanchité qui a le temps, qui tient à son temps, une blanchité qui a tout intérêt à jouer la montre, à retarder au maximum l’avènement d’un « communisme » qu’elle dit pourtant appeler de ses vœux ardents en épandant ses savoirs marxisants mal dégrossis sur nos cerveaux abrutis de travail.

L’heure de cet article est pile-poil au rendez-vous : le fantôme a beau ne pas avoir de corps, les lunettes décoloniales se désolent d’assister à l’agonie d’une blanchité qui s’accroche au privilège du temps de son rêve pour soi, par soi, à travers soi, fut-il affublé d’un drapeau rouge… Reléguant les nous et leurs possibles loin, bien loin, loin, encore plus loin s’il vous plaît, merci.  Ce qui permet à notre fantôme de superbement ignorer les États-nations latino-américains qui  ont souvent conjugué leurs drapeaux avec la défense des damnés de la terre, sans vocation impérialiste aucune… Ce qui permet à notre fantôme de ne surtout pas envisager ce que le drapeau palestinien incarne aujourd’hui pour les consciences vives à travers le monde. 

 Alors, oui, la nouveauté de la proposition bouteldjienne réside dans cette étrangeté quasi chimérique tant cela peut faire paraître cohabiter des mémoires de carpes et de lapins : comment faire pour qu’une Nation du Nord qui a construit son rayonnement sur ses conquêtes impériales rebâtisse une grandeur internationaliste affranchie de ses oripeaux coloniaux ?  

Mais notre fantôme s’extrait de la mêlée des mémoires et du brouhaha des ancêtres, en prenant la hauteur d’un comptoir. À cet instant, l’autrice de ces lignes concède volontiers que s’il est question d’affects et de désirs, le comptoir est le lieu tout badigeonné de tout ça. C’est pourquoi tout travailleur et toute travailleuse de comptoir passe une grande partie de son temps à laver inlassablement cet espace à grandes eaux, tellement les « je » qui s’y bousculent et veulent y toucher du « nous », s’y déposent, s’y déploient,  s’y étalent. Sans arrêt, si tu « tiens un comptoir »,  il faut y faire place nette. 

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INTERLUDE

Voici mon comptoir premier, mon comptoir fondamental. 

Ma première patronne balaie derrière le comptoir dun café bordelais. Un homme dégoise sur lavant du comptoir. Il nest même pas alcoolisé. Cest juste pénible, ça tape sur le système. Tout le monde encaisse. Il empêche que le nous éphémère du comptoir ne se tisse, ne se pense avant dimmanquablement se défaire. Cest le destin sans cesse recommencé du comptoir. Dun bond, je vois la patronne dans sa longue robe noire se hisser sur le comptoir pourtant haut d1m50, brandissant son balai et hurler : « putain, tu vas arrêter maintenant. Ta Gueule ! Ta Gueule !». Notre sidération recompose derechef le nous qui seffilochait alors.

Le lendemain matin, dans lodeur du tabac froid de la veille, tandis que nous réceptionnons la livraison des fûts, japerçois la patronne tenter de refaire ce geste. Sans succès. Nous rions de lapparition de cette virago quelle essaie vainement de reconvoquer. 

Conclusion : seule la rage pour que survive ce nous de comptoir a donné à son corps lintelligence motrice pour stopper le flux dune spirale blablateuse venimeuse.

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Il y a bel et bien un art du comptoir dont notre pauvre fantôme s’escagasse en vain à se réclamer,  persuadé d’y trôner pour « prendre de la hauteur » : derrière ce comptoir se tiennent ceux et celles qui liront son papier lundi, parce que lundi est leur dimanche…. L’art du comptoir réside précisément dans le déploiement des paroles qu’on peut laisser couler, filer et oublier parce qu’elles créent la grâce d’un sale commun prêt à se dissiper, parce que ces paroles ne prêtent à rien et ne veulent avoir raison de personne. À cet égard, devrions-nous laisser notre fantôme pourrir nos lundis qui sont d’abord nos dimanches ? Charitable dilemme. 

Ou alors, les écrits de notre fantôme relèvent de ces paroles autres. Celles qui appellent à ce que le travailleur du comptoir cingle « ça suffit monsieur, il est tard maintenant, il faut partir. » Comprenez : les logorrhées incompréhensibles doivent savoir se retirer pour nous laisser repartir à la conquête de ces nous mal fagotés avec lesquels pourtant il faudra bien composer des lendemains plus ou moins chantants, aux harmonies bien dissonantes. Nous avons besoin de rester concentrés. 

Dès lors, si ce texte spectral pose une question, la voici : quelle heure est-il à notre cadran, à nous autres blanc.he.s ? Dans quels mots aujourd’hui devons-nous jeter nos forces sans trôner où que ce soit en toisant le réel, mais en mettant bel et bien nos corps repus d’armatures théoriques plus ou moins ajustées dans la bataille du commun ? 

Aujourd’hui quelle est notre heure commune ? Celle tout à fait précise où l’ensemble de la communauté musulmane est pointée par les institutions étatiques pour que ses membres restent excommuniés de tout devenir politique. Est-il l’heure de se vautrer dans la vaticination critique stérile et hallucinée à l’endroit d’une femme arabe et musulmane qui a  encore quelques franches coudées éditoriales (et pour encore combien de temps ?) afin de faire entendre une voix militante, non pas juchée sur un tabouret de bar pour penser son petit rêve communiste, mais dont la conscience du danger fasciste imminent l’oblige à penser contre elle-même pour nous, nous le parterre à la blanchité indécrottée. 

À cette heure, cher Fantôme, il t’appartient d’avoir un corps. Il t’appartient que ce corps  rejoigne la farandole de nos pensées mal aiguisées, la queue leu leu improbable du nous tout tordu du comptoir-France. 

Camille Escudero

Rêver ensemble – Pour un patriotisme internationaliste

Contribution d’Houria Bouteldja prononcée à l’occasion des journées « L’alliance des bourgs et des tours, chiche! » le 12 janvier 2025 à Pantin.

Commençons par un constat froid.

Dans la période, le rêve est d’extrême-droite. Seule l’extrême-droite rêve. Seule l’extrême-droite désire. Seule l’extrême-droite a une libido. 

La meilleure des gauches est au mieux matérialiste. Ce qui n’est pas un défaut en soi car dans ce monde dystopique, où la vérité historique et le réel ont été abolis, l’analyse matérialiste est une condition essentielle de l’action politique. Mais cette gauche, aussi honnête soit-elle, peine à produire du rêve notamment à cause des défauts de ses qualités : elle n’est que matérialiste. Elle ne touche aucune corde sensible. Comme le faisait déjà remarquer le psychanalyste communiste Wilhelm Reich dans l’entre-deux-guerres, « le mouvement socialiste ne défend pas l’affirmation de la vie en ce qui concerne les masses laborieuses mais seulement quelques revendications économiques essentielles ». Mais mieux que Reich, Otto Straser (de l’aile « sociale » du parti nazi) disait en s’adressant aux communistes : « Vous commettez l’erreur fondamentale de nier l’âme et l’esprit, de vous en moquer et de ne pas comprendre que ce sont eux qui animent toute chose. »

Avec cette gauche matérialiste donc, on peut au mieux rêver de préserver ses acquis, sa retraite, le service public ou son pouvoir d’achat. Certes, il existe une autre gauche, plus romantique mais minoritaire, celle qui est internationaliste et communiste. Mais le rêve de celle-ci n’est partagé que par une poignée d’idéalistes, tellement elle est utopiquement déconnectée, tellement le communisme a historiquement déçu, tellement il a été dévoyé d’un côté, diabolisé et ringardisé de l’autre, tellement il échoue à répondre aux besoins immédiats tant matériels que moraux des classes populaires. En d’autres termes, si cette gauche rêve, elle rêve seule. Or la question posée ici, c’est « rêver ensemble ». Et j’ajouterais, « rêver en masse ». Par conséquent la question est la suivante : comment concurrencer les rêves de l’extrême-droite et comment rêver plus passionnément à gauche ?

J’ai eu l’occasion dans des débat récents d’être confrontée à cette question. Une première fois avec Bernard Friot, une seconde avec Frédéric Lordon. Tous deux m’ont dit, et à juste titre, que la proposition de Frexit décolonial que j’énonce dans Beaufs et Barbares, même nécessaire, n’est pas « kiffante ». Je le concède tout à fait. C’est pourquoi, ils – Friot et Lordon – persistent à rêver communisme. Mais en vérité, ni ce projet ni les moyens de le réaliser ne sont plus « kiffant » que le Frexit. Dans la période que nous traversons, on ne mobilise pas en effet les masses avec l’idée de salaire à vie. Et pas d’avantage, je le crains, avec la proposition communiste de Lordon, sur laquelle je vais revenir et qui se fonde sur un postulat avec lequel je suis en parfait accord et que je résume ici : il y a au cœur des classes populaires blanches des enjeux d’identification rattachés à des enjeux de survie. Le racisme, le nationalisme et le masculinisme sont toutes des solutions identificatoires de ce type quand toutes les autres ont été détruites. Il ajoute, et là aussi je suis en total accord, qu’il faut inventer des solutions identificatoires de substitution si on veut aller vers un dénouement révolutionnaire, lesquelles se doivent être de qualité et procurer le même niveau, sinon un niveau supérieur, de satisfaction morale et psychique que le nationalisme, le racisme et le masculinisme. Pour cela, il propose de faire un détour par 1917 où, selon lui, trois ressources passionnelles ont été utilisées pour nourrir le souffle révolutionnaire : 1/ la colère et la haine, 2/ l’expérimentation soviétique des puissances collectives et 3/ l’horizon positif du mot d’ordre « la terre, la paix, le pain ». Je propose de les passer en revue.

1/ La colère et la haine sont effectivement des affects puissants et il faudrait selon lui les détourner de leur cible première, les Noirs et les Arabes, pour les orienter vers les riches. C’est évidemment dans cette direction qu’il faut aller mais là où le bât blesse, c’est qu’on ne voit pas trop par quel miracle cette pulsion passionnelle – l’hostilité envers les Arabes et les Noirs – se retournerait spontanément contre les riches, étant donné son ancrage dans la culture populaire dont je voudrais rappeler ici qu’il tient à des conditions matérielles liées au contrat racial. Comment opérer ce détournement, c’est ce que Lordon ne nous dit pas car la conscience triangulaire des « petits blancs » qui détestent autant la France d’en haut que la France d’en dessous de la France d’en bas ne se téléguide pas : elle est trop consistante pour espérer la balayer à coups de sermons et de prêches sur l’ennemi principal que serait la bourgeoisie. 

2/ Expérimenter les puissances collectives : à l’époque, celle des soviets, aujourd’hui, celle des ronds-points. Pourquoi pas ? Mais cette expérimentation pour extraordinaire et créatrice qu’elle ait pu être, ne peut pas se généraliser ni se pérenniser dans le temps comme on a pu le constater. En d’autres termes, comment expérimenter les puissances collectives quand le marché du travail est à ce point éclaté, morcelé, stratifié, dans un contexte où la classe ouvrière, beaucoup plus hétérogène et concurrentielle qu’en 1917, ne dispose plus de lieux comme l’usine où se mobiliser et où s’organiser ?

3/ L’horizon positif du mot d’ordre « la terre, la paix, le pain » : Lordon ne dit pas qu’il faut revendiquer ces mots d’ordre précisément mais je considère pour ma part qu’ils restent valides. Encore faut-il, pour revendiquer la terre, qu’existe une paysannerie puissante ou pouvoir défendre celle qui reste, voire lui imaginer un avenir décent. Mais celle-ci a été sacrifiée par le néolibéralisme et continue de l’être. Pour revendiquer la paix, encore faut-il se sentir concerné par la guerre. Pour l’instant, ce n’est pas nous qui mourrons en masse mais les peuples qui ne comptent pas et dont la destruction effroyable est banalisée. Reste le pain. Il se trouve que ce ne sont pas forcément les plus pauvres qui votent extrême-droite. Et ceux qui, très pauvres, auraient toutes les raisons de revendiquer le pain, sont plutôt la frange la plus résignée de la population, qu’elle soit blanche ou non blanche. Il faut donc d’autres mots d’ordre. Mais lesquels ? Telle est la question.

Ainsi, renouer avec la proposition identificatoire du premier communisme, le « pour-soi » de la condition ouvrière, est aujourd’hui une impasse. Comment renouer avec une telle identification quand les conditions sociales de la culture ouvrière ont été détruites et que la conscience ouvrière s’est progressivement dissoute dans l’individualisme, la culture libérale, l’abstention ou encore la dérive droitière et raciste ? 

Malgré tout, et il faut le reconnaitre, toutes ces propositions sont justes et dignes de participer de l’élaboration d’une politique révolutionnaire mais elles ont un énorme défaut, que l’on pourrait résumer ainsi : elles ne salissent pas. On sort de ces propositions aussi propre qu’on y est entré. A aucun moment on n’y est mis en danger alors même que Lordon affirmait « qu’il n’était pas de proposition politique qui aspire à quelque succès, qui ne soit doublée d’une proposition passionnelle identificatoire forte qui s’attaque aux pulsions négatives ». Il ajoutait : « Quand on soulève le capot et qu’on regarde dans la psyché des gens, on ne voit que du dégueulasse. La gauche qui refuserait de regarder ça se condamnerait. » 

Il a mille fois raison. A cette nuance près que comprendre le sale, ce n’est pas encore affronter le sale et encore moins se salir. Or, le sale, dans cette proposition, est contourné. La proposition reste d’une grande pureté. Les petits blancs sont racistes ? Qu’à cela ne tienne, offrons-leur la tête des bourgeois ! Ils sont masculinistes ? Détournons leur colère contre les patrons ! Ils sont nationalistes ? Offrons-leur les joies du communisme ! Je ne veux surtout pas faire ici de mauvais procès à Lordon avec lequel j’ai beaucoup de convergences de vue car il a été l’un des premiers et des rares à prôner le retrait de l’Union européenne et a subi pour cela des attaques en souverainisme. Je ne parle bien que de cette proposition, telle qu’elle a été formulée.

Je pense pour ma part qu’on ne peut pas prétendre avoir compris la matérialité du besoin de racisme, de masculinisme ou de nationalisme sans au minimum aller tremper un orteil dans le marais de ces passions tristes, comme on ne peut pas prétendre devenir sujet d’histoire avec les classes populaires telles qu’elles sont sans partager avec elles une part du laid et sans s’enlaidir un peu soi-même. La proposition intègre et vertueuse hélas n’existe pas. Ceux qui l’espèrent dans un projet d’union des beaufs et des barbares sont défaits par avance. Tout projet de transformation impliquant les masses populaires des pays du centre capitaliste, très fortement impliquées dans l’exploitation et le saccage du monde et ayant un fort intérêt à défendre ce train de vie, est nécessairement une entreprise compromettante, dangereuse et risquée. Les forces politiques à prétention révolutionnaire seront toujours sur une ligne de crête. Car, me semble-t-il, nous devons payer le prix d’être la fraction privilégiée et donc corrompue du prolétariat international. C’est la nature même de ce prolétariat et la tentation de la sauvegarde de ses intérêts de race garantie par l’Etat-nation, dans toute son ambivalence, qui rend la tâche ardue et qui fera de nous des funambules. 

Alors que faire ?

