Messages par QGDecolonial

Bâtir un mouvement climatique anti-impérialiste

Dans son dernier livre, A People’s Green New Deal, Max Ajl défend l’idée qu’il faut mettre l’agriculture et les luttes du Tiers-Monde pour l’autodétermination au cœur des politiques environnementales. Il propose une analyse radicale, souvent accablante, des tentatives limitées du Nord global d’atténuer et de s’adapter au réchauffement mondial. L’éco-nationalisme, l’éco-modernisme, la social-démocratie verte et les itérations socialistes démocratiques en faveur d’un Green New Deal sont tous passés au crible et se trouvent tous pris en défaut. Chacun à leur manière, affirme Max, ils restent trop attachés à ce qu’Ulrich Brand et Markus Wissen nomment « le mode de vie impérial ». Un mode de vie fondé sur la subordination du Sud global aux besoins, à la volonté et aux désirs du Nord global. Et chacun, à leur manière, nie l’étendue de la crise sociale et économique à laquelle nous sommes confrontés.

Afin de répondre à cette question, Max se tourne vers les luttes du Sud global. Il y trouve les contours d’une réponse alternative à l’effondrement climatique enraciné dans les pratiques agroécologiques paysannes, les réparations climatiques et les luttes pour l’autodétermination. Plus qu’une critique, alors, le livre de Max est un appel de poids et provoquant qu’il nous lance, à nous dans le Nord global, de reconsidérer la manière dont nous luttons pour la justice sociale et climatique.

Dans cet entretien, Kai Heron discute avec Max de son livre et de l’importance de mettre l’agriculture et les luttes du Tiers-Monde pour l’autodétermination au cœur des politiques environnementales.

 

Kai Heron : Peut-être pouvons-nous commencer par une simple question. Il existe déjà au moins cinq livres disponibles imaginant ce à quoi un Green New Deal (GND) pourrait ressembler. Qu’est-ce qui t’a motivé à en écrire un autre ? Et étant donné que tu es très critique envers les cadres de GND déjà existant – y compris de l’américano-centrisme du nom lui-même – pourquoi as-tu décidé de réimaginer le contenu du GND plutôt que d’appeler à quelque chose d’entièrement différent ?

Max Ajl : D’abord, il est extrêmement clair que depuis fin 2018, l’idée d’un GND interagit d’une manière étrange avec le débat public, avec l’invention d’Alexandria Ocasio-Cortez en tant que socialiste démocratique. Son GND et celui d’Edward Markey ont immédiatement été brandie comme éco-socialiste et toute la question de l’impérialisme et de l’accumulation inégale a été entièrement ignorée. Il est rapidement devenu clair qu’une intervention était nécessaire qui soulignerait les demandes émanant du Tiers-Monde et des besoins développementaux du Tiers-Monde, et qui pourrait faire basculer la discussion hors du cœur impérial d’une sorte de soutien modéré à la social-démocratie impérialiste, verte ou autre.

En ce qui concerne la ré-imagination du GND : l’idée du GND a capté l’attention des gens. Ceci est, bien sûr, lié au pouvoir des médias et de la publicité capitalistes ainsi qu’à l’allure persistante d’une notion romantisée du New Deal étatsunien, cisaillant toute menace communiste comme ayant été une composante majeure du pacte social étatsunien. Mais je suis quelque peu populiste et je n’ai aucun problème à rencontrer les gens où ils sont, du moins sous une certaine forme.

Toutefois, ou de plus, le livre s’intéresse à nombre de discussions autour d’un GND, tout en clarifiant leurs fossés, absences et limites. Par ailleurs, je pense qu’il y a un besoin prolongé d’imaginer – même via l’abolition ou la décolonisation, voire les deux – quel type de société peut être bâtie sur les terres actuellement occupées par les Etats-Unis. Je pense que beaucoup de personnes cherchent les formes qu’une telle société pourrait prendre, y compris en imaginant comment celle-ci pourrait être réellement internationalistes et être une république pour ses habitants. C’est donc pour ces raisons que j’ai nommé ce livre A People’s Green New Deal.

 

K.H. : Ton livre reprend l’appel de Colin Duncan afin que les marxistes mettent l’agriculture au centre de leurs luttes pour le communisme. Pourquoi penses-tu que c’est important ? Et qu’est-ce que le fait de mettre l’agriculture au centre apporte à ton analyse, qui soit peut-être ignoré par ceux qui négligent le secteur en faveur de sujets plus communs comme les transitions vers l’énergie verte ?

M.A. : Il a toujours été clair pour moi que si vous voulez bâtir un monde durable, égalitaire et juste, vous devez prendre soin des bases et bâtir une fondation solide : vous devez faire attention à la terre. L’agriculture est la technologie historique par laquelle l’humanité a pris soin de la terre tout en érigeant des civilisations complexes – bien que nombre étaient sauvagement hiérarchiques. C’est-là le point le plus général.

L’agriculture est également connectée à tout un éventail de ruptures écologies, au sens le plus large. Elle est spécialement intimement connectée au changement climatique. On estime qu’entre un sixième à plus d’un tiers d’émissions dans le monde sont liées au système alimentaire, ce qui est ahurissant, étant donné que l’agriculture est, en principe, une activité absorbant du carbone de dioxyde. En effet, l’agriculture est probablement capable de fonctionner entièrement sans dioxyde de carbone et en utilisant environ 10%, certains vont jusqu’à 30%, des émissions mondiales annuelles. Nous n’en savons rien, étant donné que le capitalisme surdétermine l’épistémologie. Il n’est pas profitable, bien que cela aurait bénéficié à l’humanité pauvre, de savoir comment des formes durables de paysannerie pourraient faire baisser le CO2 excédentaire dans l’atmosphère.

De plus, l’agriculture industrielle capitaliste est le moteur principal de la destruction de la biodiversité, via les pesticides, la déforestation et, plus généralement, la destruction de l’habitat. C’est l’un des fronts écologiques, et il est clairement urgent – et possible – de reconstituer l’agriculture sur des bases entièrement souveraines et écologiques. Les rendements par unité de terre augmenteraient sous la production agroécologique du Tiers-Monde et aurait à faire face à une diminution relativement petite – autour de 25% au plus des cultures céréalières – dans le Premier Monde, qui produit un surplus massif de céréales, notamment le maïs qui est utilisé pour nourrir des animaux ou transformé en éthanol ou sirop de maïs.

Mettre l’agriculture au premier plan et au centre est également le moyen d’imaginer et de bâtir une convergence développementale entre le Premier et le Tiers Monde. Dans ce dernier, plaider en faveur du fait de mettre l’agriculture au premier plan et au centre a une justification assez claire : l’agroécologie, avec des réformes agraires et de la bonne technologie rurale, augmenteraient la santé écologique globale, la consommation de nourriture saine per capita et ouvriraient les marchés intérieurs, tout en procurant les entrées premières organiques pour une industrialisation souveraine. Le revers de la médaille est que le Nord qui repose actuellement sur les exportations tropicales du Sud, comme le café, les fruits et légumes hors-saisons, l’huile de palme, aurait besoin de trouver des équivalents domestiques, ou de payer un juste prix pour l’exportation de marchandises du Tiers-Monde. Cela impliquerait une attention plus accrue aux systèmes fermiers du Nord et, peut-être – je ne sais pas – que plus de personnes s’impliquent dans l’agriculture, et s’impliquent certainement plus dans l’aménagement du sol.

Mettre l’agriculture au centre nous rappelle alors que l’impérialisme, le colonialisme et la surindustrialisation ont bâtis le monde d’une manière très spécifique, dans laquelle il était possible d’imaginer l’ignorance des tendances de la terre. Ce type d’aliénation doit être défait.

 

 

K.H. : En lisant A People’s Green New Deal, je me suis souvenu d’un vieux débat au sein des études agraires critiques entre des marxistes agraires comme Henry Bernstein, Terence Byers et Tom Brass qui puisent chez Karl Kautsky et Lénine et ceux que l’on nomme parfois les populistes paysans comme Jan Douwe van der Ploeg et Miguel Alteri qui ont été inspiré par Alexander Chayanov. A People’s Green New Deal semble osciller entre ces traditions. L’importance de Marx dans ton travail est évidente, pourtant même le nom de ton livre semble se référer à une influence populiste. Le livre ne s’appelle pas un « Green New Deal ouvrier » ou un « Green New Deal anti-impérialiste ». Penses-tu que cette assertion soit exacte ?

En même temps, ton travail doit beaucoup à des chercheurs liés au journal Agrarian South : Samir Amin, Sam Moyo, Paris Yeros, Utsa et Prabhat Patnaik, pour n’en citer que quelques-uns. En quoi cette tradition contribue-t-elle à ta pensée et aux luttes pour la justice climatique ?

M.A. : Là où le marxiste a le mieux réussi, il a été capable d’adopter et de refaçonner le jargon et les demandes populistes et nationalistes au service de transformations révolutionnaires mondiales. Il n’est que de penser à la capacité qu’avait Ho Chi Minh à synthétiser le nationalisme et le communisme en une théorie de la révolution nationale-populaire, à la focale mise par Amilcar Cabral sur la culture nationale et la capacité à s’adresser à des traditions nationales de Guinée-Bissau, à l’adoption par Lénine d’une partie de la rhétorique du  populisme russe et, plus récemment, à la capacité brillante qu’avait Hugo Chavez d’absorber et de réoutiller l’héritage nationaliste révolutionnaire de l’Amérique latine et particulièrement du Venezuela pour aider les objectifs chavistes de transformation révolutionnaire. Dans chaque cas, leurs rares dons politiques tendaient à interagir avec une capacité à parler avec, à et pour un peuple, bien que définit.

Au centre, il y a clairement un problème de clarification d’un projet populaire internationaliste, anticolonialiste et anti-chauvin. Il est plausible, mais peut-être pas possible, que les centres puissent être reconstitués comme des républiques populaires pour leurs habitants, plutôt que, comme c’est actuellement le cas, de tendre vers des Etats de Herrenvolk. Cela nécessiterait, certainement, de s’inspirer des mouvements noirs et indigènes des Etats-Unis, par exemple, pour lesquels le nationalisme révolutionnaire a été la grammaire de la lutte pendant très longtemps. Je pense, ainsi, que la tradition populiste offre une riche rhétorique et un riche imaginaire pour les pratique politiques actuelles, bien qu’avec des critiques connues, bien que souvent stériles, de fragiles marxismes métropolitains.

