Messages par QGDecolonial

Édito #14 – France/Algérie : les liaisons dangereuses

La visite annulée de Jean Castex à Alger révèle la nouvelle détérioration des relations entre l’Algérie et la France après celle de juin 2020. Pourtant cette délégation devait, en plus du 1er ministre, comprendre le ministre des Affaires étrangères et celui de l’Économie et des Finances, preuve que Paris était prêt « à mettre le paquet » concernant la mise en œuvre d’un « nouveau partenariat » attendu depuis 3 ans. La presse française, unanime, revient sur le long feuilleton des relations agitées entre ces deux pays. Les uns et les autres de rappeler les sujets de discorde habituels parmi lesquels la question de l’immigration clandestine ou la position française par rapport à la question du conflit au Sahara occidental…Certains médias évoquent, quant à eux, la raison qui semble avoir été le véritable déclencheur de cette crise : la décision du parti d’Emmanuel Macron (LREM) d’ouvrir une représentation à Dakhla – une sorte de consulat français – dans les territoires sahraouis ce qui équivaut à une prise de position claire et sans ambages pour la partie marocaine du conflit. Tout cela s’ajoute aux déclarations de Le Drian qui s’est récemment dit favorable au plan d’autonomie marocain, en opposition frontale au règlement adopté par l’ONU, préconisé par la capitale algérienne : à savoir une consultation d’autodétermination sous égide internationale.

Bien sûr, on peut s’interroger sur l’opportunité d’ouvrir une représentation de LREM dans ces territoires juste au moment où sur le terrain les combats sont relancés. De plus on imagine mal à qui est destiné ce bureau de LREM en plein Sahara. Algéria Watch nous apprend que le député communiste Jean-Paul Lecoq a qualifié de « honte » l’ouverture de ce comité local et a accusé Macron lui-même d’être à l’origine de cette décision. En effet, il serait inconcevable de penser que le chef de l’Etat n’ait pas été consulté. On penche donc volontiers pour une politique parfaitement assumée, ce qui témoigne d’une grande confusion au niveau de l’exécutif français. D’un côté, il veut rétablir de nouvelles relations avec l’Algérie et de l’autre il adopte pleinement le point de vue la monarchie chérifienne sur le Sahara occidental.

Cependant un autre motif de brouille est aussi relevé par la presse des deux pays : la fameuse question mémorielle. Les « efforts » de Macron sur ce dossier semblent encore bien insuffisants au regard de ce qui est attendu de l’autre côté de la Méditerranée, à savoir non pas une repentance mais une reconnaissance en pleine et due forme des crimes de la colonisation. Les préconisations du fameux rapport Stora, ne convainquent pas, à juste raison. Pas plus que les « gestes » symboliques comme la restitution des corps de résistants algériens à la colonisation. Pour beaucoup on est encore loin du compte.

Il faut savoir qu’une reconnaissance pleine et entière de la responsabilité française pour une liste de crimes grosse comme le Ritz, ouvrirait la voie à de possibles poursuites devant des juridictions internationales. La France dans cette perspective aurait beau brandir la clause des accords d’Evian signés par les deux parties qui soldent les comptes de cette guerre y compris au plan judiciaire, la juridiction internationale concernant d’éventuels crimes contre l’humanité (par exemple l’utilisation de napalm contre des civils, les tristement célèbres « camps de regroupement », le massacre du 17 octobre 1961 ou encore la nucléarisation du Sahara au détriment des populations nomades) s’imposerait sur tout accord bilatéral antérieur. D’autant que la qualification de certains de ces crimes empêche toute prescription. Par ailleurs, circonstance aggravante, à la différence de la responsabilité française dans la déportation des Juifs de France commise par la dictature crypto- fasciste pétainiste, les crimes français en Algérie furent perpétrés sous deux républiques en plein exercice démocratique. Ce qui implique directement l’Etat français dans sa continuité actuelle.

C’est pourquoi, on a du mal à comprendre que cette question de la reconnaissance française dans ce long massacre de huit ans (de 132 ans disent certains) ne soit utilisée que comme une variable d’ajustement, par le gouvernement algérien, dans les crises successives entre les deux pays. Ce qui en dit long sur la manière dont l’histoire coloniale, l’indépendance et le sentiment national sont instrumentalisés par le pouvoir en place.

Tout comme on a du mal à comprendre que le gouvernement français, ne considère ce « conflit mémoriel », que comme un sujet de politique extérieure. Compte tenu du nombre très élevé d’Algériens et de bi-nationaux et du nombre important de populations directement issues des colonies françaises vivant dans l’hexagone, il s’agit bel et bien d’une question intérieure. Si l’on ajoute à cela les conflits idéologiques de haute intensité qui déchirent le pays : le triomphe des idées d’extrême droite d’un côté et les progrès de la conscience décoloniale de l’autre, il serait naïf voire inconscient de ne voir ces questions que sous l’angle des intérêts diplomatiques.

Heureusement, les hiraks marocains et algériens sont la pour nous rappeler, malgré les féroces répressions dont ils sont l’objet, qu’ils ne sont dupes ni de leur régime respectif, ni du rôle de l’ancienne et actuelle puissance coloniale. Quant à nous, anticolonialistes de France, il est temps de comprendre que la politique extérieure de la France n’est pas que l’affaire du pouvoir régalien. Elles nous concernent autant sinon plus.

Édito #13 – Le Sénat se survivra-t-il ?

Le Sénat va-t-il s’auto-dissoudre ? C’est la question légitime que l’on peut se poser au regard de l’amendement récemment adopté par celui-ci et destiné à interdire les réunions en non-mixité raciale en France, sous peine de dissolution. En effet, la Chambre haute est un prototype de lieu où se réunissent des femmes et, surtout, des hommes appartenant à la même catégorie raciale (blanche).

L’observateur attentif devinera cependant rapidement que l’amendement adopté par les sénateurs ne vise pas à interdire toutes les réunions en non-mixité raciale, mais seulement certaines d’entre elles. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le contexte législatif dans lequel cette proposition s’inscrit : l’examen de la loi sur le séparatisme, dirigée contre les musulmans, et la déferlante d’amendements connexes, tels que l’extension de l’interdiction du port du voile et la prohibition des drapeaux maghrébins lors de cérémonies maritales.

Les mesures répressives adoptées par les parlementaires ne semblent donc dirigées que contre les indigènes, qu’ils s’organisent entre eux ou simplement expriment leur existence dans la vie sociale. Le Sénat est donc sauvé.

Mais l’est-il réellement ? Le Sénat ne s’engouffre-t-il pas dans la brèche qui risque de le mener à sa propre ruine ?

Historiquement, le Sénat est une chambre parlementaire conservatrice, dont les membres, autrefois nommés, sont élus au suffrage indirect (les sénateurs sont aujourd’hui élus par les élus locaux). Partageant le pouvoir législatif avec l’Assemblée nationale, la fonction du Sénat est de tempérer les ardeurs que peut avoir la Chambre basse, élue au suffrage direct (les députés étant élus par tous les citoyens Français majeurs jouissant de leurs droits civils et politiques). Ainsi, par exemple, le Sénat a pu s’opposer à l’Assemblée nationale en 2016 lorsque la majorité socialiste avait porté le projet de déchéance de nationalité pour les auteurs d’actes de terrorisme, les sénateurs ayant refusé une telle déchéance pour les Français qui n’avaient pas de double nationalité, ce qui aurait créé des apatrides.

Son rôle actuel se manifeste en revanche par un excès de zèle. Alors que l’Assemblée nationale vient d’adopter en première lecture le projet de loi séparatisme, avec son lit d’atteintes aux libertés individuelles, d’association, de culte, d’expression, le Sénat s’est engagé dans une fuite en avant pour étendre le champ des incriminations et réduire celui des libertés. Interdiction de port du voile pour les accompagnatrices scolaires, les sportifs et les mineurs, possible restriction du port du burkini, interdiction d’arborer des drapeaux autres que de la France et de l’Union européenne lors des mariages, interdiction des listes communautaires, extension du refus de séjour aux étrangers qui rejettent manifestement les principes de la République, interdiction de prier dans les couloirs des Universités. Le Sénat a ôté sa modération pour la déraison.

Il est notable que, si ces mesures s’apparentent à des lois autoritaires et racistes pavant le chemin vers des formes renouvelées de fascisme en ce qu’elles placent les intéressés sous le contrôle total de l’État qui en vient à annihiler leurs droits les plus fondamentaux, elles ne sont dirigées que contre une catégorie bien identifiée de la population, à savoir les indigènes. Un pré-fascisme « chirurgical » en somme.

Au-delà du Sénat, ce sont en réalité toutes les institutions républicaines qui sombrent dans l’unanimisme autour de l’islamophobie, plus aucune d’entre elles ne jouant alors son rôle de contre-pouvoir. Et gare à celles qui refuseraient de participer à la folie anti-musulmane, car leurs jours seraient alors comptés. L’Observatoire de la laïcité peut en témoigner, la conservation par lui d’une approche de la laïcité plus respectueuse de la liberté de conscience justifiant aux yeux du pouvoir qu’il soit aujourd’hui supprimé sur le champ.

Le Sénat se retrouve donc pris entre deux feux. D’un côté, s’il fait machine arrière pour reprendre son rôle de chambre modérée, il pourrait être accusé de complaisance avec l’islamisme et, par-là, de perdre en légitimité. De l’autre, s’il poursuit dans sa fuite en avant, il pourrait participer à l’avènement d’un régime de type fascisant qui, lui, pourrait vider le Parlement de ses prérogatives pour les concentrer entre les mains de l’Exécutif. C’est bien ce qui arriva lors du vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940, et qui connaît curieusement une certaine actualité avec l’accroissement du recours aux ordonnances de l’article 38 de la Constitution par lequel le Gouvernement est de plus en plus autorisé à intervenir dans le domaine de la loi.

D’où cette question : le Sénat se survivra-t-il ?

Édito #12 – Mali : 19 civils tués par la France – Notre indifférence participe du crime

C’est un véritable camouflet pour la France. Depuis près de trois mois, Paris a tenté de minimiser voire d’étouffer une affaire devenue trop encombrante. Un rapport accablant de l’ONU vient pourtant de mettre en cause la responsabilité de l’armée française dans la mort de vingt-deux personnes dont dix-neuf civils, réunis pour un mariage, le 3 janvier, près de Bounti, dans le centre du Mali. A peine ce rapport publié que de nouvelles accusations étaient portées contre l’armée française. Cette fois-ci, ce sont six jeunes chasseurs de Talataye, dans la région frontalière du Niger, qui ont été abattus par une frappe des forces de l’opération Barkhane. Comme dans le cas de Bounti, la France se défend en affirmant avoir ciblé des « djihadistes ».

Dès lors, un mot revient, lancinant: « bavure ». Ces « victimes collatérales » comme il s’agit de les nommer, seraient la conséquence regrettable de la « guerre contre le terrorisme » que la France livre au Sahel. Or, à l’instar des violences policières, les crimes de l’impérialisme français ne sauraient être réduits à de quelconques bavures ou accidents. Ils sont les conséquences même du déchaînement de violences provoqués par les opérations Serval et Barkhane. Loin d’être un cas isolé, le massacre de Bounti illustre au contraire la brutalité systémique qu’engendre les opérations militaires extérieures françaises et occidentales. Souvenons-nous des tueries causées par les frappes de drones états-uniens au Pakistan. Partout les mêmes scènes de carnage et de désolation. Partout une haine et une rancoeur contre les puissances occidentales. Partout ce même terreau propice au terrorisme.

Malgré ces lourdes accusations, il est peu probable que la France change de politique et de stratégie en Afrique. La ministre des armées, Florence Parly, a immédiatement rejeté en bloc les conclusions de l’enquête. Emmanuel Macron avait quant à lui réaffirmé au mois de février l’engagement de la France au Sahel. Les intérêts valent en effet bien quelques « victimes collatérales ».

Car cette « guerre contre le terrorisme » n’est évidemment qu’un prétexte, un écran de fumée visant à occulter les intérêts économiques et géopolitiques de l’État et du capitalisme français. Longtemps considérée comme son pré-carré, la zone sahélo-sahélienne, riche en terres rares et en ressources minières aiguise désormais l’appétit de nombreuses autres puissances mondiales. La Chine, la Turquie, la Russie mais aussi le Canada ou l’Australie convoitent des richesses indispensables à la fabrication des technologies de demain. Le contrôle du lithium, du coltan ou encore des minerais magnétiques sont en proie à une guerre de plus en plus féroce entre les multinationales.