Si le communisme en 17, l’islam politique dans le monde arabe ou la théologie de la libération en Amérique latine, pour ne prendre que ces trois exemples, ont mobilisé les corps et les esprits, c’est parce qu’ils ne se contentaient pas d’être à hauteur d’hommes. Ils étaient plus grands et d’une certaine manière obligeaient à lever la tête en direction d’une utopie ou en direction de Dieu. Si j’évoque ces exemples, c’est d’abord pour souligner une absence, une vacance, un vide de transcendance (terrestre1). Car oui, il nous manque une transcendance. Cette transcendance ne peut plus être le communisme pour les raisons déjà évoquées, elle ne peut non plus être le christianisme, Dieu ayant été chassé des cœurs et des esprits par un sécularisme forcené. Cette transcendance ne peut pas être l’islam (et croyez bien que je le regrette), car c’est à la fois une religion persécutée mais surtout une religion minoritaire ici en France. Or comme vous le savez, nous devons rêver ensemble. Nous devons donc nous projeter sur une transcendance collective et largement reconnue. Je m’empresse de dire que celle-ci doit être raisonnable, j’insiste sur raisonnable, car c’est l’humeur générale et le contexte qui fixe le niveau d’exaltation qui doit nous habiter. Or le contexte est désenchanté. L’humeur est à la désillusion, au sentiment d‘échec. Nous sommes tous et collectivement revenus de tout. On a tout essayé, tout expérimenté mais rien ne marche. Pas même la simple préservation des acquis. La macronie nous dépossède tous les jours de notre puissance collective et nous nargue. C’est pourquoi, même l’idée de transcendance est à aborder de manière pondérée, c’est-à-dire adaptée aux conditions historiques, sociales et psychologiques du moment, soit celles des illusions perdues. Le rêve que j’imagine ne peut être qu’un compromis entre les rêves trop grands des avant-gardes romantiques et les rêves trop petits en faveur de la retraite à 60 ans.

Pour résumer, cette transcendance : 

  • Doit être capable de mobiliser les affects installés et durs donc contenir un fort potentiel identificatoire.
  • Elle doit être saisissable immédiatement car le fascisme est à nos portes ce qui nécessite d’utiliser les affects communs à grande échelle et disponibles instantanément. 
  • Elle ne peut pas prendre la forme d’une utopie hors-sol, trop généreuse si j’ose dire, qui fantasmerait d’abord le bonheur de toute l’humanité, la fraternité humaine sans répondre aux besoins matériels et moraux des classes populaires dont l’adhésion massive est l’une des conditions essentielles de la transformation sociale. C’est-à-dire, et au risque d’en froisser certains, en finir avec la forme éthérée de la « révolution permanente » qui est une forme abstraitement « cosmopolite » et universaliste. 
  • Enfin, elle doit compromettre notre vertu, non pas parce que la souillure serait une fin en soi, mais parce qu’elle est un passage obligé compte tenu de ce que j’ai dit plus haut. Nous, peuples du Nord, ne sommes pas innocents, qu’on soit blancs ou non-blancs. Nous faisons partie du problème.

Aussi, la seule transcendance que je connaisse et qui réunisse toutes ces qualités, tout le monde dans cette salle la connait intimement. Mais beaucoup la méprise parce qu’à gauche, et dans le mouvement décolonial, pour des raisons souvent nobles, elle a été jetée avec l’eau du bain. C’est donc l’occasion pour nous, moi y compris, de faire notre auto-critique, et mener la bataille contre nous-mêmes. 

Cette transcendance, elle a un nom. Elle s’appelle France. 

La France. Notre pays. Le pays dans lequel nous vivons, dans lequel nous élevons nos enfants, dans lequel nous nous projetons, auquel nous sommes plus ou moins attachés, que nous pouvons parfois aimer, parfois détester, qui nous fait et que nous faisons.

La France, qu’est-ce que c’est ? Je mets au défi quiconque dans cette salle de me donner une définition claire et précise de ce que c’est. On peut définir un Etat-nation, on peut définir la république mais la France ? C’est déjà plus compliqué. 

Parce que la France, c’est une idée. Une simple idée. Et une idée, on en fait ce qu’on veut. Notamment un devenir. Ce que je veux appeler ici le devenir France. 

Dans son livre Théorie du sujet, Alain Badiou commence avec cette phrase : « J’aime mon pays la France. » Plus tard, dans un débat contre Alain Finkielkraut, avec qui il dit partager une forme de mélancolie dans son rapport à la France, il ajoute : « Il est difficile de trouver plus profondément français que moi. » Ce qui est intéressant dans cette déclaration, c’est d’abord qu’un communiste non repenti exprime son amour pour son pays, ensuite qu’il le fasse en compagnie d’un ennemi qui, lui, en sa qualité de prétendant à la blanchité (je rappelle que Finkielkraut est un juif et qu’à ce titre il est une victime historique du nationalisme européen), a surinvesti l’idée de France, comme le font la plupart des non-blancs, au point d’être devenu au fil du temps l’une des figures majeures de la réaction. Nous avons donc ici deux figures : l’une fidèle au projet communiste et l’autre réactionnaire, toutes deux amoureuses de la France. Il n’y a là qu’une contradiction d’apparence, car comme je l’ai dit plus haut, la France c’est d’abord une idée. Mais c’est aussi une histoire. Et de France, il y en a au moins deux. Celle de la révolution et celle de la contre-révolution, celle des Communards et celle des Versaillais, celle de la résistance et celle des collabos2, celle du mouvement ouvrier qui accouche de droits sociaux et politiques et celle de la bourgeoisie qui accouche de l’Union Européenne.

Je postule ici que si la gauche est plutôt l’héritière de la première et la droite de la deuxième, le peuple blanc est lui une synthèse des deux France. Il est dans ses grands traits patriote pour de très bonnes et de très mauvaises raisons. Il sort le drapeau pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il chante La Marseillaise pour de bonnes et de mauvaises raisons. En d’autres termes, les deux France cohabitent en lui. C’est donc au creux de cette contradiction profonde que la bataille doit être menée. Notre objectif ultime étant que l’une des deux France l’emporte sur l’autre.

Si comme je le disais, il faut apprendre à se salir les mains, c’est ici que ça commence. Le premier pas dans cette direction si on veut cheminer avec les petits blancs serait de se réapproprier la France et plus exactement l’idée de patrie. C’est dans ce geste précisément qu’on pourra commencer non pas à rêver ensemble mais à être ensemble. J’insiste sur être. Car si les classes populaires sont attachées à la patrie, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont mues par des sentiments primaires et chauvins mais aussi parce que la patrie sous sa forme nationale est un bien du peuple et qu’elle est comme le souligne Poulantzas un produit de la lutte des classes. Les affects blancs patriotes sont aussi liés à des intérêts de classe comme nous le montre le mouvement dialectique de la formation nationale. Le mot patrie est polysémique. Sous l’influence de la Révolution française (puis d’autres évènements fondateurs comme la Commune ou le programme de la Résistance à la Libération), la perception populaire de la patrie est d’abord rattachée à l’affirmation de principes politiques émancipateurs, universels, étrangers à toute idée de nationalité ou de nationalisme.  Ici, la patrie est indissolublement liée à la souveraineté et donc à la nation.

Mais la notion bourgeoise de nationalité en creux de l’Etat-nation va évidemment contrecarrer cette conception émancipatrice de la nation : le national se définit alors comme le ressortissant de l’Etat, tandis que l’étranger se définit comme non-national et non-citoyen, n’appartenant pas à la communauté politique constituée en Etat. La nationalité moderne ne définit donc pas réellement l’appartenance à une Nation, mais le rattachement à un Etat. Comme le dit Lochak, « le lien de nationalité est devenu un lien unilatéral et non plus contractuel, dont l’Etat est à peu près seul maître ». C’est ainsi que sont progressivement liquidés et la volonté générale (à la source de la souveraineté et de la Nation) et le contrat social. Ainsi, le mot « patrie » qui oscille toujours entre fraternité universelle d’une part et exclusion et racisme d’autre part est tout sauf pur mais aussi tout sauf totalement condamnable.

Si sous sa part lumineuse, la Patrie-Nation c’est avant tout la souveraineté nationale et populaire, il devient évident que la corrosion des services publics et du principe d’égalité et de justice est immédiatement perçu comme une perte de souveraineté. C’est ce qui pousse les dépossédés, les véritables nationaux, le corps légitime de la nation, les petits blancs au chauvinisme et donc à la défense de la frontière raciale qui devient poreuse à mesure qu’ils dégringolent dans l’échelle sociale. Leur effroi est justement qu’ils refusent de devenir des indigènes. Leur salut, c’est une version exclusiviste de la patrie. 

C’est pourquoi, pour rétablir une version non exclusiviste de la patrie, il faut rétablir l’Etat social et le service public auxquels les classes populaires blanches sont très attachées. Il faut prouver que la justice sociale (qui passe par déposséder le bloc bourgeois) est plus profitable que récupérer les miettes des Noirs et des Arabes, prouver que la lutte des classes est plus profitable que le racisme. Mais pour cela, il faut rétablir la souveraineté populaire. Le thème de la souveraineté nationale telle que la définit Gramsci est aujourd’hui, plus que jamais, d’actualité. Cela implique une réforme intellectuelle et morale qui passe par la construction d’un rapport sentimental, affectif et idéologique avec les sacrifiés du néo-libéralisme, lequel ne peut se faire que par la médiation du sentiment patriotique. C’est en tant que peuple-nation que nous devons redevenir les protagonistes de l’histoire car c’est à l’échelle nationale, comme l’a dit auparavant Stathis Kouvélakis, – l’échelle qui mobilise les affects les plus puissants – que doit s’organiser l’hégémonie et plus exactement une volonté politique collective et nationale, ce que recouvre le concept gramscien de « national-populaire ». C’est dans ce cadre que le Frexit prend toute sa dimension stratégique puisqu’il propose la reconquête de la patrie et donc du bien commun et donc de la souveraineté populaire. Et là où il y a reconquête de la souveraineté populaire, il y a rapport de force. Et là où il y a rapport de force favorable, il y a le pouvoir, il y a l’existence politique, il y a la dignité retrouvée. Ajoutons ici qu’il y a une opportunité historique qui se présente à nous et qu’il serait bête de ne pas saisir. L’extrême droite soi-disant patriote n’a la confiance des classes dirigeantes qu’à la condition de se soumettre à l’européisme et par conséquent de trahir la nation. Plus elle donnera des gages, comme l’a déjà fait Meloni en Italie, plus elle a des chances d’accéder au pouvoir. Or, les classes populaires blanches sont plutôt anti-européennes comme l’a montré le « non » au traité constitutionnel de 2005. C’est donc le moment ou jamais de prouver qui est véritablement avec le peuple et qui ne l’est pas. 

Mais moi qui vous parle aujourd’hui, et après avoir fait cette balade dans l’univers révolutionnaire français, je n’oublie pas un instant qui je suis ou plutôt ce que je suis : une indigène de la république. Un sujet colonial. L’objet de la discorde. La variable d’ajustement. Je n’oublie pas l’autre France. Je n’oublie pas que les « fâchés pas fachos » sont organiquement liés à l’autre France. Je n’oublie pas un instant le mal qu’a semé l’autre France dans le monde, je n’oublie pas le code noir, le code de l’indigénat, je n’oublie pas les massacres de masse, l’exploitation et la spoliation de masse, je n’oublie pas la Françafrique, la Kanaky, l’abandon de Mayotte, le soutien aux génocidaires israéliens. Bref, je n’oublie pas, comme le dit Césaire, que la France est indéfendable. Je n’oublie pas le constat de Césaire : « Le fait est que la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné́ naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison » comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là̀ est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins de chance de tromper. »

Mais il se trouve que même les indigènes ont un besoin de patrie. D’ailleurs, la plupart du temps, ils aiment plus la France qu’elle ne les aime. Et ces manifestations d’amour, en réalité, sont nombreuses. Ils ne sont pas rares à brandir le drapeau BBR lors de victoires de coupes du monde, ou lors de manifestations contre le racisme où il leur sert d’alibi. Voyez à quel point nous sommes Français, clament-ils. Car les indigènes sont privés de patrie. Ils ont perdu la leur et n’en ont retrouvé aucune. Et s’ils aspirent à cette adoption par la patrie France, c’est aussi pour des questions de survie, de protection, de sécurité. Avoir une patrie, c’est l’une des dimensions de la dignité humaine et en être privé est une blessure. Sinon comment expliquer le rapport névrotique au drapeau algérien ?

Les beaufs et les barbares, situés du même côté de la barrière de classe mais séparé par la division raciale, partagent donc le même rêve. Les uns revendiquent une patrie qui leur échappe (à cause de ce qu’ils appellent le mondialisme) ou qui les trahit (l’union européenne), les autres revendiquent une patrie qui les exclut et les méprise. Mais à chacune de ces manifestations de désir patriotique, les avant-gardes politiques, qu’elles soient d’extrême-gauche ou décoloniales se bouchent le nez. La gauche parce qu’elle n’y voit que du chauvinisme, les décoloniaux parce qu’ils n’y voient que de l’intégrationnisme. Je prétends pourtant ici que les avant-gardes qui se bouchent le nez dans les moments de liesses populaires comme les matchs de foot, ou devant les drapeaux de gilets jaunes, ou encore les manifestations comme celle contre l’islamophobie de 2019 dans lesquelles les indigènes ont brandi le drapeau BBR, se transforment par ce geste en arrière-garde. Je sais que s’attribuer le qualificatif d’avant-garde est mal perçu dans certains milieux de gauche. J’assume malgré tout et sans fausse pudeur ce titre. Car je crois à l’importance et à la nécessité de directions politiques qui assument ce rôle d’impulser, de diriger, d’encadrer, d’organiser et de tracer des lignes stratégiques fondées sur une théorie, une pratique et une vision du monde. En revanche, je pense que si parfois nous sommes légitimes à prétendre guider les masses, en tant qu’avant-garde, nous rechignons à être guidées par elles. Pourtant nous devons apprendre à distinguer les moments où nous devons guider comme les moments où nous devons nous laisser guider. Se boucher le nez devant certaines manifestations de patriotisme ou devant l’intégrationnisme spontané des indigènes, c’est passer à côté de la finesse et de la subtilité des affects populaires. Ils savent très bien pourquoi ils ont besoin de ce drapeau, ils savent très bien ce qu’ils en attendent. Ils savent très bien que la France, c’est comme l’or, une valeur refuge. Et contrairement à nous, ils savent rêver à la mesure de leurs moyens. Et si la France incarne leur rêve, c’est que la France est à leur portée. Ni trop grande ni trop petite.

Et pourtant, et pourtant, malgré tout ce que je viens de dire, je ne fais confiance ni aux indigènes ni aux petits blancs. Parce que je sais que je ne peux pas me laisser entrainer par la pente nationaliste et intégrationniste. Parce qu’au fond je sais que j’ai raison de n’être ni nationaliste ni intégrationniste. Je sais qu’ils savent quelque chose, et je sais aussi que je sais quelque chose. Je sais que la solution « patriote » ne saurait se suffire à elle-même. L’indigène décoloniale que je suis se sentirait à l’étroit. Mais plus qu’à l’étroit, se sentirait incomplète, limitée dans son être. Mais pire encore, se sentirait traitre. Car il y a les Autres du grand Sud. Non pas les autres comme simple altérité mais les autres comme prolongement de notre humanité. Or ces Autres, nous les malmenons, nous les torturons. S’il est un impératif à devenir pragmatiques, donc patriotes, cet impératif ne peut pas constituer une fin en soi. La défense de la patrie-Nation ne sera acceptable que fraternisant avec les peuples écrasés. Aussi, ce patriotisme sera internationaliste ou ne sera pas. C’est la seule manière d’échapper à l’emprise de l’Etat bourgeois, que je veux appeler ici Etat racial intégral. La communion populaire et la communion avec les peuples opprimés par les appétits impérialistes passeront nécessairement par la rupture de la collaboration de race donc par la rupture du lien organique qui lie les classes populaires blanches à l’Etat bourgeois et qui lie les indigènes à ce même Etat bourgeois par le mirage intégrationniste. Aussi la tâche des avant-gardes politiques qui auront pris le chemin de la défense de la patrie et qui auront repris langue avec les classes populaires, qui apprendront à parler la langue des petits, ne doit en aucun cas céder à la démagogie. Car les affects des petits sont aussi dangereux qu’ils sont émancipateurs. Il faut les manipuler avec une grande prudence. Notre boussole internationaliste doit donc rester intacte. De la même manière que dans le mouvement décolonial, nous disons « pas de lutte de classe sans anti-impérialisme », « pas de féminisme sans anti-impérialisme », « pas de 6ème république sans anti-impérialisme », nous disons bien évidemment « pas de patriotisme sans anti-impérialisme ». Et pour ceux qui douteraient de la possible résolution de cet antagonisme apparent, je renvoie à cet épisode de la Révolution française où est venue à l’ordre du jour la question de l’abolition de l’esclavage. Les colons défendaient l’idée que l’intérêt national dépendait de la production coloniale, elle-même dépendante du travail forcé et gratuit. La fameuse réplique de Robespierre, « Périssent les colonies plutôt qu’un principe », est l’expression d’une rationalité. Si la révolution édicte des principes, elle doit en assumer les conséquences. Il est impossible de réduire un homme en esclavage sans être un criminel. Il faut donc en assumer les conséquences, et si les conséquences, c’est la ruine des colonies, alors c’est la ruine des colonies, et c’est tout. C’est pourquoi, le vote de l’abolition de l’esclavage s’est fait sans débat ce qui était contraire aux mœurs démocratiques. Mais, comme le rappelle Badiou, les révolutionnaires ont alors considéré que soumettre la question du vote au débat revenait déjà à en entamer la valeur. Or on ne débat pas de savoir si un humain doit être esclave ou non. On vote contre et c’est tout. C’est ainsi que l’abolition de l’esclavage a été entérinée sans débat, car en débattre était déshonorant. Ce geste fondateur, d’une esthétique et d’une beauté sublimes, doit redevenir le geste des avant-gardes politiques et doit s’étendre à la conscience collective. Ce n’est pas tout à fait un hasard si, contrairement à de nombreux pays européens, nous avons encore une gauche de rupture forte. Si nous ne sommes pas complètement défaits, c’est qu’il y a des héritages historiques forts qui innervent le mouvement social au-delà de la France Insoumise. Face à la transcendance, il y a l’immanence de la volonté populaire historique. Mais prenons garde, la tâche des avant-gardes ne s’arrête pas là : elle doit aussi proposer une vision de la totalité, une explicitation du monde. Une vision qui expliciterait les mystères de notre impuissance collective dont les classes populaires ont soif et qui les poussent dans les bras du confusionnisme et du conspirationnisme. C’est pourquoi à un phénomène total, il faut opposer une vision matérialiste de la totalité.