Chayanov ainsi que Miguel Altieri, qui le suit dans cette voie, ont eu le génie de prendre la vie paysanne et les connaissances paysannes, selon leurs propres termes, et d’y trouver des ressources pour la transformation révolutionnaire dans ces modes de vie, se focalisant moins sur la culture ou « le peuple » en soi que sur a production matérielle. Leurs propositions étaient souvent brillantes. Chayanov en appelait à décentraliser la culture en une utopie paysanne d’une manière présageait l’appel de Mao à équilibrer la croissance rurale et urbaine, tout en imaginant des moyens de bâtir organiquement à travers des coopératives dans les campagnes. Au-delà de ça, l’attention agroécologie envers la logique et la promesse des systèmes agraires traditionnels, on trouve l’un des courants majeurs de la recherche développementale populaire-paysanne des dernières 40 années, qui a pourtant principalement souffert de la négligence du marxisme métropolitain.

Nous avons besoin d’une nouvelle fusion capable de prendre le meilleur de cette dernière tradition tout en s’assurant de garder la classe et l’impérialisme au cœur. En ce sens, le vaste éventail de pensée que l’on peut construire comme populisme doit être perçu comme une correction externe au marxisme, une correction externe qui, selon les mots de Richard Levin vient « d’un extérieur déjà influencé en partie par le marxisme », un extérieur que « l’on accueille autant qu’on y résiste. »

Mettre la question de l’impérialisme au centre tout en reconnaissant l’importance de la nation a été une contribution centrale du projet Agrarian South, y compris leur reconnaissance de la centralité absolue du nationalisme radical noir au Zimbabwe dans la mise en place de la plus importante redistribution de richesse post-Guerre froide. Si un peuple marche aux côtés d’une nation, on peut clairement voir que le nationalisme populaire a été une composante centrale des transformations réellement existantes quant à qui détient la richesse dans le monde aujourd’hui.

 

K.H. : Autant que je sache, ton livre est le premier sur le GND à s’attaquer à la traditionnelle question marxiste de la division entre les villes et la campagne. Je suis pleinement d’accord qu’il s’agit-là d’une question urgente pour les radicaux de tout type aujourd’hui. Mais pourquoi était-il aussi important pour toi de t’attaquer à cet enjeu et pourquoi penses-tu que d’autres l’ont négligé ?

M.A. : Le GND a émergé en tant que proposition du nord pour la transformation écologique et social-démocrate ou pour la demande de gestion keynésienne. Le nord n’est plus particulièrement agraire et, en effet, les projets agricoles sont tournés en dérision. Il me semble que le marxisme académique haute couture le plus important a, en fait, été imbibé de la théorie de la modernisation et considère, d’une manière ou d’une autre, que le Nord a réussi, ou du moins partiellement, sa transition vers une société industrielle et urbaine. Concernant le Sud, moins on en dit, mieux c’est.

On semble passer à côté du fait que notre société est profondément aliéné, écologiquement destructrice, vorace quant à sa consommation de la nature non-humaine et joyeusement ignorante de l’impact de l’accumulation du Nord et de la consommation de la majorité sur la planète, au point que la plupart des écrits sur un GND du Nord ignorent simplement l’agriculture ou embrassent des schèmes coloniaux ou fascistes de nettoyage ethniques de populations nomades, via l’occultation de la savane en arbres ou autres « solutions ». Cela est simplement dû au fait qu’ils ne savent ou ne se soucient pas de ce qu’il se passe dans la campagne. Ainsi, si l’être détermine la conscience, le lieu métropolitain de la plupart des marxistes du Nord semble être loin de pouvoir expliquer pourquoi l’agriculture et la division ville-campagne sont ignorés ou tournés en dérision, s’inscrivant dans le biais anti-rural du marxisme occidental dans son ensemble.

 

K.H. : A People’s Green New Deal oppose un argument moral percutant au GND tel que conçu par les socialistes démocratiques et les progressistes. Tu montres de manière très convaincante que ce type de GND repose sur le fantasme d’une « croissance verte » et sur le vol, le pillage et l’exploitation des terres et de la main d’œuvre du Sud global. Mais à quel penses-tu que nous verrons quelque chose comme un GND progressive qui serait cyniquement adopté par les Etat impérialistes durant les prochaines années ? Et que peuvent ceux d’entre nous qui s’opposent au capitalisme vert comme solution à la crise climatique ?

M.A. : Alors que la pression populaire dans le Nord se fait de plus en plus forte pour une redistribution et pour s’attaquer à la crise climatique, nous verrons sans aucun doute des mesures prophylactiques : c’est-à-dire une social-démocratie verte. Je pense qu’Ocasio-Cortez était un avant-goût de cela et beaucoup, comme Naomi Klein, semble s’être portés volontaire pour servir d’émissaire d’AOC afin de la représenter comme une alliée dans la lutte contre le capitalisme, le colonialisme, etc. La menace est donc tout à fait réelle.

Quant à ce que nous pouvons faire pour arrêter cela, il faut concrètement identifier ses mécanismes, exposer les plans eux-mêmes et, si nécessaire, identifier ceux qui présentent ces plans comme anti-systémiques ou anticapitaliste à la gauche progressiste ou social-démocrate. Ce type de contre-insurrections advient dans l’histoire : ce n’est pas juste « le système » ou une intelligentsia naïve bien intentionnée mais confuse qui produit ces mensonges. Ceux-ci émergent concrètement, avec des lignes claires de responsabilité. Il faut, en premier lieu, les identifier puis constituer un pôle séparé de force organisationnelle qui peut, dans les faits, les arrêter.

 

K.H. : A People’s Green New Deal appelle le Nord global à rembourser sa dette climatique accumulée au Sud global. Je suis d’accord que c’est essentiel aux luttes pour la justice climatique. Mais dès que cet argument est mis sur la table, il y a toujours ceux qui disent qu’il est impossible de rallier les travailleurs du Nord global autour de la solidarité avec le Sud global avant que les conditions de la classe ouvrière du Nord global se soient améliorées : accès universel au système de santé, des emplois verts syndiqués, et ainsi de suite. Que fais-tu de ces arguments ? Et en quoi la solidarité entre le Nord et le Sud est-elle concrètement possible aujourd’hui ?

M.A. : Je pense que ceux qui ne veulent pas discuter ces questions devraient se demander s’ils ne sont pas davantage investis dans le colonialisme que ce qu’ils sont prêts à admettre publiquement. Prenons le système de santé, un sujet dont je traite dans le livre. Cuba arrive à de meilleurs résultats dans la santé car il y a davantage de médecins par habitants, il y a une attention portée à la communauté et il y a un système de santé préventif et peu cher plutôt que réactif, cher, inefficace, lourd en biens industriels et inefficace. Ce sont là des questions de modèles. Un modèle repose sur les aptitudes humaines, le savoir et les soins et peut-être fait par des méthodes relativement légères en ressources. L’autre modèle repose sur toute cette technologie plus massive et donne de biens moins bons résultats, avec des émissions de CO2 plus importante.

Pourquoi ne pas enseigner aux gens les modèles alternatives de soins ? Nous devrions leur apprendre le modèle cubain. Nous devrions proposer une augmentation conséquente du soin à la communauté et de la formation des médecins, une focale mise sur la nutrition et la gratuité des soins pour tous, comme on le trouve à Cuba. Et il faudrait combiner cela au remboursement de la dette climatique. Est-ce que quelque « classe ouvrière occidentale » imaginaire ne s’intéresserait pas à ce projet, ou le problème repose-t-il sur le racisme profitable des « experts » occidentaux ? Il nous faut une discussion sérieuse sur cela, en gardant à l’esprit que le racisme est un projet de classe.

Il est évident que la solidarité Nord-Sud est difficile. Mais cela commence par l’élévation des luttes du Sud pour la dignité, se féliciter de leurs succès et montrer comment le Nord fait obstacle à ces luttes. Hélas, l’essentiel de la classe d’« experts » et de sa presse vaniteuse prend le chemin opposé : ils n’élèvent les luttes du Sud pour ce qu’ils nomment la dignité que dans les Etats visés par l’impérialisme étatsunien, ils ne se félicitent jamais des succès tant qu’ils ne sont pas contraints de le faire, comme lors de la reconnaissance de la diplomatie médicale de Cuba face à l’épidémie actuelle et leur effacement et suppression systématiques du rôle du Nord dans la négation de l’auto-détermination du Sud.

Imaginez-vous qu’Historical Materialism, un journal marxiste prétendument anti-impérialiste, a ignoré pendant des années les sanctions occidentales contre le Zimbabwe ou a, plus récemment, ignoré le rôle occidental dans le coup d’Etat contre le parti des travailleurs au Brésil, et que ses contributeurs ont signé une lettre appelant à sanctionner l’Iran. D’autres « experts » d’autres secteurs du même cartel éditorial déplore le racisme permanent de la classe ouvrière et l’impossibilité en résultant de bâtir une solidarité entre le Nord et le Sud. Je crois que le terme que les jeunes utilisent pour un tel spectacle est « gaslighting ». Il me semble que le problème du racisme commence par les « experts » vendant leur plume plutôt qu’avec la classe ouvrière ayant des idées ignorantes.

 

K.H. : Tu te montres intraitable dans tes critiques envers les universitaires, militants et « experts » qui ne considèrent pas les luttes du Sud global et ses traditions intellectuelles. Qu’est-ce qui t’a amené à prendre ce parti ? Et avec quels travaux les militants du Nord global devraient-ils se familiariser s’ils veulent approfondir leur compréhension du fonctionnement de l’impérialisme aujourd’hui ?

M.A. : J’ai passé l’essentiel des 13 dernières années de ma vie d’adulte hors des Etats-Unis, plus précisément dans des pays arabes. Mais ce n’est-là qu’une anecdote personnelle. En fait, c’est l’humanisme qui devrait nous guider et qui peut guider ceux d’entre nous vers l’empathie et le soutien aux luttes du Sud pour le pain, la terre, la liberté, l’émancipation et le développement populaire. Tout le monde sur cette planète mérite d’avoir une vie descente, et il faut être sérieusement sur-éduqué ou sous-informé pour penser que la voie vers une vie meilleure sur cette planète passera principalement par l’action politique des classes ouvrières occidentales et la main d’œuvre intellectuelle critiquant les contradictions interne du développement du Tiers-Monde depuis le piédestal du monde universitaire du Nord.

C’est plutôt le contraire : ce sont les périphéries qui ont poussé la transformation révolutionnaire, apportant de nouvelles perspectives au centre, de l’URSS, du maoïsme, de Cuba et de la Révolution vietnamienne ainsi que de la Palestine. Si nous pensons qu’un système-monde juste est un monde dans lequel les plus exclus et opprimés ont la dignité et la liberté, alors il semble logique qu’il faille couper les manières et demandes par lesquelles leur oppression est liée à l’impérialisme contemporain. Au contraire, ceux qui ignorent et dénigrent ces demandes et révolutions participent de la stabilisation du système actuel.