L’exemple de l’or est à ce titre emblématique. Il représente respectivement 54 %, 78 % et 92 % des

exportations du Niger, du Burkina Faso et du Mali, trois pays éminemment stratégiques pour lesquels Paris porte une attention toute particulière.

Et que dire de l’uranium du Niger, dont l’extraction est du ressort quasi monopolistique d’Areva. Il a été a été au coeur de l’intervention française au Mali en 2013, comme l’a rappelé le général Vincent Desportes: « si la France ne s’était pas engagée le 11 janvier ( au Mali ), les risques les plus grands auraient existé ( … ) pour les ressources tout à fait importantes en uranium qui se trouvent au Niger » (1)

Le pillage des richesses, la misère, les massacres comme celui de Bounti, le soutien à des régimes et dirigeants corrompus ont déclenché ces derniers mois des manifestations sans précédent contre la présence française en Afrique. Dernier exemple en date, l’attaque et le pillage de nombreuses enseignes telles que Total ou Auchan, en marge des manifestations contre le président Macky Sall au Sénégal.

En première ligne de ces mobilisations se trouve une jeunesse africaine de plus en plus informée et politisée. Pour elle, pas de doute, les mécanismes néocoloniaux tels que le franc CFA ou les accords de libre-échange maintiennent les économies africaines dans un état de dépendance.

Les combats de cette nouvelle génération africaine ne saurait pour autant nous faire oublier la responsabilité qui est la nôtre, Si nous devons apporter un soutien indéfectible à tout mouvement qui vise à se libérer du joug néocolonial, c’est aussi des entrailles de l’édifice impérialiste que nous devons lutter, dans une perspective résolument internationaliste et décoloniale. Or, le moins que l’on puisse dire c’est que l’opinion est dramatiquement indifférente. On pourrait mettre cela sur le compte de la crise sanitaire qui redéfinit les priorités mais ce serait une fausse excuse. Cette guerre dure depuis bien trop longtemps pour effacer notre responsabilité tant morale que politique. A ce titre, il nous apparait primordial d’appeler chacun d’entre nous à un réveil internationaliste et à rejoindre les rangs du collectif ni guerre, ni état de guerre (http://www.collectifantiguerre.org/) qui a mis l’anti-impérialisme au coeur de son action, sa priorité étant de cibler l’impérialisme français, c’est à dire le nôtre. Il est grand temps de redevenir humain.

(1) Survie, Françafrique, la famille recomposée, Syllepses, 2014

Pépita

La toile est en émoi : cela fait une semaine que l’équipe de l’émission « Canap 95 » de TMC a déterré des séquences de l’émission « Pyramides » alors présentée par Patrice Laffont où Pépita, une animatrice noire, essuyait régulièrement des insultes racistes toutes aussi humiliantes les unes que les autres. Un exemple parmi d’autres : lorsqu’elle montre à la caméra une carte postale de chimpanzé, l’une de ses collègues s’exclame :

“Oh, c’est vous en photo Pépit’ sur la carte postale » et un autre : « C’est à force de manger des bananes, voilà ce que ça fait”.

On reste sidéré devant une telle décontraction mais n’a-t-on pas à cette même époque écouté sans broncher et pendant de longues semaines et de longs mois la chanson « Zoubida » de Vincent Lagaf’ qui tournait en boucle sur toutes les ondes et tous les médias nationaux ? La vérité, c’est que notre réaction collective n’a pas été à la hauteur de l’agression morale. La vérité c’est que pour qu’il y ait réaction collective, il aurait fallu une conscience politique collective qui manquait cruellement à cette époque.

Or aujourd’hui, les choses ont changé et l’affaire « Pépita » est vécue rétrospectivement comme une insupportable insulte raciste.

Mais, coup de théâtre, lorsque la principale intéressée se livre à Cyril Hanouna, sa réaction surprend, elle n’est pas tout à fait celle qu’on attendait. En effet, elle ne cache pas sa colère contre l’émission de TMC et lui reproche de ne pas l’avoir consultée avant. Last but not least, elle défend résolument l’honneur de ses employeurs[1]. Sans mauvais jeu de mots, elle n’hésite pas à les blanchir complètement alors que le caractère négrophobe des saillies crève les yeux.

Il n’en fallait pas plus pour ravir le cœur de Raphaël Enthoven et d’Eugénie Bastié qui ont sauté sur l’occasion pour railler les « antiracistes racistes » qui ne font que s’offusquer et se plaindre alors qu’une véritable « principale concernée » venait de dédouaner les responsables de Pyramides. A Rokhaya Diallo qui réagissait en expliquant que la parole d’une individue ne pouvait pas effacer le caractère systémique du racisme et du sexisme, Tristane Banon a tweeté : « Elle saurait rétablir l’esclavage français au forceps pour mieux se positionner en « résistante » contre lui ». Subtile Tristane, hein ?

Bref, faut-il déduire de cette polémique que Pépita était véritablement consentante ? Et faut-il le lui reprocher ? Ne sommes-nous pas tous « consentants » face à nos employeurs ? Quelle était à ce moment sa marge de manœuvre ? Quelle est la différence entre Pépita qui sourit jaune quand on lui attribue des traits simiesques et mon père qui a dû supporter les propos racistes de ses collègues portugais (à peine mieux traités dans l’échelle raciale) sur son chantier des années durant en rongeant son frein et finalement en acceptant son sort ? Même si tous les racismes ne se vivent pas exactement de la même manière (le racisme anti-arabe ou l’islamophobie ne se confondent pas complètement à la négrophobie qui a ses propres formes d’expression), la relation de subordination est de même nature. On pourrait alors, derrière nos écrans et en djihadistes du clavier, déclarer qu’au nom de son honneur, elle aurait dû démissionner ! Certes ce genre d’héroïsme existe et il aurait été apprécié mais à quel prix ? Qui peut vraiment se le permettre quand on se connaît tous suffisamment pour savoir notre lâcheté (aussi appelée « conscience de ses intérêts immédiats») du quotidien ?

Ainsi et comme souvent, nous nous retrouvons devant les contradictions que nous impose la condition d’indigène et c’est ce qu’il faut comprendre par la réaction ô combien naturelle de Pépita : Fallait-il, en plus du racisme subi, dévoiler au grand jour son humiliation devant des millions de gens qui par leur réaction de pitié ne peuvent que l’écraser davantage ?

C’est là que les journalistes de TMC ont manqué de tact. En dévoilant ces moments de grande humiliation (pour des raisons sans doute honnêtes), ils révèlent du même coup toutes les couleuvres que la jeune femme a dû avaler et d’une certaine manière son « consentement » faisant d’elle et aux yeux des siens une « indigène de maison ». Quoi de plus humiliant ? Ainsi, plutôt que de rendre justice, ils enfoncent le clou. Pépita n’a plus qu’une seule porte de sortie : défendre ses maitres pour sauver la face. Le déni comme échappatoire. La belle affaire !

Finalement, on est encore une fois devant une histoire où des Blancs antiracistes mais indélicats font la morale à des Blancs racistes pendant que les indigènes jouent les seconds rôles. Pire, on voit des Blancs néocons faire la leçons à des indigènes antiracistes. Le pompon !

Je le disais plus haut, l’époque n’est heureusement pas la même. Nos capacités de réagir et notre indignation pèsent plus lourd qu’avant. Pas assez cependant pour que Pépita trouve la force de toiser ses oppresseurs et dire le vrai, soutenue en cela pas ses frères et sœurs de condition qui ne la jugent pas. En attendant, il nous reste les mots de James Baldwin qui arriveront, je l’espère, à la consoler :

« C’est de la montage de la suprématie blanche que les noirs ont à coups de pic détaché la pierre de leur personnalité. J’ai le plus grand respect pour cette humble armée d’hommes et de femmes noirs qui piétinait devant d’innombrables portes de service, disant « oui, Monsieur » et « non, Madame » afin d’acquérir un nouveau toit pour l’école, de nouveaux livres, d’autres lits pour les dortoirs. Cela ne leur plaisait guère de dire « oui », Monsieur » et « non, Madame », mais le pays ne manifestait aucune hâte à éduquer ses Noirs, et ces hommes et ces femmes savaient qu’il fallait que cette besogne-là soit faite et ils mirent leur amour-propre dans leur poche afin de l’accomplir. »

 

Houria Bouteldja

[1] https://www.huffingtonpost.fr/entry/pepita-enragee-face-aux-accusations-de-racisme-dans-pyramides_fr_60661d47c5b67785b7777ffd?fbclid=IwAR27NiFAl1ZDmfjHM3ltVxVk83O6Za91jgLY_c2A_eNsKQ-eSLhqcatPQ2g

Youssef s’la raconte ! #9 –Comment la langue kabyle a sauvé Arafat

Yasser Arafat, le leader du Fatah et de l’OLP avant qu’Ariel Sharon ne réussisse à le faire assassiner, avait réussi à déjouer tous les complots ourdis contre lui. Une légende tenace courait à son propos selon laquelle le plomb de la balle qui le tuerait n’avait pas encore été fondu. De fait, « le vieux », comme il était appelé affectueusement par ses hommes, semblait jouir d’une fabuleuse baraka. Sans aucun doute cette légende n’était pas surfaite si on veut bien songer aux multiples champs de bataille sur lesquels les hasards de la guerre et de la condition des Palestiniens l’avaient amené. Que ce soit en Jordanie contre l’armée de bédouins du roi Hussein, lors des combats de 1970/71, du fameux Septembre noir, ou au Liban contre les phalanges libanaises d’extrême droite, dirigées par les Gemayel pendant la terrible guerre civile des années 70, ou encore contre l’armée israélienne lors des multiples incursions et invasions du Liban, 1978, 1982 notamment mais encore contre l’armée syrienne au Liban que ce soit en 1976 ou 1983. La période de la résistance à l’invasion israélienne de 1982 plus particulièrement contribua à forger la légende d’un Arafat insaisissable. Cet été 1982, Ariel Sharon, mandaté par Menahem Begin, avait la ferme intention d’assassiner Yasser Arafat. On ne compte pas le nombre de fois durant le siège de Beyrouth où le leader palestinien se déplaçant sans cesse dans la ville afin d’échapper aux agents et aux bombardement israéliens était à peine sorti d’un abri ou d’une salle de commandement que les avions de chasse se précipitaient et pulvérisaient cette cible mais toujours quelques minutes trop tard. Effectivement Beyrouth pullulait d’agents de toutes sortes et de membres de tous les services secrets arabes, occidentaux et bien sûr israéliens soutenus par leur alliés phalangistes. Comment expliquer l’aptitude de Yasser Arafat à échapper sans cesse à ses poursuivants sachant que ses propres forces de sécurité devaient faire face au Mossad, les services secrets qui passent pour être parmi les meilleurs du monde ? Pour mesurer l’état de tension permanent durant cette période et la pression exercée par les agents israéliens sur Arafat, il y a une anecdote rapportée par différentes sources selon laquelle Yasser Arafat découvrant lui-même un agent israélien parmi sa suite l’aurait aussitôt abattu de son pistolet d’ordonnance. Un petit émetteur radio aurait été dissimulé dans la crosse de sa kalachnikov qui indiquait la position de l’homme en question et donc du chef palestinien qu’il suivait pas à pas. Cependant cette légende magique fait l’impasse sur une autre explication plus rationnelle :  l’efficacité des services de sécurité rapprochés palestiniens.

