Messages par QGDecolonial

Entretien avec Alana Lentin

1. Dans l’introduction de ton livre, tu définisses la race comme « une technologie pour le gestion de la différence humaine, dont le principal objectif est la production, la reproduction et le maintien de la suprématie blanche à l’échelle locale et planétaire » (p. 5). Cependant, la question de la raison pour laquelle il est important que les sujets non-blancs ne soient pas considérés comme pleinement humains demeure. Comment considères-tu le concept de « privilège blanc » par exemple ? Est-ce qu’il te semble pertinent ?

Il me semble que cette question contient différentes choses. On pourrait peut-être la reformuler de la manière suivante : quel est le rapport entre la race en tant que « technologie de pouvoir », la blanchité et la catégorie de l’Humain ? Cela me permettra d’en venir à la question du « privilège blanc ». Tout au long de mon travail, j’ai été guidée par une approche critique de la race dans laquelle on considère qu’il est nécessaire d’ancrer historiquement et contextuellement celle-ci, tout en prenant en compte sa nature relationnelle et interactive, comme l’a montré David Goldberg (Goldberg, 2015), ainsi que le fait qu’il s’agisse forcément d’un concept mobile. En suivant cela, alors qu’il existe un débat fécond sur le moment où doit se situer historiquement la race, il y a un consensus général sur le fait que celle-ci entre en vigueur comme une fonction de la modernité, et en particulier de l’expansion de l’Europe dans le contexte des invasions coloniales et de la domination impériale. Cela n’écarte aucunement le fait que, comme Cedric Robinson et d’autres l’ont montré, elle s’infiltre en Europe et s’avère fondamentale dans le développement du premier capitalisme au sein même de l’Europe (Robinson, 1983).

L’idée selon laquelle la construction idéologique du racisme a engendré l’« invention de la race » me pose problème. Cette vision tend à confiner la race dans l’idée d’une hiérarchie taxonomique de groupes au sein de la population, généralement sur la base de différences biologiques ou génétiques supposées. Néanmoins, cette itération assez tardive de la pensée raciale, qui n’a vraiment pris son essor qu’à la fin du XVIIIe-début XIXe siècle, a été précédée par des formes de dominations raciales qui ne reposaient pas sur une description systématisée de la race comme étant confinée au domaine biologique. L’idée d’hérédité était certainement présente, et les notions concernant la pureté ou l’impureté du sang, etc., étaient intrinsèques aux événements majeurs de l’histoire de la race, notamment à l’expulsion ou la conversion forcée des Juifs et des Musulmans en Espagne. Toutefois, d’autres pratiques de démarcation cartographiant les pratiques culturelles et religieuses, le genre et la sexualité tout comme la localisation géographique sur le corps existaient également. Ainsi, c’est parce que la race est la mieux décrite par ce qu’Alexander Weheliye nomme une série d’assemblages racialisants – tirant dans nombre de directions différentes – qu’il n’est pas pertinent de la confiner à la sphère de l’idéologique/du biologique (Weheliye 2014). La race est d’abord et avant tout un ensemble de pratiques qui se développent et s’institutionnalisent comme une fonction de « l’être fait » (being done) in situ. La race est mise en œuvre dans les contextes de l’invasion coloniale, de l’esclavage, de la consolidation des États-nations et des pratiques de délimitation (bordering), etc., et régulée et institutionnalisée dans la loi et la politique au fil du temps ; elle n’arrive pas comme un pré-bagage idéologique qui serait ensuite déployé. Cela ne signifie pas que la race(isme) n’est pas idéologique, mais simplement qu’elle n’arrive pas dans les contextes où elle est utilisée, « prête à l’emploi ». C’est pour cela que je préfère parler de technologie de domination ou de pouvoir, une idée que je tire de l’important article de Wendy Hui Kyong Chun « Race and/as technology » (Chun, 2012).

Selon Barnor Hesse, la race, à l’échelle planétaire, constitue véritablement une division entre européanité et non-européanité comme moyen non seulement d’ordonner le monde, mais aussi de justifier la domination d’une majorité du monde par les Européens jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qu’il entend lorsqu’il dit que la race est « constituée colonialement » (Hesse, 2016). Cette division du monde dans l’intérêt d’une gouvernance raciale-coloniale prend appui sur la théorisation de l’humanité comme étant liée à l’homme européen (et non, en premier lieu, avec la femme). Toutefois, là encore, j’hésite à affirmer que cette idée sur l’humanité et l’européanité comme synonymes a précédé les formes racialisantes de domination, car l’invasion des Amériques, par exemple, avait déjà eu lieu avant le développement des idées des Lumières sur l’universalisme comme constituant l’« Homme » par opposition au « non-Homme » ; en d’autres termes, l’idée selon laquelle il est impossible de dire ce qu’est l’Humain sans dire ce qu’il n’est pas, sans opposer le modèle exemplaire de l’Homme – comme Européen – à ce qui est perçu comme étant son opposé : l’indigène colonisé et, plus tard, l’Africain asservi (Balibar, 1994). En fait, le développement d’idées sur ce qui constitue l’humanité universelle des peuples indigènes a été une réponse à, ou une extension de précédents débats religieux remettant en question l’humanité des peuples indigènes. Ce débat – sont-ils humains et donc susceptibles d’être sauvés par le Christianisme, ou se situent-ils au-delà, dans la sphère du non-Humain ? – concernait le degré d’exploitation permis au niveau des idées. Toutefois, ce que l’on sait de ce qui a suivi c’est que le vol des terres, l’esclavage et l’exploitation de ressources et de la main-d’œuvre ont continué, que les peuples qui y étaient assujettis et exploités soient considérés ou non comme étant assimilables à l’humanité, au niveau de la pratique. Même après l’émancipation formelle des esclaves, par exemple, pendant la colonisation de l’Afrique, l’exploitation a allègrement persisté même lorsqu’il existait une voie officielle pour les peuples colonisés afin qu’ils soient intégrés à la culture, aux institutions et à la gouvernance coloniale, etc.

Tandis que la race en tant que projet de domination se développe, Weheliye écrit qu’un schéma hiérarchique dans lequel la population mondiale est divisée en « humain, pas tout à fait humain et non-humain » entre en vigueur. Cette formulation contient les deux côtés de la race – les glissements qu’elle comporte toujours, sa capacité à glisser, comme l’aurait dit Stuart Hall, ainsi que l’immuabilité qu’instaure la race. La race semble donc offrir la possibilité d’un mouvement interne – l’accessibilité tacite à la blanchité/à un statut racial supérieur par l’assimilation/l’adaptation, etc. – tout comme la finalité et la fermeture de ce qui est présenté comme les limites extérieures de la flexibilité raciale. Pour de nombreux chercheurs noirs, cela est représenté par la blackness, qui apparaît comme l’opposition absolue à la blanchité/l’européanité/l’humanité et l’endroit où la race est irrévocable. Il est certain que l’expérience étasunienne de l’esclavage et de ses vies ultérieures semble étayer cette perception et la totale « autrification » (otherisation) des personnes noires dans d’autres contextes s’y rattache également. Néanmoins, je pense que l’on peut parler de la manière dont tous ceux qui sont racialisés négativement peuvent, d’une manière ou d’une autre, être placés dans la zone du non-humain, ce qui signifie qu’il existe toujours également une issue. Le fait est que cela fait plaisir au pouvoir racialisant blanc, c’est pourquoi je pense que nous avons besoin de penser de manière plus relationnelle les différentes positions raciales, et non pas de reproduire encore plus la division engendrée par la race elle-même.