Heureusement, les choses évoluent. En fait, nous vivons dans une période de renaissance de la théorie révolutionnaire sur l’impérialisme. Je ne peux que recommander la lecture des travaux d’Utsa et Prabhat Patnaik, de John Smith, d’Ali Kadri, ainsi que les livres et articles du Agrarian South project, en plus des travaux fondateurs de Samir Amin, Walter Rodney, Ruy Mauro Marini et Vania Bambirra, ainsi que la littérature de la dépendance plus ancienne, qui a émergé dans chaque région périphérique.

 

Max Ajl

Ce texte a initialement été publié, en anglais, par ROAR : https://roarmag.org/essays/peoples-green-new-deal-max-ajl/

Max Ajl est postdoctorant au Rural Sociology Group de l’université de Wageningen et est chercheur associé à l’observatoire tunisien pour la souveraineté alimentaire et l’environnement. Il fait partie du comité editorial d’Agrarian South. Son livre A People’s Green New Deal a été publié en 2021 chez Pluto Press.

 

 

 

Édito #49 – Mélenchon a gagné

Comme le titrait Libération avant le premier tour, Jean-Luc Mélenchon, candidat de la France insoumise et de l’Union populaire, avait déjà gagné. Certes, candidat pour la troisième fois, il n’est pas parvenu au second tour de l’élection présidentielle, mais nous pouvons le dire, il a gagné.

Il a augmenté son score par rapport à celui de 2017 qui, déjà, était en augmentation substantielle par rapport à celui de 2012. Il approche les 22% et moins de deux points le séparent de la candidate d’extrême droite, Marine Le Pen.

Mélenchon a été éliminé et nous ne pourrons donc pas voter pour lui dimanche 24 avril. Pourtant, on ne peut pas parler de défaite de l’Union populaire. Bien sûr, il rate d’un cheveu l’accession au second tour mais, précisément, qui, il y a 10 ans, aurait parié sur une hypothèse réelle – voir un programme proposant une synthèse à la fois sociale et audacieusement antiraciste – faire un tel score ?

C’est en cela qu’il a gagné.

Il redonne une constitution politique à une partie non négligeable du peuple de ce pays à partir de la réalité dudit peuple que Mélenchon désigne sous le nom de « créolisation ». De fait, la géographie du vote Mélenchon esquisse encore timidement un rapprochement ou une alliance politique possible entre les « beaufs » et les « barbares ». On voit ainsi que Mélenchon arrive en tête dans une ville de l’Aisne (département majoritairement lepéniste) – Château-Thierry – ou encore à Évreux, dans l’Eure où le RN est par ailleurs arrivé en tête, ville dont la mairie fut des années 1970 à 2001 tenue par le PCF. Dans ces départements sacrifiés sur l’autel de Maastricht, de la désindustrialisation, de la rigueur budgétaire et de l’UE, que Mélenchon, qui a participé à la manifestation contre l’islamophobie en novembre 2019, recueille la majorité des suffrages exprimés atteste qu’il est possible de desserrer l’étau libéral-fasciste que nous imposent Macron et Le Pen et, plus fondamentalement, de clore le racisme de l’anti-racisme moral couplé au mépris de classe pour le vieux prolétariat blanc.

Mélenchon, peut-être même malgré lui, pense à nouveaux frais la question nationale. C’est d’ailleurs un des éléments du succès, pour l’instant électoral, de sa politique. Qu’il réalise de bons scores à Brest, à Marseille et à Argenteuil indique que le prolétariat de ce pays, blanc ou indigène, peut voter pour lui. Les indigènes d’Argenteuil ou de Stains savent que Mélenchon dénonce l’islamophobie et ne se fourvoient pas en lui accordant leur confiance. Les imams rédigeant un appel à voter pour lui ainsi que de grandes figures du rap ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Le cas de Stains, ville très pauvre et ouvrière largement indigène, est à cette aune révélateur : la participation est stable mais Mélenchon passe de 41%, il y a 5 ans, à 60 % (avec dans la cité du Clos Saint-Lazare, tant décriée par des reportages télé orduriers, un nombre de votants plus élevé encore, 62% ainsi qu’au Moulin neuf, 70%). Une mobilisation spectaculaire.

D’un autre côté, les prolétaires blancs des villes ouvrières ou partiellement ouvrières comme Brest ou Le Havre qui placent Mélenchon en tête de ce premier tour savent que le candidat FI n’est pas Roussel. Comme le dit ce dernier dans une prose toute républicaine, Mélenchon s’adresse aux « fractions radicalisées des quartiers populaires » (de la Seine-Saint-Denis, par ex., ex-banlieue rouge) et opère ainsi une unité de classe dont le PC était incapable du fait de son racisme (sans parler du PS petit-bourgeois).

Son succès dans l’ancienne ceinture rouge de la banlieue parisienne, à Aubervilliers notamment passée à droite en 2020, s’explique par cette réussite.

Son arrivée en tête dans la région Île de France est possible parce qu’à ce succès populaire s’ajoute une percée dans des milieux petits-bourgeois « éclairés » comme le montrent ses scores dans l’est parisien, dans des banlieues cossues (Mélenchon est deuxième à… Sceaux ainsi qu’à Chaville ou Vanves) et, globalement, dans la plupart des grandes villes françaises (Toulouse, Strasbourg, Marseille, Montpellier, …).

L’Union Populaire fait donc une démonstration improbable jusqu’ici : elle a été capable d’unir un prolétariat blanc et non blanc que deux siècles de chauvinisme ont séparé, même si elle est loin de faire le plein et qu’une grande partie de ces mêmes classes populaires restent abstentionnistes ou lepénistes.

La victoire de Mélenchon est donc celle-là, celle d’une Idée du pays, d’une conception de la question nationale, qui affronte à la fois le consensus républicain raciste islamophobe en comptant les non-blancs comme de ce pays et le consensus libéral en rompant avec le tropisme pro-UE du parti qui a dominé la gauche française depuis la fin des années 1970, à savoir le Parti socialiste.

Cette conception n’est pas l’horizon décolonial qui aspire à une rupture franche avec l’impérialisme français et qui doit reconstruire sa ligne et son autonomie. Mais qu’un tel mouvement fasse 22% des voix est une bonne nouvelle. Ce score de Mélenchon, à moins de deux points de la candidate raciste, montre qu’il est possible de combattre politiquement cette dernière en lui opposant une autre Idée.

C’est, pour l’avenir immédiat, un appui précieux.

Édito #48 – Pour un traitement digne des prisonniers politiques corses et basques

Les événements tragiques récents concernant Yvan Colonna remettent en lumière un aspect trop souvent oublié de la violence de l’État français vis-à-vis des minorités nationales en lutte pour leur indépendance sinon leur autonomie.

Les minorités dont il s’agit ici ne relèvent pas des DOM-TOM ni des confettis de l’Empire colonial disparu mais s’inscrivent géographiquement, même si la Corse est une île en réalité plus proche de l’Italie que de la France, dans la représentation traditionnelle de l’Hexagone qu’on trouve par exemple dans certaines salles de classes à l’école.

Principalement, donc, du point de vue de la capacité politique à promouvoir un combat culturel national, les peuples corse et basque sont des minorités « intérieures » réprimés par l’Etat qui les nie au nom du centralisme français et de la République une et indivisible.

Nous ne confondrons pas Jacobinisme et Bonapartisme (Robespierre, admiratif du patriote corse Pasquale Paoli, voulait ainsi créer une confédération entre l’île de Beauté et la France) mais force est de constater que l’affirmation de l’unité et de l’indivisibilité de la République n’a rien tenu de sa promesse initiale révolutionnaire et qu’elle n’est qu’une volonté de nier les différentes traditions nationales et populaires du territoire français (Alsace, Bretagne, Occitanie, Pays basque, Corse). S’agissant des revendications nationales de la Corse et du Pays basque, la réponse de la République française s’exerce dans une violence trop souvent ignorée qui bafoue les droits élémentaires des détenus basques et/ou corses.

Ainsi Colonna était-il détenu, jusqu’à la grave agression dont il a été victime à la prison d’Arles, loin de la Corse et loin, donc, de ses amis, de ses proches, de sa famille. Cet éloignement des détenus politiques corses et basques ne se limite pas à Yvan Colonna. Il s’agit d’une politique répressive et qui relève non tout à fait de la justice mais surtout de la vengeance. Des militants basques sont comme les nationalistes ou autonomistes corses détenus loin de chez eux, ce qui équivaut à une double peine qui, en plus d’un simple jugement, prononce un isolement des détenus.

Yvan Colonna bien que considéré comme un détenu modèle dans la prison d’Arles n’a été transféré enfin en Corse sur demande de ses camarades, de ses amis et de sa famille qu’à partir du moment où dans le coma son pronostic vital s’est trouvé engagé.

Cette violence de l’Etat est inacceptable, ne serait-ce que du point de vue des droits démocratiques des individus. Un crime de sang doit être puni mais l’engagement nationaliste corse ou basque ne peut justifier un isolement comme a été celui de Colonna depuis près de 20 ans. Cette histoire républicaine est trop souvent tue et occultée. La détention particulière des prisonniers politiques basques ou corses s’inscrit dans une politique qui a trop souvent bafoué les règles du droit élémentaire.

Rappelons ainsi que sous Fabius, Premier ministre de Mitterrand, des exilés d’ETA, mouvement nationaliste basque antifranquiste se réclamant du marxisme-léninisme, ont été extradés vers l’Espagne alors elle-même dirigée par un gouvernement socialiste (Felipe Gonzalez) qui fit assassiner des militants basques en Espagne par un groupe créé de toutes pièces par l’État espagnol, les GAL. Du côté français, la Corse a connu au moins deux épisodes, dont un tragique, attestant le régime spécial imposé par la République à cette île semi-coloniale dans son traitement par la métropole : la tuerie d’Aléria et la destruction de paillottes par la gendarmerie nationale sous Jospin-Chevènement et de manière parfaitement illégale.

La situation d’Yvan Colonna suscite de fortes mobilisations en Corse et des manifestations fournies. Sans adhésion naïve de notre part à n’importe quel nationalisme émanant de minorités régionales (il y en a de réactionnaires et de racistes), soulignons qu’elle rappelle néanmoins à chacun de nous une injustice trop souvent tue et ignorée. Le traitement digne des prisonniers politiques basques et corses est l’affaire de tous les hommes libres.