La sécurité personnelle de Yasser Arafat aux prises avec de multiples ennemis a toujours été prise très au sérieux par l’organisation palestinienne. C’est dès l’arrivées des feddayines palestiniens au Liban après le départ forcé de Jordanie en 1971 que celle-ci, dénommée la « Force 17″ s’est mise en place. Totalisant environ 3000 hommes aujourd’hui, elle a été rebaptisée sécurité présidentielle. A l’époque de la guerre civile libanaise, beaucoup moins nombreuse sans doute, peut-être une centaine d’hommes, elle était cependant dirigée par des hommes de confiance du « vieux » Des combattants de la première heure qu’il connaissait personnellement, des exilés des « territoires de 1948 » (Israël) comme lui, sur qui il pouvait totalement compter.  Le nom de celle-ci « Force 17 » provenant tout simplement du n° 17 de la rue de Beyrouth où se trouvait son quartier général. D’ailleurs très rapidement, l’efficacité de cette unité fut reconnue aussi par les ennemis des Palestiniens. Beaucoup d’observateurs et de journalistes ont tenté de comprendre comment la Force 17 put tenir tête aussi longtemps au Mossad et autres services de renseignement israéliens, en assurant toujours sa mission, la sécurité de Yasser Arafat. A l’exception du moment où le leader palestinien fut reclus par Ariel Sharon dans le bâtiment de la Mouqataa à Ramallah, et où privé de sa force de protection, son assassinat fut rendu possible. Un jour, l’un des membres de cette Force 17 donna l’une des clefs de cette véritable énigme. Bien entendu l’affrontement entre services israéliens et services palestiniens, véritable guerre secrète, était permanent. Comme tout bon service de renseignement chacun des deux s’efforçait de décrypter les communications de l’autre. Naturellement, les Israéliens partaient du principe que le cryptage et les différents codes des communications palestiniens étaient basés sur l’arabe. C’était sans compter avec le fait que la diaspora palestinienne comprennait des Palestiniens d’ascendance maghrébine, notamment algérienne, descendants des multiples vagues de migrations algériennes vers la Syrie/Palestine au cours du XIX e siècle. Il se trouve que plusieurs chefs de la Force 17 étaient eux-mêmes issus de ces communautés palestino-algériennes peuplant les camps de réfugiés palestiniens dont on sait que nombre des membres de celles-ci ont conservé leur langue d’origine, le berbère algérien. Comme ils avaient coutume parfois de parler entre eux en kabyle ou chaoui ces officiers de la Force 17 avaient tout simplement établi un code de communication chiffré basé sur la langue amazighe et ainsi ont pu si longtemps déjouer les efforts des fins limiers israéliens.

Édito #11 – A propos des vraies fausses découvertes archéologiques israéliennes

Mardi 16 mars 2021, l’Autorité israélienne des antiquités (AAI) a annoncé avec tambours et trompettes que d’exceptionnelles découvertes archéologiques avaient été mises au jour dans la grotte dite « des Horreurs », située dans le désert de « Judée ». Les fouilles, ajoute le communiqué, s’inscrivent « dans le projet national lancé en 2017 qui a pour mission de préserver les biens culturels et patrimoniaux des pilleurs d’artefacts antiques » (sic).

Mais tout d’abord qu’est-ce que l’AAI ? Cet organisme est la section gouvernementale chargée des découvertes et fouilles en Israël. Créé en 1948, il se situe dans la droite ligne de l’archéologie coloniale propre aux colonies de peuplement comme l’Algérie française. Il a pris la suite après la seconde guerre mondiale des missions archéologiques lancées dés la fin du XIX e par de riches bienfaiteurs sionistes. Il n’est pas inutile de préciser que la recherche archéologique d’emblée est totalement liée au domaine militaire. Ainsi, avant la 2e guerre mondiale, elle est supervisée par un officier archéologue. Après l’invasion de la Cisjordanie, c’est directement un officier d’état-major archéologue qui aura la haute main sur la recherche et l’exploitation des vestiges découverts. De fait l’archéologie sioniste a été une arme au service de la politique. Celle-ci a toujours fonctionné selon trois principes directeurs.

Le premier est celui de La sélection. Il s’agit, parmi les vestiges et artéfacts, de sélectionner uniquement ce qui vient confirmer le récit biblique notamment sur l’antériorité du peuple hébreu puis juif sur cette terre, la véracité de la succession des rois et des épopées militaires. Ainsi que la continuité ethnico-religieuse entre les anciens hébreux et les juifs actuels. Le but est évidemment de valider l’histoire juive comme étant celle d’un peuple légitime sur sa terre autant que les Français d’autrefois pouvait se dire sans ciller descendants des Gaulois. De la même façon qu’en Algérie française, l’archéologie coloniale s’efforçait de n’exhumer que les vestiges romains et chrétiens afin de rattacher cette colonie à l’histoire européenne au détriment des vestiges phéniciens, grecs, arabes et berbères. Bien sûr dans la droite ligne des adeptes anglo-saxons de l’ancien testament depuis le XIXe siècle, la Bible est considérée comme un livre d’histoire fondamental qui valide (ou non) la recherche archéologique et non l’inverse, ce qui serait la démarche scientifique normale.

Le second principe est celui de l’appropriation. Ainsi non content de ne rechercher que ce qui peut justifier le récit matriciel biblique, les archéologues israéliens lorsqu’ils ne dédaignent pas les vestiges ou objets relevant d’autres civilisations tâchent de se les approprier en confirmation de leur propre récit. Ainsi tout vestige ou artefact pouvant être rapporté par sa datation à un moment supposé de l’histoire biblique est présenté comme confirmant le discours de celle-ci. Par exemple une pièce de joaillerie ou de poterie non ou mal identifiée mais datant du VIe au 1e siècle, sera naturellement déclarée « de l’époque du second temple » et donc sans autre forme de procès rattachée immédiatement à l’histoire juive.
Le troisième principe est celui de la destruction pure et simple. Ainsi non seulement peu de cas est fait aux vestiges arabes, musulmans ou chrétiens mais ils peuvent parfois être détruits. On ne compte plus le nombre de cimetières, de mosquées, de tombes musulmanes, de restes de temples cananéens que l’armée israélienne a détruits, animée de sa politique du bulldozer. En même temps, les Palestiniens seront empêchés de pratiquer l’archéologie dans la zone B normalement sous contrôle commun entre Israël et l’autorité palestinienne.

Le plus grave est sans aucun doute les recherches archéologiques menées sous l’esplanade des mosquées. En effet, le projet de certains groupes sionistes est la destruction pure et simple du Haram al Sharif de Jérusalem afin de « rebâtir » le second temple. Il en va de même des menaces qui pèsent sur le quartier de Silwan dans la vieille ville car Israël considère uniquement sur la foi de la Bible que c’est là l’emplacement originel de la Jérusalem du Roi David.

De plus, s’agissant de la Cisjordanie, Israël, depuis son occupation, a exploité plus de 980 sites archéologiques en totale illégalité puisque le droit de la guerre interdit à la puissance occupante d’effectuer de telles fouilles. A Jérusalem, c’est tout l’ancien quartier dit des Maghrébins qui a été rasé en 1967, à peine quelques jours après l’irruption de l’armée israélienne au Mur des lamentations. Sous le prétexte d’une explosion de gaz imminente, des centaines d’habitants ont alors été délogés et emmenés vers un camp de réfugié près de Jérusalem.

Bien sûr, à ces trois principes régissant l’archéologie, il faut ajouter l’appropriation culturelle permanente d’éléments de la culture palestinienne. Que ce soit par exemple dans la copie de motifs de broderies ou en matière culinaire. Ainsi le public peu regardant est convaincu aujourd’hui que le houmous, les falafels ou la salade fatouche sont des mets israéliens.

Cependant l’exercice préféré de l’archéologie israélienne est sa propension à la mise en scène tapageuse. C’est exactement ce qui vient de se produire à nouveau avec les récentes découvertes dites spectaculaires. Alors qu’au final il ne s’agit que de choses déjà connues. Des extraits en grec ancien de la Bible hébraïque et de grottes qui auraient pu servir de refuges à des révoltés juifs contre Rome. Rien de nouveau sous le soleil !

Il est désolant de constater que la presse occidentale se fasse encore complice de cette mécanique idéologique au service d’un colonialisme des plus éradicateurs. Comme remède on ne saurait trop lui recommander la lecture d’ouvrages comme ceux des « nouveaux archéologues » israéliens tout à fait sérieux comme Israël Finkelstein et Neil Asher Silbermann (La Bible dévoilée et Les rois sacrés de la Bible).  Mais mieux que ça, écoutons le récit des Palestiniens qui, eux, n’ont pas besoin de torturer les pierres pour leur extorquer de faux aveux. Leur mémoire collective leur suffit amplement.

 

Édito #10 – Selon que vous serez un indigène de maison ou un indigène des champs…

Deux femmes non-blanches sont au centre de l’actualité médiatique et politique. En fond, et malgré l’opposition radicale de leurs discours, une même question : la race compte-t-elle ?

D’un côté, Rachel Khan est accueillie tel le messie par les journaux et chaînes radiodiffusées. Son prodige ? Dénoncer les « pseudo-antiracistes victimaires », adeptes des idéologies décoloniales et/ou intersectionnelles. Selon elle, l’utilisation du terme « racisé » relèverait de l’essentialisation des individus qui les enfermerait dans une « identité-discrimination », alors que l’universalisme français ferait fi de toutes ces « revendications identitaires ». Le Figaro, Le Point et Valeurs Actuelles adorent.

Mais pourquoi une telle mise en avant médiatique pour un discours qui, finalement, n’est pas novateur en comparaison à ce qui est écrit en continu dans les mêmes colonnes néo-conservatrices ? Qu’a donc Rachel Khan de plus qu’un Ivan Rioufol ou une Caroline Fourest ? La réponse est évidente pour quiconque connaît la stratification raciale de la société française et l’intérêt qu’a le pouvoir blanc à camoufler sa domination derrière les descendants de colonisés : elle est Noire. Recrachant le discours de ses maîtres, Rachel Khan n’est rien d’autre que la caution non-blanche à la cécité volontaire qui est maintenue sur la réalité de la condition Indigène en France. Bref, c’est l’Indigène de maison que Malcolm X avait déjà identifié.

De l’autre côté, Mélanie Luce est conspuée après ses passages sur les ondes d’Europe 1 et de Touche pas à mon poste. Son tort ? Être à la tête d’un syndicat étudiant qui organise occasionnellement des réunions en « non-mixité racisée ». Selon celle-ci, les personnes « racisées » devraient pouvoir se retrouver entre elles afin de s’exprimer sur le racisme qu’elles subissent, expériences qui ne seraient pas partagées par les Blancs. Comme le rappelle Médiapart, qui a pu se procurer des documents relatant la manière dont se déroulent les réunions en « non-mixité racisée » au sein du syndicat, celles-ci ne sont qu’un lieu d’écoute du « ressenti » des personnes concernées qui « témoignent » alors que la « prise de décision » est le fait de « l’ensemble du syndicat ».

Il n’en fallait pas plus pour que le ciel politique lui tombe sur la tête. Éric Ciotti a promptement appelé à la dissolution de l’UNEF, des élus de droite ont signalé les faits au procureur de la République et le ministre de l’Éducation nationale a comparé ces réunions en non-mixite au fascisme et a annoncé que des mesures législatives seront portées pour y contrevenir. Mélanie Luce est à l’évidence une Indigène des champs[1].

Ces événements, la promotion de Rachel Khan et l’excommunication de Mélanie Luce, ne sont pas indépendants. Ils s’autoalimentent dans une même séquence politique qui est celle d’une hystérisation sans précédent autour de la notion floue d’ « islamo-gauchisme » et, conséquemment du renvoi, dos à dos, de « l’identitarisme racialiste » et de « l’identitarisme d’extrême droite ». L’un comme l’autre serait porteur d’un projet de catégorisation raciale de la société, et serait à combattre sur le même front.

L’angle-mort, obscène, de cette confrontation est pourtant que ces deux projets sont fondamentalement opposés. Alors que ce qui est dénoncé comme étant un « identitarisme racialiste » est en réalité un projet antiraciste qui vise à davantage de justice sociale (en tentant de corriger les inégalités sociales), « l’identitarisme d’extrême-droite » est quant à lui un véritable projet sécessionniste visant à figer la suprématie blanche sur les autres groupes sociaux. Construire une équivalence entre les deux est aussi grossier et indécent que de renvoyer dos à dos Marine Le Pen et Angela Davis.