Pour conclure, je voudrais attirer votre attention sur les soubassements de cette proposition de « patriotisme internationaliste ». Je disais plus haut que le communisme ne faisait pas rêver. Certes. Mais je n’ai jamais dit qu’il fallait y renoncer. Je vais même faire un aveu. Je pense que le communisme est la seule et unique planche de salut pour l’humanité. Quel que soit son habillage. D’abord parce qu’il est la seule alternative rationnelle à l’ensauvagement capitaliste mais aussi parce que nous n’avons aucun autre choix devant l’impératif écologique et climatique. L’option communiste est la seule option vitale. Je le dis sans la moindre ambiguïté. C’est pourquoi, il faut rendre grâce à ceux qui, comme Friot et Lordon, poursuivent ce rêve. C’est pourquoi aussi je ne l’ai jamais écarté. Si vous dépliez la proposition de patriotisme internationaliste, vous constaterez que le retour à l’échelle nationale par la proposition de Frexit décolonial, la reconquête de la souveraineté nationale-populaire, le combat pour l’hégémonisation d’un bloc social accompagné d’un véritable programme de rupture avec le néo-libéralisme, chevillé à l’internationalisme sous sa forme anti-impérialiste3, – constituent une proposition résolument et implacablement communiste. La différence entre un communisme qui se présente devant un peuple réfractaire à visage découvert et un communisme à visage patriote, c’est que le premier rate sa cible et que le deuxième a quelques chances de l’atteindre. Mais ce communisme devra être le communisme de son temps. Il devra être décolonial. Pas seulement anti-impérialiste. Il pourra être chrétien, il pourra être islamique, il pourra être kurde, palestinien, chinois, il pourra même être régionaliste. Car pour devenir une véritable transcendance, il doit accueillir en son sein la diversité humaine, la diversité des situations, la diversité culturelle mais aussi tous les besoins de l’âme. 

Vous pouvez le voir, ce rêve que je promettais modeste et raisonnable est tout sauf raisonnable et modeste. Il est même un peu fou. Mais comme vous le savez, heureux soient les fêlés, ils laissent passer la lumière. 

Houria Bouteldja


[1] J’ajoute le mot « terrestre » car certains lecteurs ont pu confondre l’usage du mot commun « transcendance » avec celui de Dieu que j’aurais écrit avec un « T » majuscule si j’avais voulu signifier la Transcendance divine.

[2] La Résistance n’était pas qu’affaire de lutte armée contre l’occupant, elle fut également affaire de lutte politique concernant la France à construire à la Libération. Grégoire Madjarian écrit notamment : « Ce qui se joue directement en France, ce n’est pas seulement la libération du territoire, mais aussi l’existence d’un régime, la nature du pouvoir politique et la direction de ce pouvoir. L’insurrection de l’été 44 n’a pas simplement un caractère national : elle provoque l’effondrement de « l’Etat français » et elle est l’instrument d’une prise de pouvoir. ». D’où le fait que les Américains étaient très méfiants vis-à-vis de la Résistance intérieure. Bref, plusieurs conceptions de la France s’affrontent. Cette lutte dans la lutte explique que De Gaulle ait autant méprisé la Résistance intérieure de la France, dans laquelle les communistes ont joué un rôle déterminant. En visite à Marseille à la Libération, où des maquisards défilaient la chemise ouverte, en tirant un véhicule allemand sur lequel se trouvaient des filles en robes (il faisait chaud) qui criaient en agitant des drapeaux, De Gaulle  aurait grommelé (selon Lucie Aubrac) : « Quelle mascarade! » A Toulouse, la situation faillit dégénérer après que De Gaulle ait ouvertement méprisé des maquisards. Il est d’ailleurs intéressant que l’une des premières demandes faites par De Gaulle aux Alliés ait été la livraison d’uniformes militaires afin de distinguer les « réguliers » des « irréguliers » et faire disparaitre ainsi des forces armées auxquelles ils étaient hostiles.

[3] Rappelons que selon Lénine, l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme et qu’à ce titre, être anti-impérialiste c’est être automatiquement anticapitaliste.

Intervention de Yessa Belkhodja aux rencontres nationales des quartiers populaires

3ème édition des rencontres nationales des quartiers populaires organisées par la France insoumise, samedi 1er février à Toulouse.

Bonjour,

Merci pour l’invitation.

Si je suis invitée aujourd’hui c’est parce qu’avec d’autres femmes, d’autres mamans de Mantes-La-Jolie nous avons créé le Collectif de défense des Jeunes du Mantois en 2018 suite à un événement qui avait défrayé la chronique au niveau national et international pendant le mouvement des gilets jaunes. À Mantes-La-Jolie, les élèves des lycée Saint-Exupéry et Jean Rostand, dans lesquels mes enfants ont été scolarisés ont décidé de faire un blocus en solidarité avec le mouvement des Gilets jaunes. Effrayés par l’ampleur du mouvement, et la possibilité d’une contagion du mouvement dans les tours, les pouvoirs publics ont décidé de réagir extrêmement durement. 153 élèves ont été interpellés par la police, dans des conditions particulièrement choquantes : ils ont été forcés à se tenir à genoux pendant des heures, les mains dans le dos ou sur la nuque, pour certains face à un mur, tandis que les policiers se moquaient d’eux, les filmaient et se félicitaient : « Voilà une classe qui se tient sage ».

Se tenir sage, c’est généralement ce qui nous est demandé pour garantir la tranquillité de tous. Accepter notre lot d’humiliations quotidiennes,
faire avec le racisme d’État, composer avec les violences policières, endurer les discriminations systématiques à l’emploi, au logement, à l’accessibilité aux transports. Se tenir sage pour que tienne le pacte racial et que le pays soit tranquille.

Pourtant depuis un certain temps, nous ne nous tenons pas sage. Au cours des dernières années, l’émergence d’un antiracisme politique dans lequel notre collectif s’inscrit, la lutte sans trêves des comités vérités et justice, le travail mené par le CCIF et d’autres ont permis de mettre au premier plan les questions d’islamophobie et de violences policières. Le large soutien dont bénéficie la France insoumise parmi les nôtres s’explique d’abord par le fait que la FI s’est mise à l’école de ces luttes autonomes. En mettant sincèrement nos questions et nos revendications au cœur de son agenda politique, la FI a permis d’approfondir le poids de ces questions, plutôt que de les récupérer pour les vider de leur substance.

En un sens c’est une forme de méthode qu’il serait important de reproduire dans la perspective des municipales pour incarner concrètement cette voie vers l’égalité et préfigurer la tranquillité de tous, plutôt que de sacrifier la nôtre.

On le sait l’un des éléments majeurs de la pacification des quartiers c’est le clientélisme. Son démantèlement systématique doit constituer l’une des tâches prioritaires de nos alliances.
Bien sûr il faudra abolir le contrat d’engagement républicain et la loi contre le séparatisme, mais ce ne sera pas suffisant. Il faut aussi et plus profondément ne pas soumettre les conditions d’attribution de subvention à des conditions politiques. Il faudra pour les mairies FI, ou alliées, acceptent la critique de l’opposition, composer avec notre autonomie et la conflictualité fructueuse.

Cela passe par des choses très concrètes : on ne doit plus avoir à marchander nos lieux de réunion. Ils ne doivent plus être réservés aux associations qui ne font pas de politiques, ou être interdits aux associations de facto qui entendent préserver leur autonomie. Comme le mouvement ouvrier classique avait essaimé des bourses du travail à travers le pays, nous avons aujourd’hui besoin de lieux où discuter, s’engueuler, imaginer d’autres manières d’organiser la société et abolir le racisme.

Il y aussi bien sûr la question des désignations. Pour nous, la Palestine est toujours une boussole. La candidature de Rima Hassan lors des élections européennes était une preuve. Une preuve par la Palestine. Les candidatures d’Amal Bentounsi, d’Adel Amara ou de Yassine Benyettou de très bons signaux, d’un phénomène qu’il faut approfondir et sanctuariser avec rigueur : gare aux parachutages qui ne seraient pas compris par les gens des quartiers. Mais attention aussi – et ce message s’adresse aussi aux nôtres – à ne pas se raconter d’histoire. Il ne suffit pas d’être l’un des nôtres pour nous être fidèles. Ils sont nombreux dans nos rangs à avoir toujours bénéficié des subsides sans avoir jamais rien fait pour nous. Il faut donc être à la hauteur d’un véritable projet de rupture et de son programme.

Outre le clientélisme qu’il faut défaire, il y a la répression qu’il faut désarmer. Un des éléments marquants de la dernière période c’est la volonté de l’État d’enrégimenter la religion musulmane. Soyons clairs, dans la droite ligne de la séparation de l’Église et de l’Etat, nous pensons qu’il faut libérer le culte. Les imams doivent être élus par les musulmans librement, et les velléités d’imposition par l’Etat d’un «Islam républicain » doivent être condamnées sans ambiguïtés. C’est aux fidèles de discuter et de diriger les affaires de l’Eglise dans le régime de la loi de 1905 et les imams doivent jouir des mêmes libertés politiques que les représentants des autres cultes.

Il faut aussi désarmer les forces qui tuent et mutilent nos jeunes. L’abrogation de toutes les formes de permis de tuer légiférées au cours des dernières années est une nécessité vitale, et avec cela l’abolition de la BAC, l’interdiction des flashballs et des grenades, l’instauration du récépissé pour les contrôles d’identité. Toutes ces mesures sont indispensables à notre tranquillité, au fait de pouvoir être sereins lorsque nos enfants sont dehors.

Cela ne fait pas de nous non plus de blanches colombes innocentes. Nous savons aussi que les gens ont besoin de sécurité. Nos quartiers souffrent des rixes, des violences, des règlements de compte liés au trafic de drogues. Et pour les vivre en première ligne, nous savons qu’on ne résout pas ces questions par l’escalade armée ou le tout-répressif. Il faut se poser sérieusement la question de la légalisation du cannabis, celle de la dépénalisation de la consommation d’autres drogues. Nous n’avons pas vocation à être le champ de bataille d’un marché qui concerne des millions de français, chez nous comme dans les beaux quartiers.

Penser les choses autrement donc et s’interdire le tout-répressif. Je voudrais finir sur un dernier élément. Il y a eu des moments où l’on laissait les jeunes faire de la politique. Où il ne serait venu à personne l’idée d’envoyer des compagnies de CRS pour mater des blocus lycéens. C’est un point auquel je tiens au regard de ce qui s’est passé à Mantes-La-Jolie, mais aussi parce que je pense que ça a été un moment politique très important. Ce que l’État a voulu mater ce jour là c’est la possibilité d’une jonction des nôtres avec les gilets jaunes, je veux dire des quartiers ou des « tours » avec un mouvement qui venait essentiellement de la ruralité, du périurbain, qui était très largement blanc.

Le déchainement de violence contre des lycéens ce jour-là s’explique aussi par la formidable menace qu’ils incarnaient – une véritable jonction des classes populaires. Ce qui a été empêché ce jour-là, nous devons continuer à le penser aujourd’hui, pour garantir enfin la tranquillité de tous. C’est que nous avons l’idée bizarre de vouloir faire société avec le reste de la société française, les « petits blancs», la ruralité, même si cela fait des décennies que l’on nous demande de rester sages.
Pour cela, il faut un programme de rupture et des rêves en commun. La gauche aujourd’hui n’est plus la seule qui parle des questions sociales, l’extrême-droite le lui dispute – même si nous savons bien que ce sont des mensonges. Mais trop souvent seule l’extrême-droite s’adresse aux cœurs et aux besoins moraux, avec les résultats que l’on sait.
Nous avons pourtant l’évidence d’un ennemi commun avec ce peuple blanc : la macronie et ses successeurs qui combinent casse systématique des services publics, accélération autoritaire et division raciste des classes populaires. C’est en combinant des mesures concrètes de rupture avec l’ordre établi et l’inscription de celles-ci dans un grand récit commun, endossable par l’ensemble des classes populaires, contre l’organisation de leur division que nous parviendrons réellement à l’égalité et la tranquillité.


Car oui, définitivement, nos rêves ne se tiennent pas sages

LA FIGURE INSUPPORTABLE DU COLONISE

L’archive coloniale n’a jamais été un exercice tranquille de lecture. Y compris, en ne travaillant que sur les mécanismes froids de notre dépossession – les dispositifs légaux de la nationalité française attribuée aux Algériens -, nous ne lisons en vrai que la violence létale commuée en violence légale. L’archive coloniale nous oblige à revenir sans cesse à ce qui commence par le sang et finit en écritures.

Et, aujourd’hui, tout s’effondre encore.  Posé àras du chaos, l’ordre réglé du discours et des débats, tel qu’il est arrêté, peut-il encore tenir ? 

Le génocide des Palestiniens opère tel un fixateur. Il parle cette angoisse sourde du meurtre recommencé des miens, sorte de tue-tête réarticulé de cette commissure du crime colonial qui, ayant meurtri la chair de nos parents, s’était inscrite à mon corps défendant au plus profond de moi. Aujourd’hui donc, le tout du colonial refait surface, et je ne sais plus où hurler au monde. 

La Palestine me révèle à ma condition carnée. Elle me fait figure d’épouvante quand, dans ces arènes universitaires, je viens perturber le confort des taiseux qui, au souci du monde, ont choisi le souci de leur carrière. 

Hurler au monde donc. 

Je voudrais commencer – ou recommencer d’ailleurs – par la statistique morbide, la litanie des morts et des endeuillés, mais le chiffre terrorise nous dit-on, parce que la source n’est pas bonne : elle est articulée par le Hamas et son ministère d’une santé ruinée par le bombardement israélien. 

Nous pourrions manipuler ce chiffre, le réinscrire dans la chaîne des citations autorisées, chercheurs de toutes parts et contradictoires qui, un siècle déjà, nous ont livrés les clefs d’un conflit, sans pouvoir le terminer, et donnant aujourd’hui cette impression de refroidir le crime d’hier pour assurer, à aujourd’hui et à demain, sa ration gloutonne de morts. Le pouvoir de citation ?  A quoi bon travailler le cadavre, cela ne sait faire revenir les morts parmi les vivants. 

Là où la révolte devrait surgir, il ne s’élève que des résignations confortables, jouant honteusement de l’injonction épistémologique contre une injonction éthique. Génocide ? la chose n’est pas décidable nous dit-on. Il manquerait de la data pour prendre l’exacte mesure des crimes israéliens. Que vaut ce luxe des dispositifs de savoir, conformes aux institutions universitaires néo-libérales, quand Israël, ne s’embarrassant pas des inquiétudes méthodologiques, reporte l’épreuve de falsifiabilité sur le terrain de la guerre asymétrique ? 