Édito #47 – Pourquoi Mélenchon

À la question « faut-il voter Mélenchon ? » posée à un indigène qui a l’autonomie chevillée au corps, la réponse attendue est « non ». Ce « non » tranchant et fier sera alors l’expression d’une dignité intransigeante et d’une fidélité sans faille au projet décolonial qui fait office d’idéal pour une partie de l’indigénat militant, traumatisée par des décennies de récupération et fatiguée par les appels au vote barrage. Il n’est donc par rare d’entendre ça et là les reproches des gardiens de l’orthodoxie à l’encontre de celles et ceux qui manqueraient à leurs principes. La ligne de l’autonomie serait trahie par ceux-là mêmes qui la célébraient il y a peu, alors que l’expérience commanderait de se méfier de ce transfuge du PS, mitterrandolâtre, qui aime beaucoup trop la Grande France pour être honnête et pour nous mériter.

Pour ce qui nous concerne – alors même que nous tenons autant à l’autonomie qu’à la ligne décoloniale – nous appelons à voter Mélenchon sans réserve, sans fausse pudeur et sans mauvaise conscience.

Pour des raisons de fidélité à nous-mêmes, pour des raisons politiques et pour des raisons stratégiques.

I/ Fidélité à nous-mêmes.

L’école décoloniale nous a enseignés certains principes, dont celui d’apprendre à faire les choix électoraux les plus judicieux et les plus pragmatiques : lorsqu’une élection se présente, quelle qu’elle soit, il faut toujours prendre parti prioritairement pour l’offre décoloniale. Ce qui ne s’est jamais présenté jusqu’ici. En l’absence d’une telle offre, voter pour l’autonomie indigène, même quand elle est insatisfaisante. Et en l’absence de toute proposition indigène, voter pour celui ou celle qui à la fois se rapproche le plus de nos revendications et qui, si possible, est le plus en capacité de les satisfaire.

À l’évidence, dans la campagne qui s’annonce, il n’y a aucune offre proprement décoloniale. Pas plus qu’il n’y a d’offre indigène autonome, même réformiste. En effet, il ne suffit pas qu’une offre soit incarnée par un indigène pour que celle-ci se confonde avec un projet indigène. Ni Taubira, ni Kazib n’entrent dans cette case. Ils sont tous deux les représentants de forces blanches, la première d’un centre libéral vaguement de gauche et le second d’une extrême gauche anticapitaliste. Ainsi, toutes les candidatures à la présente présidentielle émanent du champ politique blanc, et c’est parmi elles qu’il faut piocher dès lors que l’abstention est écartée[1].

Ainsi, si l’on exclut l’extrême droite, la droite, l’extrême centre et le PS qu’il faut bannir d’office, il reste : Roussel, Taubira, Mélenchon, Jadot, Poutou, Kazib et Arthaud.

Éliminons Jadot et Roussel qui ont, entre autres, participé à la manifestation des syndicats de police d’extrême droite (soutenue par Darmanin) le 19 mai 2021. Éliminons aussi Taubira et Arthaud – que tout sépare – mais qui sont, entre autres, incapables de prendre une position ferme contre l’islamophobie.

Restent Mélenchon, Poutou et Kazib. Ces deux derniers sont probablement les candidats pour lesquels nous aurions le plus de sympathie, d’abord parce qu’ils viennent de traditions anti-impérialistes, mais aussi parce qu’ils font des efforts pour intégrer l’idée de racisme d’État. Ils cochent donc la case d’une certaine proximité idéologique. Reste celle de leur capacité à satisfaire ces revendications. C’est à dire leur capacité à atteindre le pouvoir. Elle est nulle. Quant à Mélenchon, il est celui qui rassemble le plus de qualités : dans les limites du parlementarisme français et dans un contexte de radicalisation de l’extrême droite, il est celui qui pousse le plus loin la critique de la police, de l’islamophobie et du libéralisme, et qui en même temps, par l’engouement qu’il suscite, dessine un véritable rapport de force contre la réaction ambiante.

À ce stade, notre choix ne peut alors être guidé que par deux possibilités :

  • faire progresser des candidatures-témoignage, conséquentes sur le plan des idées politiques, mais qui dans une démarche uniquement propagandiste utilisent les présidentielles dans un but d’auto-construction ;
  • soutenir un candidat réformiste parce que ses chances de gagner sont plus fortes car suffisamment consensuel pour convaincre le grand nombre et suffisamment en rupture pour constituer un véritable tournant politique.

Pourquoi pas Poutou ou Kazib ? Parce que les indigènes décoloniaux n’ont aucun intérêt particulier, s’ils ont pour priorité la construction de l’autonomie, de participer à l’auto-construction du NPA ou de Révolution Permanente. Celle-ci doit d’abord être l’œuvre des révolutionnaires de la gauche blanche.

Alors, pourquoi Mélenchon ? Parce qu’il est le plus proche du pouvoir. Parce que, depuis quelques années, il a opéré une mue étonnante et qu’à ce titre, il n’est plus permis de le confondre avec le PS, canal historique.

II/ Les raisons politiques. Mélenchon, un énième vote utile ?

Parce qu’il vient du parti socialiste, on aura tôt fait de le confondre avec la candidate Royal de 2007 qu’il fallait choisir par défaut contre la droite sarkozyste et le FN, ou avec le Hollande de 2012 qu’il fallait adouber par détestation de Sarkozy. Rien n’est plus discutable : à la différence des candidats de la gauche réformiste auxquels le système électoral nous a habitués depuis quarante ans, Mélenchon opère une rupture inédite avec le consensus néo-républicain, synonyme de néo-conservatisme à la française.

Il rompt avec le consensus islamophobe. Après l’assassinat de Samuel Paty, et malgré la violence de la propagande islamophobe, non seulement il a maintenu une position antiraciste ferme, mais il n’a jamais regretté d’avoir participé à la marche contre l’islamophobie de novembre 2019. Il a, à plusieurs reprises, réitéré son engagement contre l’islamophobie et a récemment déclaré qu’il participerait à nouveau à une telle manifestation si nécessaire. De plus, son programme prévoit l’abrogation de la loi « séparatisme ».

Il rompt avec le consensus identitaire en introduisant l’idée de « créolisation » de la société. Si ce concept est discutable en ce qu’il euphémise en partie les enjeux de race, il a le mérite de proposer une alternative antiraciste à la théorie du « grand remplacement ». Sur le plan symbolique, il a tenu à déposer une gerbe sur la tombe de René Levasseur, membre de la convention nationale ayant participé au vote sur l’abolition de l’esclavage en 1794, et a répété les mots de Robespierre « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ». Il propose aussi l’instauration d’un jour férié en mémoire de l’esclavage.

Il rompt avec le consensus sécuritaire, d’abord en refusant de se joindre à la manifestation de la police devant l’Assemblée nationale, qui plus est en la dénonçant comme « factieuse ». Il propose aussi la dissolution des BAC, l’arrêt du système de nassage des manifestations, l’interdiction des flash-ball et l’exclusion de la police pour tout policier ne respectant pas la déontologie professionnelle.  

Il rompt avec la politique répressive contre les migrants en proposant de régulariser les sans-papiers et les migrants.

Il rompt avec l’omnipotence de lEurope – bien qu’il recule sur la sortie de l’Union européenne – en déclarant vouloir remettre en cause les traités européens et extraire la dette publique de la main-mise des marchés financiers.

Il rompt (partiellement) avec le consensus impérialiste en promettant de déployer une « diplomatie altermondialiste » et en prônant une sortie de l’OTAN afin de désoccidentaliser l’action internationale de la France. Il remet en cause l’idée d’une France « gendarme du monde », et a récemment déclaré « nous ne sommes pas les grands frères des Maliens ». Il a condamné la répression des Guadeloupéens en dénonçant l’envoi du GIGN lors de la révolte contre l’obligation vaccinale et a appelé à manifester en faveur de Gaza, bombardée en avril 2021 (sauf à Paris, où la manifestation était interdite). Enfin, concernant l’agression de l’Ukraine par la Russie (et tout en la condamnant), il réitère son crédo : le non-alignement (aligné ni sur Washington ni sur Moscou). S’il maintient cette position dans le climat de surenchère belliciste que nous sommes en train de vivre (et ce n’est pas gagné), cela ne fera pas de lui un anti-impérialiste mais seulement un candidat responsable qui refuse la logique de guerre. Et ce serait déjà pas mal.

La rupture avec le consensus néo-républicain n’est pas une rupture révolutionnaire. Mélenchon n’est ni Robespierre (même s’il s’en réclame) ni Lénine (on a effectivement les bolchéviques qu’on mérite). Cela n’empêche cependant pas les médias aux ordres de le qualifier de suppôt des islamistes, voire d’ »islamo-bolchévique ». Cela prête à sourire, mais ni Royal, ni Hollande n’avaient connu un tel tir de barrage. C’est que sa rupture, aussi réformiste soit-elle, est un coup de frein net au déchainement raciste et libéral que des générations de politiciens ont accompagné sans vergogne. Mais surtout, elle est la traduction politique de l’ébullition sociale que ce pays connaît depuis au moins quinze ans (crise économique, crise identitaire, crise écologique, crise démocratique, crise d’hégémonie impérialiste) et qui a su se transformer en mouvements sociaux, certes disparates et désarticulés, néanmoins avec une vraie consistance politique (mobilisations contre la loi Travail, Nuit Debout, grève des transports contre la réforme des retraites, insurrection des Gilets Jaunes, réveil des mouvements féministes suite à la vague #MeToo, montée en puissance de la conscience écologique et mobilisations antiracistes de masse du Comité Adama).

Nourrie par la colère sociale et la soutenant en même temps, la candidature de Mélenchon est tout sauf du chiqué. Non seulement il l’incarne, mais il est poussé par elle. Pour le dire autrement, Mélenchon représente aujourd’hui une véritable fraction du peuple et pas seulement une fraction de la bourgeoisie comme c’est le cas du PS. C’est ce qui l’en distingue. Quant à nous, décoloniaux, antiracistes, militants des quartiers, nous manquerions de lucidité si nous n’étions pas capables de reconnaître notre empreinte dans la transformation antiraciste de ce courant de la gauche républicaine. Le passage de l’antiracisme moral à l’antiracisme politique est un progrès dont les effets sont traduits en partie dans son programme et dont les limites sont celles du rapport de force que les organisations en lutte ont pu instaurer. La dernière séquence de l’autonomie indigène, qui a duré au travers de ses diverses coalitions une quinzaine d’année, s’est achevée avec la marche contre l’islamophobie de 2019, qui en a été à la fois l’apogée et la fin. A l’évidence, elle ne se reconstituera pas d’ici les élections. Aussi, snober le moment Mélenchon, c’est être un peu à l’image de ce bédouin assoiffé qui, arrivant au puits, refuse de boire.

III/ Les raisons stratégiques. Voter Mélenchon, c’est voter pour l’après.