Ainsi, nous restons bouche bée devant la schizophrènie d’un Éric Naulleau qui, le jeudi, est outragé par le discours d’une étudiante de 20 ans qui organise des groupes de parole antiracistes et, le reste de la semaine, continue de fréquenter le multirécidiviste Éric Zemmour qui, lui, n’hésite pas à réhabiliter Pétain tout en se faisant le porte-voix d’un véritable projet politique fasciste. C’est ainsi que toute honte bue, Eric Naulleau demande la dissolution de l’UNEF. Abject, au moment où Médiapart révèle l’existence d’une filière néo-nazie au sein de l’armée…[2]

Pour terminer, s’il faut apporter un soutien sans faille à l’UNEF et à sa présidente pour les foudres qui s’abattent actuellement sur elles, il nous apparaît important de relever que, dans une perspective d’émancipation des non-Blancs, la non-mixité est un moyen légitime comme un autre mais jamais une solution en soi. Du point de vue de l’antiracisme politique, ce qui compte pour la réussite d’un projet antiraciste, et qui est d’ailleurs le prolongement politique de la non-mixité, c’est l’autonomie politique Indigène. C’est-à-dire une conquête par les indigènes de leur liberté de pensée, de décision et d’action par rapport à l’Etat, ses institutions et l’ensemble des forces politiques non indigènes sachant que cette indépendance politique n’est en rien contradictoire avec l’unité d’action avec les forces blanches pourvu que la convergence contribue aux rapports de force décoloniaux.

En définitive, et en réponse à la question initiale, ce qui s’impose avec évidence, eu égard aux cas de Rachel Khan et de Mélanie Luce, c’est que la race compte. Elle compte d’autant plus que toute cette agitation contre l’UNEF n’est que l’expression de la volonté de la frange la plus raciste du pôle blanc de défendre ses intérêts de race. Dans leur panique, ils tuent une mouche avec un bazooka. Pathétique. Mais peut-être cette panique est-elle justifiée ? Peut-être qu’ils ont raison et qu’il y a réellement à l’échelle du pays une multiplication des indigènes des champs ? Qui sait ?

[1] En référence à Malcolm X qui parlait des « nègres de maison » et des « nègres des champs »

[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/160321/une-filiere-neonazie-au-sein-de-l-armee-francaise?utm_source=20210316&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-20210316&M_BT=252954284916

Édito #9 : « Islamiste ». Cette qualification est-elle une injure ?

Le rappeur Médine et le journaliste Taha Bouhafs ont décidé tous les deux de porter plainte. Si leurs plaintes respectives sont adressées à deux personnes différentes – Aurore Bergé pour le premier et Éric Zemmour pour le second – le grief est à peu près le même : ils ont été qualifiés d’« islamistes ». Notons que le cas de Médine est plus grave, car la députée a ajouté que le rappeur appelait « au meurtre » des laïques dans son fameux titre « Don’t Laïk ».

Médine et Taha Bouhafs sont deux personnalités publiques souvent ciblées par la fachosphère, mais aussi par une grande partie des acteurs politiques et médiatiques. Ils sont régulièrement victimes de pression, de diffamation, d’insultes, de menaces et même de violences physiques. La première raison de ces attaques répétées est bien évidemment que ni Médine ni Taha Bouhafs ne sont des indigènes honteux. Ils osent assumer leur identité, musulmane notamment, dans l’espace public. Un affront d’autant plus grave qu’ils luttent en plus contre l’islamophobie et le racisme en général (chacun à leur manière).

Il va de soi qu’ils ont tout notre soutien.

Nous aimerions toutefois aborder les angles morts de ces plaintes où se cache selon nous un impensé qui pourrait avoir des conséquences néfastes en termes de liberté de conscience. Non pour condamner la décision des plaignants, mais pour provoquer un débat essentiel dans les milieux antiracistes et décoloniaux, surtout dans la période de radicalisation islamophobe que nous vivons. La question est la suivante : est-il infamant d’être un « islamiste » et faut-il prendre le risque de voir l’« islamisme » devenir officiellement une injure – c’est à dire gravée dans le marbre d’une décision de justice – quand, à ce jour, il ne l’est qu’officieusement dans les discours hégémoniques ? Pour le dire autrement, porter plainte lorsque nous sommes « accusés » d’être « islamistes » ne revient-il par à participer à la dynamique islamophobe postulant que « l’islamisme » est infamant en soit alors qu’aucune définition claire ne vient préciser son sens ?

Commençons par défricher le terrain des mots. Le mot « islamisme » est chargé en France d’une connotation fortement péjorative pour ne pas dire anxiogène. Il n’a qu’une fonction repoussoir et ne sert qu’à stigmatiser. Pire, il interdit toute velléité de penser. L’opinion est ainsi conditionnée à associer tout « islamiste » au mieux à un personne archaïque réclamant l’imposition de la « sharia » (mot qui en Occident souffre de la même subjectivité qu’« islamiste »), au pire à un terroriste. Ainsi, nous préférerons parler ici d’« islam politique » qui renvoie à l’émergence de la politisation de l’islam dans son objectivité historique. Des premières réflexions sous le Khedive d’Égypte Mohamed Ali avant 1830 jusqu’aux Frères Musulmans de l’après 2e guerre mondiale en passant par le vaste corpus de la Nahda fin XIXe-début XXe. L’islam politique est basiquement pour nous un phénomène historique né de la confrontation des mondes musulmans avec l’Occident colonial qui prend l’islam comme référent idéologique. Mais comme le rappelle le politologie François Burgat, l’islam politique est aussi divers dans le monde musulman que l’est la gauche dans le monde. Quel rapport y-a-t-il entre le parti travailliste de Tony Blair et la Fraction armée rouge allemande ou le parti socialiste du chilien Allende avec le régime marxiste de Pol Pot ? Quel rapport entre les socialistes français de type Strauss-Kahn ou Hollande et Podemos en Espagne ou encore Syriza en Grèce ? L’islam politique est de ce point de vue tout aussi hétérogène. Quel rapport entre le Hamas palestinien et le wahabisme saoudien ? Les premiers sont anti-impérialistes, les seconds frayent avec l’impérialisme étasunien et bombardent le Yémen. Quel rapport entre le PJD marocain qui participe du jeu démocratique et certains djihadistes qui mènent des actions terroristes et qui sèment la mort ? A-t-on le droit de rappeler que l’islam politique recouvre des mouvements aux idéologies et stratégies politiques très diverses à l’instar du christianisme politique, invoqué autant par des mouvements réactionnaires comme l’Opus dei que par des mouvements émancipateurs comme la théologie de la libération en Amérique latine et même en France avec l’abbé Pierre. Ainsi, l’islam peut être convoqué pour des projets politiques divers, voire même souvent antagonistes.

On le voit, il est impossible de parler d’« islamisme » sans être tenu de préciser de qui et de quoi on parle.

À l’évidence, ce b.a.-ba n’est jamais respecté. Le flou est entretenu pour d’une part effacer les raisons objectives et historiques de l’existence de l’islam politique, mais aussi pour stigmatiser et disqualifier tout adversaire politique se réclamant de l’islam ou « musulman d’apparence ». C’est ce qui se passe avec Médine et Taha Bouhafs. Et c’est évidemment contre cette stigmatisation qu’ils se lèvent. En effet, ni l’un ni l’autre ne se réclame de l’islam politique. Et cela devrait suffire à condamner leurs accusateurs, car ils mentent effrontément. Une plainte suivie d’une condamnation mettrait effectivement un frein à leur entreprise de diffamation tous azimuts.

Mais à quel prix ? Si le rappeur et le journaliste l’emportaient, cela n’entérinerait-il pas l’idée diffusée par les islamophobes que le terme « islamiste » est une injure avec laquelle il faut absolument prendre ses distances ? Pour expliquer son choix de porter plainte, Taha Bouhafs expliquait que les propos de Zemmour le traitant de militant « indigéniste » et « islamiste » ne pouvaient que « renvoyer à la vague d’attentat commis dans les semaines précédant la diffusion de l’émission ». Il a raison. On pourrait alors lui rétorquer qu’il existe en Europe des partis chrétiens et qu’aucune personne normalement constituée ne songerait à porter plainte si elle était accusée d’en être. Médine et Taha Bouhafs répondraient alors que seuls l’appartenance supposée à l’islam politique est infamante. Ils auraient encore raison ! En effet, on touche là à l’essence même de la condition indigène qui est toujours une condition d’exception. L’enfermement du sujet colonial dans son « corps d’exception » n’est pas une vue de l’esprit, elle est toute concentrée dans cette affaire de plainte.

Tu te tais : tu es condamné et marqué au fer comme « islamiste » et donc comme potentiel terroriste. Tu portes plainte : tu participes à stigmatiser un vaste mouvement politique non blanc issu de l’histoire coloniale auquel on peut adhérer comme s’en défier en toute légitimité, mais qui n’est pas réductible à la caricature qu’en font les discours dominants en Occident. Ce faisant, tu interdis à tout musulman de s’engager en tant que musulman en politique ce qui devrait être un droit inaliénable.

Tu t’engages dans un procès pour prouver que tu n’es pas « islamiste ». Mais comment ? En t’inscrivant davantage dans le cadre « républicain » et « universaliste » de la France ? En refusant d’aborder la politique en tant que musulman, mais en tant que simple citoyen français ? N’est-ce pas là le choix fait par le CCIF qui a pourtant fini dissout ? Ces positions ne sont-elles pas en soit un recul de l’antiracisme politique qui s’arroge le droit de critiquer et le cadre républicain et l’universalisme abstrait tout comme le font déjà les anarchistes ou une partie de l’extrême gauche ?

Le piège se referme sur le corps d’exception : une partie de perdants/perdants en somme.

Pour se sortir de cette impasse, ne faut-il pas plutôt combattre le lien qui est fait entre terrorisme et islamisme, comme il devient impératif de combattre le lien entre islamisme et islam ? Rappelons l’association systématique qui est faite entre le voile et « l’islamisme ». Les femmes portant le voile seraient alors, comme le prétend Zineb El Razhoui, des porte-étendards de cette « idéologie ». Devrions-nous alors nous distancer du voile ou plutôt combattre l’association voile/islamiste/terroriste ? Une position réellement décoloniale ne devrait-elle pas affirmer le caractère hautement islamophobe des équivalences faites entre 1/ pratiquer une religion, 2/ s’engager en politique à partir du référent de son choix (l’islam étant un référent comme un autre), 3/ pratiquer le terrorisme qui est un crime ? Une ligne clairement décoloniale ne devrait-elle pas au contraire participer de la normalisation de l’islam même sous sa forme politique en revendiquant ni plus ni moins que ce qui est admis pour les partis et organisations chrétiennes ? Ainsi, si par « islam politique » on entend investir le champ politique sans nier son identité musulmane, pourquoi s’en distancier ? Mieux que ça ! Pourquoi ne pas envisager de voir qu’on peut s’engager comme musulmans politiques tout en menant un combat pour la justice sociale, contre la casse des acquis sociaux, contre le racisme, contre les guerres permanentes tant à l’extérieur qu’à l’intérieur et pour la paix révolutionnaire ?

Médine et Taha Bouhafs ont évidemment raison de protester, mais ils doivent avoir conscience des pièges dans lesquels ils ne doivent pas tomber. Nous espérons en toute fraternité qu’ils sauront les éviter.

Un nouveau Bandung pour affronter la crise actuelle

Texte traduit de l’anglais avec l’aimable autorisation du Agrarian South Network (ASN). L’ASN est un réseau tricontinental de chercheurs d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et de la Caraïbe s’intéressant aux questions foncières et agraires ainsi qu’à l’économie politique du développement mondial. Ce réseau est né d’une initiative de l’African Institute for Agrarian Studies (AIAS) à Harare (Zimbabwe) sous la houlette du regretté professeur Sam Moyo, en collaboration avec des universités et des partenaires non-gouvernementaux du Sud. Le réseau s’est consolidé en 2012, par la publication périodique de la revue Agrarian South. Journal of Political Economy et a, aujourd’hui des activités régulières de recherche et d’enseignement, y compris une université d’été annuelle. Pour plus d’informations, c’est ici[1].

 Ce texte a été initialement publié dans le bulletin de recherche du ASN de Décembre 2020/Janvier 2021, que vous pouvez retrouver ici[2].

 Paris Yeros est professeur à l’université fédérale de l’ABC de São Paulo (Brésil) et membre du comité éditorial de Agrarian South. Journal of Political Economy. Certaines idées de ce texte ont été présentées lors de la conférence « One Belt, One Road Initiative and New Modes of Globalization », qui s’est tenue les 10 et 11 décembre 2016 à Guangzhou (Chine).