Il vaut consentement, par prudence et par lâcheté, au meurtre des Palestiniens. Il est concupiscence du regard. Un vouloir-voir au plus près de ces cadavres amoncelés, par crainte de tout confondre et de ruiner l’exceptionnalité du génocide juif de la Seconde Guerre mondiale. L’examen cadavérique auquel nous sommes sommés est ce regard myope du monde occidental et de ses intellectuels fatigués par leur sentiment de culpabilité à l’encontre des juifs. Aujourd’hui, l’objectivisme est un parler faux. L’attente réglée des données empiriques a été la meilleure chance donnée au meurtre des Palestiniens. 

Il est vrai que toujours le meurtre se commet d’abord dans et par le langage. Nous savions que sous le plaisir du texte, souvent, le parler colonial délivre dans des tours de phrases, mi littéraire mi martiaux, des permis de tuer l’Arabe. Mais si la sémantique a de tout temps était ligne de front et ligne de faille de ces sociétés coloniales, aujourd’hui, la bataille de dénomination est un piège à visée d’épuisement. Appelez donc cela carnaval, si il vous plaît. Je vous rétrocède le mot génocide, ce tabou/totem mal vieilli qui n’inscrit pas l’Arabe de cette garantie de non répétition. L’exactitude catégorielle est trop post-mortem ; elle suit la mort là où nous devrions pouvoir l’arrêter. 

Convoquons alors la loi et le droit, paroles d’autorité à qui manque le pouvoir de contraindre les parties, comme nous le montre encore la dernière livraison de la CIJ sur le sujet. Ce jugement des juges internationaux, parce que vide de commandement, prolonge effrayé la furie criminelle. D’ailleurs, Palestiniens et colonisés de toute époque, savent d’expérience que chercher le juste dans la loi et par la loi qui vous dépossède est une dépense en pure perte. 

Ainsi en a décidé l’Assemblée Générale de l’ONU le 29 novembre 1947, par sa résolution qui ne résout rien, si ce n’est qu’elle instille le principe de la guerre permanente, autrement dit, autrement vu, de la résistance palestinienne. C’est souvent ainsi que les guerres viennent au monde, après délibérations des puissants, mandataires réunis en session spéciale, mais à qui le renfort de formalisme juridique ne pallie jamais au défaut d’un consentement indigène. 

Ce n’est que cela qui « nuit au bien général et aux relations amies entre les nations » : le défaut de consentement, autrement dit l’arbitraire de la Loi et de ses partages qui, usant de son pouvoir de définir les choses, prête aux autres sa propre nature : « un acte d’agression ». Mais nous, nous savons que pareil consentement ne se gagne jamais à l’usure. Nous savons que la seule « menace contre la paix », telle que l’articule un langage vieilli hérité de la SDN, ce sont ces mauvais partages entre le juste et l’injuste.

 Il nous resterait alors à penser le fait accompli, à s’y résigner, mais souscrire à pareille éthique fait mal à nos consciences historiques. Et c’est aux seuls dépossédés, aux Palestiniens eux-mêmes, de décider de ce que le temps fait à leurs justes et légitimes aspirations, de prononcer s’ils le souhaitent les prescriptions par lesquelles pourraient se penser un côte-à-côte plutôt qu’un face-à-face avec l’occupant. 

De ce que nous savons, depuis Alger et son long siècle colonial, c’est qu’un fait d’occupation organise entre occupants et colonisés une coïncidence de lieu dans une discordance de temps. Depuis 1948 donc, – et bien avant cela sans doute – jamais les Palestiniens n’oublièrent la guerre qui leur est faite. Jamais ils ne s’inscrivent dans un même temps d’avec l’occupant. Cet impossible oubli remet chacun à sa juste place. Et toujours, reviennent-ils à ces premiers partages de la guerre et des lois qui la poursuivent dans un compagnonnage assassin. La ligne de front bien que fuyante n’a jamais cessé d’exister. Et toujours et encore, il y aura des retours malheureux à la guerre … jusque vienne la dernière. 

Nous savions mais nous faillîmes.

Aujourd’hui, ici et maintenant, entre nous, est un jour qui ne peut s’engager sans dire ce qui déroute, ce qui trouble la raison et la foi et rend incompréhensible, ce qui jusqu’alors a été désigné « monde » : le scandale de la réitération, le sans cesse recommençant, le scandale du mal, et le bonheur rieur des méchants. C’est comme retourner au 19ème siècle avec les moyens du 21ème, comme le dit Ghania Mouffok à qui je partage une même condition d’écrivant. 

Aujourd’hui donc, que pourrait bien être cette somme de discours à venir, entre nous, qui, au bruit des bombes, à l’odeur du feu et du sang, s’effondrent dans leurs propres proférations ?

 Que devrait être ce temps de pourparlers académiques, s’il ne veut être une somme d’intelligences qui, couchées sur papiers, consommant la page comme on consomme le crime, se meurent de rester sans échos dans le monde, sans secours pour les Palestiniens dont le génocide annoncé est désormais feuilletonné par les mots des uns et des autres, et les nôtres mêmes ? – un acte gratuit depuis que les mots, n’agitant qu’un milieu de propagation restreint, ne savent arrêter les bombes et les massacres.

Par quoi opère la sortie du tragique colonial, et assurément, sans devoir à rougir, la possibilité d’un renversement du monde ? Car ce monde doit finir, le tout du monde, ses ordres narratifs, légaux et esthétiques.  

Il ne peut se penser d’écriture décoloniale, sans l’articuler à une prétention, exorbitante mais justifiée, de revendiquer ou de disputer un pouvoir de direction du monde plutôt que de se restreindre à sa simple description. Car comprendre, saisir le chaos par l’entendement, ne l’arrête pas.  Alors peut-être, comme le dit la philosophe Françoise Collin dans son étude sur Blanchot, « il ne faut pas peindre le meurtre de César, il faut être Brutus. » Une écriture qui dévie, qui écarte, qui débusque et qui souvent terrifie les bien en place. Mais le monstre est bien ailleurs que sous nos plumes.

Être Brutus, c’est reposer ce vieux problème, visiblement mal résolu, de la violence dans l’histoire et de ses légitimations différenciées et discriminantes. Et sortir le monde actuel de son orbite et de ses limites nous oblige précisément à la redite de cette question secousse. La résistance armée est rarement impeccable. Mais dire que les violences palestiniennes et israéliennes s’engendrent mutuellement, c’est emprunter à Camus sa « casuistique du sang », autrement dit faire oublier le meurtre premier, l’effraction coloniale par laquelle tout procède et tout revient. Une diachronie que nombres d’historiens feignent d’oublier dans leur défense « au droit d’Israël d’exister », un coûte-que-coûte assumé à la Scuola Superiore Meridionale de Naples, où j’étais en poste l’année dernière, avant de démissionner.

Si écrire l’histoire à la manière décoloniale, c’est bien souvent prendre part et prendre goût au monde et à son écriture, elle n’est cependant pas simple plaisir égoïste d’auteur. Goûter aux joies du récit, c’est refaire une conscience égale au monde. C’est faire un monde mien quand d’ordinaire nous l’habitons comme non coïncidents. Il nous faut réécrire la chair et les paroles vives de derrière les concepts froids des grandes écoles de pensée, de derrière les taxinomies légales qui, découpant le monde, nous le fait souvent trop étroit, espace d’inconfort et d’insécurité, quand nous n’y rôdons pas comme âme en peine dans ce qui est devenu pour nous l’espace d’une chasse à l’homme. 

Écrire donc ce qui commence par le meurtre et par le sang a toujours été une épreuve, une douleur. Et, encore, il nous faut gémir sérieusement ici et là. Mais pour que l’histoire décoloniale atteigne le plus haut point de son genre, pour qu’elle excelle autrement que par les effets de style et l’esthétique de ses formes, elle doit s’accepter comme écriture de l’accountability, pour employer un anglicisme utile, une écriture qui accuse donc car il n’est de justice sans accusation. 

J’ai encore dans l’oreille cette clameur d’une Algérie libérée, rieuse d’un temps où elle sut faire de l’anticolonialisme une passion joyeuse, un tue-tête qui aujourd’hui ne réussit pas à dominer le beuglement du monde, chauffé à blanc et à sang par des criminels se gonflant de tout leur souffle et vomissant en rafales la furie des bombes gueulantes, comme s’il ne s’agissait que de brûler un peu de poudre pour nettoyer le monde, faire place nette de ses gens tombés dans la choséité. Aujourd’hui on fait encore bombance de nos chairs. Colonial, « cela parle, cela ne cesse de parler », comme une matière qui ne s’épuise pas.

Nous savions et nous faillîmes.

Décidément, les colonisés sont des figures de l’insupportable, car le crime que nous racontons ne se laisse jamais regarder de face. On pue la mort. Toujours, le crime colonial fait à l’indigène visage affreux. Toujours, il nous défigure. Car il faut pouvoir nous tuer, aisément et en masse, dans l’indignité du nom qui nous est prêtés : terroristes. Le crime des Palestiniens est un crime sans que vraiment ne coule le sang, car nous sommes des victimes trop cannibales, pour avoir osé retourner à l’État colonial sa violence principielle. 

Ici, à l’Université de Nanterre, nous ne devons cessez de se remémorer que nos pères étaient les terroristes d’hier. Vous devez l’entendre. Sinon il nous reste à fuir les mots d’un langage menacé de l’intérieur, d’une langue réduite à ses effets et aux petits plaisirs qui y sont attachés.

Notre part à prendre, que peut-elle donc être quand les puissants de ce monde déplacent l’épreuve de falsifiabilité sur le terrain de la guerre recommencée. Que perdons-nous dans le tout du langage ? Que reste-t-il à dire au milieu du bruit, pour faire entendre ce qui nous réunit aujourd’hui ? Que serait l’extrême de notre parole ? Une parole qui ne serait le je du bavard, qui saurait se faire entendre et comprendre, un travail sur le monde donc.

L’écriture décoloniale doit pouvoir tout emporter, ou alors la force seule doit pouvoir continuer à faire sens. La force seule, pour nous aussi.

Les Palestiniens sont les justes à qui la force a manqué …et ce, de notre faute à tous. Il est aussi là le scandale. Prendre sa part et prendre goût au monde, ce n’est plus dès lors un problème de définition de qui est qui, mais un problème de méthode pour faire triompher la justice dans cette exigence de vérité : les Palestiniens sont les justes à qui la force manque. Cela dit tout le tragique de la situation interrogeant les historiens que nous sommes sur ce que doit être, s’il y a lieu, une éthique de responsabilité aux temps des colonies, en temps de génocide.

Noureddine Amara, historien

Illustration : Photographie de l’aïeule de l’auteur. Copyright © Noureddine Amara archives familiales.

Du même auteur :

https://shs.cairn.info/publications-de-noureddine-amara–724351?lang=en

https://www.liberte-algerie.com/contribution/une-memoire-hors-contrat-353284

https://www.mediapart.fr/journal/international/290121/le-rapport-stora-vu-par-deux-historiens-algeriens-la-verite-n-est-pas-la-ou-il-y-l-etat

« PETITS BLANCS » : POURRIR OU DEVENIR

C’est Noël! En guise de cadeau, l’édito du Nous 3 intitulé, « Petits Blancs », fascisme ou révolution, signé Louisa Yousfi et disponible à la commande ici :

Qui sont les petits blancs ? De quelle couleur sont-ils ? Sont-ils plus petits que blancs ou plus blancs que petits ? Sur un plan strictement politique, la réponse est aisée. Les petits blancs sont tendanciellement blancs. Ils votent en tant que blancs, se vivent blancs, se veulent blancs. La séquence électorale récente et les troubles occasionnés par la révélation de leur blanchité au sein de la gauche de transformation n’a fait que rejouer ce sempiternelle refrain, suivi de sa sempiternelle question : que faire des petits blancs qui semblent avoir endossé le pire de ces deux adjectifs ? Petits en ceci qu’ils constituent la partie la plus lésée du pacte racial qui structure le pays, blancs parce que pétris d’affects proprement racistes et donc contre-révolutionnaires. La cause de ces sombres affects n’a d’ailleurs que peu d’importance. Que les petits blancs soient racistes par haine, par peur, par ignorance ou par une fausse conscience de classe ne permet pas de résoudre grand-chose. Au contraire, tout porte à croire que c’est foutu. Pour eux. Pour nous. Pour « le pari du nous ». Et pourtant.

Nous, militants décoloniaux qui tâchons de mettre toutes nos idées à l’épreuve du matérialisme historique, avons toujours en tête ceci : les groupes sociaux ne sont jamais que sociaux et il n’y a pas que du politique dans le politique. Certes, les petits blancs sont les sentinelles de la blanchité, certes ils en surveillent les frontières comme des gardiens de nuit maigrement payés, mais ce deal de perdants qu’ils ont contracté avec la bourgeoisie qui les méprise tout autant que nous autres, révèle en eux une zone qu’une analyse grossièrement « matérialiste » est insuffisante à saisir complètement. Sur le racisme des Blancs américains, James Baldwin disait en substance : quel problème interne à eux-mêmes les Blancs cherchent-ils à fuir pour qu’ils aient à ce point besoin des Noirs ? Pour le cas français, il faudrait décliner l’interrogation : quel miroir inversé les Noirs et les Arabes de ce pays tendent- ils aux petits blancs pour que ces derniers soient convaincus de l’idée qu’ils sont sur le point de disparaître sous l’effet d’un grand-remplacement ? Dans la haine qu’ils expriment à notre endroit, quelle est la part de convoitise ? Et pourquoi est-il possible de renverser tous les stigmates du monde, à commencer par celui du « barbare » à l’ère où le capitalisme lui-même a des vues sur cette dignité et veut en faire son commerce, et jamais celui du « beauf » dont les tentatives de sublimation échouent le plus souvent ?

C’est un chantier qui s’ouvre sur des sables mouvants. Les petits blancs, s’il faut les envisager, ce n’est pas seulement « en dépit » de leur racisme mais « à l’intérieur » de leur racisme, posant comme hypothèse régulatrice que ce dernier constitue le voyage raté vers leur dignité. Car comment fait-on après avoir négocié son âme dans l’objectif de ne pas tout perdre (et de se retrouver à partager la même condition que les barbares) et finalement tout perdre quand même ? Comment lutte-t-on contre cette forme spécifique du ressentiment ? Et à quoi ressemblerait-elle cette « âme » qui permet encore aux barbares, malgré l’oppression et l’humiliation, de ne pas complètement abdiquer leur devenir révolutionnaire et d’exister selon un système de valeurs et de croyances indociles aux lois du monde qui nous accable collectivement ? Comment la retrouver au milieu du désert économique, social, culturel et spirituel dans lequel les petits blancs se retrouvent désormais piégés ? À poser les choses ainsi, l’espoir devrait manquer. Mais ce serait passer à côté de d’une ironie loin d’être amère, plutôt miraculeuse même. Ce travail sur la dignité perdue des petits blancs est aujourd’hui intuitionné, pensé et développé par leurs ennemis jurés, les militants antiracistes de l’immigration qui savent voir derrière le visage de leurs bourreaux les plus directs, leurs voisins de palier ; derrière toute la haine et la rancœur dont ils sont pourtant les cibles, ce que la France leur a fait à eux aussi.

Le « pari du nous » commence donc ici, en territoire décolonial où le premier effort est tenu : prêter à ces ennemis très hostiles un destin néanmoins pas complètement foutu, aux aspérités encore inconnues, qui ressusciterait une mémoire perdue à même d’abolir notre première question. Non plus « Qui sont les petits blancs ? » mais « qui peuvent-ils devenir ? ». Par exemple : ni petits, ni blancs.

Louisa Yousfi

Pour commander le Nous 3

On ne dit pas « Notre-Dame », on dit « Leur-Dame » Patrimoines de l’humanité et impérialisme

« Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la maitresse de la terre, mère des préludes et des épilogues.

On l’appelait Palestine.

On l’appelle désormais Palestine.

Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame ».

Mahmoud Darwich

En début d’automne, l’aviation israélienne dévastait un souk vieux de 400 ans dans la ville de Nabatiyé dont l’histoire remonte aux ères ottomane et mamelouke. Qui l’a su ? 