Il est donc possible, je pense, de voir que lorsque je parle de blanchité, je parle de pouvoir. Comme bien d’autres l’ont montré, la blanchité est avant tout une formation institutionnelle qui est synonyme d’opérationnalisation du pouvoir racialisant qui, depuis la naissance du capitalisme qui ne peut être analysé sans comprendre son co-développement avec la race, signifie également pouvoir économique et politique. C’est la manière dont le pouvoir s’exprime dans la modernité qui, si l’on suit l’école décoloniale, se comprend mieux en tant que modernité-coloniale. Dans ces circonstances, la notion de privilège blanc confine la race et la suprématie blanche – ce vaste et complexe système d’idées et de pratiques qui dirige le monde depuis 500 ans – aux comportements d’individus blancs. Je ne prétends pas ignorer le fait que ce que l’on voit au quotidien, ce sont des personnes blanches s’en tirer malgré des comportements tout à fait inacceptables du point de vue purement humain ; ils sont discriminants, injustes et parfois meurtriers. Mais réduire les opérations de la race à une idée facilement digérable comme le privilège blanc implique que les changements dans les comportements des blancs pourraient à eux seuls mettre fin à la domination raciale. Au contraire, je dirais que le changement comportemental et même les changements institutionnels sont certes importants, mais que, seuls, ils ne peuvent changer la base du pouvoir. Ils peuvent, paradoxalement, donner du pouvoir aux personnes blanches afin qu’elles soient les agents et arbitres du changement, alors que ce que nous devrions tous rechercher est un affaiblissement de ce pouvoir tel qu’il s’exprime dans des institutions locales, nationales et mondiales.

2. Stuart Hall constitue une référence importante dans ton travail. Qu’a-t-il, selon toi, apporté à la compréhension de la race ?

Bien qu’ayant fait des études au Royaume-Uni, je n’ai rien étudié qui ait à voir avec la race, ni durant ma licence (en psychologie à l’université de Manchester), ni durant mes études de Master (en sociologie politique à la London School of Economics). C’est au travers du militantisme antiraciste que j’en suis venue à étudier le racisme, je suis donc réellement autodidacte. Je n’ai pas eu l’opportunité de croiser l’œuvre de Hall, comme le font de nombreux étudiants de sociologie au Royaume-Uni au cours de leurs études. Ainsi, j’étais en train de terminer mon doctorat à l’Institut Universitaire Européen, qui portait sur l’antiracisme en Europe, quand Stuart Hall est venu à Florence pour donner une conférence. Il était déjà assez malade et marchait à l’aide d’une canne. Il a fait une conférence brillante, durant laquelle il a évoqué la remarque de CLR James selon lequel il était « en Europe, mais pas d’Europe ». J’ai été tellement touchée, non seulement par son discours, mais également par le fait qu’après quatre ans à l’université durant lesquelles il n’y avait aucun professeur travaillant sur la race (mon directeur était un théoricien social allemand) et seulement quelques étudiants, il y avait enfin quelqu’un qui parlait de ce qui me préoccupait et me passionnait. J’ai littéralement pleuré ! Stuart Hall a donc toujours été très important pour moi et je dirais que je continue de découvrir son œuvre, car elle est si vaste et il a abordé tant de domaines.

Hall a été important pour moi de quatre manières différentes. 1) Il insiste énormément sur le fait que la race ne débute pas par la biologie, que celle-ci n’en est que la dernière itération – la dernière de ses formulations – et que pour comprendre la manière dont la race se développe, il faut regarder bien en amont du développement de la soi-disant science raciale, de l’eugénisme et du darwinisme social ; 2) La race est un objet instable. Elle est ce qu’il nomme un signifiant flottant ou glissant qui s’attache à de nombreux processus et projets différents et qui est difficile à cerner. C’est pour cela qu’elle peut sembler avoir perdu en importance alors qu’en fait elle s’incruste toujours plus dans nos structures sociales, politiques et économiques. Cette compréhension de la race explique qu’elle apparaisse sous de nombreuses configurations – par exemple le racisme « culturel » ou « différentialiste » qui semble moins concerné par la biologie et qui passe donc sous le radar comme relevant du simple « sens commun » et ce que je décris dans mon livre comme du « non-racisme ». Toutefois, le premier point nous montre que la race a toujours été ainsi – un assemblage, pour revenir à Weheliye. Il est ainsi pratique pour ceux qui ont le pouvoir de présenter la race comme procédant par étapes, de la plus sévère à la plus banale, en allant vers une ère supposément « postraciale » ; 3) Hall nous apporte l’idée de la race en tant qu’elle existe en articulation avec d’autres structures de domination. Il parle de la race comme étant « la modalité par laquelle est vécue la classe », mettant ainsi fin à l’idée de la gauche blanche selon laquelle la classe est réelle alors que la race ne serait qu’idéologique et donc d’une certaine manière insignifiante (Hall, 1980). Son approche – qui est très pratique et mobilise de nombreux exemples – enrichit ce que quelqu’un comme Weheliye entend par assemblages racialisants ou ce que Goldberg veut dire par dimensions relationnelles et interactives de la race ; 4) Le plus grand don de Hall est sa modestie. Je ne parle pas là de sa modestie personnelle, qui je pense était bien réelle d’après ceux qui l’ont connu, mais sa conviction selon laquelle il n’y a pas de réponses définitives. Cela s’exprime dans son idée d’une politique « sans garantie ». Il entendait cela de deux manières : l’une se réfère au simple fait que l’on ne sait pas comment les choses vont tourner, mais qu’il faut essayer malgré tout. Mais l’autre signification a à voir avec son ambivalence concernant l’organisation sur la base de la race ou de l’ethnicité. Il suggérait l’idée selon laquelle on ne peut dire que quelque chose est bien simplement parce que c’est produit par ceux qui sont comme nous, avec lesquels nous partageons une identité commune. C’est là un argument contre le fait de racialiser la solidarité intra-ethnique. Dans le même temps, Hall évite les arguments obtus qui nient l’importance des politiques de l’identité. Je le vois comme arguant en faveur d’une politique du lieu et du mouvement. En d’autres termes, une politique qui retrace fidèlement les racines et les trajectoires, d’où nous venons et où nous allons, qui nous rencontrons en chemin, les structures qu’on nous impose et qui cherche un futur de liberté par rapport à tout ce qui nous essentialise et nous domine.

3. Tu écris que les idées inspirées de la science raciale refont surface aujourd’hui. En quoi penses-tu que les discours sur la race en tant que construction sociale ont échoué ?

Dans le premier chapitre de Why Race Still Matters, je pars du fait que la science raciale profite d’une nouvelle respectabilité sous la forme d’un soi-disant « réalisme racial ». Les arguments en faveur d’eugénismes racistes trouvent leur place au sein de l’argument selon lequel tout devrait être permis au nom de la liberté d’expression et de la « diversité des points de vue ». Les personnes qui défendent cette idée comptent souvent parmi les plus puissantes au sein des milieux universitaire, politique et journalistique tandis qu’ils se présentent comme étant censurés par le « moralisme de gauche hégémonique », comme l’affirme l’un d’entre eux, le Professeur de science politique Eric Kaufmann. J’essaie de réfléchir à ce que cette situation signifie pour la sociologie de la race qui a longtemps été basée sur le principe, qui est au cœur de la théorie critique de la race, selon lequel la race est une construction sociale. L’anthropologue Jason Antrosio a appelé cette idée une « mine d’or conservatrice », car elle peut aisément être réfutée par des arguments qui réduisent la race aux débats en sciences génétiques. Il dit[1] que présenter la race comme une construction sociale n’a pas permis de faire évoluer le « racisme structurel socio-économique sous-jacent ».