La crise actuelle constitue une crise permanente du capitalisme monopolistique (Yeros et Jha, 2020). Son véritable caractère doit sans cesse être interrogé au fur et à mesure de son évolution, afin qu’une attention soutenue puisse être apportée à la politique et à la solidarité nécessaires. C’est une tâche d’autant plus urgente que la pandémie de covid-19 a condensé et accéléré les contradictions de l’économie mondiale. Des analogies avec d’autres crises systémiques peuvent être tracées, mais aucune n’est réellement identique. La nôtre est la crise du capitalisme monopolistique dans sa phase néocoloniale tardive.

D’autres idées seront avancées quant aux tendances actuelles de la polarisation au Nord comme au Sud et à la politique insurrectionnelle qui en a résulté. Au cours des deux dernières décennies, nous avons déjà été témoins d’au moins deux situations révolutionnaires ; on doit s’attendre à ce que le terrain de la lutte évolue désormais rapidement en ce sens. À ce stade, il faut également affronter certaines fausses idées quant à la trajectoire du capitalisme en tant que système social, afin de dissiper les illusions quant à son avenir. L’appel à un nouveau Bandung doit également être davantage pris au sérieux, car il est temps qu’un mouvement anti-impérialiste cohérent prenne forme afin d’éclairer la voie à suivre et d’exploiter les potentialités du présent.

Polarisation et insurrection

L’un des principaux traits du néocolonialisme tardif est la polarisation politique intense et prolongée qui traverse les périphéries : depuis les années 1990, les réalités historiques de l’intégration mondiale et de la désintégration nationale ont été renforcées, alors que les pays succombent les uns après les autres à la restructuration néolibérale et à de nouveaux cycles de conflits sociaux et politiques. Comme cela a été noté (Moyo et Yeros, 2011), dans certains cas, il s’en est suivi une radicalisation, en conflit avec les monopoles ; dans d’autres, une stabilité temporaire s’est recomposée sous l’aile des monopoles ; dans d’autres encore, une concurrence vis-à-vis des ressources naturelles a abouti à une fracture étatique ou à l’occupation étrangère. La stratégie impérialiste n’a jamais manqué une étape de cette restructuration : elle a déployé un mélange de gouvernance économique, de sanctions punitives, de déstabilisation politique, ainsi que son arsenal militaire. Mais il faut désormais payer les pots cassés dans les centres impérialistes, surtout aux États-Unis, alors que les pactes menés par le capital monopolistique sont en déroute et qu’ils sont dépassés par une intense polarisation sur place également. Rien qu’au cours des six derniers mois, dans le centre névralgique de l’économie mondiale, en pleine catastrophe pandémique, nous avons été témoins d’un soulèvement massif contre le racisme et la brutalité policière, puis d’un putsch fasciste au Capitole. La polarisation est également là pour durer dans les centres métropolitains.

La forme dramatique que cela a prise reflète un second trait du néocolonialisme tardif : la politique de l’insurrection. Des soulèvements populaires de masse, défiant ouvertement l’autorité ; se sont étendus dans une direction similaire, à travers le Sud et du Sud au Nord. Les plus dramatiques furent sans doute les printemps arabes pour la manière dont ils se sont saisis d’une région entière, seulement pour se lancer dans des insurrections, des interventions extérieures, des invasions et des guerres civiles. En Tunisie, où le soulèvement a été initié, une réforme constitutionnelle et une transition ont finalement eu lieu, mais une issue différente attendait les autres pays. En Égypte, les forces armées ont repris le contrôle aux Frères Musulmans en juillet 2013, alors qu’une intervention étrangère, une guerre civile et une fracture étatique ont suivi en Libye, au Yémen et en Syrie, en plus de l’Irak.

Des expériences dans d’autres régions ont toutefois été remarquables pour leurs résultats historiquement progressistes et la relative autonomie qui a été arrachée à l’impérialisme, notamment dans la région andine d’Amérique du Sud, à la suite des soulèvements au Venezuela, en Bolivie et en Équateur, ainsi qu’en Afrique du Sud après l’apartheid et la remobilisation du Zimbabwe. Les insurrections armées à visée libératrice méritent également d’être notées : dans le sud du Mexique, le soulèvement zapatiste de janvier 1994, qui a taillé un espace autonome qui existe encore aujourd’hui ; et la guerre populaire au Népal, de février 1996 à novembre 1996. Et, tandis que nous parlons, l’Inde connaît un processus massif de mobilisation par les mouvements paysans et d’autres forces sociales qui les ont rejoints afin de soutenir une lutte nationale depuis près de deux mois maintenant, pour laquelle il n’existe aucun équivalent au cours de la période post-indépendance.

Le terme d’« insurrection » n’est pas utilisé ici dans un sens a priori péjoratif, comme c’est souvent le cas dans le discours public ; celui-ci est utilisé précisément selon la définition donnée précédemment : un soulèvement populaire massif défiant ouvertement l’autorité, qu’il soit armé ou non. En théorie, elle est distincte d’une conspiration, d’un coup d’Etat, d’un putsch ou d’une opération visant à changer de régime, qui, par définition, manque d’une base populaire significative et a principalement recours à la violence. Pourtant, il importe de faire ici deux mises en garde. Nous avons affaire à un phénomène complexe selon lequel ce qui commence comme une insurrection peut se transformer en coup d’État militaire, comme en Égypte en 2013, ou en coup d’État « institutionnel », avec le soutien du parlement et du système judiciaire, ainsi que de l’armée, comme ce fut le cas au Brésil après les soulèvements de juin 2013, menant à l’impeachment de la présidente Dilma Rousseff en août 2016.

Une telle trajectoire est en partie liée à la manière chaotique avec laquelle évolue la politique insurrectionnelle, manquant souvent d’organisation politique et de cohérence idéologique. Elle a également à voir avec la dépendance envers les réseaux sociaux pour la mobilisation, qui rend de tels soulèvements vulnérables aux shutdown gouvernementaux ou à la capture et à la manipulation par les agences de renseignement, d’autres entités corporatistes obscures, y compris les monopoles des médias corporatistes qui, en fin de compte, finissent toujours par contrôler le récit. Toutefois, ce qui apparait comme un « coup d’État » a également un facteur compliquant : la capacité croissante des forces fascistes et des éléments néocoloniaux à mobiliser une base populaire significative, s’appuyant sur diverses sources idéologiques et organisationnelles, y compris celles des fondamentalismes religieux (chrétiens, islamiques, hindous). Malgré ces difficultés conceptuelles, nous allons conserver ces termes ici pour leur valeur heuristique, en gardant à l’esprit qu’en fin de compte, le caractère de ces phénomènes doit être jugé au cas par cas à partir de sa nature sociale réelle, son organisation politique, son orientation idéologique et son rapport à l’impérialisme.

Informes tandis qu’elles apparaissent ou adviennent, les politiques insurrectionnelles ne jaillissent pas d’un vide organisationnel. Elles émanent du travail organisationnel et des étapes de conscientisation et de changement culturel (ou, sinon, de la dégradation culturelle) atteintes sur de longues périodes. L’expérience de l’Amérique latine, où les zapatistes ont pris les armes dans les années 1990, a été soumise à de tels changements culturels avec l’émergence de mouvements indigènes, noirs, de femmes et des travailleurs urbains et ruraux : lorsque la crise économique et sociale a frappé, une nouvelle base pour une contestation soutenue de l’establishment colonial et de la dispensation néolibérale existait déjà. Cela s’applique également aux États-Unis, au sein du militantisme communautaire et de la montée du mouvement Black Lives Matter, dont le travail de conscientisation a irrigué la société. Et c’est aussi le cas en Afrique du Sud, après des décennies de lutte armée et de transitions négociées de l’indépendance, où les demandes populaires pour la terre ont été marginalisées et, finalement, réorganisées au Zimbabwe dans une perspective nationaliste radicale.

Le rapport avec l’appareil d’État rajoute un élément de complexité supplémentaire, qui s’avère décisif. Le contrôle de l’appareil d’État est naturellement l’objet de coups d’État et d’opérations de changement de régime, alors que les mouvements insurrectionnels visent également l’État, ou du moins certaines institutions étatiques (comme la police). Dans le cas d’opérations impérialistes de changement de régime, on trouve des soutiens ou même une direction dans des branches de l’appareil d’État et tout naturellement au sein des forces de sécurité : durant les vingt dernières années, l’Amérique latine et les Caraïbes ont été témoins, à elles seules, de cinq coups d’État réussis, à Haïti, au Honduras, au Paraguay, au Brésil et en Bolivie, et de plusieurs autres tentatives de coups d’État avec le soutien crucial de l’intérieur de l’appareil d’État. D’autre part, les soulèvements populaires de masse ont fait les frais du courroux des branches répressives de l’État. Ce fut le cas, encore une fois, en Amérique latine et dans les Caraïbes, durant la série d’insurrections de 2019, dont les épicentres ont été Haïti, le Chili, l’Équateur et la Colombie.

Cependant, il y a également les exceptions que constituent les situations révolutionnaires, au sens léninien du terme : lorsque des classes hostiles ont été affaiblies, les éléments intermédiaires disqualifiés, la classe avant-gardiste enhardie et les forces armées désorganisées ou défaites (Lénine, 1917a, 1920). Il n’est sans doute pas utile de préciser que les insurrections ne mènent que rarement à des situations révolutionnaires ; et que les situations révolutionnaires n’aboutissent que rarement à des révolutions. Mais nous avons bel et bien connu des situations révolutionnaires analogues dans les années 2000, notamment au Venezuela et au Zimbabwe, où les dynamiques de polarisation se sont approchées des trois premières conditions mentionnées ci-dessus, et où une armée patriotique, au lieu de se trouver désorganisée et défaite a serré les rangs avec les forces d’avant-garde. Au Venezuela, cela a été le cas après la tentative échouée de coup d’État en avril 2002, lorsque le contrôle sur l’appareil militaire a été consolidé et que la révolution bolivarienne a franchi une nouvelle étape. Au Zimbabwe, les forces de libération avaient déjà remplacé les forces armées de colons rhodésiens après la transition vers l’indépendance, de telle sorte que, lorsque les occupations massives de terres ont éclaté, en février 2000, l’armée et l’ensemble de l’appareil d’État ont été radicalisés en soutien aux occupations (Moyo & Yeros 2007).

À cet égard, le facteur militaire et les résultats radicaux de ces deux expériences – bien que chacune ait ses propres particularités, et qu’aucune n’ait abouti à une révolution – expliquent en grande partie la réponse de l’impérialiste et la cruauté de ses opérations contre-révolutionnaires de changement de régime longues de vingt ans qui s’en sont suivi contre le PSUV vénézuélien et le ZANU-PF zimbabwéen : des sanctions économiques ont été imposées et se sont aggravées jusqu’à détruire les monnaies nationales avec pour objectif d’intensifier les contradictions internes et d’en tirer le maximum d’effet. Les moyens utilisés comportent le soutien à l’opposition, les tentatives de militarisation de celle-ci et la propagation d’exécrables campagnes, par les réseaux sociaux et les médias, au nom de la lutte « pour la démocratie » et « contre la corruption », afin d’engendrer le découragement et de provoquer un nouveau « printemps des peuples » redevable à l’impérialisme.

Si l’on peut en tirer une généralisation, c’est que les insurrections émanent des réserves de main d’œuvre bourgeonnantes. De plus, celles-ci sont segmentées et hiérarchiquement ordonnées entre le Nord et le Sud, comme l’ont montré Patnaik et Patnaik (2017) et Jha et al. (2017). Il existe en effet deux réserves de main d’œuvre qui s’articulent dans l’économie mondiale, mais qui ne doivent pas être confondues dans leurs économies ou leurs politiques. Au Sud, les insurrections émanent de formations sociales semi-prolétarisées, dont la fluidité politique n’est généralement pas captée par le syndicalisme conventionnel ou les organisations paysannes (Moyo & Yeros, 2005). Tandis que les formations sociales périphériques plongent plus profondément dans la crise sociale dans les zones rurales comme urbaines, la pression insurrectionnelle s’intensifie. Une transition démographique mondiale différée a coïncidé avec cette tendance, produisant une poussée jeune dans les pyramides de population des pays et régions du Sud. En effet, les nouvelles générations qui arrivent contemplent un futur qui n’est fait que de vulnérabilité et de misère extrême. Cela explique par conséquent la politique opportuniste que nous avons vue encore et encore, qui politise la catégorie de « jeune » et obtient aisément le soutien de l’impérialisme au besoin.