Trois scénarii sont possibles – échec dès le premier tour, qualification pour le second tour mais échec face à son concurrent, qualification pour le second tour et victoire. Quelle que soit l’issue du scrutin, chacune des hypothèses a ses avantages qu’il ne faut pas sous-estimer.

1/ S’il ne se qualifie pas pour le second tour, il aura malgré tout fait une campagne de rupture qui marquera un moment important de la recomposition de la gauche blanche dans laquelle la lutte contre l’islamophobie sera devenue hégémonique le temps de la campagne. Il s’agira alors de renforcer cet axe et de continuer à gagner du terrain.

2/ S’il passe au second tour mais échoue sur la dernière ligne, cela prouvera qu’une candidature de rupture, même dans le cadre réformiste, reste possible et que la toute puissance de l’extrême droite n’est pas une fatalité.

3/ S’il gagne l’élection, il fera face à un déchainement des forces capitalistes sans précédent. Que Mélenchon et ses troupes aient une réelle volonté de rompre avec le libéralisme n’est pas en doute ici, mais ils n’auront pas les moyens de leur politique. Ils devront faire face au bloc bourgeois et à l’État profond, sa police de plus en plus extrémiste et une armée traversée par des tendances putschistes. Plus Mélenchon sera fort au sortir du scrutin, plus sa capacité de résistance ultérieure le sera, et le mouvement qu’il incarnera et qui dépassera la FI aura besoin d’un soutien populaire le plus large possible. C’est à ce moment précis et pas avant que la question de l’autonomie indigène devra se poser de nouveau. Dans ce contexte, il ne sera pas question de « blanc-seing » donné à Mélenchon d’autant plus qu’il sera fortement empêché de réaliser ses ambitions de transformations des structures économiques et sociales, mais plutôt de reconstituer des pôles de résistance politique. Cela sera vrai tant pour les mouvements sociaux en général que pour les mouvements antiracistes en particulier.

Même si nous comprenons la tentation abstentionniste et l’écœurement des résignés face à un système politique qui les a tant méprisés, même si nous comprenons la résistance de celle et ceux, révolutionnaires, qui ont maintes fois éprouvé la trahison des réformistes, nous ne les encourageons pas dans cette voie. Le déchainement islamophobe, qui va aujourd’hui du PC de Roussel à Zemmour, atteint un tel niveau que la reconstruction d’une digue antiraciste – véritablement antiraciste – est sûrement la tâche la plus urgente du moment. Or, rien ne nous indique, en l’état actuel des choses, que cette digue puisse s’édifier par le seul rapport de force constitué par l’union de la gauche révolutionnaire et du mouvement décolonial. Il faut donc envisager cette élection comme une étape, pas comme une fin en soi.

Dans ce prolongement, que la gauche anticapitaliste (NPA, Révolution Permanente) se renforce est une très bonne nouvelle. Que le mouvement social, dans toutes ses dimensions prenne la rue et ne la lâche pas, même et surtout en cas de victoire de Mélenchon, est un impératif. Que l’autonomie indigène doive se réorganiser est de toute urgence, mais cela va de soi.

 

 

[1] Précisons que nous ne sommes pas des fétichistes de l’électoralisme. Pour nous, la politique est loin de se réduire aux élections, mais celles-ci sont parfois (et pas toujours) un outil stratégique au service d’une lutte plus large. La politique se fait avant, pendant et après une élection. Dans le contexte actuel, l’abstention nous paraît préjudiciable.

 

Édito #46 – En Ukraine comme ailleurs, l’OTAN est l’adversaire de la paix

Depuis plusieurs semaines, la menace d’un conflit majeur plane sur l’Ukraine. En réponse à l’accélération soudaine du rapprochement entre l’Ukraine et l’OTAN et à la perspective d’une installation de forces militaires occidentales à ses portes, la Russie déploie d’importants moyens militaires à la frontière avec ce pays et y procède à des exercices réguliers. Les Etats-Unis et l’essentiel de ses alliés ont appelé leurs ressortissants à quitter le territoire ukrainien et agitent quotidiennement la menace d’une invasion imminente du pays par son voisin russe, installant un climat de panique tel que le président ukrainien lui-même appelle au calme ses nouveaux alliés.

Cet épisode de tension est le dernier jalon de l’entreprise d’encerclement et de soumission de la Russie voulue par Washington dès l’effondrement de l’URSS en 1991, au mépris des engagements pris vis-à-vis du Kremlin à l’époque, aux dépens des peuples voisins et avec le soutien décisif des Etats d’Europe occidentale.

Ainsi, alors que l’ensemble des pays d’Europe de l’Est se sont aujourd’hui ralliés à l’UE et à l’OTAN, des pays baltes à la Bulgarie en passant par la Pologne, la Roumanie ou la Hongrie, sans évoquer l’insistance étasunienne à faire de la Georgie une tête de pont militaire occidentale, voici donc que Kiev capte l’attention américaine depuis 2014. C’est à cette date qu’a éclaté une guerre civile meurtrière dans le pays, conséquence d’un putsch mené par les forces les plus réactionnaires et antirusses d’Ukraine avec le soutien sans faille des Occidentaux. Celle-ci ayant poussé les régions à majorité russophone de l’est du pays à faire sécession, par crainte d’une répression les ciblant.

Il faudrait certes évoquer la doctrine Russe dite de « l’étranger proche » mais pour l’instant concentrons-nous, sur les menées édifiantes de l’OTAN. Alors que ses statuts ne prévoient une intervention qu’en cas d’agression avérée d’un de ses membres par un autre Etat, elle a multiplié les interventions militaires agressives totalement illégales au regard du droit international et à son propre fonctionnement, en provoquant à chaque fois la mort et le chaos. Du bombardement de Belgrade en 1999 à l’agression contre la Libye en 2011, en passant par la destruction pure et simple de l’Afghanistan de 2001 à 2021 ou celle de l’Irak de 1991 à 2003, son histoire récente est jalonnée d’interventions militaires funestes.

Née en 1949 dans le contexte de la guerre froide, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord justifiait son existence par la menace que le bloc de l’Est, prétendait-on, faisait peser sur l’ensemble du « Monde libre », celui-là même qui a financé et armé les régimes les plus brutaux, racistes et réactionnaires de la planète (Chili de Pinochet, Afrique du Sud de l’apartheid, Israël, dictatures militaires argentine et brésilienne, contras nicaraguayens …). L’ordre mondial bipolaire plaçait à l’époque l’OTAN dans un contexte de confrontation entre égaux, bien que les moyens du complexe militaro-industriel américain et de ses supplétifs occidentaux aient toujours été infiniment plus conséquents que ceux du reste du monde. Elle était tant bien que mal tenue en respect par l’adversaire soviétique. Contrairement à une idée reçue, c’est bien pour s’opposer à cette pression militaire de l’OTAN que l’URSS suscitera la création de l’alliance militaire dite du Pacte de Varsovie. Mais seulement six ans après la création de l’OTAN, le 14 mai 1955.

Aujourd’hui, à quoi sert l’OTAN ? Contre qui Washington prétend-t-il défendre le « monde civilisé », alors même que son hégémonie diplomatique et militaire est absolue depuis la chute de l’Est communiste. Il est grand temps de reconnaître l’évidence : l’OTAN n’est et n’a jamais été que l’outil militaire au service les desseins stratégiques de la désormais unique puissance impérialiste de la planète, renforcée dans sa quête d’hégémonie par un impressionnant réseau de pays vassaux qui mettent à sa disposition leurs moyens militaires et territoriaux. Aujourd’hui, l’OTAN représente 80% des dépenses militaires mondiales, soit 16 fois celles de la Russie. Grâce à l’Organisation, les Etats-Unis déploient actuellement 200 000 hommes de 1er choc sur 800 bases militaires réparties dans près de 180 pays. L’emprise militaire étasunienne sur la planète est sans pareille et l’OTAN est la pièce-maîtresse de cette puissance, secondée aux Proche et Moyen Orient, par Israël l’allié fondamental à qui tant est permis mais aussi par la Turquie et puis les supplétifs des pétro-monarchies militarisées, Arabie saoudite et EAU en tête.

Alors que le spectre d’un conflit ravageur plane à nouveau sur l’Europe, il est aujourd’hui grand temps d’affirmer avec force que la dissolution de l’OTAN est d’une urgence absolue. Non seulement par anti impérialisme militant mais comme prérequis à l’apaisement durable des relations internationales et pour épargner au monde une nouvelle conflagration. Il est mensonger de présenter Moscou, Pékin, Téhéran ou tout adversaire de circonstance des Etats-Unis comme les principales menaces pour la paix et l’ordre mondiaux, car les faits sont têtus. Depuis des décennies, Washington et l’OTAN taraudés par l’appétit insatiable du complexe lobbyiste militaro industriel propagent la mort et les destructions aux quatre coins de la planète. Et ce, sous les prétextes les plus fallacieux (cf la fable des armes irakiennes de destruction massive de 2003).

Loin de nous l’idée de céder au manichéisme et de mépriser le désir de souveraineté et de sécurité de l’Ukraine. Comme toutes les nations, la Russie joue sa propre partition de grande puissance et ses intérêts ne coïncident pas nécessairement avec ceux de son voisin ukrainien. Sauf que la sécurité et l’intégrité territoriale de l’Ukraine ne pourront jamais être garantis par les fusées étasuniennes, c’est à dire sans la mise à l’encan du militarisme étasunien et de son désir d’hégémonie absolue. Partout où elle intervient, l’OTAN fait partie du problème et pas de la solution.

Sans la refonte complète des relations internationales sur la base d’un ordre juste enfin respecté, où l’Assemblée Générale de l’ONU ne serait plus cantonnée à un rôle consultatif mais deviendrait un véritable organe d’application de la volonté des peuples souverains, aucune avancée pacifique durable ne sera possible.

L’Europe ne sortira de l’ornière guerrière qu’avec l’arrêt immédiat de l’encerclement de la Russie par les forces étasuniennes déguisées en OTAN et le démantèlement de leurs bases, La souveraineté de l’Ukraine ne sera garantie que par la cessation du suivisme européen pro OTAN, notamment britannique, français et allemand. Il est inadmissible que les Etats-Unis, qui sont à des milliers de kilomètres et donc à l’abri de tout dommage immédiat, fassent de l’Europe le théâtre d’un conflit militaire majeur au titre d’un rôle de décisionnaire privilégié qu’ils ont usurpé et qu’ils incarnent à travers une organisation agressive et dominatrice.

Alors même que les crises planétaires se multiplient et font craindre une conflagration généralisée, signe que la “pax americana” était un leurre, il devient urgent de mettre le gendarme du monde à la retraite.