Un peu plus tard, vers novembre, des frappes israéliennes ont détruit un mur entier de la citadelle de Toron, une forteresse bâtie au XIIème siècle au temps des croisés dans le sud Liban. Etonnant. Même la mémoire chrétienne n’est pas épargnée. La chrétienté arabe plus exactement dont on prétend se soucier quand elle est supposée menacée par les hordes musulmanes environnantes mais jamais quand elle l’est, de fait, par les Européens. En effet, combien d’églises, de monastères, de vitraux ont été détruits en Irak, Syrie, Palestine, Liban par les expéditions punitives américaines, israéliennes mais aussi françaises ? Qui a pleuré l’église de Saint Porphyre à Gaza détruite en 2023 par une frappe israélienne ? Qui a pleuré la destruction de la grande mosquée de Gaza, construite à partir d’une église du temps des croisés, elle-même construite sur un lieu saint proto chrétien, faisant de ce site un lieu d’une intense densité spirituelle au moins deux fois millénaire, puisque sous l’islam, le christianisme croisé, sous le christianisme croisé, le christianisme originel, et sous le christianisme originel, les traces d’un temple d’une religion antique. Tout cela sur le site d’un Gaza, uniquement assimilé à une terre de dévastation, jamais à une terre d’histoire.

Mais souvenons-nous, en 2001, de la destruction, par les Talibans, des trois Bouddhas de Bâmiyân, statues réalisées entre 300 et 700 après JC dans ce qui s’appelle aujourd’hui Afghanistan. L’émotion a été planétaire. Mais c’est en Occident que le chagrin a été le plus fort et le plus bruyant. On peut même dire que ce sont les larmes occidentales, coulant à flots, qui en ont fait un évènement à l’échelle du monde.

On peut en tirer une première conclusion évidente : ce ne sont pas les destructions d’oeuvres immémorielles de l’aventure humaine qui dictent les indignations ou qui produisent l’indifférence générale. C’est l’identité des criminels, et/ou l’identité des peuples dépossédés de leur mémoire et de leur histoire. Ou plus exactement, l’appartenance des uns et des autres au camp de la liberté et de la civilisation ou au camp de la barbarie. Dans le cas des trois Bouddhas, les criminels étaient « nos » ennemis. Aussi, le crime a-t-il été nommé pour ce qu’il était : un crime. Dans le cas de la citadelle de Toron ou du vieux souk de Nabatiyé, l’acte de vandalisme n’a rien provoqué, rien bougé. Pas même un battement de cils. Pas de réaction = pas de victime = pas de crime = pas de criminel.

Deuxième conclusion : les talibans destructeurs de Bouddhas sont des salauds. Les Occidentaux destructeurs de souks antiques, non.

Mais je dis là des banalités. Et ça me fatigue. 

Je me souviens de cette même lassitude quand Notre-Dame a été détruite par les flammes en 2019.

Je me souviens d’avoir été émue. Comme je ne suis pas sujette aux émotions programmées, je sais que mes sentiments étaient sincères et qu’ils n’étaient pas confondables avec ceux de Macron. Mais je me souviens aussi d’avoir été passablement irritée par le long lamento des indigènes à propos du sempiternel « deux poids, deux mesures ». Pourquoi Notre-Dame suscite-t-elle cette gigantesque déploration et pas les centaines, les milliers d’oeuvres historiques détruites par le colonialisme et l’impérialisme dans le sous monde ? 

C’est pourtant simple car il n’y a pas deux mais trois conclusions :

Seul le patrimoine identitaire, entendu comme marqueur civilisationnel a droit à ses titres de noblesse, christianisme identitaire compris, mué depuis peu (et pour combien de temps ?) en « judéo-christianisme ».

J’ai donc été irritée, non pas parce que la colère des indigènes n’était pas fondée mais au contraire parce qu’elle l’était trop et que rappeler la vérité ne sert à rien tellement la séparation entre l’humanité qui compte et celle qui ne compte pas est abyssale. Bref, un agacement de résignée.

Et voilà qu’en plein génocide, Notre-Dame est rouverte. Pendant qu’on massacre des enfants par dizaines de milliers à Gaza, on ressuscite la pierre à Paris. Toujours blasée, je me dis que tout cela est tout à fait normal, qu’on ne connait pas d’autres mondes que celui-là. Qu’il faut admettre cette LOI.

Aussi, ce qui m’a interpellée dans la séquence, ce n’est pas tant le très périmé et très pathétique « deux poids deux mesures », c’est la profondeur de la séparation, l’immensité de l’abîme. Il va de soi que mesurer l’étendue de cette séparation  n’est utile que pour celles et ceux qui contestent la LOI, et espèrent encore recoudre les morceaux. Les autres, je les comprends.

Commençons par l’essentiel. Les destructions de Bouddhas ou de souks ancestraux se font en territoire barbare. Certes, la machine à provoquer des indignations ou à les taire est toujours en veille, mais comprenons bien qu’il s’agit là du « mémoricide » et donc de l’identité des peuples qui ne comptent pas. L’émotion blanche toute spectaculaire qu’elle soit est de surface. Mais il n’en va pas de même quand ce qui est en jeu c’est le mémoire des Européens, et dans leur mémoire, en particulier ce qui sert de socle au récit national.

Notre-Dame a brulé. Il ne s’agissait pas d’un acte terroriste et encore moins d’un bombardement mais d’un accident. Un croyant dirait « c’est la volonté de Dieu » et on passerait à autre chose. Les oeuvres humaines peuvent disparaitre. Ca fait partie de la vie. Ou alors, reconstruisons comme nous le pouvons, pudiquement, modestement, sans éclats. 

Ce n’est pas ce qui s’est passé. 

Notre Dame a bénéficié d’un élan de « générosité » démentiel : 

846 millions d’euros auprès de 340.000 donateurs de 150 pays parmi lesquels de très nombreux Américains mais aussi les plus grosses fortunes de France, les familles Arnault, Bettencourt et Pinault. Il est que la France profite de son statut de puissance mondiale et de son aura internationale, inséparable de son histoire coloniale dont elle a su tirer profit. On sait depuis la cérémonie d’ouverture des JO à quel point elle tient à rester un emblème. Aussi l’offense de feu faite au mythe Notre-Dame devait être vengée et comme on le voit, elle a été vengée.

Quant à la cérémonie d’ouverture, elle s’est faite en présence d’une cinquantaine de chefs d’Etat parmi lesquels Trump, de 13 présidents européens, de nombreux hommes d’affaire dont le très puissant et redoutable Elon Musk. Une communion de Charlie en somme.

En vérité, on n’a plus le droit de s’émouvoir de la vulgarité de ces gens.

Aussi, ce n’est pas la grossièreté qui m’a émue cette fois mais la finesse.

Bizarrement, c’est par la beauté et l’élégance que je me suis sentie agressée. 

Ce que j’ai trouvé le plus troublant (et peut-être ne serais-je pas comprise ?), c’est la mobilisation de tous les savoir-faire anciens, les compétences exceptionnelles pour reconstruite Notre-Dame à l’identique : les tailleurs de pierre, les charpentiers, les forgerons, les couvreurs, les sculpteurs, les vitraillistes, les dinandiers, les cordistes, les patineurs… Tous ces beaux métiers qui ont joué un rôle crucial dans la restauration de Notre-Dame en apportant des expertises techniques et des savoir-faire uniques. Chaque spécialité a été soumise au respect de l’authenticité historique de la cathédrale, tout en intégrant des techniques modernes pour renforcer structure et pérennité. Une multitude de talents, un travail d’orfèvre pour reproduire à l’identique tel ou tel vitrail endommagé. Les statues et les gargouilles, les fresques et les ornements muraux ont ainsi reprit vie…Les commentateurs étaient remplis de fierté chauvine, les commentateurs étrangers d’admiration. Le ravissement était à son comble. 

C’était violent quand on y pense bien.

Pas seulement parce que Gaza se meure et que l’Orient se disloque en même temps.

Pas seulement parce que les mondes détruits emportent avec eux leurs charpentiers, leurs sculpteurs, leurs forgerons et leurs savoirs.

La violence c’est l’impudeur, le trop d’amour de soi, l’indécence narcissique. La survalorisation de l' »authenticité », ce soin infini pour guérir une blessure identitaire, réparer une offense qui n’en était pas vraiment une (il n’y a ni victime, ni bourreau, ni sang, ni blessé), pour flatter l’égocentrisme chauvin et permettre à Jupiter de tenir au moins une promesse, pendant que lui et ses invités détruisent méticuleusement et sans vergogne l’âme des peuples en trop.

La violence, c’est le poids symbolique énorme de la chrétienté nationalisée et coloniale qui finit par être une chrétienté d’empire (d’où la présence de Trump) dont on veut nous faire croire qu’elle aurait été chassée de l’histoire de France, alors qu’elle en est l’âme pour peu qu’elle accepte d’être au service de l’empire. Le refus du pape de « collaborer » à cette farce puis son recueillement, seul, devant le petit Jésus recouvert d’un keffieh est saisissante de contraste : la vulgarité crasse versus la pudeur et le sens de l’histoire.

La violence, c’est l’hypocrisie laïque et son pendant islamophobe, tous contenus dans cette cérémonie religieuse tenue dans l’espace public et applaudie par les plus grands et les plus médiatiques des prêtres laïcs au moment où la tentation est grande de chasser les Musulmans de ce même espace public.

La violence, c’est l’abîme. Cet abîme n’est pas creusé seulement pas l’hypocrisie monstrueuse de l’Occident. Il est aussi creusé par ses victimes qui s’éloignent et qui regardent ailleurs, pas parce que le ciel est plus bleu ailleurs, juste parce qu’il est ailleurs.

Je me souviens des paroles de mon oncle. Un jour, j’étais adolescente et dans une conversation familiale, j’ai évoqué Notre-Dame. Mon oncle m’a interrompue de manière sentencieuse en disant : « On ne dit pas Notre-Dame, on dit Leur-Dame ». Une résistance de loosers, vous me direz. Certes. Mais il était déjà en train de creuser vers cet ailleurs.

Houria Bouteldja

Soudan et Palestine : ce que la convergence des luttes nous apprend de la politique, des médias et des organisations

Cette contribution fait partie d’un dossier du Transnational Institute (TNI) publié ici : www.tni.org

« Nous abandonnons la Palestine dès lors que nous ne saisissons pas les conséquences de l’isolement qui nous est imposé par le système capitaliste financier mondial et tribal du mouvement sioniste, lui-même étant le résultat de notre appropriation du langage de ce système sans créer et développer un langage qui nous soit propre, et qui nous permette d’affronter nos ennemis locaux et internationaux. »

Khadija Safwat, autrice et chercheuse soudanaise, 2016

Au cours des mois qui ont suivi le 7 octobre 2023, on a assisté à une profonde prise de conscience à l’échelle mondiale des souffrances endurées par le peuple palestinien. Cette évolution a été rendue possible notamment grâce aux réseaux sociaux, qui diffusent des informations qui n’étaient jusqu’alors pas relayées par les médias traditionnels, particulièrement dans les pays du Nord. En conséquence, des manifestations de soutien à la Palestine ont eu lieu dans le monde entier, accompagnées de débats et d’échanges sur internet et ailleurs, au cours desquels un soutien sans précédent a été exprimé en faveur de la cause palestinienne.

Pourtant, l’histoire nous rappelle qu’une prise de conscience seule ne peut pas suffire à garantir la libération de la Palestine, bien que cela constitue un point de départ essentiel. L’analyse des expériences menées dans des contextes où le soutien à la lutte pour la libération de la Palestine a été constant dans le temps – et non récent – peut fournir de précieux éclairages sur les actions visant à faire progresser non seulement la cause palestinienne, mais également d’autres mouvements révolutionnaires à l’échelle mondiale. 

Les populations des pays proches de la Palestine sont depuis longtemps davantage conscientes des réalités de l’occupation sioniste, en raison de leur proximité géographique, de leur langue commune et de l’influence du panarabisme et du mouvement anticolonial des années 1950 et 1960. Bien que ces mouvements politiques aient disparu, le sentiment pro-palestinien est resté vivace grâce au partage d’une langue commune et à la forte signification religieuse de la terre de Palestine pour une grande partie de ces populations avoisinantes. Cette réalité apparaît clairement lorsque l’on compare le sentiment pro-palestinien dans la conscience populaire des pays arabophones à leur positionnement vis-à-vis des luttes de certains pays africains et asiatiques non arabophones qui ont bénéficié d’un soutien populaire au cours des années 1950 et 1960, mais pour qui les témoignages de solidarité sont par la suite tombés dans l’oubli. Bien que l’espace accordé au débat politique ne cesse de se rétrécir, la cause palestinienne est toujours bien présente dans la conscience collective des pays arabophones. En effet, cette cause fait l’objet de manifestations sans rapport avec les problèmes nationaux locaux, et revient souvent dans les chansons pour enfants, les hymnes sportifs et les discussions de la vie quotidienne.

Le Soudan n’échappe pas à cette réalité. Les Soudanais·es, comme beaucoup de leurs voisin·es arabophones, ont souvent et depuis toujours intégré un discours pro-palestinien dans leurs revendications de souveraineté nationale. Par exemple, pendant longtemps, la ville de Khartoum s’est enorgueillie d’être surnommée la capitale des « trois non », en référence au sommet de la Ligue arabe de 1967 qui s’est tenu dans cette ville et au cours duquel les pays participants se sont engagés à ne pas conclure de paix avec Israël, à ne pas reconnaître l’existence de l’État sioniste et à ne pas s’engager dans des négociations avec lui. Pendant des décennies et jusqu’à récemment, cet engagement a souvent été mentionné dans les déclarations politiques de soutien à la cause palestinienne émanant des institutions et des différents gouvernements au Soudan. En parallèle, comme cela a été repris ailleurs dans le monde arabophone, la colère du peuple soudanais contre les différents régimes politiques autoritaires s’est souvent exprimée en comparant la situation politique de ces pays au régime sioniste. Ainsi, l’invective « Ce sont eux les vrais sionistes » est adressée de manière récurrente aux personnalités politiques de la région, et ces mots reviennent souvent sur les réseaux sociaux arabophones. Indépendamment de leur degré de connaissance de la géopolitique de la lutte en Palestine, celles et ceux qui utilisent cette phrase assimilent le sionisme à l’injustice, et revendiquent ainsi leur antisionisme et leur soutien à la Palestine. 

La phrase « Ce sont eux les vrais sionistes » continue d’apparaître dans des débats et discussions au Soudan, tout comme en Syrie, en Égypte et dans d’autres pays de la région, sur internet et en dehors.  Mais le soutien en tant que tel à la cause palestinienne a fluctué au cours du temps, reflétant les changements politiques et l’évolution du traitement médiatique. La période du gouvernement de transition du Soudan (Transitional Government of Sudan, TGS), de 2019 à 2021, qui a suivi la chute d’Omar Al-Bashir pendant la révolution de 2018, après 30 ans de régime dictatorial, illustre bien ces fluctuations. Au cours de cette période, tandis que le TGS poursuivait la normalisation des relations avec le régime d’occupation en Palestine, on a pu observer successivement les signes d’un soutien populaire de longue date à la Palestine, mais également un déclin de ce soutien.

Le 3 février 2020, le porte-parole du TGS a publié une déclaration niant que les fractions civiles du gouvernement avaient eu connaissance des réunions organisées en Ouganda entre les fractions militaires du gouvernement, représentées par le chef du Conseil souverain et les Forces armées soudanaises (Sudanese Armed Forces, SAF), et le premier ministre israélien. Pendant ce temps, sans soutenir ni condamner ouvertement l’existence de relations avec Israël, les membres de la coalition au pouvoir, regroupant entre autres le parti Baas, les nasséristes, le parti Oumma et les communistes formellement opposés à la normalisation avec Israël, se sont davantage consacrés à des querelles bureaucratiques pour déterminer si l’armée avait ou non le pouvoir d’intervenir dans les affaires étrangères. Puisque la position adoptée par ces partis n’a pas été publiquement sujette à la critique, ils n’ont pas été tenus de clarifier leurs motivations à ce sujet. Cependant, une analyse de leur positionnement général à l’époque suggère que l’approche adoptée par ces partis s’inscrivait alors dans une tendance à négliger l’opposition publique au gouvernement de transition, dont faisaient partie la plupart des membres de la coalition, et à prendre leurs distances par rapport aux positions des partis islamistes mis à l’écart. En effet, seul le Parti islamiste du Congrès national (NCP), qui avait collaboré avec l’ancien régime, avait donné la priorité au refus de toute normalisation avec les forces d’occupation israéliennes.