Prenons la crise actuelle de la Covid-19 : de nombreux chercheurs et militants de la théorie critique de la race ont montré que la pandémie affecte bien plus les personnes noires, latino-américaines, indigènes ainsi que les migrants sans papiers que la population en générale. Le seul endroit où cela n’est pas vrai en ce qui concerne les personnes indigènes est l’Australie, où les associations aborigènes ont agi très rapidement pour protéger leurs communautés (pour en savoir plus sur ce sujet, voir la web-série que je coproduis : Race in Society[2]). Mais dans la sphère dominante, beaucoup ont interprété cela comme le signe que ces populations racialisées avaient une propension naturelle à un taux plus élevé de morbidité. Cela élude le fait que, comme je l’explique dans le livre, la race n’est pas biologique, mais peut – comme le montre l’anthropologue américain Clarence Gravlee – devenir biologique (Gravlee, 2009). En d’autres termes, au fil du temps, l’exposition de générations successives à la pauvreté, au stress, à un régime alimentaire pauvre et au logement allant avec peut rendre les personnes plus malades. C’est là un exemple de la manière dont la race est construite socialement. Toutefois, à moins de montrer aux gens toutes les étapes – en d’autres termes, à moins que l’on explique exactement comment et sous quelles circonstances la race est socialement construite – il ne nous reste que les explications naturalisantes qui enferment les gens dans la race en tant qu’hérédité et que destin. La construction sociale demeure également vague sans reconstruction historique. C’est pour cela que j’emprunte à la notion de constitution coloniale de Hesse, afin d’être la plus précise possible quant aux circonstances sous lesquelles la race se développe et les raisons de son invention. J’utilise ensuite le traçage de Patrick Wolfe des pratiques racialisantes, différentes bien qu’interconnectées, qui ont existé en différents contextes et ont affecté les populations indigènes différemment des esclaves africains et des Juifs dans le contexte de l’antisémitisme européen.

4. Comment caractériserais-tu le rôle de l’argument du « non-racisme » dans le racisme contemporain ?

Dans le deuxième chapitre, je déploie un argumentaire sur ce que j’appelle le « non-racisme ». Ce « non-racisme » va au-delà du déni, ou de ce que Gavan Titley nomme la « discutabilité » (Titley, 2019) du racisme. C’est la (re)définition du racisme depuis une perspective blanche qui considère les personnes racialisées comme étant incapables de définir le racisme en raison de leur manque d’objectivité. J’appelle cela une forme de violence discursive raciste. Je pense que toutes les personnes racialisées expérimentent et peuvent s’identifier avec cela. Le « non racisme » est désormais visible à une grande échelle. Je donne de multiples exemples dans le livre de la manière dont le racisme ne peut pas être nommé alors que dans le même temps, la fiction du racisme « anti-blanc » est pleinement entrée dans le domaine de l’acceptable. Mais ce que je veux souligner concernant cette question c’est que, plutôt que de voir cela comme quelque chose de nouveau, il faudrait considérer ce phénomène comme immanent à l’idée même de racisme. L’invention du racisme comme terme servant à englober la dimension idéologique de la race, qui n’a été mobilisée par les racistes comme par les antiracistes qu’à partir du XIXe siècle, pose déjà les conditions qui rendent le « non-racisme » possible. Je démontre, suivant en cela à nouveau Barnor Hesse, que le racisme est avant tout une formulation eurocentrique qui s’intéresse surtout au racisme intra-européen dans le contexte de la montée du fascisme et de l’antisémitisme. Mais les personnes qui s’inquiétaient de cela dans les années 1920 et 1930 étaient le plus souvent totalement à l’aise avec le racisme le plus élémentaire en contextes coloniaux, et participaient même à l’expérimentation de la science raciale sur les personnes africaines par exemple. Je m’appuie pour cela sur l’étude de Caroline Reynaud-Paligot sur le rôle des anthropologues « antiracistes » de la race en France, La République raciale. Cela conduit au fait qu’il n’y a que très peu de compréhension du public du rapport entre la race et le racisme, ce qui signifie que le racisme est déconnecté de la domination raciale de longue durée et peut aisément devenir une question de pathologie individuelle ou d’aberration extrémiste.

On peut percevoir l’héritage de cet antiracisme dominant qui vend l’idée selon laquelle il est possible de faire changer les attitudes et comportements individuels, sans toucher aux pratiques institutionnelles, créant une situation complètement paradoxale dans laquelle les États coloniaux-raciaux deviennent les arbitres de ce qui est et ce qui n’est pas raciste, et de ce à quoi devrait ressembler une politique antiraciste, ignorant ceux-là mêmes qui vivent le racisme. Cette vision ouvre la porte à – et, en fait, rend plausible – l’idée d’un racisme « inversé » ou « anti-blanc » – car le racisme est perçu comme pérenne et universel, détaché de sa spécificité historique et réduit à un ensemble de comportements auquel tout un chacun peut se livrer. De cette perspective, les migrants venant en Europe menaceraient désormais ceux qui sont construits comme « indigènes » avec un racisme contre « leur culture » et leur « manière de vivre ».

5. Que penses-tu des critiques adressées aujourd’hui aux « politiques de l’identité » ? Dans ton livre, tu discutes de l’ouvrage d’Asad Haider, Mistaken Identity qui, selon moi souligne des points pertinents, mais qui reste trop centré sur les États-Unis et dont la validité en dehors des États-Unis, en France par exemple, me semble plus discutable.

Le plus drôle concernant Asad Haider, depuis une perspective française, est, comme je l’explique dans le livre, que son interprétation de l’islamophobie française est totalement erronée. C’est un bon exemple des raisons pour lesquelles une perspective étasunienne sur la race peut parfois être tout à fait inappropriée pour analyser d’autres contextes, pas seulement parce que la grammaire de la race est particulière dans chaque contexte, mais aussi parce que la confrontation avec des militants et chercheurs non-américains est insuffisante. Cela résulte en partie d’un problème de langage, mais je ressens également une certaine arrogance dans la conviction selon laquelle il serait possible d’analyser quelque chose dont on n’a aucune expérience ou sans aucun ancrage. Mis à part cela, je pense qu’Haider est l’un des critiques les plus clairvoyants de la race et de la classe aux États-Unis et il est, en fait, l’auteur de plusieurs textes qui sont bien meilleurs que son livre Mistaken Identity, qu’il a écrit en 2018.

Toutefois, dans le livre il tente de montrer les limites des identity politics à partir trois perspectives, dont aucune n’est totalement convaincante selon moi. Premièrement, il extrapole à partir d’une expérience singulière qu’il a eue à lors d’une occupation de son université et utilise celle-ci pour asséner une affirmation générale quant à l’association de la politique de classe aux militants blancs et de la politique de race aux militants noirs, laissant peu de place à l’interaction entre les deux. Je pense que c’est là une généralisation basée sur un cas spécifique dans une université d’élite qui ne peut être utilisée pour parler du militantisme antiraciste en général, et certainement pas en dehors des États-Unis. Deuxièmement, il établit une curieuse association entre ce qu’il perçoit comme un cul-de-sac de l’organisation sur une base raciale et l’afro-pessimisme dans les études noires, dont il dit qu’il a été popularisé par les réseaux sociaux. Plus récemment, il y a eu des discussions intéressantes organisées sur l’afro-pessimisme, déclenchées par la publication du dernier livre de Frank Wilderson sur le sujet, par exemple sur la chaîne YouTube « Black as In Revolution[3] », animée par Annie Olaloku-Teriba. L’argument est que l’afro-pessimisme mérite d’être discuté du point de vue de ceux qui sont en désaccord avec ses fondations théoriques, car il a un impact très important sur le militantisme. Encore une fois, bien que je trouve ces débats intéressants en tant que « geek de la race », je me questionne quant au degré d’influence de l’afro-pessimisme au-delà d’un certain cercle d’étudiants militants et des cercles sur les réseaux sociaux. Est-il, par exemple, pertinent au sein des communautés se mobilisant dans les quartiers contre la brutalité policière ou parmi les sans-papiers ? Par conséquent, je trouve l’afro-pessimisme surestimé dans le livre de Haider. Je pense qu’il voulait insister sur sa frustration avec les identity politics et l’afro-pessimisme était un moyen d’arriver à cela, car il voulait également s’en prendre à celui-ci. Mais je ne pense pas qu’il soit possible de défendre l’idée selon laquelle le militantisme antiraciste a été irréparablement lésé par cette petite parcelle des études noires. Je trouve l’argument plutôt borné.