« Forum de l’islam de France » : un projet islamique islamophobe

Dans une nouvelle mesure islamophobe, le régime français s’apprête à créer un nouvel organisme chargé de gérer la plus grande population musulmane de l’Union européenne : Le Forum de l’Islam de France. Ce forum sera composé de personnes sélectionnées par Paris, non pas pour représenter la communauté musulmane mais pour aider Macron à façonner l’islam à l’image de la France.

La France laïque finance des écoles chrétiennes dans des pays musulmans

Macron et ses ministres affirment que le forum permettra de prévenir l’extrémisme, de limiter l’influence des puissances étrangères dans les affaires des minorités religieuses en France et de veiller à ce que les Musulmans respectent les revendications de laïcité du pays dans la vie publique. Il est difficile de prendre ces justifications au sérieux alors que, dans le même temps, le régime français va doubler son financement des écoles chrétiennes dans les pays à forte population musulmane.

Le fait qu’un pays autoproclamé laïc comme la France finance des écoles chrétiennes étrangères semble contredire sa politique à l’égard de l’islam et des Musulmans dans son pays. Hélas, nous nous sommes tellement habitués aux doubles standards des puissances occidentales que de telles contradictions nous surprennent rarement.

L’islamophobie devient une position par défaut

Les puissances occidentales ont une longue histoire de prédication de la démocratie chez elles et de soutien aux tyrans et aux voyous à l’étranger, et l’on pourrait dire que la France se livre à cette hypocrisie distraite habituelle. Cependant, depuis le début des années 1990, les régimes successifs en France se sont lancés dans une croisade contre les expressions de l’islamité.

De nombreux analystes supposent que l’islamophobie de Macron n’est qu’un stratagème électoral. Cependant, ce point de vue néglige le fait que l’islamophobie ne se réduit pas aux niveaux préélectoraux après chaque campagne électorale, mais s’installe, et la campagne suivante l’étend encore plus.

En raison de ce cliquetis constant, l’islamophobie est passée du statut de chasse gardée des partis de droite à celui de position par défaut d’une grande partie de l’État et de la société française, toutes tendances politiques confondues.

L’islamophobie se généralise dans le monde entier

L’effet de cette normalisation de l’islamophobie va du harcèlement policier et de la violence à l’encontre des Musulmans à la discrimination en matière d’emploi, en passant par le recours à de nombreuses procédures administratives pour interdire les organisations musulmanes de défense des droits civils et des droits de l’homme, dont, par exemple, le Collectif contre l’islamophobie en France, qui recensait et dénonçait le racisme à l’encontre des Musulmans. Ainsi, non seulement l’establishment français a promu des politiques islamophobes, mais il a cherché à réduire au silence ceux qui combattent l’islamophobie et font prendre conscience de ses conséquences.

Ce serait une erreur de considérer l’intensification de l’islamophobie en France comme des épisodes isolés. L’islamophobie se généralise dans le monde entier. Les régimes ultra-nationalistes du monde entier expriment de plus en plus leurs craintes et leurs désirs à travers le langage de l’islamophobie. Cette généralisation signifie une convergence croissante des justifications que les islamophobes utilisent pour expliquer leurs actions discriminatoires.

Ce qui est particulièrement dangereux dans la généralisation de l’islamophobie en France, c’est que non seulement elle menace directement les moyens de subsistance de six millions de Musulmans, mais qu’elle a été encouragée pendant des décennies dans une démocratie libérale bien connue et bien établie. Cela montre que l’islamophobie n’est pas seulement associée aux dictatures militaires, aux régimes totalitaires, aux colonies de peuplement ou aux despotes dynastiques. Le libéralisme et la démocratie ont été complices du colonialisme, du racisme et il n’y a aucune raison qu’ils ne le soient pas de l’islamophobie.

Les politiques islamophobes, une forme de racisme

L’islamophobie n’est pas une question de haine envers les Musulmans ou de différends sur des questions de foi. Il s’agit d’un type de racisme qui cible des comportements et des groupes perçus comme étant musulmans. L’islamophobie ne se résume pas à des attaques de particuliers contre des Musulmans dans la rue ; il s’agit également d’une discrimination exercée par des institutions. Le racisme n’est pas seulement une croyance que les gens portent dans leur tête ; il s’agit plutôt d’un système de règles. Ce qui est crucial pour lui, ce n’est pas l’existence de « races », mais le processus de racialisation.

Il s’agit d’un processus qui convertit des groupes sociaux en groupes biologiques identifiables. Par exemple, lorsque les Musulmans passent par les aéroports, il existe tout un système de surveillance qui les identifie en fonction de leur tenue vestimentaire, de leur apparence, des pays dont ils sont originaires ou dans lesquels ils se rendent, de ce qu’ils transportent dans leur bagage à main, de leur façon de parler. Le système de surveillance identifie les Musulmans non pas en fonction de leur statut dévotionnel ou de leurs intentions et caractéristiques individuelles, mais selon qu’ils portent ou non les marques d’islamité.

L’islamité, cependant, n’est pas simplement une question de hijabs, de barbes et de nourriture halal ; elle est de plus en plus considérée comme une identité qui est connectée à travers le monde plutôt que contenue dans l’État-nation. La figure du musulman est présentée comme étant anti-nationale, elle est considérée comme un signe de double loyauté, irrémédiablement étrangère, un signe que la nation n’est pas entière.

Une nostalgie coloniale

La sécularisation signifie l’annulation de l’islamité. La sécularisation n’est pas la séparation de l' »église » et de l’État ; en ce qui concerne les Musulmans, elle signifie l’annexion par l’État des institutions islamiques et leur nationalisation obligatoire. Les tentatives de nationaliser les Musulmans et de les couper de tout sentiment de solidarité semblable à celui de l’Oumma sont une caractéristique des régimes islamophobes du monde entier.

Ce n’est pas la croyance en la laïcité qui anime le régime français, mais la nostalgie coloniale. Paris n’arrive pas à accepter le déclin de sa place sur la scène mondiale et voit dans la persistance obstinée de l’islamité un affront à l’idée qu’il se fait de lui-même. La progression de l’islamophobie en France comme ailleurs dans le monde annonce le remplacement de la promesse d’une citoyenneté inclusive par l’apartheid de la domination coloniale.

Si le Forum de l’Islam de France avait pour but de réconcilier l’islamité avec l’identité française, il aurait une structure qui représente les voix musulmanes plutôt que d’être complice de la réduction au silence des Musulmans. Il ne s’agirait pas d’un organe composé de personnes nommées par le régime. Il accepterait que l’islamophobie soit le problème en France, et non l’islamité. Il accepterait que l’islamophobie soit une forme de racisme et qu’il faut y résister, et non la promouvoir. Elle reconnaîtrait que la lutte contre l’islamophobie n’est pas seulement une lutte pour la justice en faveur des Musulmans, de ceux qui sont perçus comme tels ou des alliés des Musulmans, mais qu’il s’agit plutôt d’une lutte pour préserver et étendre les libertés durement acquises pour tous.

 

Salman Sayyid est professeur de pensée et de rhétorique décoloniales à l’université de Leeds, au Royaume-Uni.

 

Article publié initialement sur le site AA (https://www.aa.com.tr/en/analysis/opinion-macrons-colonial-nostalgia-anti-muslim-islamic-project/2498784) et traduit par le QG décolonial avec l’autorisation de l’auteur.

Édito #45 – Hijabeuses 1 – État 0

La France sera-t-elle l’un des seuls pays au monde à interdire à des femmes portant le foulard de jouer au foot ? Telle est en tout cas l’ambition d’un amendement du projet de loi, ironiquement intitulé « Démocratiser le sport en France », adopté au Sénat en janvier 2022. Finalement rejeté à l’Assemblée, le texte qui doit désormais faire l’objet d’une seconde lecture, vise à interdire « le port de signes religieux ostensibles » lors des « événements et compétitions organisés par les fédérations sportives et les associations affiliées ». Traduction : interdire le port du voile. Car comme pour la loi de 2004 sur les ports de signes religieux à l’école, ce sont bien les femmes musulmanes qui en sont la cible, et nul ne s’en cache.

Pour protester contre l’amendement, les Hijabeuses, un collectif de joueuses de foot qui lutte déjà depuis près de deux ans contre les statuts discriminatoires de la FFF (1), avaient organisé un match « contre les députés » face au palais Bourbon ce mercredi 9 février, jour de débat du texte à l’Assemblée. « Laissez-nous jouer ! » réclament-elles simplement. Pas de quoi faire trembler la République à priori… sauf pour la préfecture de police de Paris qui voit en ces femmes voilées, la menace de « l’islam radical ». Ainsi, si leur présence n’est pas souhaitable sur les terrains de foot, elle ne l’est pas plus dans la rue, puisque le préfet a interdit leur manifestation. Une décision par ailleurs jugée illégale par le tribunal administratif de Paris, mais rendue trop tardivement pour maintenir l’évènement. Les Hijabeuses peuvent toutefois se féliciter de cette première manche remportée contre l’Etat, condamné à leur verser 1000 euros pour « atteinte grave à la liberté fondamentale du droit de manifester ». A ce sujet, l’arrêté préfectoral mérite qu’on s’y arrête, tant il témoigne de la décomplexion ambiante du racisme d’Etat. Outre la mauvaise foi de l’argument sécuritaire qui évoque le risque de « trouble à l’ordre public » et la crainte d’attirer « des personnes hostiles à la cause défendue et susceptibles d’en découdre », le communiqué va jusqu’à justifier l’interdiction de manifester par la situation des femmes « dans certains pays musulmans » et le reportage mensonger de Zone interdite :

« Considérant en outre que ce débat est fortement exacerbé dans la période électorale actuelle et dans le contexte international de lutte contre l’ obligation faite aux femmes de porter le voile islamique dans certain pays musulmans tels que l’Iran ou l’Afghanistan ; qu’il a tout récemment fait l’objet de réactions d’une grande violence de la part des partisans d’un islam radical, comme en témoignent les menaces de mort reçues par la journaliste présentatrice de l’émission de télévision « Zone Interdite » et par un témoin figurant dans le reportage récent que la chaîne M6 a consacré au danger de l’islam radical, menaces qui ont nécessité leur placement sous protection policière. »

Le procédé est osé, mais pas nouveau et offre un bel exemple de ce que la sociologue Sara Farris appelle le fémonationalisme, à savoir l’instrumentalisation de discours féministes à des fins racistes. N’est-ce pas les droits des femmes qui sont brandis, chaque fois qu’il faut justifier une proposition de loi islamophobe en France ? « Le fémonationalisme décrit d’une part les tentatives des partis de droite et néolibéraux d’Europe occidentale de faire avancer des politiques xénophobes et racistes par le biais d’un racolage de l’égalité de genres, tandis que, d’autre part, il saisit l’implication de diverses féministes et fémocrates assez visibles et reconnues dans l’actuelle mise en scène de l’islam comme religion et culture typiquement misogyne« , analyse la chercheuse.