Toutes les étapes du « processus de normalisation » ont été marquées par le sceau du secret et de la confusion, durant les quatre mois de négociations secrètes qui se sont tenues entre Israël et les services de renseignement militaire soudanais, jusqu’à la visite du secrétaire d’État au Trésor américain et la signature du traité de normalisation en janvier 2021. Cet accord est survenu dans un contexte de réjouissances officielles célébrant la restauration des relations avec la communauté internationale, et plus particulièrement la signature d’accords de facilitation de prêts. Il est certain que le TGS craignait de fortes réactions de la population vis-à-vis de sa politique étrangère anti-Palestine, et que le gouvernement a cherché à limiter l’implication des citoyen·nes dans le processus, voire même leur connaissance de celui-ci. Bien que cela confirme la force de l’opinion publique pro-palestinienne au Soudan, le succès relatif de la propagande de légitimation du TGS autour de la normalisation révèle bien que les fondations sur lesquelles repose cette opinion publique sont de plus en plus fragiles. 

Le TGS a justifié sa décision de normaliser les relations avec Israël en qualifiant sa démarche de « transactionnelle », car en conséquence, les États-Unis retiraient le Soudan de la liste des États soutenant le terrorisme, et cela permettait également au pays d’accéder aux prêts internationaux. Le gouvernement a adopté une approche protectionniste, tactique souvent utilisée pour justifier d’autres agissements politiques, notamment l’application de politiques économiques néolibérales paupérisantes. 

Dans un réel souci de constituer un front populaire de défense des droits des Palestinien·nes, il est essentiel d’analyser les raisons pour lesquelles le soutien populaire ne parvient pas toujours à bâtir une solidarité solide et durable, et d’explorer les conditions pré-requises pour une action politique efficace. Cet article aborde trois dynamiques essentielles qui façonnent la politique soudanaise vis-à-vis de la Palestine et la convergence des luttes de ces deux pays : 1) le processus de transposition de la cause palestinienne à une dimension religieuse (la « métaphysicalisation »), qui l’appréhende à travers un prisme purement religieux ; 2) la dichotomie entre la solidarité entre Noir·es et la solidarité entre Arabes, et comment cette dichotomie s’entremêle avec les politiques identitaires ; et 3) la concurrence pour attirer l’attention de la communauté internationale dans un contexte de guerres simultanées au Soudan et à Gaza, en proie à une guerre génocidaire. Ces dynamiques ne sont pas propres au Soudan, elles se produisent à l’échelle mondiale et représentent un réel enjeu pour les mouvements de soutien à la Palestine dans le monde entier. Il est donc essentiel de les étudier pour comprendre pourquoi le soutien populaire ne parvient pas toujours à créer une solidarité impactante, et pour identifier les conditions d’une action politique efficace et travailler à la mise en place d’une politique durable de lutte contre le terrorisme.

«  Métaphysicalisation » de la lutte de libération de la Palestine

Le coup d’État de 1989 au Soudan a marqué le début de la présidence et du régime d’Omar Al-Bashir, qui a duré 30 ans. Si les caractéristiques, les devises politiques, les alliances et les personnalités influentes de ce régime ont évolué au fil du temps, un aspect est demeuré constant : le discours du régime sur ses relations avec l’Occident – même si ces relations ont elles-mêmes évolué. Les leaders du coup d’État ont dépeint leur projet politique comme celui d’un islam révolutionnaire engagé dans une bataille contre un Occident chrétien cherchant à limiter l’expansion de l’islam. Le régime a eu recours à ce discours pour cultiver le soutien populaire, et pour légitimer à la fois les décisions prises par le régime et les enjeux auxquels il était confronté. D’après eux, les protestations et les troubles civils – armés ou non – n’étaient pas une réaction logique à un développement inégalitaire et à des difficultés d’ordre économique, mais manifestaient l’opposition au projet islamique de mouvements soutenus par l’Occident. 

Cette stratégie n’est pas nouvelle au Soudan et dans la région ; elle est en fait enracinée dans l’ère nationaliste post-coloniale, qui privilégiait des concepts abstraits comme la fierté nationale et la souveraineté de l’État au détriment des enjeux centrés sur les besoins de la population, telles que l’autogouvernance et la distribution équitable des ressources. Ces concepts ont souvent été utilisés pour masquer l’incapacité des gouvernements postcoloniaux à permettre l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre, et des projets politiques reposant sur des fondements religieux ont appliqué la même méthode après le déclin du panarabisme.

Le positionnement du régime soudanais à l’égard de la Palestine s’est inscrit dans cette même démarche. Le gouvernement d’Al-Bashir a déclaré très tôt son opposition à toute normalisation avec l’État d’occupation sioniste, avant de sévèrement critiquer les accords d’Oslo et d’accuser Yasser Arafat de s’éloigner des objectifs de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). En parallèle, le gouvernement soudanais a continué à reconnaître l’OLP comme instance officielle de représentation du peuple palestinien, et le Soudan a continué d’accueillir son ambassade ainsi que les bureaux de plusieurs organisations et factions de la résistance palestinienne. Cette relation s’est maintenue tout au long des décennies suivantes, avec quelques aléas. Au cours de cette période, Israël a qualifié plusieurs fois le Soudan d’« État terroriste » dans des déclarations officielles, arguant que le pays accueillait la résistance palestinienne et soulignant son rôle dans l’approvisionnement en armes de groupes de résistance palestiniens. Ces allégations ont été utilisées par Israël pour justifier ses opérations de bombardements au Soudan, notamment ceux de 2009 et 2011 ciblant des convois de camions censés transporter des armes au Hamas, ainsi que le bombardement de l’usine d’armes d’Al Yarmouk appartenant aux Forces armées soudanaises (SAF) en 2012. En réponse à cette attaque, l’ambassadeur du Soudan auprès des Nations unies s’est plaint qu’« Israël était le principal artisan du conflit au Darfour ». 

La tactique d’accuser les sionistes, et plus largement l’Occident, d’être responsables en toile de fond de tous les problèmes du Soudan a été fréquemment utilisée par le régime d’Al-Bashir, qui accusait souvent les partis d’opposition de recevoir le soutien d’Israël et de l’Occident afin de les discréditer. D’autre part, l’organisation de marches de soutien à la Palestine se terminant par un discours du président constituait un mode opératoire pour s’assurer le soutien de la population. Ces discours assimilaient l’animosité envers le régime en place, perçue de l’intérieur ou depuis l’étranger, à une animosité envers l’islam. Il est important de noter que le récit présenté dans ces discours ne donnait pas de véritable explication quant aux objectifs de construction de l’État islamique, ni en quoi ce projet différait du modèle occidental et des revendications de l’opposition soudanaise. Cela aurait permis aux citoyen·nes d’évaluer les avantages et les inconvénients relatifs de ces visions contrastées, et d’en déduire les causes réelles de leur hostilité réciproque. De cette manière, le régime a rattaché les débats autour de la cause palestinienne à une dimension métaphysique et religieuse ou, au mieux, à une question de politique identitaire. 

Sur la scène politique soudanaise des trente dernières années, il n’y a pas eu de réelle alternative à la vision proposée par les islamistes pour soutenir la lutte du peuple palestinien. La question a été, dans une large mesure, délaissée par la gauche. Dans le cas du parti communiste soudanais, ce détachement s’inscrit dans un contexte de déclin généralisé de ses forces partisanes à la suite des mesures sévères prises en 1971 à l’encontre du parti par le gouvernement militaire de l’époque. L’affaiblissement de l’engagement en faveur de la Palestine du parti communiste au cours des décennies suivantes a été tel que lorsque le TGS a entrepris ses démarches de normalisation en 2020, le parti, en cherchant à démontrer son opposition au processus, a dû se référer à des paragraphes de sa littérature datant des années 1960, avant son retrait du soutien à la cause palestinienne. Plus généralement, en conséquence de ce délaissement par la gauche et d’autres mouvances, en 2020 seuls les islamistes récemment renversés avaient la capacité de créer un mouvement de protestation contre la normalisation, quoique restreint. Cela a permis au TGS de qualifier de dogmatique toute opposition à sa politique étrangère, dans la même veine que la tactique de l’ancien régime précédemment décrite, et d’opposer cette objection dogmatique au « courage et à l’engagement du nouveau gouvernement du TGS dans la lutte contre le terrorisme, la construction de ses institutions démocratiques et l’amélioration de ses relations avec ses pays voisins ». Les arguments des islamistes et du TGS s’en sont donc trouvé mutuellement renforcés. 

La « métaphysicalisation » de la cause palestinienne, c’est-à-dire le processus de transposition de la question palestinienne dans le domaine métaphysique et religieux, est un outil utilisé par différents systèmes et gouvernements dans le but de détourner l’attention des populations d’un débat plus rationnel sur la libération et la liberté. Cette stratégie limite la capacité des mouvements de solidarité avec la Palestine dans les pays à majorité musulmane à s’engager dans une lutte réellement émancipatrice. Cela permettrait de se saisir de la cause palestinienne sous l’angle du droit d’une population à disposer de sa terre et de ses ressources, et générerait une solidarité puissante et durable qui permettrait en parallèle de bâtir des ponts avec les luttes d’autres populations opprimées. 

Il convient ici de mentionner que l’approche métaphysique constitue également un instrument de choix pour le projet sioniste, car cela permet de renforcer la mobilisation interne axée sur la religion, de même que le soutien étranger. Il est tout à fait logique qu’un tel outil, qui tend à déformer la réalité de la lutte du peuple palestinien, puisse être d’une grande utilité pour les sionistes, puisqu’il masque des faits importants. Il est tout aussi logique que cette méthode puisse impacter négativement les populations opprimées, car elle engendre une déconnexion entre la solidarité et les alliances, et la réalité concrète de leurs souffrances et de leurs luttes.

Les mouvements populaires pro-palestiniens observés dans les pays du Nord depuis octobre 2023 sont largement fondés sur la condamnation des crimes commis contre des êtres humains en Palestine, dont les images sont diffusées dans le monde entier. De fait, ces mouvements ont sans surprise favorisé des approches qui explorent les liens entre la Palestine et d’autres situations actuelles d’injustice et de résistance, comme au Congo et au Soudan. Cela a, à son tour, conduit au rejet par de larges franges de population dans les pays du Nord des structures politiques et économiques impérialistes en place, et a relancé les débats sur les politiques coloniales et néocoloniales menées par leurs gouvernements. Il est important de noter que de tels discours et rapprochements ne sont pas établis avec la même fréquence ou cohérence dans les régions qui ont depuis toujours manifesté un fort soutien à la Palestine, comme les pays à majorité musulmane. Dans ces régions, notamment au Soudan, la solidarité avec la Palestine est, en revanche, généralement liée à la rhétorique religieuse courante du conflit entre musulmans et infidèles. Cette perspective est confortée par les thèses avancées par des médias, politiques et intellectuel·les pro-sionistes dans les pays du Nord, qui font ressortir une alliance entre les pays du Nord et Israël, opposée à une alliance entre pays du Sud et Palestine, et présentée comme un conflit entre démocratie et terrorisme. Cette perception fait écho à la dichotomie entre nations civilisées et nations non civilisées revendiquée à l’époque de la colonisation directe jusqu’au milieu du 20ᵉ siècle. Ce raisonnement favorise une compréhension culturaliste de la cause palestinienne mêlée à des sentiments islamophobes, déconnectant cette lutte de la réalité des intérêts politiques et économiques qui sont en jeu. Conformément à cette perspective religieuse, l’opinion publique des pays à majorité musulmane déconsidère les positions qui ne s’alignent pas sur l’appartenance culturelle des nations, tels que le manque de soutien concret apporté aux Palestinien·nes par les gouvernements des États à majorité musulmane, les manifestations de masse en faveur de la Palestine qui ont lieu dans les pays du Nord, ainsi que le soutien officiel apporté à la Palestine par les gouvernements des pays du Sud en dehors du monde musulman.

Ce manque de considération peut s’expliquer par l’absence d’un cadre alternatif et cohérent permettant une analyse critique des intérêts politiques et économiques des gouvernements des pays à majorité musulmane notamment, et de déterminer dans quelles mesures ces intérêts sont alignés ou entrent en contradiction avec les intérêts des populations de ces pays. L’absence d’un tel espace alternatif dans la sphère publique conduit à l’incapacité d’identifier des objectifs communs avec les populations opprimées extérieures au groupe culturel.

La principale mission de la gauche soudanaise est de combler cette lacune en proposant une analyse progressiste et émancipatrice de la cause palestinienne. Malheureusement, cette tâche cruciale a jusqu’à présent été largement délaissée au Soudan, peut-être en raison du présupposé qui veut que l’opinion publique se situe déjà du bon côté. Pourtant, l’histoire récente révèle que même les opinions les plus justes, lorsqu’elles ne sont pas fondées sur une analyse rationnelle solide, sont facilement sujettes à la manipulation par une propagande intéressée et opportuniste. C’est ce que révèlent les événements récents au Soudan. Après des décennies de règne d’une dictature qui s’appuyait fortement sur la propagande islamiste, et après son renversement lors de la révolution de 2018 sous le slogan « liberté, paix, justice », différentes forces contre-révolutionnaires ont instrumentalisé la question de la solidarité avec la Palestine dans leur propre intérêt, comme nous l’avons vu précédemment. Ainsi, les forces de l’ancien régime ont présenté la cause palestinienne comme une lutte islamique, la réduisant ainsi à sa dimension religieuse, et ont dépeint le nouveau gouvernement comme un régime anti-islamique, avec pour preuve la politique de normalisation avec le régime d’occupation sioniste menée par le TGS. Dans une lecture simplifiée de la lutte des musulmans contre les infidèles, cela justifiait un appel au retour d’un « règne islamique ». En parallèle, les forces contre-révolutionnaires au sein du gouvernement de transition ont cherché à contrôler et limiter les sentiments révolutionnaires et les débats critiques de sa politique, et ont donc dépeint la solidarité avec la Palestine comme un vestige dogmatique du régime déchu. Tandis que ces deux récits contre-révolutionnaires se nourrissaient l’un de l’autre, un discours progressiste et révolutionnaire sur la solidarité faisait toujours défaut. Les partis de gauche traditionnels n’ont pas réussi à se saisir de, et à défendre une position révolutionnaire pour un certain nombre de raisons, notamment leur implication dans l’alliance contre-révolutionnaire du gouvernement de transition et leur abandon de la question de la Palestine aux islamistes. Quant aux nouvelles forces nées de la révolution, qu’il s’agisse des comités de résistance ou de l’opinion publique, elles ont été fortement impactées par la propagande du TGS qui s’est auto-assimilé à la révolution, ce qui a rendu plus difficile la critique de sa politique, notamment la normalisation avec Israël. Ainsi, malgré quelques gestes rhétoriques et de petites initiatives en faveur de la Palestine parmi les forces révolutionnaires, celles-ci n’ont pas réussi à bâtir un discours révolutionnaire cohérent sur la question.  

Le contrôle du caractère religieux de la cause palestinienne a été bénéfique pour les forces contre-révolutionnaires, qu’elles défendent ou non la Palestine. Cela illustre clairement comment l’absence d’une analyse révolutionnaire rationnelle prive les individus et les sociétés de la possibilité de développer une compréhension plus profonde et plus nuancée de systèmes d’oppression interconnectés, sans parler de la capacité à dépasser et remplacer ces systèmes.