Le troisième problème que j’ai avec ce livre est sa tendance à romantiser le radicalisme noir des années 1960, qui vient en opposition à ce qui est présenté comme étant les limites du militantisme d’aujourd’hui, enlisé dans les problèmes des identity politics et de la mauvaise pensée sur la race. Je pense que chaque moment de l’histoire du militantisme doit être envisagé à l’aune du contexte dans lequel il a évolué : qu’étaient les mouvements mondiaux – par exemple, dans les années 1950 et 1960, l’anticolonialisme et le mouvement des non-alignés, dont l’antiracisme pourrait s’inspirer – et à quoi sommes-nous confrontés aujourd’hui ? Quand je regarde le terrain qui s’étend devant nous, je vois une offensive des plus de quarante ans contre les mouvements antiracistes autonomes, les mouvements anticoloniaux dirigés par des noirs dans le Nord global, la destruction semée par la néolibéralisation rampante, l’augmentation de la sécurisation et de la criminalisation d’État, l’atténuation de la radicalité par le multiculturalisme d’État et la « diversité », ainsi que l’effondrement du dialogue intergénérationnel. C’est à tout cela que font face les militants plus jeunes, qui sont désormais accusés d’être trop sectaires, de diviser et de manquer d’un potentiel « universaliste radical ». Je pense qu’il est formidable que les plus jeunes continuent d’agir et d’inventer malgré tout ce à quoi ils sont confrontés. Même aujourd’hui, en pleine pandémie mondiale, nous voyons l’énergie déployée par le mouvement Black Lives Matter. Cela ne devrait pas être ignoré.

6. Il y a quelque temps, l’écrivain français Yann Moix accusait la députée de la France Insoumise Danièle Obono et Houria Bouteldja d’être antisémites – ce qui est assez « ironique » étant donné que lui-même a publié des dessins antisémites dans sa jeunesse. Comment définirais-tu l’antisémitisme moderne ? Comment se manifeste-t-il ? Pourrais-tu revenir sur ce que tu entends par « décoloniser l’antisémitisme » ?

À la lumière de la récente démission d’Houria Bouteldja et de la plupart des membres fondateurs du Parti des indigènes de la République, je pense qu’il faut considérer les constantes accusations d’antisémitisme qu’elle a dû affronter pendant des années comme odieuses. Bien évidemment ceux qui, comme Yann Moix, l’ont accusée – ainsi que Danièle Obono –, sont hypocrites, mais cela n’importe pas vraiment si l’on se place de la perspective de ceux qui sont au pouvoir, la société mainstream ou les organisations officielles de la communauté juive. On se trouve dans une situation où des organisations comme le Board of Deputies of British Jews ainsi que le journal Jewish Chronicle fréquentent régulièrement des personnes exprimant des idées suprémacistes blanches, notamment contre les Musulmans et les immigrés. Pire encore, aux États-Unis, Stephen Miller, un Juif dont le propre oncle l’a condamné comme fasciste, est responsable de la séparation d’enfants migrants d’avec leurs familles sous le régime de Trump.

Dans mon livre, j’essaie de théoriser l’antisémitisme en le divisant en deux parties – le bon et le mauvais – tout comme il y a deux types de Juifs : les bons et les mauvais. Les « bons Juifs » sont au service de ce que Bouteldja a appelé l’État « philosémite », tandis que les « mauvais Juifs » sont les antisionistes et les antiracistes, qui sont le caillou dans la chaussure de l’État racial-colonial. C’est pourquoi on se retrouve désormais dans une situation dans laquelle les soutiens non-juifs d’Israël peuvent accuser les « mauvais Juifs », tels que moi, d’être antisémites. La confusion totale de l’antisémitisme avec l’antisionisme est une forme d’antisémitisme en ce qu’elle force tous les Juifs à s’identifier à un régime racial-colonial. J’affirme que, bien qu’il s’agisse principalement d’un phénomène venant de la droite, celui-ci existe également à gauche. Souvent, lorsque je dis être antisioniste, des personnes de gauche m’accusent de mentir, car elles associent également tous les Juifs au sionisme.

Ainsi, le mauvais antisémitisme est assimilé à l’antisionisme. Seuls les pires des extrémistes sont appelés antisémites et ils sont mis au même niveau que les antisionistes ; les pires génocidaires et négationnistes sont mis au même niveau que ceux qui s’opposent au racisme et au fascisme ! Les personnes qui sont contre le « mauvais antisémitisme » sont les mêmes qui défendent Alain Finkielkraut lorsqu’il accuse les Gilets Jaunes d’être antisémites parce qu’ils seraient pro-Palestiniens.

De l’autre côté, on trouve le « bon antisémitisme ». C’est ce qui permet que des personnes comme moi soient désignées comme des « Juifs qui se détestent » (self-hating Jews) et qui excuse des attaques contre les juifs de gauche, antifascistes et antisionistes, car ce serait des « islamogauchistes », etc.

La seule solution que je vois pour les Juifs est de défier ouvertement la tentation du suprématisme blanc, par laquelle trop de Juifs blancs se sont fait avoir via un processus visant à nous rapprocher du pouvoir afin de mieux nous contrôler et de briser la solidarité antiraciste. J’ai été inspirée par l’appel de Santiago Slabodsky à un judaïsme décolonial qui signifie, dit-il, de s’identifier à notre « passé barbare » ; en d’autres mots se lier à d’autres personnes assujetties par la race (Slabodsky 2015). Décoloniser l’antisémitisme signifie alors de refuser que celui-ci soit manipulé au service de l’agenda eurocentrique qui considère l’Holocauste comme le premier crime raciste, par rapport auquel toutes les autres formes de racisme sont jugées et considérées comme insuffisants. Les Juifs devraient refuser le calice empoisonné de « meilleures victimes » et nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir afin de resituer l’antisémitisme et l’Holocauste dans la longue histoire du pouvoir colonial-racial. Tout en résistant à l’analogie entre l’antisémitisme et d’autres formes de racisme, qui doivent être appréhendées dans le contexte de leurs propres histoires, nous devons néanmoins parler de la myriade de façons dont les diverses formes de racisme sont imbriquées et co-constitutives, dans le but de mieux les combattre ensemble.

7. Quel est l’état actuel du racisme et de l’antiracisme en Australie ?

L’Australie est la quintessence de l’État racial-colonial. L’expansion du pouvoir racialisant dans ce pays est trop vaste pour pouvoir l’expliquer en profondeur ici. En un sens, l’Australie est un laboratoire pour l’étude de la race, mais elle est considérée comme étant trop périphérique et n’est que rarement mise à l’agenda des recherches sur la race qui restent dominées par les États-Unis. Les mouvements aborigènes et des indigènes du détroit de Torrès (Torres Strait Islander) sont très forts ici. On a récemment pu constater cela avec les manifestations Black Lives Matter qui ont été organisées contre le phénomène massif des décès des aborigènes en détention qui, proportionnellement, dépasse celui contre les morts des africains-américains aux États-Unis. L’Australie emprisonne des enfants dès l’âge de 10 ans et chaque enfant en détention juvénile dans le territoire du Nord, par exemple, est aborigène. La pratique visant à retirer les enfants aborigènes à leurs familles, souvent dès la naissance, est plus répandue qu’elle ne l’était même pendant ce qu’on a appelé les « générations volées ». Il y a donc beaucoup de choses contre quoi résister et les organisations populaires aborigènes, comme les Warriors of the Aboriginal Resistance, sont très fortes. Une fois dit cela, il existe des divisions autour de questions telles que celle de la reconnaissance constitutionnelle et les traités ; certains militants qui mettent en avant la souveraineté aborigène affirment que toute reconnaissance par l’État colonial signifie une reconnaissance réciproque de la légitimité de l’État, tandis que ceux en faveur d’une telle reconnaissance défendent une approche plus pragmatique dont ils pensent qu’elle améliorera les conditions de vie des gens tout en améliorant leur représentation politique et l’assurance d’avoir plus de droits.