Bien sûr, les féministes blanches n’ont pas manqué de répondre à l’appel du devoir civilisationnel, Marlène Schiappa en tête. Suite aux propos de la ministre de l’Egalité hommes femmes Elisabeth Moreno, qui a osé rappeler qu’aucune loi n’interdit de porter le voile sur un terrain, elle s’est empressée de clarifier la position réactionnaire du gouvernement dans un tweet : « Dans le monde, il y a des pays où les femmes sont lapidées ou emprisonnées pour être sorties cheveux au vent. Tout n’est pas qu’une question de droits individuels mais aussi de valeurs et de responsabilité collective vis-à-vis de ces femmes. […] Le gouvernement a toujours été favorable à l’interdiction des signes religieux lors des matchs. Nous avons créé le Contrat d’engagement républicain. Nous sommes donc totalement opposés à l’action judiciaire engagée contre les statuts de la FFF. Pas de prosélytisme dans le sport ! ». La « ligue du droit international des femmes » n’a pas non plus résisté au besoin de publier un immonde communiqué dans lequel elle qualifie les Hijabeuses de « pleurnicheuses », et se moque du combat des sportives sur un ton des plus grossiers.

En cette période électorale d’offensive islamophobe, comment enfin ne pas relever l’absence de soutien des partis « de gauche » et des collectifs féministes ? Ceux-là mêmes qui, la veille, défendaient en chœur la journaliste de BFM Apolline de Malherbe face au sexisme de Gérald Darmanin. Croire que les musulmanes n’ont d’autres raisons de porter le voile que l’injonction de leur père, n’est-ce pas profondément sexiste, en plus d’être raciste ? « La réalité, c’est que le « patriarcat » qui nous empêche de nous épanouir, c’est celui qui nous prive de nos droits, c’est celui des hommes qui ont voté un amendement pour nous empêcher de participer à des compétitions sportives. c’est celui du préfet qui nous empêche de manifester pour contester cette décision, c’est celui de tous ceux qui cherchent à nous imposer un choix entre le voile et l’accès à de nombreux espaces publics ou privés », affirment les Hijabeuses.

Lutter contre le « séparatisme » en stigmatisant et excluant une communauté entière, telle est la recette de l’État français. D’ailleurs, ce même jour où la préfecture interdisait illégalement aux Hijabeuses de manifester, le candidat à l’élection présidentielle Anasse Kazib (RP) déjà invisibilisé dans les médias, a été victime de pressions et menaces de l’extrême droite lors de sa venue à la Sorbonne. Anasse Kazib, Menel, Mariam Pougetoux, on ne compte plus les attaques dont les musulmans font l’objet dès lors qu’ils portent une parole politique. Finalement, ce que l’Etat exige au travers de ces lois et politiques d’exclusion, c’est la disparition même des corps indigènes de l’espace public. Alors au risque de décevoir, ça n’arrivera pas. Aucune loi, aucune institution, ne peut anéantir l’impérieuse nécessité d’être, de s’appartenir, et de vivre dignement dans une société où les mamans peuvent accompagner leurs enfants en sortie scolaire, où l’on peut militer et participer à des compétitions sportives en portant le foulard, et se balader dans la rue sans risquer d’être arrêté ou tué. Face à la menace d’un système fascisant austère et brutal, la communauté apparait plus que jamais comme un refuge, le seul lieu où l’on peut baisser la garde et recharger ses forces. Mais que ceux qui déversent quotidiennement leur haine des Arabes, des Noirs et des étrangers le tiennent pour acquis : consenties ou non, nos existences ne sont pas négociables.

 

(1) L’article 1 du règlement de la FFF interdit, « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale ».

 

Pour signer la pétition en soutien aux Hijabeuses : https://linktr.ee/LesHijabeuses?fbclid=IwAR0wQUTdDYS4Vwr5haStCIZe4TwjkWBDJaEgDafrzRiN6uzJnukKuYV8zg0

 

Édito #44 – Islamophobie, pendant conjoncturel de l’antisémitisme

Samedi 5 février, Edwy Plenel a dit dans l’émission de Laurent Ruquier et de Léa Salamé qu’Éric Zemmour parlait des musulmans comme il y a 90 ans Hitler des juifs.

Plenel, évidemment, a raison, d’autant plus que Zemmour, particulièrement, semble éprouver un vif plaisir à singer le discours nazi dans ses grandes lignes d’avant même la prise du pouvoir, légale, du NSDAP (le parti nazi) en Allemagne. Serge Klarsfeld, figure pourtant consensuelle de la République française, l’a dit lui-même dans l’émission À l’air libre de Médiapart.

Lorsqu’en novembre 2019 a eu lieu une manifestation contre l’islamophobie, celle-ci a été la cible de nombreuses attaques sur fond diffamatoire. Le consensus médiatique et parlementaire dénonçait cette manifestation comme « islamiste », « communautariste », « antisémite » et nombre de ses participants, pour peu qu’ils soient en vue, ont été sommés de s’expliquer. Ainsi Mélenchon a-t-il été mis à l’amende sur France inter, tenu de se justifier et de redire qu’il condamnait les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher.

Ce que dit justement Plenel est donc hélas la stricte et terrifiante vérité. Zemmour semble véritablement inspiré par les nazis dans ses discours. On peut même se demander s’il ne s’en nourrit pas sciemment dans une fascination doublée d’une haine de soi pour le Reich hitlérien. Lorsque Zemmour déclare aux policiers du syndicat d’extrême droite Alliance qui l’ont invité à un « oral » qu’il y a sur le sol national « deux civilisations » et qu’il faudra en « éliminer » une, il s’inscrit dans la rhétorique de la politique nazie comme Goebbels justifiant l’extermination des juifs par le fait, selon Goebbels lui-même, que si les juifs ne sont pas tous éliminés, alors ils élimineront les Allemands, les Aryens.

Aujourd’hui, le consensus est islamophobe. Il est dommage en ce sens que Serge Klarsfeld ne dise que maintenant ses vérités sur l’analogie inquiétante entre musulmans désignés comme ennemis intérieurs par l’extrême-droite et juifs jetés à la vindicte par les nazis (mais aussi par Drumont et Barrès, en France, au début du siècle dernier). C’est dommage car Zemmour n’a pu prospérer que sur ce consensus raciste. L’état actuel de l’opinion n’est dramatique que parce que les clivages dans la plupart des partis parlementaires français ne relèvent que du degré d’islamophobie et non de sa dénonciation. Le PS n’a pas défilé contre l’islamophobie en novembre 2019 et le Printemps républicain est aligné sur l’extrême-droite comme s’en est par exemple réjoui Jordan Bardella du RN.

Quant aux organisations musulmanes paraétatiques, Darmanin les oblige à dire que non, il n’y a pas d’islamophobie d’État.

Dire, comme nous étions quand même quelques-uns à le faire, que l’islamophobie est le pendant conjoncturel de l’antisémitisme est immédiatement dénoncé comme…antisémite.

Rappelons pourtant, à ce sujet, la polémique odieuse contre Esther Benbassa qui aurait posé avec des jeunes filles portant des étoiles jaunes renvoyant donc la situation des musulmans de ce pays aujourd’hui à celle des juifs en Allemagne dans les années 1930. Cette polémique a duré des jours voire des semaines et il était en vérité interdit, impossible, d’y répondre dans des médias mainstream où les musulmans sont assimilés à des terroristes et l’islamophobie à un impératif démocratique.

La perversion politique et historique est totale.

Au nom du devoir de mémoire par ailleurs largement obscurci par l’incapacité de la France à regarder la régime de Vichy et l’histoire coloniale en face, l’islamophobie est le nec plus ultra du philosémitisme français, selon lequel, plus on dénonce l’antisémitisme des Musulmans, plus on se blanchit de tout soupçon d’antisémitisme. Le discours républicain sur le crime nazi (mais aussi de l’État français) est une résonance de celui de Netanyahu faisant du grand Mufti de Jérusalem l’inspirateur du génocide perpétré par les nazis. C’est une antienne subtilement négationniste.

Ainsi, il y a quelques jours, lors d’une semaine particulièrement islamophobe sur France inter, Marc Lazar, co-auteur d’un rapport sur les jeunes et la politique, s’étonnait de ce que les Musulmans se sentent stigmatisés. Cela venait peu de jours après l’invitation sur la même radio des auteurs – dont un proche de LR – d’un rapport sur l’antisémitisme notamment commandé par une organisation sioniste – l’AJC France – dont la conclusion était que l’antisémitisme en France venait des Musulmans.

Les Musulmans de France voient déversée sur eux la mauvaise conscience d’un pays de longtemps antisémite (La France juive d’Édouard Drumont, best-seller en son temps, préfigure l’antisémitisme nazi) en plus d’une volonté de revanche coloniale.

Mais penser, au-delà du caractère scandaleux de cette « pensée », que cette mauvaise conscience en réalité inépuisable se cantonnera aux Musulmans et épargnera les Juifs est une erreur. Il suffit, pour en prendre conscience d’écouter les propos de Zemmour remettant en cause l’innocence de Dreyfus ou ceux, tout récents, de l’éditorialiste Rioufol du Figaro, sur le Ghetto de Varsovie. Celui-ci aurait été créé pour protéger des « contaminants » (sic) du typhus. Mais qui étaient donc les « contaminants » selon la propagande nazie ?

Suivez le regard de Rioufol.

Édito #43 – Gauche républicaine et extrême-droite : les vases communicants

Dans Le Monde, la semaine dernière, deux articles sur la gauche, française pour l’un et scandinave pour l’autre, sont comme une piqûre de rappel à propos de la gauche sociale-démocrate ou, comme elle se désigne de plus en plus en France, laïque et républicaine.

En France comme en Scandinavie et particulièrement au Danemark, on perçoit le lien entre la gauche démocratique, i.e. anticommuniste, et l’extrême-droite dont, en dernière analyse et particulièrement en temps de crise, elle partage la vision du monde, du pays et la désignation de l’ennemi.

Dans son texte Qu’est-ce qu’un collaborateur ? d’août 1945, Sartre montre bien que ce qui définit le collaborateur, précisément, est son réalisme proclamé, ce « réel » qui justifie à ses yeux son abjection. Le réel indépassable de ces gens est aujourd’hui « le problème immigré » ou, variante post-coloniale, « l’islamisme » pour ne pas dire « islam » comme hier le « problème juif ».