Solidarité noire contre solidarité arabe

Alors que le génocide du peuple palestinien se poursuit depuis le mois d’octobre 2023, les conflits se sont également intensifiés en République démocratique du Congo (RDC), ce qui a mené des militant·es aussi bien en Afrique qu’au sein de la diaspora africaine à mieux considérer les luttes des populations de la RDC et à leur donner la priorité. Ces appels militants ont souligné que la situation critique du peuple congolais, à l’instar de celle des Palestinien·nes, exigeait une attention et une solidarité immédiates de la part de la communauté internationale. Si la plupart des militant·es ont cherché à établir des parallèles entre ces deux causes, en faisant valoir les expériences communes d’oppression – et même l’implication du régime sioniste en RDC – certaines voix ont appelé à délaisser la cause palestinienne pour se concentrer plutôt sur les luttes des populations noires. Des appels similaires résonnent sur la scène politique soudanaise depuis quelques années.

La dichotomie Noir·es/Arabes a été utilisée depuis le début des années 2000 par divers acteurs politiques à l’intérieur et à l’extérieur du Soudan pour simplifier la compréhension et la gestion des conflits au Darfour. Ce discours est un prolongement de la dichotomie musulman/infidèle avancée par les gouvernements soudanais précédents, notamment le régime d’Al-Bashir pendant la guerre du Sud-Soudan. Incapable d’exploiter le facteur religieux au Darfour, où la population était majoritairement musulmane, le régime d’Al-Bashir a préféré mettre l’accent sur les identités ethniques. Ce récit s’inspire du mythe des origines adopté par les populations des régions du centre privilégiées, qui se considèrent comme les descendant·es des immigrant·es arabes en Afrique. 

L’État soudanais a toujours été très centralisé, les gouvernements élitistes qui se sont succédé depuis l’indépendance ayant tous fait fi de réelles politiques de développement dans la plupart des régions au profit d’une économie de rente brutale, tout en garantissant un meilleur développement de la capitale Khartoum et ses environs. Cette stratégie a contribué à créer une minorité privilégiée investie dans le maintien de structures oppressives. Une telle configuration a été le résultat logique de la construction d’un État colonial, et a conduit à la création d’un récit suprématiste arabe construit sur le mythe des origines adopté par les élites du centre privilégié du pays. C’est cette rhétorique que le régime a utilisée pour déshumaniser les victimes au Darfour et modeler l’opinion publique des régions du centre, notamment en axant sa propagande sur des incidents qui renforçaient l’idée d’une prétendue « altérité » de la population du Darfour.

Ainsi, face aux accusations de crimes de guerre au Darfour lancées par des organisations internationales, le régime a choisi de s’appuyer sur des leviers identitaires. Par exemple, en réponse aux accusations de la coalition Save Darfur, le ministre de l’information a déclaré dans une interview en 2007 que « la crise au Darfour est attisée par 24 organisations juives », faisant ainsi référence aux organisations de Juif·ves américain·es qui faisaient partie des 190 organisations-membres de la coalition. Cette dernière a été largement critiquée par les activistes et les universitaires pour sa vision simplificatrice du conflit du Darfour, notamment l’adhésion au discours opposant les Noir·es aux Arabes, mais ces critiques restaient gênantes pour le régime car elles attiraient l’attention sur la question des ressources et de l’accaparement des terres. 

En parallèle, l’opposition darfourie a occasionnellement eu recours à ce même argument – Noir·es contre Arabes – à la fois pour renforcer sa base militante et pour légitimer certaines de ses décisions politiques. Par exemple, en 2008, le Mouvement de libération du Soudan, groupe rebelle darfouri, a ouvert des bureaux en Israël. Cette décision était liée au fait que les réfugié·es darfouri·es fuyaient souvent vers la Palestine occupée sur la route vers l’Europe. Bien que cette décision ait été controversée et impopulaire, ses partisans l’ont justifiée en présentant la question de la Palestine comme une « cause arabe », et le conflit au Darfour comme un conflit entre Arabes et Noir·es. Cela a avancé des arguments en faveur de la priorité donnée aux intérêts des Noir·es, et a permis de justifier l’animosité à l’égard des Arabes. Ironiquement,ces arguments ont ignoré l’histoire des mouvements de libération et des gouvernements indépendantistes en Afrique dans les années 1960 et 1970, qui étaient fermement opposés au régime sioniste qu’ils assimilaient au régime d’apartheid en Afrique du Sud.

Le discours opposant les Noir·es aux Arabes constitue un terreau fertile pour la propagande de diverses forces réactionnaires, notamment au Soudan. Par exemple, ce récit a permis au régime d’Al-Bashir de cultiver le soutien populaire à l’idée que le conflit était principalement lié à des divisions ethniques héritées de l’histoire, et qu’il fallait donc s’attendre à ce que chaque partie de cette division ethnique cherche à dominer l’autre. Une analyse rationnelle et reposant sur une conscience de classe des intérêts et de la distribution des ressources, problématique qui a alimenté les attaques contre la population du Darfour, aurait permis de bâtir un projet politique très différent. De telles analyses existaient dans la recherche universitaire,et jusque dans les positions officielles de certains partis politiques. Par exemple, le Parti communiste soudanais a souvent fait référence aux questions relatives à la distribution des ressources et à la politique d’utilisation des terres comme facteurs déterminants à l’origine de la guerre au Darfour. Toutefois, les principales coalitions de l’opposition n’ont pas accordé d’attention à ces considérations. Ces coalitions étaient composées d’un éventail de partis s’étendant des représentants des capitalistes agricoles et commerciaux au parti communiste, ce dernier ayant justifié son implication par son engagement en faveur d’un « front national » incluant les « capitalistes nationaux ». La participation du parti communiste à de telles coalitions a contribué à limiter sa capacité à promouvoir des programmes de justice économique, et à présenter des analyses captant l’intérêt et le soutien de l’opinion publique. En l’absence d’une analyse révolutionnaire matérialiste, la majorité de l’opinion publique a souscrit à – ou du moins tacitement accepté – la rhétorique opposant les Noir·es aux Arabes. Les conséquences ont été destructrices, non seulement vis-à-vis de la position des Soudanais·es politiquement engagé·es dans la lutte des Darfouri·es, mais aussi pour la capacité du pays à progresser vers la justice et la paix. 

La rhétorique basée sur l’appartenance ethnique a également constitué une assise solide pour les politiques de représentation adoptées plus tard par le TGS, qui ont choisi de mettre en évidence les identités raciales des membres du gouvernement et du Conseil souverain afin d’éviter de s’attaquer aux causes profondes des injustices qui touchent le Darfour et d’autres régions marginalisées. Les discours relatifs à l’ethnicité continuent d’être mis en avant dans les mobilisations militaires et la propagande déployée par les deux parties dans la guerre actuelle que se livrent les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de soutien rapide (RSF). 

En revanche, les révolutionnaires soudanais ont contesté à plusieurs reprises la propagande identitaire. Lorsque le régime d’Al-Bashir a cherché à exploiter les tensions ethniques à son avantage, en accusant des « cellules darfouries » d’être à l’origine des manifestations de 2018, les manifestant·es ont répondu en scandant « tout le pays est le Darfour ». Au fur et à mesure de l’avancement du front révolutionnaire, ces chants chargés d’émotion ont été traduits en programmes et chartes politiques concrets et documentés. La Charte révolutionnaire pour l’établissement du pouvoir du peuple, publiée par plus de 8 000 comités de résistance de quartier à travers le Soudan en février 2023, définit les conflits auxquels est confronté le pays comme l’instrument d’une élite qui cherche à tirer profit des déplacements de population et à accaparer les ressources, ainsi que comme un produit direct de l’industrie de la guerre. La charte explique que les élites exploitent les tensions ethniques pour mettre en avant des différences basées sur l’identité ethnique et justifier ainsi leurs guerres pour les ressources. Le document établit un lien direct entre le fait que le pays tire profit des guerres et la participation des forces soudanaises aux conflits régionaux au Yémen et en Libye, également à des fins lucratives. En adoptant ce raisonnement, les révolutionnaires soudanais ont remis en question les structures historiques contre-révolutionnaires qui perpétuent les injustices. 

Mais le récent conflit au Soudan et la résurgence de la propagande identitaire sont venus perturber cette perspective révolutionnaire. Certain·es activistes soudanais·es et membres de la diaspora ravivent des discours identitaires en réponse à la guerre qui fait actuellement rage dans le pays et à l’indifférence qu’elle suscite à l’échelle mondiale, qu’ils et elles attribuent à la « négritude » des Soudanais·es, faisant écho au concept d’afro-pessimisme qui a vu le jour aux États-Unis. On peut affirmer que la banalisation de la souffrance des peuples africains au cours du siècle dernier a contribué au manque d’attention accordée à l’actuelle guerre au Soudan, ainsi qu’aux conflits, à la pauvreté et aux famines auxquels le pays a déjà été confronté par le passé. Le conflit au Moyen-Orient a lui-aussi été banalisé, provoquant un sentiment d’apathie à l’égard des Palestinien·nes vivant sous occupation sioniste, et ce bien avant le 7 octobre 2023. Cependant, dans le cas du Soudan et de la Palestine, ce ne sont pas les principaux facteurs de conflit qui attirent l’attention de la communauté internationale, ni les causes profondes du calvaire enduré par les populations de ces pays. L’attention que les médias grand public et les mobilisations populaires accordent aux différentes luttes de ces pays du Sud est en fait en grande partie déterminée par des facteurs géopolitiques. Au Soudan, les médias internationaux avaient applaudi les manifestations contre les politiques économiques néolibérales paupérisantes lorsque ces politiques étaient imposées par le régime d’Al-Bashir, considéré comme un ennemi de l’Occident. Mais ces mêmes médias ont ignoré les protestations populaires survenues en réaction aux politiques imposées par le TGS, considéré comme une marionnette au service des intérêts des pays du Nord. L’attention que les militant·es et leurs allié·es ont accordée aux problématiques du Soudan s’en est trouvée diminuée, puisque les médias dominants exercent un large contrôle sur les débats et l’accès à l’information.

Les discours qui normalisent les atrocités sont des instruments au service de la contre-révolution, déployés par celles et ceux qui tirent profit de ces atrocités afin de miner le potentiel de la solidarité révolutionnaire internationale. Intégrer ces ingrédients de la contre-révolution dans le cadre d’une analyse de la révolution fait plus de mal que de bien, car cela entrave la réalisation des objectifs révolutionnaires et l’élimination des souffrances endurées par les populations. L’histoire récente du Soudan révèle ainsi que le recours aux récits basés sur l’identité ethnique rend les mouvements politiques et la population plus réceptifs aux discours réactionnaires assénés par des gouvernements oppressifs, au lieu de favoriser des approches et des principes émancipateurs au niveau local – sans parler des luttes qui dépassent les frontières politiques. 

Des injustices en concurrence pour du temps de parole dans les médias

En avril 2023, la guerre a éclaté entre les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de soutien rapide (RSF), qui collaboraient depuis longtemps et constituaient auparavant la fraction militaire composant pour moitié le gouvernement de transition. Dans les mois qui ont suivi, le conflit a dévasté les villes du Soudan, à commencer par la capitale, faisant des milliers de mort·es et provoquant le déplacement de millions de Soudanais·es. Par la suite, les chaînes d’information des pays arabophones ont largement couvert les combats, et le pays a fait la une des journaux télévisés comme jamais auparavant. Leur méconnaissance du pays était flagrante, les présentateur·trices des journaux télévisés écorchant à répétition les noms des villes et des rues au Soudan.

La guerre au Soudan est devenue le principal sujet couvert par les médias, qui diffusaient des actualisations régulières de la situation occupant la majorité du temps d’antenne, les grandes chaînes diffusant des infographies et des plans des villes en proie aux combats. Des extraits audio d’interviews d’hommes politiques soudanais ont été diffusés de manière récurrente dans les programmes à forte audience. Pendant des mois, le public soudanais a été submergé par du contenu reflétant les principes et méthodes du système médiatique et des organisations qui préfèrent toucher un public aussi large que possible et générer des réactions plutôt que de diffuser un contenu réellement informatif. 

Pourtant, moins de six mois après le début de la guerre opposant les SAF aux RSF et à la suite de l’opération « Al-Aqsa Flood » menée par la résistance palestinienne, le régime sioniste a brutalement attaqué Gaza et lancé une campagne punitive systématique. La situation à Gaza est immédiatement devenue le principal sujet d’actualité des chaînes d’information régionales, et Al-Jazeera, considérée comme le plus grand média du monde arabe, a consacré au sujet une couverture 24/24 et 7/7 sur sa chaîne principale. Pour un système médiatique qui vise avant tout à maximiser le « reach », faire tourner le sujet en boucle avec des mises à jour constantes et diffuser des infographies et autres analyses d’anciens militaires a constitué le seul moyen de rendre compte de l’ampleur des massacres à Gaza.

Bien que cette couverture médiatique continue ait permis de contrebalancer la propagande sioniste diffusée dans les médias occidentaux et le déni des crimes de l’occupation, ce système visant à maximiser la portée de l’information présente de graves défaillances qu’il convient de corriger. Bien que l’on ne puisse s’attendre à ce que les chaînes d’information grand public réalisent le travail journalistique nécessaire au déploiement d’un projet politique révolutionnaire populaire, il est important d’analyser les lacunes d’un tel modèle afin de penser et développer ce que l’on pourrait appeler le « journalisme révolutionnaire ». Le modèle d’information dominant, qui cherche à atteindre un public aussi large que possible, n’est pas capable de communiquer des informations sur les situations d’injustice qui n’entrent pas dans le moule de l’actualité brûlante, comme par exemple les réalités de la vie sous l’occupation, ni de montrer et expliquer réellement comment l’occupation sioniste a militarisé le contrôle des checkpoints entre les différentes zones du territoire palestinien occupé, avant et après octobre 2023. En outre, révéler les détails de cette réalité impliquerait d’exposer la complicité des régimes politiques de la région, qui permettent et alimentent le calvaire des Palestinien·nes. De plus, un système médiatique ayant pour objectif premier la portée maximale n’offre aucun espace pour l’analyse et l’investigation des mécanismes internationaux à l’œuvre, ni pour exiger la reconnaissance de la responsabilité de l’occupation sioniste, ni encore pour savoir quels pays et quelles entreprises échangent des biens essentiels avec Israël – ce qui serait pourtant très utile au mouvement de boycott populaire dans le monde arabophone. De même, un tel système ne manifeste aucun intérêt pour documenter et rendre visible les actions mises en place par les Palestinien·nes et leurs allié·es pour atténuer leurs souffrances sous l’occupation, notamment par le biais de méthodes de financement créatives, d’une utilisation novatrice des moyens de communication et d’initiatives populaires visant à rompre le siège de Gaza. Une fois de plus, valoriser de telles actions populaires à fort impact reviendrait à développer le sens du pouvoir populaire du public, et pourraient l’inspirer sur une possible marche à suivre pour soutenir la lutte des Palestinien·nes. Pour obtenir de telles informations, le public doit se fier à des comptes personnels sur les réseaux sociaux plutôt qu’aux grandes chaînes d’information bien financées qui emploient des centaines de journalistes. En effet, le modèle de l’actualité brûlante pour une portée maximale capitalise sur le sentiment de désespoir et de tristesse des gens, au lieu de contribuer à soutenir des mouvements populaires en faveur de la Palestine qui soient bien informés, organisés et plus efficaces.

La couverture médiatique régionale de la situation à Gaza depuis le mois d’octobre 2023 n’est pas très différente de la couverture accordée au Soudan au cours des mois précédents, bien qu’elle se déploie à une échelle beaucoup plus large. Étant donné que ce système médiatique grand public est incapable d’assurer une couverture informative et nuancée susceptible de faire prendre conscience de la gravité de multiples événements survenus simultanément et qui méritent l’attention des masses, on assiste à la mise en concurrence de différentes luttes à travers le monde pour obtenir du temps de parole et l’attention des rédactions. Ainsi, du jour au lendemain, le public soudanais a assisté à une chute spectaculaire de la qualité et de la quantité des informations communiquées sur la situation dans le pays, à tel point que les rares émissions consacrées aux nouvelles du Soudan ont commencé à être présentées comme des reportages sur une guerre déjà oubliée. La diminution du temps d’antenne et de la qualité des informations diffusées a notamment favorisé la propagande des SAF et des RSF. Ainsi, chaque incident ou événement, qu’il soit question de la prise de contrôle d’une ville et de massacres ou bien de négociations et rencontres au sommet, a désormais fait l’objet de deux récits distincts, sinon plus. Même la question de savoir quel parti contrôle telle ou telle zone géographique est débattue, alors qu’un tel questionnement pourrait facilement faire l’objet d’une enquête et d’un rapport si un minimum d’efforts journalistiques sérieux étaient déployés. 