D’autre part, les politiques anti-migrants en Australie sont en train de nous ramener rapidement à l’époque de la politique australienne blanche. Non seulement les demandeurs d’asile qui arrivent en bateau sont emprisonnés dans des centres de détention « offshore » dans des nations insulaires anciennement colonisées avec lesquels l’Australie conserve un rapport néocolonial, mais les migrants ayant un visa temporaire de différentes sortes sont exposés à des conditions qui relèvent de plus en plus de l’exploitation, qui ont empiré avec la Covid-19. Cela inclut les étudiants étrangers qui ont longtemps servi de « vaches à lait » pour l’économie australienne. Le soi-disant « secteur des réfugiés » est brisé ; un bon exemple en est le complexe industriel associatif, dont les organisateurs sont dans un rapport paternaliste avec leurs « clients » réfugiés et migrants. Des associations comme Rise Refugee, un mouvement autonome d’anciens détenus de Melbourne est l’un des seuls exemples d’organisation existant hors des structures officielles de l’industrie des « services aux réfugiés ». Autour de tout cela a émergé une sorte « d’économie politique du témoignage » que j’ai pu observer, mise en place par des réalisateurs, écrivains, poètes, chercheurs, etc., qui produisent des travaux parlant de l’expérience de la migration et des crimes de la frontière australienne, mais qui reposent sur la position continuellement soumise des réfugiés, que je trouve problématique.

Au niveau local, les luttes indigènes et migrantes se rejoignent, comme nous l’avons vu[4] durant les manifestations Black Lives Matters, mais ce n’est pas un mouvement de masse au niveau national. Selon moi, la jonction entre les luttes immigrées et aborigènes est la seule chose pouvant remettre véritablement en cause l’État raciste.


[1] https://www.livinganthropologically.com/social-construction-of-race/

[2] https://www.youtube.com/channel/UCAWr-U9xMOpOP9wNbDOBYBw?view_as=subscriber

[3] https://www.youtube.com/channel/UCFv2oqtZPO3uKMbcq-ihs2g/videos

[4] https://m.facebook.com/watch/?v=262943831722489&_rdr

Entretien mené par Selim Nadi

Pourquoi les penseurs décoloniaux sont-ils accusés d’antisémitisme ?

Parce que nous avons dissocié l’antisémitisme de la colonialité de la race – ce dont les défenseurs d’Israël se réjouissent en coulisses.

Texte d’Alana Lentin

Publié le 9 février 2021 sur vashtimedia.com

Texte original en anglais : https://vashtimedia.com/2021/02/09/anticolonial-academics-antisemitism-antizionism-holocaust-israel-palestine/

Traduction par Sylvie Tout Court

Dans Peau noire, masques blancs (1952), Frantz Fanon – figure majeure du combat anticolonial, psychiatre et philosophe – écrivait au sujet de la condition noire sous régime colonial :

« Car le Noir n’a plus à être noir, mais à l’être en face du Blanc. Certains se mettront en tête de nous rappeler que la situation est à double sens. Nous répondons que c’est faux. Le Noir n’a pas de résistance ontologique aux yeux du Blanc ».

Cette description me renvoie à mon ressenti en tant que Juive établie dans le Nord global, dans ce monde qui a vu passer l’Holocauste et la Nakba. Ce n’est pas que les Juifs (et en particulier les Juifs blancs, occidentaux), comme les Africains colonisés, se voient dénier la permission de se définir eux-mêmes de façon indépendante. C’est plutôt que, tout comme le Blanc a besoin du Noir pour se définir, le Juif doit être défini aux yeux des autres.

J’ai eu ce sentiment récemment en recevant un e-mail d’une équipe de rédaction en Allemagne – des intellectuels postcoloniaux et décoloniaux – pour qui j’avais accepté d’adapter mon allocution intitulée White supremacy, white innocence and inequality in Australia (Suprématie blanche, innocence blanche et inégalités en Australie). Dans l’e-mail, on me demandait de supprimer deux lignes de mon texte. La première affirmait qu’Israël « menait la plus longue occupation au monde d’un peuple par un autre » ; la seconde mentionnait le « régime de suprématie raciale à l’encontre des Juifs noirs et non-blancs » mis en œuvre par l’État d’Israël. Dans un contexte d’attaques croissantes envers les critiques d’Israël (notamment juifs et israéliens) par des institutions culturelles, universitaires et municipales allemandes, j’ai opposé un refus catégorique à cette demande.

J’avais écrit ces phrases en réfléchissant à la manière dont passer d’être Juive en Irlande à être Juive en Israël/Palestine avait affecté mon rapport à la blanchité. En prenant position vis-à-vis du régime racial d’Israël, j’affirmais qu’en tant que Juive blanche européenne possédant la nationalité israélienne, et qu’en tant que migrante-occupante des terres aborigènes du peuple Gadigal (je parle de Sydney, Australie), je ne suis pas innocente. L’antisémitisme dont je peux être victime n’annule pas les privilèges dont je bénéficie par ailleurs du fait d’autres composantes de mon identité. L’équipe éditoriale finit par le concéder, forcée à réévaluer son malaise instinctif face à mon anticolonialisme juif. Ce malaise m’a fait prendre conscience de notre capacité déclinante, en tant que Juifs antisionistes, à définir notre expérience du racisme, et il m’a aussi alertée quant à la manière dont notre judaïté peut être utilisée pour légitimer celui-ci.

La responsabilité individuelle qui nous incombe d’examiner notre complicité avec le racisme et le colonialisme fait aussi l’objet d’un récent article d’Houria Bouteldja, militante décoloniale franco-algérienne, victime d’une campagne de diffamation sous couvert d’accusations faussées d’antisémitisme. Bouteldja s’était exprimée sur l’antisémitisme visant April Benayoum, récemment élue au concours de beauté Miss Provence, dont le père est originaire d’Israël.

Dans son billet – publié à l’origine sur le site d’information Mediapart, dépublié après avoir provoqué un tollé général et maintenant disponible sur le site de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), ce qui est révélateur en soi – Bouteldja dénonce sans ambages les attaques antisémites dont a été victime Benayoum. Mais elle s’appuie aussi sur ce cas pour souligner la distinction entre antisémitisme et critique d’Israël, ces deux aspects ayant fait l’objet d’amalgames dans la plupart des attaques contre Miss Provence. Comme le fait remarquer Bouteldja dans son billet, on perçoit chez certains utilisateurs de Twitter un « anti-juifisme confus », « à mi-chemin entre antisémitisme gaulois » et « spontanéité anticoloniale » – réflexe peu surprenant étant donné les efforts du mouvement sioniste pour lier inextricablement le « signifiant israélien » au « signifiant juif ». Invitant Miss Provence à prendre position contre l’État d’Israël et non contre ses origines israéliennes, Bouteldja écrit :

« Elle peut donc être la fille d’un Israélien et se positionner contre le fait colonial israélien. Car on ne peut pas être Israélien innocemment [Bouteldja paraphrase ici un passage du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, où le grand penseur et écrivain anticolonial écrivait « Nul ne colonise innocemment, nul non plus ne colonise impunément »]. En revanche, si elle [Benayoum] faisait le choix de la lutte anticoloniale, elle peut être certaine que le mouvement décolonial lui ouvrirait grand les bras ».

Ici, Bouteldja rejette un discours sioniste qui ne voit qu’un destin possible pour les Juifs : être inexorablement liés à un État raciste, colonial, qui occupe un autre peuple en notre nom, même si nous le nions ou pour certains, cherchons à le démanteler. Être un Juif anticolonial est un anathème, non seulement pour les gardiens communautaires qui se tiennent immuablement aux portes de la colonie raciale d’Israël, mais aussi pour ces Gentils qui utilisent notre tragédie pour s’exonérer de leur complicité continue avec le racisme et le colonialisme, chez eux comme à l’étranger. Ce lien forcé entre judaïté et Israël travaille main dans la main avec l’antisémitisme pour dénier aux Juifs la capacité à défier cette destinée – à avoir, comme le dirait Fanon, une « résistance ontologique » quelle qu’elle soit.