Dans le Nord, l’endroit du monde où restent concentrés les travailleurs salariés à plein temps, la transition vers les économies de service, le déclin des salaires réels et de la sécurité de l’emploi, ainsi que l’érosion des droits sociaux ont mis un terme à la sécurité et à la mobilité ascendante et ont enlevé aux nouvelles générations l’espoir d’un avenir meilleur que celui de leurs parents. Il est probable que les mouvements populaires les plus importants émanent des couches sociales les plus précaires et les plus opprimées, celles qui sont poussées, tirées ou coincées dans les réserves de main d’œuvre métropolitaines, particulièrement des mouvements noirs qui sont la promesse d’une mobilisation d’un large secteur de la classe ouvrière dans une perspective antiraciste et antipatriarcale. Une telle énergie politique a montré sa puissance lors des protestations contre le meurtre de George Floyd, qui a également suscité un soutien international et a même fait montre d’un potentiel anti-impérialiste unique. D’autres exemples, tels que l’occupation des places publiques en Espagne ou en Grèce, il y a une décennie (Papatheodorou et al., 2012), ou le cas plus récent des Gilets Jaunes en France, n’ont pas produit, malgré leur persévérance, de cohérence idéologique suffisante, ou marqué un changement de direction substantiel de la politique nationale. De la même manière, au Royaume-Uni, une dernière courageuse tentative de transformation du parti travailliste s’est effondrée.

Il n’en reste pas moins vrai qu’une rupture radicale avec le néocolonialisme tardif ne peut être menée que depuis le Sud et cela requiert une idéologie anti-impérialiste cohérente et des alliances historiquement conscientes au Nord. Ce point requiert un approfondissement, mais auparavant, quelques commentaires conceptuels additionnels sont nécessaires afin de dissiper les illusions quant à « l’avenir » du capitalisme en tant que système social.

Fin d’un cycle, d’un stade ou d’un système ?

Il y a eu, en différents endroits placés, des espoirs dans la relance d’un nouveau cycle mondial d’accumulation comme moyen de sortir de la crise actuelle, par la voie d’une « quatrième révolution industrielle » ou de l’initiative de la « One Belt, One Road » (OBOR), plus probablement par une combinaison des deux. Mais cette mal nommée révolution industrielle étant, par nature, une perte majeure de force de travail, ne fera que balayer des millions d’emplois sur terre sans le remplacement correspondant. L’initiative OBOR, quant à elle, bien que capable de soutenir de nouveaux investissements infrastructurels et autres investissements directs dans un futur proche, va nécessairement se nourrir des mêmes structures mondiales de dépendance envers les matériaux primaires, qui ont été la base du colonialisme et du néocolonialisme. Les espoirs d’un nouveau cycle d’accumulation et de prospérité pour le monde sont par conséquent mal placés. La polarisation et les flambées insurrectionnelles vont persister et s’intensifier, et il n’y aura pas de nouveau cycle.

Regardons d’un peu plus près cette idée de cycle. La notion d’ordre mondial comme consistant en une séquence de cycles historiques a, dans les faits, été prédominante pendant plusieurs décennies dans l’Atlantique Nord. Cette notion est la base pseudo-scientifique de théories fascistes concernant la montée et la chute de grandes puissances ; à un moment donné, dans les années 1970, ce discours a également été adopté par les tenants du libre marché. Au même stade, toutefois, elle a également trouvé une résonnance remarquable au sein des cercles progressistes, parmi les théoriciens du système-monde. En ce qui concerne le camp réactionnaire, nous nous référons principalement, aux théories hobbesiennes de la domination mondiale, les soi-disant « réalistes », dans toutes leurs spécificités réactionnaires, tout comme les institutionnalistes néolibéraux qui s’intéressent au maintien de l’emprise des monopoles via les institutions multilatérales. Ces deux courants ont émané de l’establishment étatsunien et se sont invariablement préoccupés du destin de « l’hégémonie » étatsunienne depuis les années 1970.

Dans l’autre camp, on trouve des intellectuels renommés et critiques dont la contribution de toute une vie aux sciences sociales a été de mettre la focale sur la mutation des rapports centre-périphérie dans la division internationale du travail. Toutefois, se faire sa place à la table du courant dominant étatsunien a également impliqué de se débarrasser de la théorie de l’impérialisme en faveur du répertoire des cycles « hégémoniques ». Les théoriciens des systèmes-monde ont affirmé que les 500 années de système mondial se sont conformées à des cycles d’accumulation capitaliste essentiellement similaires, caractérisés par des périodes d’expansion économique, de crise, de guerre générale et de renaissance du cycle, dans lesquels une seule grande puissance se hisse au sommet de chaque cycle afin d’exercer son « hégémonie ». D’Immanuel Wallerstein à Giovanni Arrighi, nous possédons un vaste corpus de pensées dans ce champ, avec des débats internes nuancés et des différences, mais animé par un mélange éclectique de la notion braudélienne, marxienne, néo-smithienne et néo-gramscienne du « capitalisme ». L’un des derniers grands livres d’Arrighi s’intitule Adam Smith à Pékin. Il y affirme l’espoir que la Chine devienne le centre d’un nouveau cycle d’accumulation, sans poursuivre sa domination militaire sur le monde, mais qu’elle inaugurerait un « nouveau Bandung » capable de « mobiliser et d’utiliser le marché mondial comme instrument visant à égaliser les rapports de pouvoir Sud-Nord. » (Arrighi, 2007, p. 384).

Il y a également eu des tentatives de ce camp pour venir à bout de la « fin des cycles » dans la crise actuelle, que ce soit en pointant les limites de la perspective politique parmi les grandes puissances dominantes nécessaires à la gestion de l’économie mondiale, ou les limites imposées par les coûts écologiques et de main d’œuvre – voir par exemple le livre de Minqi Li The Rise of China and the Demise of the Capitalist World Economy (2008). Nous avons en effet affaire à de puissantes déclarations. Mais toute addition conceptuelle exogène à ce qui est, fondamentalement, une théorie de l’histoire anhistorique et circulaire restera déficiente. Soit la théorie est notre arme, soit elle sera utilisée contre nous. Les notions fétichisées de l’histoire ne serviront pas la conscience historique nécessaire à une rupture radicale dans cette phase tardive du néocolonialisme. Nous ne pouvons que reconnaître le stock cumulatif des capacités productives qui ont, siècle après siècle, propulsé l’Occident à la tête de la domination mondiale ni que les mêmes capacités productives sont désormais sous le contrôle de la forme la plus avancée et obsolète du capitalisme monopolistique, les « monopoles généralisés » selon les termes de Samir Amin (2019). Nous ne pouvons, non plus, nous inscrire dans les diverses formes d’accumulation connues sous le nom de capitalisme dans les cycles hégémoniques, incluant l’accumulation primitive du passé et du présent quant auxquels il n’y a jamais eu de « consensus hégémonique » ; ou, d’ailleurs, la montée singulière du Tiers Monde après cinq siècles de domination coloniale.

Ces formulations ont marginalisé la notion léniniste fondamentale de stades historiques et ont déprécié les transformations qualitatives du capitalisme. Nous devons maintenir notre attention sur de telles transformations qualitatives afin que les contradictions insurmontables, spécifiques au présent, puissent être mises en lumière, celles qui sont entre la centralisation extrême des forces productives, les rapports systémiques dégradés de production et de reproduction et la rupture métabolique planétaire. Si notre question porte sur les manières et moyens de sortir du capitalisme monopolistique, nous ne pouvons nourrir d’illusions quant au capitalisme au-delà du capitalisme monopolistique, ou placer nos espoirs en un système moribond afin de résoudre l’ensemble des enjeux existentiels auxquels nous devons faire face aujourd’hui.

Le capitalisme est un système social et économique avec un début, un milieu et une fin. Comme n’a cessé de le dire Amin, le capitalisme en tant que système est désormais obsolète, incapable de résoudre les défis auxquels fait face l’humanité au vingt-et-unième siècle. Il est désormais nécessaire de faire la transition vers un système de planification avec des formes hybrides de propriété, y compris la propriété collective et étatique, de supprimer le contrôle privé sur les industries communes et stratégiques et de mettre en œuvre un paradigme de développement durable. Une telle transition n’exclut pas la propriété privée, dans de petites exploitations, des résidences populaires et de petites entreprises, qui continueront à l’avenir et seront sujettes à une orientation vers le coopérativisme. Mais la planification centrale et de nouvelles formes de propriété socialiste doivent résolument prendre le dessus afin de servir les besoins de consommation populaire et les exigences de reproduction sociale modernes à un niveau mondial juste et durable.

Vers un nouveau Bandung

Le capitalisme a peut-être survécu à plusieurs transformations qualitatives en passant d’une étape à une autre, mais pour la majeure partie de sa vie en tant que système social, il n’a jamais envisagé la possibilité d’une économie mondiale non coloniale. La transformation la plus importante de l’étape actuelle du capitalisme monopolistique a été la montée des peuples du Sud après plus d’un millénaire de domination européenne. Le fait que le principe de souveraineté nationale se soit désormais étendu à travers le système, malgré son application toujours faible, constitue une menace existentielle pour le capitalisme en tant que système social. La décolonisation a « changé la donne » au niveau systémique, en portant un coup décisif aux extraordinaires profits des monopoles et en les obligeant à se retirer durant la période post-Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas une coïncidence si la crise du capitalisme monopolistique d’après-guerre a débuté au milieu des années 1960, alors que les mouvements anticoloniaux progressaient dans leur lutte contre la domination coloniale. Le fait que le capitalisme monopolistique ait contre-attaqué, après les années 1970, sous une forme hautement financiarisée ne devrait pas nous mener à la conclusion selon laquelle il a trouvé une voie pour sortir de la crise systémique.

Si, pour l’Occident, la décolonisation était une manœuvre impérialiste afin de coopter les mouvements anticoloniaux, pour le Sud, il s’agissait d’une rupture historique afin de faire émerger un nouveau système de respect mutuel entre les peuples, les nations et les civilisations, de nouveaux rapports économiques et la propagation du progrès social. Cela s’est exprimé de la manière la plus poignante avec le tremblement de terre qu’a représenté la conférence afro-asiatique de Bandung en 1955. Malgré l’absence de rapports économiques entre ces nouvelles nations, elles ont été capables d’appeler à la coopération avec « la politique aux commandes » et d’adopter une posture générale de « non-alignement positif ». L’enjeu aujourd’hui, dans l’esprit du Bandung, dans cette phase tardive du néocolonialisme, continu d’être l’élaboration d’une voie permettant de renforcer la souveraineté populaire et l’autonomie nationale et régionale. Cela signifie que la politique doit rester aux commandes et que le non-alignement vis-à-vis de l’impérialisme doit rester un principe cardinal. Mais, contrairement au Bandung, le nouveau Bandung doit être clair sur l’impératif d’une transition socialiste mondiale, quant au fait de forger des alliances plus organiques et constantes à un niveau tricontinental et d’articuler un nouveau paradigme de développement mondial.

Beaucoup de choses ont changé depuis Bandung. Certains pays ont connu une industrialisation sous l’égide de la finance et des monopoles occidentaux. La plupart des autres n’ont pas connu une telle transition industrielle, restant dépendantes de l’agriculture et des produits primaires. Mais, quel que soit le cas, le projet de développement national conduit par la logique propre du capitalisme et se reflétant dans la modernité urbaine du centre idéalisée d’Occident a engendré partout un exode rural massif. C’est là une réalité qui a affaibli la capacité des pays à assurer le bien-être de leur peuple, à cueillir les fruits de l’indépendance, à créer des nations stables et cohérentes, à affirmer leur autonomie dans le système mondial. La révolution chinoise a, dans les faits, été la seule à se libérer de cette logique, en poursuivant durant ces premières trente années une voie de l’industrialisation qui a maintenu presque 80 % de la population dans les campagnes.