L’existence d’un journalisme professionnel, révolutionnaire et centré sur le vécu des populations constitue une condition nécessaire pour favoriser des discussions et des leviers d’action capables de développer et renforcer les mouvements révolutionnaires. Cela vaut aussi bien pour la libération de la Palestine que pour la quête d’une paix fondée sur la justice au Soudan. Une telle démarche journalistique aurait pour objectif de présenter et hiérarchiser des faits qui impactent profondément la vie des gens, et de permettre au public de véritablement comprendre ces enjeux. Plutôt que de s’appuyer sur des anecdotes et des récurrences dont le seul but est de créer des tendances et d’accroître les statistiques de réactions, un journalisme révolutionnaire offrirait des perspectives approfondies et importantes pour mettre en lumière les actions menées au niveau local pour sauver des vies, comme par exemple le développement des services communaux au Soudan et l’installation des cuisines partagées, de sanitaires, d’abris d’urgence et les programmes éducatifs gérés par les communautés locales. Il ne s’agirait pas de mettre l’accent sur des histoires d’héroïsme individuel, mais sur des expériences probantes de gestion collective. Un journalisme révolutionnaire et centré sur les personnes est essentiel pour informer et documenter avec justesse les actions d’organisations révolutionnaires. Une telle pratique du journalisme offrirait une représentation fidèle de la réalité et se concentrerait sur les priorités du public, au lieu d’occulter la réalité comme le font les médias élitistes. En outre, ce type de journalisme faciliterait l’échange d’apprentissages et d’analyses au sein de la scène révolutionnaire internationale, favorisant une évolution vers un front révolutionnaire international uni et durable, non seulement en informant le public, mais aussi en encourageant un sentiment de solidarité, de pouvoir populaire et d’objectif commun au sein des mouvements révolutionnaires du monde entier.

Dans la situation actuelle, où le journalisme révolutionnaire se fait rare, la logique consistant à capitaliser sur les tendances se répercute malheureusement sur les activités de plaidoyer et de solidarité à l’échelle mondiale. Dans le cas du Soudan, l’activisme de la diaspora soudanaise nous fournit une bonne illustration de ce phénomène. Les groupes qui cherchent désespérément à attirer l’attention sur les luttes de leur peuple et qui souhaitent de toute urgence mettre un terme à leur supplice considèrent que rendre la guerre au Soudan « tendance » constitue le plus court chemin pour atteindre ces objectifs. Il s’agit notamment de tenter d’assimiler la lutte des Soudanais·es à la cause palestinienne, en présentant le Soudan comme étant occupé par les RSF (soutenues par les Émirats arabes unis (EAU)) et en comparant la situation au Soudan à l’occupation sioniste. Cette approche choisit de dénoncer les crimes commis par les RSF tout en ignorant ceux commis par les SAF, et se traduit par des appels à mettre fin au soutien au RSF, plutôt qu’à condamner toutes les parties qui cherchent à obtenir et conserver le pouvoir par la violence. 

Les projecteurs braqués sur les crimes commis par les RSF ne sont pas déconnectés des structures héritées de l’histoire qui ont permis à de tels discours de fleurir et de se tailler une place de choix au sein de l’opinion publique soudanaise. Ces structures reposent sur la marginalisation historique et le rejet identitaire des citoyen·nes soudanais·es des régions occidentales du pays, comme nous l’avons vu précédemment. Étant donné que la plupart des membres des RSF, notamment ses principaux éléments, sont originaires de l’ouest du Soudan, on pourrait être tenté de les présenter non seulement comme des criminels ou des rebelles, mais aussi comme des envahisseurs et des occupants, à l’instar des sionistes. Mais cette perception est pour le moins biaisée. Le recours à l’argument de la protection de l’État constitue un autre ingrédient essentiel au succès de ces discours clivants. En effet, la sûreté de l’État est assimilée à la protection de son armée officielle, engagée dans la lutte contre les RSF, sans référence à la protection de la population face aux factions criminelles belligérantes et aux autres forces contre-révolutionnaires. Cela résulte d’une longue histoire de propagande étatique et d’instrumentalisation des slogans patriotiques pour obtenir le soutien de la classe dirigeante qui contrôle l’État. Le Soudan n’est d’ailleurs pas un cas isolé ; on retrouve une telle configuration dans presque tous les États modernes.

Avoir recours à un tel raccourci pour capter l’attention du public sur le Soudan constitue une impasse, à la fois à court et à long terme. Même dans le meilleur des cas, si cette tendance parvenait à faire tarir tout soutien aux RSF, cela ouvrirait la voie à un régime militaire autoritaire garantissant une impunité quasi-totale à ceux qui exercent la violence au nom de l’État. Ainsi, malgré la nécessité d’étudier le rôle prédateur que joue le gouvernement des EAU dans la région, la tendance qui cherche à l’assimiler dans le contexte soudanais à une force d’occupation comparable au projet sioniste conduit à des erreurs fatales pour l’idéal révolutionnaire. Par exemple, cela signifie ignorer les facteurs internes et déterminants qui ont conduit à la création des RSF et d’autres milices, notamment le fait que la capacité de ces milices à recruter des membres est le résultat de l’accaparement continu des terres et des ressources hérité de l’histoire qui a profondément affecté les populations marginalisées au Soudan.  

La méthode la plus courante actuellement pour attirer l’attention sur les problèmes du Soudan portera donc un préjudice réel et durable au potentiel d’organisation révolutionnaire dans le pays, que seule une conscience et une connaissance précises de toutes les injustices auxquelles sont confrontées les différentes communautés du pays – et ailleurs – peuvent garantir. De même, l’approche consistant à réduire les informations relatant les combats au Soudan ou en Palestine au format « breaking news », malgré un impact relatif à court terme, nuit en réalité au développement potentiel de formes de solidarité nuancées et fondées sur des faits, même parmi les publics sympathisants et les convaincu·es. Une telle solidarité révolutionnaire ne peut être portée que par un journalisme révolutionnaire.

Une solidarité révolutionnaire

En soulignant l’importance d’une approche révolutionnaire solidaire avec la Palestine, la chercheuse et autrice socialiste soudanaise Khadija Safwat a fait une déclaration remarquable : « Nous abandonnons la Palestine dès lors que nous ne saisissons pas les conséquences de l’isolement qui nous est imposé par le système capitaliste financier mondial et tribal du mouvement sioniste, lui-même étant le résultat de notre appropriation du langage de ce système sans créer et développer un langage qui nous soit propre, et qui nous permette d’affronter nos ennemis locaux et internationaux. » L’expérience récente du Soudan est riche d’enseignements sur les conséquences désastreuses de l’adoption d’un langage et d’outils contre-révolutionnaires, même s’ils peuvent s’avérer utiles à court terme. Des éléments de langage de la politique identitaire au mécanisme de capitalisation sur les tendances, les démarches pragmatiques dépourvues d’analyse révolutionnaire rationnelle ont affaibli l’idéal de résistance soudanais sur le plan interne, de même que sa capacité à soutenir la cause palestinienne. 

Il est crucial et urgent de revenir sur les définitions, les éléments de langage révolutionnaire et les instruments de la solidarité, et cet objectif ne doit pas être perdu de vue dans la recherche de gains rapides. Cette tâche de longue haleine doit s’opérer selon un prisme d’analyse critique des injustices qui favorise le développement de stratégies de résistance. À l’intersection de la lutte des Soudanais·es pour la justice et de la lutte des Palestinien·nes pour la libération, un tel prisme aurait permis d’élever les débats au sujet de la normalisation du TGS avec l’occupation sioniste au-delà des considérations identitaires et des discours nébuleux sur la modernisation et le progrès, tout en enrichissant les discussions sur ce que le marxiste égyptien Samir Amin a appelé les « deux jambes» de l’impérialisme (l’une économique et l’autre politique). La normalisation du Soudan avec l’entité sioniste a illustré le fonctionnement de ces deux jambes en harmonie et au grand jour, presque caricaturale dans toute la vulgarité de sa nature transactionnelle : lier la possibilité de recours à des instruments monétaires internationaux (la jambe économique) pour faire avancer la jambe politique des opérations coloniales en Palestine. Si l’on cherche à trouver un champ de bataille commun entre les luttes des populations soudanaise et palestinienne, et à la lumière des événements qui ont profondément intensifié leurs souffrances respectives pendant l’année 2023, formuler un objectif critique et avoir recours à un langage révolutionnaire tout aussi critique permettrait de se saisir de problématiques tels que l’impact de la légitimation par la communauté internationale de forces criminelles (l’État colonial d’Israël en Palestine et les dirigeants militaires au Soudan), et son rôle dans l’affaiblissement des actions de résistance populaire. Une telle approche serait à la fois cohérente et susceptible d’unir plusieurs groupes de populations opprimées à travers le monde autour de la question de la responsabilité de la diplomatie internationale, et d’un changement radical de ses structures. 

Le coup d’État du conseil militaire qui a eu lieu au Soudan en octobre 2021 nous fournit un exemple mineur mais significatif de l’impact que peut avoir une telle démarche. À cette époque, la mission des Nations unies au Soudan s’est efforcée de relégitimer les putschistes en encourageant les négociations en vue de former un nouveau système de gouvernement pour le pays, avec la participation du conseil militaire et des membres civils du TGS, alors que des manifestations quotidiennes étaient organisées contre le coup d’État et contre toute autre forme de régime militaire. La mission de l’ONU a tenté de persuader les comités de résistance de se joindre aux réunions de négociation, du fait de leur légitimité populaire manifestée par l’ampleur et la résonance des manifestations organisées par ces comités. Après des demandes répétées, toutes rejetées, les comités de résistance ont finalement accepté de participer à une réunion, à condition que celle-ci soit retransmise en direct sur Facebook. Les comités avaient clairement compris que le secret favorise la corruption et érode la mobilisation du public ; ils ont donc cherché à garantir la transparence. La mission de l’ONU a rejeté la condition posée par les comités de résistance et a annulé la réunion, admettant de fait que leur approche n’était pas transparente ou conforme aux attentes du grand public, à qui ils cherchaient à cacher la réalité politique. Cette proposition des comités de résistance, qui a permis d’exposer la nature de la mission de l’ONU et du processus qu’elle encourageait, a traduit un engagement de principe en faveur des droits des personnes à l’information et à la participation politique, fondé sur une compréhension de l’impact de la participation publique dans l’équilibre des pouvoirs face aux élites, et a témoigné d’une utilisation pertinente des ressources technologiques disponibles. 

L’histoire de la lutte du peuple palestinien illustre également comment la transparence et l’accès à l’information peuvent soutenir un projet révolutionnaire. On oublie souvent que l’implication des puissances coloniales occidentales dans la création d’une nation coloniale en Palestine n’a été connue du grand public que grâce à la divulgation du contenu de l’accord secret de Sykes-Picot par les révolutionnaires russes après la révolution d’octobre 1917. Aujourd’hui encore, la publication de ce document important fournit des preuves solides qui viennent étayer la critique révolutionnaire contre les pratiques coloniales des pays du Nord. 

Ces deux exemples montrent que la transparence et la responsabilité sont des armes légitimes et efficaces contre l’instrumentalisation contre-révolutionnaire du secret dans la diplomatie à l’échelle mondiale, et généralement justifiée par d’obscures références à la sécurité nationale et à la protection du secret d’État. Ces cas de figure montrent également que la transparence et la responsabilité peuvent se manifester de manière tangible dans un contexte donné, et que les efforts pour y parvenir peuvent varier selon le contexte. Dans certains pays, il s’agira d’insister sur la nécessité de rendre publics les détails d’accords de financement ou le contenu d’échanges diplomatiques, tandis qu’ailleurs il s’agira plutôt d’attirer l’attention sur des informations rendues publiques mais passées inaperçues. Pour comprendre ces limites, il est nécessaire de mener des débats éclairés et engagés, fondés sur une analyse rigoureuse et une solidarité révolutionnaire internationale. Il est important de rappeler ici que de telles tentatives ont plus de chances d’aboutir lorsqu’elles sont mises en œuvre au sein d’organisations politiques révolutionnaires, plutôt que par des individus isolés.

Au Soudan, un mouvement révolutionnaire engagé dans une analyse rationnelle des enjeux à l’intérieur et à l’extérieur des frontières politiques du pays semble nécessaire et bénéfique. Certaines voix ont soutenu que le projet révolutionnaire devrait être abandonné devant la priorité à court terme de mettre fin à la guerre qui fait rage actuellement ; or seul un véritable mouvement révolutionnaire peut permettre d’atteindre cet objectif et de construire une paix durable dans le pays qui soit fondée sur la justice. Une telle mission impliquerait, par exemple, de faire évoluer les initiatives actuelles visant à fournir des services communaux, qui aident actuellement la population soudanaise à survivre à la guerre, vers de nouveaux systèmes durables de contrôle collectif des ressources et de la prise de décision. Cela améliorera les conditions de vie à court terme et créera les conditions favorables au développement d’un pouvoir populaire ascendant et à une distribution équitable des ressources, réduisant ainsi la marge de manœuvre des forces armées élitistes tout en s’attaquant aux causes profondes de la guerre à plus long terme. Les alliés progressistes internationaux du Soudan devraient adopter une approche similaire en révolutionnant leurs méthodes et analyses, en occupant les champs d’activisme politique qui sont à leur disposition pour tenter de favoriser le progrès révolutionnaire au sein des populations qui souffrent. Les propositions susmentionnées concernant la promotion d’un journalisme révolutionnaire, la transparence et la responsabilité au sein de la diplomatie internationale constituent des exemples d’autres actions de solidarité qui peuvent bénéficier aux mouvements de résistance soudanais et palestinien, parmi de nombreux autres dans le monde. 

Les luttes des peuples soudanais, palestinien et d’autres populations opprimées doivent être portées par des forces révolutionnaires ayant recours à des outils et à un langage conformes aux principes révolutionnaires, et non à ceux imposés par les oppresseurs. Les principes révolutionnaires rejettent la hiérarchisation des luttes et la concurrence pour attirer l’attention du monde, et soulignent que la liberté et la dignité sont des droits universels, et que l’existence de n’importe quel régime oppressif peut menacer le succès de tous les mouvements révolutionnaires. Tous les régimes d’oppression mettent en œuvre des mécanismes analogues contre la résistance populaire à laquelle ils sont confrontés, et utilisent le pouvoir qu’ils accumulent dans une zone géographique pour consolider les systèmes d’oppression qui leur sont bénéfiques dans d’autres régions du monde. Cependant, cela ne signifie pas que les systèmes d’oppression se reflètent toujours les uns les autres, ni qu’ils ont des liens directs les uns avec les autres. Notre compréhension des principes révolutionnaires ne devrait donc pas se limiter à la recherche de liens hiérarchiques ou de connivence entre les luttes. Ainsi, une analyse rationnelle devrait reposer sur des principes révolutionnaires et une compréhension contextualisée de chaque lutte, et devrait chercher à se doter d’outils pertinents pour améliorer la réalité matérielle des populations opprimées à l’heure actuelle, tout en posant les bases de systèmes nouveaux pour l’avenir. 

La solidarité révolutionnaire ne doit donc pas ignorer les petites victoires, mais elle doit aussi être capable d’évaluer l’impact des changements à court terme sur la réussite de l’idéal révolutionnaire à long terme. Une telle solidarité est engagée dans des actions au service de ces deux vecteurs de transformation, de manière dialectique. La solidarité révolutionnaire comprend que l’un ne peut gagner sans l’autre, et que l’échec des deux obstruera le chemin de la révolution et de la libération dans le monde entier. 

Par Muzan Alneel

Muzan Alneel est ingénieure, chercheuse et conférencière. Issue d’un parcours professionnel et universitaire pluridisciplinaire (ingénierie, sciences économiques et sociales, politiques publiques), elle est membre fondatrice et directrice de l’ISTinaD Center au Soudan, un centre de recherche qui travaille dans le domaine de l’innovation, des sciences et de la technologie pour un développement centré sur les besoins des populations. Elle est également chercheuse associée au Transnational Institute (TNI).

Traduit par Johanne Fontaine