Mais en insistant sur la non-innocence de Miss Provence, Houria Bouteldja s’accuse aussi elle-même, en posant que la lutte contre le racisme doit être multi-directionnelle et introspective. Dans un article rédigé après la dépublication de son billet, elle rappelle que dans son ouvrage Les Blancs, les Juifs et nous, elle aussi se déclarait coupable :

« Ainsi, je peux tout aussi bien écrire « aucun Français n’est innocent », à commencer par moi. […] Non seulement, je ne suis pas innocente – parce que Française – mais en plus je suis une criminelle. Ainsi, si je me suis permise de juger de la non-innocence de Miss Provence, c’est que j’avais déjà procédé à mon propre jugement et que ma sentence était déjà tombée. Et depuis longtemps. Mon crime ne repose que sur un fait, et il est tangible. Il s’agit du partage de la rente impérialiste entre les classes dirigeantes occidentales et les classes prolétaires blanches et dans une moindre mesure non blanches ».

Pourtant, cette conception matérialiste de la notion de race, qui met l’accent sur la nature structurelle de celle-ci et sur les effets d’exploitation qu’elle engendre, ne trouve aucun écho auprès de ceux qui ne considèrent le racisme que sous un seul angle : l’angle moral. Cet antiracisme moral se concentre sur des attitudes individuelles, détachées des structures qui les produisent. Cette compréhension dominante du racisme envisage celui-ci du point de vue d’actes personnels répréhensibles, d’attitudes condamnables et d’un autre âge, refusant de considérer le concept de race comme étant étroitement lié à celui du colonialisme tel que le pratique par exemple l’État sioniste. Ce n’est qu’à l’aune de cette conception morale qu’il est possible de confondre antisionisme – une forme d’opposition à la domination coloniale – et antisémitisme – une forme de racisme qui, comme tous les racismes, est indissociable du colonialisme. Répondre à des accusations d’antisémitisme en recourant au registre de la moralité nous fait donc courir le risque de ne plus pouvoir dissocier l’antisémitisme de l’antisionisme, en renforçant ainsi la conception anti-matérialiste du racisme plutôt que de l’ébranler.

C’est ce qui est arrivé au philosophe camerounais Achille Mbembe, autour de qui une controverse a éclaté au printemps dernier lorsqu’un homme politique de droite allemand l’a accusé de relativiser l’Holocauste. Ces critiques se sont concentrées sur l’essai publié par Mbembe en 2016, Politiques de l’inimitié. Dans ce texte, Mbembe établit des comparaisons entre l’apartheid en Afrique du Sud, l’occupation israélienne mais aussi la Shoah. Concernant cette dernière, il précise sans ambiguïtés qu’il s’agit d’un « évènement extrême », conséquence d’un contexte historique très différent de celui de l’apartheid. Mais le simple fait de placer côte-à-côte apartheid et Shoah – que Mbembe à aucun moment n’assimile l’un à l’autre – a suffi pour lui valoir des accusations d’antisémitisme.

Dans un entretien récent où il revient sur ces accusations, Mbembe opte pour le registre de l’outrage moral : « L’idée que je puisse éprouver de la haine, nourrir des préjugés contre tout autre être humain, ou contre un État constitué quel qu’il soit, est totalement répugnante », déclare-t-il. La tentation de répondre de cette manière, même à des interlocuteurs qui déploient un antiracisme sélectif et cynique, est compréhensible : bien sûr, nos positions individuelles sur l’injustice raciale sont liées à notre moralité personnelle. Toutefois, le cas d’Houria Bouteldja comme celui d’Achille Mbembe montrent bien que les invocations à la moralité ont peu d’effet sur ceux qui considèrent l’antisémitisme et son épitomé, la Shoah, comme des questions purement morales, dissociées de la colonialité de la race. Le traitement réservé à Bouteldja illustre l’hypocrisie sur laquelle peut déboucher cette élévation morale de la question de l’antisémitisme : ce sont les mêmes personnes scandalisées par l’affaire Benayoum qui gardent le silence alors que la journaliste Rokhaya Diallo fait l’objet d’attaques négrophobes répétées dans des médias français.

La race fonctionne à la fois selon des logiques spécifiques et comme logique générique de domination, élevant certains au-dessus des autres, brisant les solidarités au service de la suprématie blanche. Comme je l’écris dans mon ouvrage Why Race Still Matters (2020), l’élévation de l’antisémitisme au rang d’un racisme surplombant tous les autres, et la thèse selon laquelle discuter de la Shoah en la comparant à d’autres génocides banalise celle-ci, limite la solidarité entre les Juifs et d’autres peuples racialisés, compromettant une compréhension plus poussée du concept de race comme mécanisme colonial, et comme technologie du pouvoir au service du maintien de la suprématie blanche. En attaquant Bouteldja et Mbembe, on déplace le terrain de l’antisémitisme, mais on ne fait rien pour le combattre.

De fait, toute réponse à des accusations de racisme qui reprendrait les termes utilisés par l’accusateur a peu de chance de porter ses fruits, indépendamment de la droiture morale ou des traumatismes qu’elle peut invoquer. Au lieu de cela, pour réellement nous attaquer à l’antisémitisme, il nous faut nous adresser à d’autres personnes, à d’autres catégories de population qui font l’expérience du racisme, et à tous ceux qui partagent une volonté commune de l’éradiquer sous toutes ses formes. Pour les Juifs blancs, comme moi, il est aussi indispensable de prendre conscience des privilèges dont nous bénéficions dans un régime de suprématie blanche, tout en œuvrant contre l’antisémitisme en tant que composante indissociable de toutes les formes de racisme qui intègrent l’appareil raciste. Comme l’écrit Houria Bouteldja, « Lorsque je cesse moi-même de m’innocenter, c’est moi que je sauve ». Clamer notre non-innocence ne fait pas disparaître le mal qui nous a été, et continue de nous être fait. Pour nous, anticolonialistes juifs qui cherchons à définir l’antisémitisme en nos propres termes, cette compréhension est essentielle.Alana Lentin est Professeure agrégée d’Analyse culturelle et sociale à la Western Sydney University en Australie. Why Race Still Matters est son dernier ouvrage publié.

Assumer la grande confrontation qui vient

Il aura donc fallu 7 ans pour que l’acte final de la Macronie survienne, à l’initiative de son instigateur-même. Il y a 7 ans, Macron émergeait pourtant comme la figure providentielle capable de dépasser les clivages partisans pour redonner du souffle à un bloc bourgeois dont les options politiques s’étaient épuisées, du fait de l’effondrement de ses deux partis historiques de gouvernement. 

Avec sa campagne aux accents faussement progressistes (mais réellement néolibéraux), il avait su séduire à la fois la bourgeoisie cool et une partie de l’électorat populaire et indigène, en dénonçant les “archaïsmes” français et le “laïcisme” et en promettant aux Français une entrée de plain pied dans le monde merveilleux de la modernité woke.

C’est dans un piteux état que s’achève la parenthèse macronienne, avec une déroute totale à l’élection européenne et une dissolution de l’Assemblée Nationale dans la foulée qui sonne comme un aveu d’échec cinglant, ouvrant la porte à l’arrivée du Rassemblement National au gouvernement, lui qui n’avait jamais eu le moindre député avant 2017. Bien loin des promesses de faire reculer l’extrême-droite, la trajectoire d’Emmanuel Macron a été celle d’un défenseur résolu du capital et de ses intérêts qui, confronté à la contestation grandissante d’une population éreintée par une décennie de maltraitance sociale, a très vite pris le parti de singer les fascistes avec un zèle inouï.

Répression brutale des mouvements sociaux, restriction des libertés individuelles au nom de l’impératif sécuritaire, rabotage incessant des droits économiques (chômage, retraites, maladie…), destruction méthodique des services publics sont allés de pair avec la prolifération des mesures et discours ouvertement racistes et islamophobes,  à tel point que Marine Le Pen elle-même n’a pas manqué de célébrer la “victoire idéologique” qu’a constitué, par exemple, le vote parlementaire de l’infâme loi immigration fin 2023, celui qui introduit la préférence nationale dans la loi française.