La preuve historique suffit. Il ne devrait plus être question de la résurrection des espoirs bourgeois qui prédominaient à Bandung. Aujourd’hui, plus de la moitié de la force de travail mondiale est enfermée dans un travail vulnérable et précaire, largement localisé au Sud et vivant dans des zones rurales dégradées et des bidonvilles urbains. La majorité de la force de travail vulnérable vit dans les campagnes et une large proportion conserve des liens étroits entre la ruralité et le milieu urbain. La tendance de l’ensemble de la population mondiale, selon les estimations de l’ONU, a déjà fait pencher la balance entre la ville et la campagne, mais cela n’implique pas une absorption ou une permanence urbaine de la force de travail semi-prolétarisée. De plus, les femmes composent plus de deux tiers de la population mondiale vulnérable et fragile, rendant manifeste le fait que l’avance capitaliste contre les campagnes repose sur, et intensifie, la stratification de genre au profit de sa croissance. Elle a fait cela en stratifiant l’emploi rémunéré, en faisant peser les coûts de la reproduction sociale sur les foyers et particulièrement sur les femmes, et en répartissant les ménages sur diverses activités économiques genrées (Tsikata, 2016 ; Ossome, 2016, Prasad, 2016). Il n’y a aucune chance que le capitalisme monopolistique absorbe ou stabilise cette population, ou qu’il altère le cours de ses contradictions dans l’intérêt des travailleurs. La lucidité quant à l’urgence de la transition mondiale socialiste et d’un équilibre soutenu entre la ruralité et l’urbanité ne peut plus faire défaut au cours de cette dernière phase.

Toutes les régions du Sud n’ont pas participé au Bandung. L’Amérique latine et la Caraïbe furent officiellement absentes. L’essentiel de la Caraïbe était sous domination coloniale ; et l’Amérique latine, dont l’élite coloniale avait gagné l’indépendance juridique vis-à-vis des métropoles ibériques plus d’un siècle plus tôt, est restée dans une situation coloniale jusqu’au vingtième siècle. Ce sont là des sociétés nées du génocide et de l’esclavage ; à ce jour, la reconnaissance de ce passé n’a toujours pas été obtenue. La transition du colonialisme de peuplement ibérique au néocolonialisme s’est faite par à-coups au lendemain de la Révolution mexicaine, ne connaissant une rupture nette qu’avec la Révolution cubaine. Le Brésil a, une fois encore, été le pays retardataire (il fut également le dernier pays à abolir l’esclavage en 1888) n’opérant la transition vers le néocolonialisme que dans les années 1980 – ce qui a, effectivement, coïncidé avec la fin de l’apartheid en Afrique du Sud (Yeros et al, 2019). Dans de telles conditions, l’intense racisme qui organisait les rapports de classe et de genre a persisté en Amérique latine, ce qui a empêché une véritable identification avec la Caraïbe, l’Afrique et l’Asie.

Au niveau de la politique étrangère, la participation de l’Amérique latine aux initiatives Sud-Sud remonte à la CNUCED et à sa focale sur les enjeux de développement. Mais la CNUCED manquait de racines politiques organiques et de profondeur idéologique, et a été écartée par le GATT et encore plus affaiblie par la crise années 1970. Durant toute cette période, Cuba a d’ailleurs été la grande exception dans la promotion de la solidarité. Cuba a accueilli la conférence de la Tricontinentale en 1966 qui a, en elle-même, constitué un second tremblement de terre politique, dont le grand tour de force a été de bâtir une convergence tricontinentale et également de mettre en place des politiques socialistes. Les ramifications ont particulièrement développé la solidarité qui a été créée, notamment avec les luttes de libération nationale en Afrique et au Vietnam. Mais sa dynamique a atteint ses limites après la décolonisation de l’Afrique et, plus généralement, avec le tournant néolibéral des événements. De plus, aucun nouveau modèle économique n’allait émerger ou s’implanter, en dehors du modèle chinois. Globalement, à l’exception de Cuba et des pays de la Caraïbe qui ont nourri une culture panafricaine, la solidarité avec l’Afrique et l’Asie a été difficile à atteindre.

Il y a eu un cycle plus récent d’initiatives Sud-Sud dans les années 2000 en Amérique latine. Cela est en grande partie dû au fait que durant les trente dernières années, les mouvements indigènes et noirs ont progressé jusqu’à défier la culture et les perspectives coloniales, à atteindre la reconnaissance officielle et les réformes constitutionnelles en ce qui concerne tout un ensemble de politiques sociales, la démarcation des terres indigènes, quilombola et d’autres terres traditionnelles, ainsi que la criminalisation du racisme. Dans les années 2000, la conférence de l’ONU sur le racisme (2003), qui s’est tenue à Durban, en Afrique du Sud, a été un tournant dans la mobilisation des mouvements sociaux et la mise en lumière des politiques d’État. Durant les années suivantes, deux Etats en particulier, le Venezuela et le Brésil, ont poursuivi des initiatives Sud-Sud dans des directions assez différentes, bien que sans éloignement diplomatique ; cela comprenait l’ALBA, l’IBSA et les BRICS. Fondamentalement, de telles initiatives ont été lancées à un moment où la Chine croissait rapidement vers l’extérieur jusqu’à devenir la force majeure d’une nouvelle convergence avec un accent mis sur l’économie. Les rapports entre les régions et les continents se sont étendus rapidement, tandis que quelques-uns parmi les pays « émergeant » se sont rassemblés pour former le BRICS.

Le gros dilemme a précisément porté sur la manière de construire ce nouveau rapport Sud-Sud sur la base de nouveaux investissements et échanges, venant en grande partie de Chine et de nouveaux surplus découlant principalement d’exportations primaires. Cette expérience n’a pas déplacé les rapports historiques de dépendance avec le Nord, particulièrement ceux qui reposent sur le capital financier occidental, mais les flux commerciaux ont été substantiellement détournés et de nouvelles opportunités ont émergé. Lorsqu’Arrighi gardait espoir en un nouveau Bandung avec « l’économie aux commandes », on se trouvait précisément dans le scénario optimiste. Les nouveaux rapports avec la Chine ont fourni à l’Amérique latine un répit en termes de croissance des exportations et d’accumulation de réserves. Toutefois, il s’est également nourri des contradictions existantes en renforçant les secteurs d’exportation traditionnels et leurs lobbys réactionnaires dans la politique nationale, notamment les monopoles de l’agrobusiness et des mines.

La trajectoire du Brésil est éloquente. L’expansion économique du pays dans les années 2000 a été liée à la fois à la Chine et aux besoins parasites des circuits financiers occidentaux, qui ont tous eu pour effet d’aggraver le processus de désindustrialisation qui avait commencé auparavant. Elle a également continué la transformation de la structure de l’emploi du pays, créant des métiers dans les services les plus vulnérables et informels, bien que le salaire minimum ait augmenté, et a perpétué l’exode rural. L’un des effets a été l’affaiblissement des formes traditionnelles d’organisation ouvrière dans cette transition, ainsi que des mouvements des travailleurs et paysans sans terre qui se sont trouvés dans un « reflux ». L’organisation sociale du fondamentalisme évangélique a empiété sur l’essentiel de ce terrain politique. La militarisation de l’État et de la société a également progressé, jusqu’à transformer les périphéries urbaines en zones meurtrières, faisant grimper le nombre annuel de morts violentes à plus de 50 000, notamment celles de jeunes noirs et une multiplication par huit de la population du système carcéral en à peine une décennie. De manière générale, la trajectoire économique a renforcé les forces les plus conservatrices de la société, liées à l’agriculture corporatiste, aux minéraux, à l’immobilier, à la haute finance, à l’industrie de l’armement et aux églises évangéliques. Lorsque la crise de 2008 a éclaté à Wall Street, il était clair que le Brésil allait au-devant de sérieux ennuis. Et lorsque les prix des marchandises ont chuté, quelques années plus tard, le Brésil est tombé au plus bas. La vague massive de manifestations en 2013 a exprimé le désenchantement qui couvait et a produit une opportunité parfaite pour un coup institutionnel par les forces réactionnaires regroupées (Schincariol & Yeros, 2019).

Ce type de scenario a des similarités avec les comtés de la région qui ont surfé sur la vague, d’exportations de marchandises dont la direction était donnée par la Chine, mais les différences sont également importantes. L’exception en termes économiques a été la Bolivie, mais cela n’a pas protégé le pays face à un coup d’État fasciste. D’un autre côté, l’expérience du Venezuela a, d’un point de vue économique, été plus dramatique encore que celle du Brésil, mais aucune tentative de coup d’État n’a réussi (Schincariol, 2020). Le fait est qu’un nouveau Bandung « économique » qui suit la logique du capital monopolistique et place ses espoirs dans un « cycle de renouveau » aura toujours des effets dévastateurs sur les peuples du Sud. La convergence Sud-Sud doit remettre la politique aux commandes afin que les rapports économiques puissent être dirigés vers une voie progressiste et durable. Elle doit également produire un paradigme de développement différent qui se focalise sur un équilibre durable entre ruralité et urbanité.

L’art de l’insurrection, l’arme de la théorie

En septembre 1917, Lénine admonestait ses camarades du Comité Central de la manière suivante : « on ne peut rester fidèle au marxisme, rester fidèle à la révolution, si on ne considère pas l’insurrection comme un art » (Lénine, 1917b). Par cela il appelait urgemment à une insurrection armée et à la prise du pouvoir à Petrograd et Moscou, où les bolchéviques avaient déjà triomphé politiquement. La situation révolutionnaire était mûre.

L’analyse qui précède a identifié un état global permanent de polarisation avec une politique insurrectionnelle permanente ainsi que des coups d’État contre-révolutionnaires et des opérations de changement de régime. L’art de l’insurrection requiert aujourd’hui non seulement que le travail organisationnel continu, mais également que le terrain de l’unité tricontinentale soit préparé aux situations révolutionnaires qui vont survenir. Car c’est le succès de ces situations révolutionnaires qui fera basculer des régions entières et qui établira de nouvelles conditions pour la lutte anti-impérialiste et la dissociation pour le développement durable. Il y aurait bien plus à dire ici, mais il suffit de souligner le fait que les deux situations révolutionnaires mentionnées plus haut, le Venezuela et le Zimbabwe, ont suscité toutes sortes de pensées confuses, de solidarité conditionnelle, de silence ou de condamnation outragée, au Nord, mais également au Sud. C’est notamment la radicalisation du Zimbabwe et les réformes terriennes accélérées qui ont fait ressortir le pire du soi-disant monde progressiste qui, soudainement, n’était plus en mesure de voir l’importance de la réforme terrienne ou de la libération nationale. Le terrain de l’unité tricontinentale doit être préparé afin d’être à la hauteur de la situation.

On a également noté qu’un nouveau Bandung doit remettre la politique aux commandes, tirer au clair l’impératif de la transition socialiste, et mettre en lumière le chemin de la planification du développement. Le contenu de la transition socialiste n’est pas donné à l’avance et doit se baser sur une bonne évaluation des réalités mondiales. Un nouveau Bandung nécessitera un basculement paradigmatique global dans la politique comme dans la planification. Si le vingtième siècle a eu comme idéal une voie centrée sur l’industrialisation urbaine à tout prix, le vingt-et-unième siècle doit chercher une voie centrée sur l’industrialisation rurale afin d’établir un nouvel équilibre ruralité-urbanité égalitaire et durable (Moyo, Jha & Yeros, 2013), dans lequel chaque pays et région doit chercher son propre équilibre sur la base de ses propres réalités.

Cela nous amène à la question fondamentale de la réconciliation de la politique et de la planification avec les réalités des formations sociales données. Il n’est pas inutile de rappeler les mots d’Amilcar Cabral (1966) à l’occasion de la conférence de la Tricontinentale, lorsqu’il a posé le problème de la « déficience idéologique » dans les mouvements de libérations nationales et a appelé au renforcement des « fondations et objectifs de la libération nationale en rapport avec la structure sociale » (accentuation de l’auteur). Il continue ainsi : « A ceux qui y voient un caractère théorique, nous rappellerons que chaque pratique produit une théorie, et que s’il est vrai qu’une révolution peut échouer bien qu’elle repose sur des théories parfaitement conçues, personne n’a, jusqu’ici, réussit une révolution sans une théorie révolutionnaire. » Nous pouvons tirer deux orientations de ceci. Premièrement, les luttes de libération nationale sont une composante intrinsèque de la révolution mondiale et doivent être investies en conséquence, dans le but de surmonter les déficiences idéologiques et les contradictions internes. La lutte contre l’impérialisme reste l’aspect fondateur de la lutte dans cette phase tardive du néocolonialisme et cela ne peut être mis de côté tandis que nous nous tournons vers l’avenir. Deuxièmement, la nature précise des formations sociales périphériques et de leurs particularités doit être interrogée avec une théorie cohérente avec les luttes de libération nationale et régionale, tout en identifiant la nature précise de la classe avant-gardiste et de ses contradictions.