Si à cela, on ajoute la remarque de Machiavel selon qui si l’Histoire ne se répète pas, elle a ses justes pendants, on peut faire le constat que la gauche républicaine qui le 10 juillet 1940 a voté les pleins pouvoirs à Pétain au Casino de Vichy et qui a encouragé, avec Mollet, Lacoste et Mitterrand, la torture en Algérie pendant la guerre de libération nationale renoue une fois de plus avec son allié de toujours en temps de crise, l’extrême droite. C’est que gauche républicaine et extrême-droite partagent une même vision de ce pays qu’elles présentent comme objective, réaliste.

Précisons. Le Pen a bien été un tortionnaire mais ses pratiques, pour criminelles et infâmes qu’elles aient été, étaient sous direction socialiste.

Les articles du Monde de la semaine dernière nous informant d’une part que la social-démocratie danoise est revenue au pouvoir en s’alignant sur l’extrême-droite concernant l’immigration et d’autre part que la plus récente égérie de l’antiracisme moral, Rachel Khan (autrice de Racée), a officieusement conseillé Marine Le Pen après avoir avec elle partagé un couscous et été touchée par sa « fragilité » (sic) ne nous surprennent donc pas.

La gauche française, PCF compris – et Roussel l’incarne admirablement dans cette campagne -, est du côté de la puissance française. Elle a en plus, héritage de la IIIème République qui mènera à la boucherie de 14 et ira s’écraser aux pieds du fantoche Maréchal Pétain, un rapport caricatural aux religions et singulièrement à l’islam puisque celui-ci croise son histoire coloniale et sa défaite en Algérie.

Au-delà de la seule figure de Rachel Khan mais aussi de Mila, désormais zemmouriste complexée, les thématiques remises au goût du jour de la gauche laïque et républicaine posent les véritables enjeux politiques et disent la nature profonde du consensus qu’il faudra combattre.

Jordan Bardella du RN se réjouit de la prose du Printemps républicain et Rachel Khan craint moins une victoire de Le Pen que « l’agitation indigéniste ». Le consensus est ici clair. Le seuil de tolérance, expression du PCF reprise et amplifiée par le PS de Mitterrand notamment après les grandes grèves ouvrières d’immigrés dans l’industrie automobile de la région parisienne entre 1982 et 1984, est la version démocratique du grand remplacement agité par l’extrême-droite. C’est pourquoi au moment où l’antiracisme moral coule comme le Titanic et qu’une manifestation contre l’islamophobie a réuni 15000 personnes fin 2019, les partisans laïcs du seuil de tolérance et la pure extrême droite se serrent les coudes. En ce sens, la séquence ouverte par les grèves de Talbot se clôt. Cette séquence était elle-même, comme aujourd’hui le consensus raciste, un écho de la guerre d’Algérie pendant laquelle Mitterrand et Le Pen étaient du même côté.

Les choses sont donc simples et c’est bien là-dessus que chacun devra se prononcer et le cas échéant agir politiquement. Oui, « le grand remplacement, et alors[1] ? ». Car c’est bien à cela qu’il faut répondre. Ce pays, la France, est-il celui de tous ceux qui y vivent ou seulement celui de blancs de préférence athées ou catholiques gallicans ?

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=vlGeGXkLe8o&t=10s

Le retour de Taubira : un non évènement

L’effervescence première suscitée par l’irruption de Christiane Taubira dans la course aux présidentielles avait de quoi inquiéter. Taubira a tout pour plaire. Elle maîtrise son image de femme de gauche à la perfection. Elle a des acquis à faire valoir, a été en fonction plusieurs fois, à une bonne connaissance des institutions, qui plus est, au sein d’un ministère régalien et certains croient qu’elle peut “rassembler la gauche”. Mais force est de constater que l’indifférence a remplacé l’effervescence. Son annonce officielle de candidature ce 15 janvier à Lyon n’a pas eu le retentissement escompté. Sur les réseaux sociaux, peu de réactions. Les derniers sondages confirment cette tendance: Taubira a perdu 0,5 point depuis la mi-janvier et se retrouve à 3,5% d’intentions de vote au premier tour[1].

Ce non-événement trouve ses explications à la fois dans les choix stratégiques de la campagne de Taubira, et dans un contenu politique finalement fade et peu transparent.

Lors de son grand retour en décembre, Taubira avait créé la surprise et commençait même à polariser. Autant sur les chaînes d’infos continues que sur les réseaux sociaux, elle a occupé activement l’espace médiatique pendant au moins 48h. Si sa popularité a suscité l’enthousiasme chez beaucoup de monde, rapidement une partie de la gauche radicale et des antiracistes se sont fait fort de rappeler son parcours politique douteux, ainsi que la nature plutôt opportuniste de ses positions au sein de sa famille politique. Sur Twitter, l’enchaînement des spaces où ces débats se sont multipliés a certainement joué sur l’affaiblissement de la dynamique pro-Taubira qui s’activait dans le camp d’en face. Nous même au QG décolonial, y avons participé[2].

Après cela, rapidement, sa campagne s’affaiblit. Taubira donne à nouveau rendez-vous à tout le monde le 15 janvier. Jusque là, elle met en place deux ou trois déplacements qui font l’objet de publications sur ses réseaux sociaux, avec même pour ses fans, en vers, une vidéo de présentation de ses vœux. Et c’est tout. Sur la forme, Taubira et son équipe, en misant sur la retenue, semblent déconnectés du timing des présidentielles. L’annonce officielle de sa candidature à l’issue de ce long mois se devait d’être retentissante. Il n’en fut rien. La mise en scène de son discours est bien en dessous de ce que propose la concurrence. En comparaison avec le gris terne lyonnais et au peu de public lors de sa prise de parole ( à peine 200 personnes), Mélenchon, lui, organise le lendemain même un meeting olfactif au visuel percutant avec près de 4000 spectateurs. Ses soutiens se tiennent au premier rang et sont visibles, tandis que des figures influentes se joignent à sa campagne (discours d’Ali Rabeh, Maire de Trappes, qui annonce rejoindre la campagne du candidat de la FI).

Dans le fond également, Taubira n’offre pas grand chose de plus que ce qui était dévoilé dans sa courte vidéo de décembre. Elle dit souhaiter une politique sociale et écologique, certes, mais comme tous les candidats de gauche. A la différence que ces derniers travaillent depuis longtemps sur leurs programmes. La revalorisation du SMIC ou la révision de la politique fiscale sur les hauts patrimoines, telles qu’énoncées par la candidate à Lyon, n’ont rien de nouveau. Bien plus qu’à la mi-décembre, on peine à saisir la valeur ajoutée de sa candidature.

Si Taubira avait au départ envisagé une stratégie de la retenue, dans le contexte politique actuel, en particulier celui de la gauche, il lui faut réaliser que l’heure est aux positionnements politiques clairs et aux prises de risque. Si Fabien Roussel du PCF par exemple s’engage sur une ligne politique sécuritaire et islamophobe (fierté réaffirmée de ne pas avoir participé à la marche contre l’islamophobie de 2019, organisation d’événements avec Caroline Fourest), Mélenchon prend lui aussi des risques par ses propositions autant audacieuses qu’inédites comme la suppression de la BAC, la fin du nucléaire ou par ses choix politiques comme sa participation à la marche contre l’islamophobie de 2019. Ironiquement, Taubira refuse quant à elle de répondre à une question pourtant simple du présentateur du 20h de France 2 Laurent Delahousse sur la laïcité. Lorsqu’il lui demande quelle position elle tient sur ce sujet, elle se contente de répondre que tout le monde connaît déjà son avis. C’est ainsi que dans cette campagne où les grands axes définis par chaque candidat doivent lui permettre de se distinguer, Taubira elle, préfère ne se mouiller sur rien. Quid du nucléaire ? Du libéralisme économique ? De l’islamophobie ? Certes, il s’agit d’enjeux politiques à assumer ou à rejeter mais le bulletin de vote a un prix et il n’y a aucune raison qui puisse légitimement exempter Taubira de le payer dans le cadre du débat démocratique. La seule prise de position légèrement surprenante a été de rappeler avec fierté son rôle dans le gouvernement Valls lors des attentats. Ce qui inscrit sa campagne dans la lignée de celle des Pécresse et autre Roussel où le sécuritaire tient une place d’importance.

Les mots et les actes parlent parfois d’eux-mêmes en politique, pour qui veut bien les observer lucidement. Si Taubira semble une adversaire de taille de par son image progressiste, plus on avance dans la présidentielle et plus s’effiloche le contenu “de gauche” qu’elle est capable de mettre sur la table. Mais pouvons-nous légitimement lui en vouloir ? Il serait exagéré de répondre par l’affirmative. En effet, considérer Taubira pour ce qu’elle est politiquement, avant même son entrée dans la course aux présidentielles, implique d’admettre qu’elle porte globalement l’idéologie sociale-démocrate version droitière du parti socialiste, de laquelle nous n’avons vraiment pas grand-chose à attendre. En réalité, si Taubira choisit la stratégie de la retenue, c’est parce qu’elle ne peut pas, même si elle le souhaitait, apporter une quelconque valeur ajoutée. D’une part, parce que l’offre à gauche est déjà suffisamment diversifiée, mais surtout parce que ce n’est pas le but de sa candidature. Le but d’une candidature Taubira est de ressusciter une gauche molle à moindre coût. C’est pour cela qu’elle se contente de fixer l’ensemble de sa campagne sur sa prétendue capacité à rassembler la gauche, via un obsédant appel à une primaire populaire qui constitue l’essentiel de sa stratégie de communication.

A ce sujet, elle n’envisage d’ailleurs pas de rassembler au-delà de ce centre gauche. Son entourage et son électorat composés majoritairement d’une population petite bourgeoisie libérale, Taubira représentent pour eux un compromis acceptable entre une social-démocratie modérée qui maintiendrait leurs privilèges et une certaine bonne conscience rivée à son image de femme de progrès.

On aurait pourtant pu attendre d’elle qu’elle tente de séduire un large électorat, comprenant les classes populaires blanches et non-blanches. Mais sa campagne maintient précieusement la distance. Alors qu’elle intriguait par son début de course à Saint Denis, cet élan a fait long feu. Encore une fois, cela n’a rien d’étonnant ni de nouveau tant Taubira a été absente des luttes sociales et politiques ces cinq dernières années. Elle n’a jamais été présente, même verbalement ou symboliquement, pour soutenir le moindre mouvement social – excepté un tweet de soutien à Assa Traoré. De même, elle n’a jamais réalisé le bilan de ses manquements en tant que Garde des sceaux. Et la liste est longue.

De ce point de vue, l’indifférence actuelle vis-à-vis de sa candidature est une très bonne nouvelle.

 

Awatif Hanan

 

 

 

 

[1] “Sondage présidentielle 2022”, Rolling IFOP – Fiducial, 19 janvier 2022.

[2] “Notre amie Taubira”, QG Décolonial, 20 décembre 2021.