La séquence post-7 octobre a achevé d’installer le bipartisme Macron-RN comme nouveau mode d’exercice du pouvoir en France. Alors que le bloc fasciste (comptant pourtant des militants antisémites résolus dans ses rangs) s’est racheté une fréquentabilité antiraciste en apportant son soutien à Israël et au projet colonial sioniste, le bloc populaire de rupture incarné par la France Insoumise a fait l’objet des pires attaques, jusqu’à être exclu de “l’arc républicain” en raison de son soutien résolu à la cause palestinienne, travesti de manière fort peu originale en antisémitisme.

Après lui avoir fait la courte échelle, le bloc bourgeois s’apprête ainsi à céder la place aux héritiers de Pétain et Hitler, ceux dont le parti a été fondé par d’authentiques fascistes issus des rangs du collaborationnisme, de l’OAS et d’Ordre Nouveau. L’enseignement principal à retirer de cette séquence, c’est que le bloc bourgeois confronté à l’épuisement des masses, fruit d’une véritable maltraitance sociale généralisée, n’a aucune solution modérée à mettre sur la table : son destin est de finir noyée dans le marécage fasciste. Qu’il soit donc bien entendu qu’en cette époque de crises multiples, de prolifération de la misère et de la précarité, de dérèglement climatique et de multiplication des foyers de conflit à l’échelle de la planète, la bourgeoisie n’a pas d’autre destin viable que celui de devenir le supplétif de l’extrême-droite, après l’avoir utilisée ad nauseam comme repoussoir, devenu à présent seul outil présentable de promotion des intérêts économiques et raciaux de la classe au pouvoir. 

Par ailleurs, le sort de Macron doit servir d’enseignement général à toutes celles et tous ceux qui, dans la veine du PS et d’EELV et en dépit du bon sens historique minimal, pourraient encore croire qu’une option centriste, tempérée, « ni droite ni gauche » aurait quelque chance d’aboutir à un résultat probant dans un contexte d’effondrement général des institutions politiques et économiques qui assuraient jusque-là tant bien que mal la paix sociale. Cet espoir est un rêve de singe et le camp Gluckmann/Toussaint est promis au même sort que Macron.

Que chacun soit donc mis face à ses responsabilités : les coupables de la progression du fascisme, ce sont les fascistes eux-mêmes et leurs complices bourgeois, socio-démocrates compris, et personne d’autre. S’il est légitime de ressentir dégoût et indignité face à l’abominable spectacle d’un Bardella à 30%, il ne faut cette fois-ci rien céder à l’antiracisme des bonnes consciences, promptes à manifester au lendemain de l’énième raz-de-marée électoral fasciste mais qui retourneront promptement dormir en attendant le prochain scrutin. 

Seule une analyse sans concession de la séquence politique néolibérale et autoritaire ouverte depuis le début des années 80, quand l’extrême-droite commence justement à se positionner comme force majeure dans l’échiquier français, a quelque chance de faire triompher le camp de la révolte, en évitant de transformer une nouvelle fois le feu ardent de la contestation du capitalisme en filet d’eau tiède tout juste bon à passer la serpillière après le capital.                 

Dans ce contexte, l’émergence du Nouveau Front Populaire, coalition électorale structurée autour de la France Insoumise, est à la fois un coin enfoncé dans le projet de Macron et une excellente nouvelle pour notre camp.

Elle vient acter un état du rapport de forces à gauche qui semble désormais acquis, même après un scrutin ayant donné l’avantage aux organisations plus modérées : Mélenchon est le pivot du camp de la gauche de rupture, dont le salut reposera en dernier ressort sur la victoire de son homme fort. Mais au-delà de la figure de Mélenchon, ce sont des options politiques précises qui sont ainsi posées comme un étant au coeur de la proposition politique de la gauche : dénonciation de l’islamophobie et des violences policières, défense des droits du peuple palestinien (et plus récemment du peuple kanak) au nom de l’anticolonialisme, refus de l’alignement sur les positions atlantistes et volonté revendiquée d’en découdre avec les milieux d’affaires. Autant d’orientations totalement étrangères au logiciel socio-démocrate à la sauce PS-EELV.

Si l’on peut regretter que les négociations aient abouti, pour des raisons tactiques, à la disparition de thématiques importantes du « contrat de législature » (sortie des traités européens, sortie de l’OTAN …), la direction imprimée est indéniablement encourageante et vient notamment récompenser l’intense travail de terrain des organisations militantes indigènes.

Pour cette raison, le soutien au Nouveau Front Populaire ne doit souffrir aucune ambiguïté. Il faut se plonger dans le combat avec toute l’énergie que la gravité de la situation impose et faire en sorte qu’un maximum de députés FI entrent à l’Assemblée Nationale, d’autant que des figures importantes de la lutte antiraciste ont été investies, comme Amel Bentounsi qui sera candidate en Seine-et-Marne.

Apporter son soutien à ce Nouveau Front Populaire, c’est valider la ligne stratégique  impulsée par la FI depuis 5 ans. Pour autant, il serait irresponsable de s’engager sans être conscient que les autres organisations composant ce cartel électoral, PS, EELV et PCF, ont une responsabilité centrale et directe dans la situation politique que nous vivons, en ayant exercé le pouvoir sur de larges pans du dernier demi-siècle. Macronistes en devenir, centristes irrémédiables, éternels opportunistes, ils ne sont assurément pas des alliés et il y a fort à parier qu’une fois passée la séquence électorale actuelle, ils reprendront leur feu nourri à l’endroit des Insoumis, pour le plus grand bonheur de la caste politico-médiatique et des soutiens au génocide du peuple palestinien.

Dès lors, soutenir le Nouveau Front Populaire est la meilleure manière de se préparer aux combats à venir pour l’hégémonie au sein du camp de la gauche et en vue de l’élection présidentielle de 2027, qui sera sans doute celle de la clarification finale, celle du choix entre le fascisme et la rupture définitive d’avec l’ordre des choses néolibéral. Soyons à la hauteur de l’enjeu.

Yazid Arifi

Garder la tête froide, rester stratège, définir des objectifs à courts, moyens et longs termes, gagner en rapport de force, viser 2027

Hollande vient d’être investi par le Nouveau Front Populaire, le mot « terroriste » a été cédé pour qualifier l’acte du 7 octobre. Et c’est la panique.

Il va pourtant falloir que, tous, nous apprenions à maitriser nos émotions et à devenir des serpents froids.

Le Nouveau Front Populaire est une alliance de circonstances. Elle ne tiendra pas tant les contradictions sont profondes entre une aile droite atlantiste, libérale, européiste et islamophobe et une aile gauche pro-palestinienne, plutôt anti-guerre, antiraciste et écologique. Ceux qui s’étonnent des coups fourrés du PS se condamnent à tomber de leur lit pour l’éternité car il ne faut RIEN attendre du PS. Le retour en grâce de Hollande est tout sauf anodin, il est même très inquiétant. Il faut néanmoins être pragmatiques. Il est normal que le PS qui était moribond en 2022 exploite la situation à son maximum, ce qui fait de Faure un grand stratège, beaucoup moins benêt qu’on ne le croit car il est, depuis la NUPES, le maître d’œuvre de la résurrection du parti du non regretté Mitterrand. 

Malgré ce rapport de force que le PS (grâce d’abord à la NUPES, puis à Glucksman, assisté des Verts et du PC) a réussi à développer, la FI (grâce à sa pugnacité et à un programme antilibéral et antiraciste, endossant les revendications populaires) a réussi dans le cadre de l’alliance à sauver l’honneur sur les principaux points qui constituent sa tentative de rupture.

1/ Les termes du programme :

Il ne s’agit pas là d’un programme de rupture, loin de là, mais il en prend la direction. La FI a donc réussi à gauchiser l’alliance sur le plan :

  • des libertés politiques et démocratiques (abrogation du 49/3) ; de la constitution d’une 6ème république ;
  • des urgences sociales (blocage des prix, hausse du SMIC, plan de sauvetage de l’hôpital public) ;
  • de l’enseignement : abolition de parcours sup ;
  • de l’ordre et de la sécurité : dissolution de la Brav-M, interdiction du LBD ;
  • des droits des femmes ;
  • des droits des migrants et des sans-papiers ;
  • de l’écologie ;
  • de l’Europe : refus des contraintes austéritaires du pacte budgétaire, pacte européen pour le climat et l’urgence sociale, réforme de la PAC, fin des traités de libre-échange, protectionnisme écologique & social, taxation des superprofits au niveau européen.