Il est encourageant de savoir qu’un tournant épistémique de ce type a eu lieu dans notre propre Agrarian South Network et que ce défi a été pris au sérieux. Espérons que cela puisse constituer une contribution à un nouveau Bandung dans la crise actuelle.

 

Paris Yeros

 

Bibliographie :

 

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[1] http://www.agrariansouth.org/

[2] http://www.agrariansouth.org/wp-content/uploads/2021/01/Final-ASN_RB_Dec-Jan_2021.pdf

Si vous poursuivez l’une d’entre nous, alors poursuivez-nous tous ! Des Juifs anticolonialistes s’adressent à G.W. Goldnadel

Nous apprenons que G.W. Goldnadel[1] a fait un signalement auprès du parquet afin que des poursuites soient engagées contre la militante décoloniale Houria Bouteldja pour avoir écrit « on ne peut pas être israélien innocemment » dans un texte condamnant l’antisémitisme et proposant des pistes de réflexions sur sa production et sa circulation. Cette expression a été interprétée par certains, de manière fallacieuse, et par d’autres à tort, comme une essentialisation. Héritière de toute une tradition littéraire et politique anticolonialiste[2], cette réflexion appliquée aux Israéliens ne renvoie pas à une essence identitaire ou religieuse, mais aux rapports sociaux et aux rapports de pouvoirs qui produisent les identités collectives. Nous, Juifs anticolonialistes de différentes nationalités, y compris israélienne, endossons pleinement cette citation qui nous appartient, comme elle appartient à plusieurs générations d’anticolonialistes. C’est parce qu’on ne peut être israélien innocemment qu’Avraham Burg avait demandé la suppression de la mention de sa nationalité juive dans les registres nationaux de l’Etat d’Israël, au lendemain de l’adoption de la loi fondamentale sur l’Etat-nation[3]. C’est parce qu’on ne peut être israélien innocemment que de courageux israéliens et israéliennes s’engagent contre la politique coloniale de l’Etat israélien et dans la solidarité avec la lutte du peuple palestinien. C’est parce que nul ne peut accepter le fait colonial innocemment que soixante jeunes israéliens viennent de refuser d’effectuer leur service militaire obligatoire et de rejoindre une armée d’occupation[4]. C’est parce qu’on ne peut être israélien innocemment que B’Tselem, organisation israélienne de défense des droits de l’homme, vient de dénoncer l’actuel « régime de suprématie juive » d’Israël et son régime « d’apartheid[5]».

Comme l’écrivait le penseur juif tunisien Albert Memmi, «le fait colonial n’est pas une pure idée : ensemble de situations vécues, le refuser c’est soit se soustraire physiquement à ces situations, soit demeurer sur place à lutter pour les transformer.» Reconnaître la responsabilité des Israéliens devant le fait colonial en Palestine est une banalité pour les militants anticolonialistes israéliens qui témoignent, par leur engagement, de la possibilité de dépasser le fait colonial et ses identités meurtrières. Engagée par la liberté, la responsabilité ouvre la voie à la dignité à laquelle chaque être humain aspire. Dans un monde qui dérive toujours plus loin dans une gestion plus autoritaire et inégalitaire de son propre désordre, le combat pour la dignité est de plus en plus coûteux. Qu’il est puissant l’air rance du temps. Il pénètre un nombre grandissant de chapelles politiques et d’officines médiatiques. Les campagnes d’intimidation et de diffamation comme celles qui visent Houria Bouteldja devraient alerter quiconque s’inquiète du recul démocratique. Ces méthodes, consistant à jeter l’anathème sur une militante que l’on veut faire taire, y compris au-delà de la sphère publique et à l’isoler dans le discrédit, rappellent celles de nos oppresseurs antisémites. Ce sont les méthodes des porteurs de chemises brunes que nous connaissons de triste mémoire. Ces campagnes médiatiques n’épargnent plus personne et s’abattent actuellement sur les membres de l’UJFP traités de « juifs honteux » et que l’on tente d’écarter du débat public. Nous, Juifs français, israéliens, belges, étasuniens, anglais, australiens, maghrébins, héritiers de l’insurrection du ghetto de Varsovie, du mouvement ouvrier, des Résistances française et européenne ou des luttes de libération anticoloniales, nous dressons contre ces cabales infâmes qui, prétendant s’ériger en rempart contre l’antisémitisme, jettent au contraire  un voile sur la compréhension de ce racisme et participent de l’amalgame entre Juifs et Israéliens. C’est parce que le mouvement décolonial assume pleinement le combat contre l’antisémitisme sans le dissocier de la lutte anticoloniale qu’il est aujourd’hui décrié par les plus grands réactionnaires de la scène politique française. Mais c’est aussi pour cette raison que le mouvement décolonial fait partie de notre famille et que nous faisons partie de la sienne. A ce titre, nous demandons à G.W. Goldanel, s’il intente un procès à Houria Bouteldja, d’engager aussi des poursuites contre nous.

Version anglaise 

Come for one of us, come for us all!

Anticolonialist Jews to G.W. Goldnadel

It has come to our attention that the French-Israeli lawyer, G.W. Goldnadel, has threatened to take the decolonial activist Houria Bouteldja to court for having written ‘it is not possible to be innocently Israeli’ in a text condemning antisemitism and discussing how it is produced and spread. Some interpreted this as fallacious and others incorrectly deemed it to be essentialising. From the vantage point of the anticolonial literary and political tradition, the application of this expression to Israelis has nothing to do with any ethnic or religious essence but is produced by collective social and power relations. As anticolonialist Jews of different nationalities, including Israeli, we agree with Bouteldja’s words which speak for us as it did for several generations of anticolonialists before us. It is because one cannot be innocently Israeli that Avraham Burg requested that the record of his Jewish nationality be effaced from the national registry of the State of Israel after the passage of the Nation-State Law.[6] It is because one cannot be innocently Israeli that brave Israeli citizens struggle against the colonial politics of the state and stand in solidarity with the Palestinian people. It is because no one can innocently accept the reality of colonialism that sixty young Israelis have just refused to serve in the occupying army.[7] It is because it is impossible to be innocently Israeli that the human rights organisation, B’Tselem, recently denounced Israel’s ‘regime of Jewish supremacy’ and Apartheid.[8] As the Tunisian Jewish writer Albert Memmi wrote, ‘the colonial reality is not a pure idea: it is an ensemble of real-life conditions. Refusing to see this means either physically surrendering to these conditions or fighting to transform them.’ The responsibility of Israelis in Palestine in the face of this colonial reality is obvious to the anticolonial activists there who bear witness to the fact that neither it nor the murderous identities it produces can be overlooked. Committed to freedom, this responsibility paves the way to the dignity that each human being aspires to. In a world drifting ever further into more authoritarian and inequitable rule, the fight for dignity comes at an increasingly higher cost. The rancid atmosphere that has been created powerfully penetrates a growing number of political schools and media organisations. The campaigns of intimidation and defamation such as those targeting Houria Bouteldja should be alarming to anyone worried about the retreat of democracy. The tactics of censuring an activist they wish to silence and of isolating and discrediting her, both within and beyond the public sphere, reminds us of those of our antisemitic oppressors. These are the methods of those brown-shirted forces of tragic years past. The onslaughts they wage in the media leave no one out, including members of the French Union of Jews for Peace, who they call ‘shameful Jews’ and who they try to have excluded from public debate. We French, Israeli, Belgian, US-American, British, Australian, and North African Jews, walking in the footsteps of the warriors of the Warsaw Ghetto Uprising, of the workers’ movement, of the European Resistance fighters, or of the struggle for anticolonial liberation reject these cabals who, in the name of defeating antisemitism, are in fact involved in obscuring its understanding as a form of racism. Instead they generate an antisemitic amalgamation of Jews and Israelis. It is because the decolonial movement takes the fight again antisemitism seriously, without disconnecting it from the anticolonial struggle, that it is denounced today by the biggest reactionaries in the French political sphere. But it is for this very reason that the decolonial movement is a part of our family and vice versa. We therefore demand that, if G.W. Goldnadel wish to pursue any legal proceedings against Houria Bouteldja that he come for us as well.

 

Gil Anidjar, professeur, Columbia University, New York / Etats-Unis

Simon Assoun, militant antiraciste, éducateur spécialisé / France

Ariella Azoulay, Professor of Modern Culture & Media and Comparative Literature / Etats-Unis

Rudi Barnet, metteur en scène, créateur de «Une Saison au Congo» de Aimé Césaire en 1967 et du festival “50ème Droits!” / Belgique

Haim Bresheeth, Professorial Research Associate, SOAS University of London / Israélien, Royaume-Uni

Rivkah Brown, Vashti Media, London / Royaume-Uni

James Cohen, professeur d’université, /France

Laurent Cohen, Ijan / Espagne

Liliane Cordova Kaczerginski, Ijan / Espagne

Jordy Cummings, lecturer and Trade Unionist,  York University / Canada

Sonia Fayman, UJFP / France

Caroline Gay, comédienne / France

Henri Goldman / Belgique

Jean-Guy Greilsamer, UJFP, issu d’une famille victime des nazis et de la collaboration / France

Ramon Grosfoguel, professeur d’université / Etats-Unis

Georges Gumpel, Militant anticolonialiste, Partie Civile au procès de Klaus Barbie / France

Gabriel Hagai, Rabbin / Israélien, France

Aaron Jaffe, Assistant Professor of Philosophy and Liberal Arts, The Juilliard School, New York / Etats-Unis

Sara Kershnar. Coordinatrice internationale de IJAN

David Landy, Trinity College Dublin / Irlande

Ronit Lentin, Trinity College Dublin (retired) / Israélienne, Irlande

Alana Lentin, universitaire / Australie

Zachary Levenson, Assistant Professor of Sociology, University of North Carolina / Etats-Unis

Les Levidow, Senior Research Fellow, Open University / Royaume-Uni

Daniel Levyne, UJFP / France

Yosefa Loshitzky, SOAS University of London / Israélien, Royaume-Uni

Joëlle Marelli, traductrice / France

Anat Matar

Jean-Claude Meyer, Juif alsacien et antisioniste, dont le père a été fusillé par les nazis le 14 juillet 1944 et dont la famille a été déportée et tuée à Auschwitz, UJFP / France

Nicholas Mirzoeff, Professor of Media, Culture and Communication, NYU / Etats-Unis

Dominique Natanson, animateur du site Mémoire Juive & Education / France

Atalia Omer, Senior Fellow, Religion, Conflict, and Peace Initiative at Harvard Divinity School / Etats-Unis

Charles Post, City University of New York / Etats-Unis

Ben Ratskoff, Editor-in-Chief of PROTOCOLS / Etats-Unis

Michael Richmond, Jewish writer, London / Royaume-Uni

Brant Rosen, Rabbin, Tzedek Chicago / Etats-Unis

Jonathan Ruff-Zahn, UJFP / France

Siezamona Sharoni 

Richard Silverstein, journalist, Tikun Olam / Etats-Unis

Santiago Slabodsky, Jewish Studies Professor / Argentina / Etats-Unis

Stephen Suffern, avocat aux barreaux de Paris et de New York / France

Marianne Van Leeuw-Koplewicz, éditrice / Belgique

Michel Warschawski, militant anticolonialiste / Israël

 

 

 

 

 

 

 

[1]   Dont il faut rappeler qu’il est l’avocat de Génération Identitaire

[2] Aimé Césaire : « Nul ne colonise innocemment » dans Discours sur le colonialisme

[3] Https://www.francepalestine.org/Un-descendant-de-l-aristocratie-sioniste-veut-quitter-le-peuple-juif-Israel-le

[4] https://ujfp.org/nous-prenons-nos-responsabilitessoixante-jeunes-annoncent-leur-refus-de-servir-dans-larmee-israelienne/

[5] https://www.btselem.org/sites/default/files/publications/202101_this_is_apartheid_e ng.pdf

 

[6] Https://www.francepalestine.org/Un-descendant-de-l-aristocratie-sioniste-veut-quitter-le-peuple-juif-Israel-le

[7] https://ujfp.org/nous-prenons-nos-responsabilitessoixante-jeunes-annoncent-leur-refus-de-servir-dans-larmee-israelienne/

[8] https://www.btselem.org/sites/default/files/publications/202101_this_is_apartheid_e ng.pdf