En matière d’antiracisme, elle maintient ses acquis puisque la lutte contre l’islamophobie y est défendue au même titre que la lutte contre l’antisémitisme.

Sur le plan international, le programme exige l’abandon de la réforme de Macron pour la Kanaky « dans l’esprit des accords de Matignon et de Nouméa à la recherche d’un véritable processus d’émancipation et de décolonisation ».

Enfin, sur la Palestine, l’essentiel, malgré les apparences, est préservé. Certes, les opérations du 7 octobre sont qualifiées de « massacres terroristes », mais pas le Hamas, ce qui est un point d’appui très important pour l’avenir car cela empêche de céder à la théorie de la guerre des civilisations chère à Huntington…

Aussi, le reste de l’accord, sans être satisfaisant d’un point de vue décolonial, est correct compte-tenu des profondes dissensions : « Agir pour la libération des prisonniers palestiniens et les otages du Hamas ; soutenir la CPI dans les poursuites contre Netanyahou et les dirigeants du Hamas ; reconnaissance immédiate de l’État de Palestine ; embargo sur les livraisons d’armes à Israël ; demander la suspension de l’accord d’association UE-Israël ».

Pour moi, la concession majeure n’est pas tant sur la qualification des actes du Hamas pour les raisons dites plus haut, mais sur l’envoi d’armes à l’Ukraine ; ce qui est une position belliciste (celle de Glucskman), qui de surcroît donne à Poutine toutes les raisons de poursuivre sa guerre au lieu de lui trouver une issue négociée et diplomatique.

2/ Sur les méthodes

La FI a exclu des députés sortants. Je me refuse à parler de purge. Je préfère la formule de « stratégie post législatives ». Car il s’agit de députés de l’aile droite et ultra-laïcarde de la FI, celle qui est prête à prendre langue avec les ennemis (dont Hollande ?) et faire dissidence contre le courant mélenchoniste qui, lui, ne conçoit la rupture qu’en réalisant l’alliance des beaufs et des barbares, c’est à dire sans sacrifier l’antiracisme, la lutte contre l’islamophobie et la Palestine ; alors que les « dissidents » sont prêts à la brader dès lors qu’ils seront élus. Il faut être naïf pour croire que les autres forces politiques de l’alliance ne pensent pas en ces termes. Il faut donc comprendre les raisons de ce choix pour le moyen et long terme; mais d’ici trois semaines, les médias vont s’en donner à cœur joie et utiliser cette dissidence pour fragiliser l’union. Ainsi, dans cette perspective, virer Garrido et Corbière, proche de Cyril Hanouna, lui-même proche de Bolloré qui mise sur l’extrême droite me semble tout à fait justifié. En revanche, la FI a peut-être fait des erreurs d’appréciation. Ils auraient dû virer Quatennens plus tôt, et garder Simonet (malgré son laïcardisme) qui est l’exclusion de trop, d’autant qu’elle est très ancrée dans le 20ème et qu’elle est appréciée des habitants. Il serait dommageable de ne pas revenir sur cette décision.

3/ Juger en fonction des objectifs et les classer par ordre de priorité

  • Le premier et le plus crucial des objectifs est d’empêcher une victoire de l’extrême-droite et/ou de réduire au maximum son influence qui sera déjà trop importante à l’Assemblée nationale. L’avènement du fascisme est un danger imminent et son refoulement une tâche prioritaire. Le minorer est une faillite morale en soi.  Aussi, cet objectif, même s’il nous a toujours été servi pour « voter utile », doit rester ferme. Il doit d’autant plus le rester que, comme je l’ai dit plus haut, l’alternative aussi imparfaite soit-elle est en cours de construction.
  • Le deuxième objectif : déjouer le plan de Macron qui rêvait d’une énième confrontation entre l’aile libérale/autoritaire et l’extrême droite. L’alliance des « gauches » (oui, avec Hollande l’impérialiste) rend caduque le plan cynique de Macron. Il ne fait aucun doute que Macron et Hollande font partie du même camp, tout comme il ne fait aucun doute qu’ils peuvent avoir des intérêts conjoncturels différents. Il faut entrer dans cette brèche et voir ce qu’on en fait après les élections. L’échec du plan de Macron, qui misait sur une division de la gauche, même s’il se réalise avec nos ennemis, est une victoire. Ils auront toute la vie pour divorcer sachant que l’union a très peu de chances de survivre, et que, sûrement, faut-il espérer la séparation la plus rapide.
  • Mais il y a un troisième objectif : permettre à la FI de se maintenir au sein du parlementarisme français où, nous l’avons vu, elle a fait le taf. Certes, des concessions ont été faites sur le programme. Nous avons toutefois expérimenté la FI à l’Assemblée pendant plusieurs mois, et elle a passé de nombreux tests haut la main. Elle est arrivée là où elle est grâce à la NUPES (donc déjà grâce à une alliance avec le PS), en gardant sa ligne sans jamais se déshonorer quand elle siégeait. Nul ne sait par avance si cette attitude sera respectée de nouveau ; mais la trahison n’ayant pas encore eu lieu, nous devons risquer la confiance et la réitérer aussi longtemps que le pacte est respecté. La FI sait mieux que quiconque aujourd’hui ce que lui couterait en particulier une trahison des quartiers. L’investiture du symbole fort qu’est Amal Bentounsi est un gage qu’il faut savoir apprécier à sa juste valeur.

4/ On aura la FI qu’on mérite

Je le répète : la FI est à l’image du mouvement social qui est certes bouillonnant en France (ce que nos voisins européens nous envient) mais qui reste dispersé et surtout n’est pas engagé dans une rupture radicale avec le pouvoir, notamment sur la question du Frexit et de la guerre. Il continue de constituer une société civile et politique organiquement liée à l’État racial bourgeois et ne fait que défendre ses acquis sociaux. Seule une minorité est claire sur la rupture. Par exemple, le point le plus décisif de la période est l’absence de mouvement anti-guerre (hormis sur la Palestine, mais de manière conjoncturelle puisqu’un génocide a lieu et que la mobilisation a davantage un ressort émotif que clairement politique). De nombreux chefs d’États européens préparent leurs états-majors à une troisième guerre mondiale, dont les centres névralgiques sont l’Ukraine, la mer de Chine et la Palestine ; sans que l’opinion publique européenne ne s’en émeuve plus que ça. Or, la guerre, avec les fascismes, sont les dangers les plus imminents de la période. On ne pourra donc pas reprocher à la FI de céder sur ce plan-là si la mobilisation populaire n’est pas au rendez-vous. Les forces syndicales, associatives et politiques doivent dans un avenir proche assumer leur tâche de mobilisation pour la paix comme une tâche vitale et absolument prioritaire. Il en va de même pour toutes les autres questions.

Nous devons marcher sur nos deux jambes :

  • une représentation parlementaire qui soit la plus nombreuse possible. Il faut donc que la FI obtienne le maximum de sièges. C’est ainsi qu’elle gagnera en indépendance vis-à-vis du PS ;
  • une mobilisation de rue, selon les modalités de chaque secteur en lutte, à commencer par l’antiracisme. Mais aussi l’écologie, le féminisme, la défense des travailleurs et des sans-papiers, et bien sûr l’anti-impérialisme. La rue doit se penser de manière stratégique. Chaque secteur doit venir renforcer l’autre. Il faut réaliser l’unité dans la séparation.

5/ Avoir le souffle long et garder la tête froide

Tout progrès dans la radicalisation à gauche et de l’antiracisme provoquera la panique de l’État profond et des marchés financiers. La création du Nouveau Front Populaire (alors que nous savons qu’il ne porte pas un véritable programme de rupture) a déjà produit ses effets sur la bourse. Le pôle bourgeois n’hésitera pas à faire le choix du fascisme, comme il n’hésitera pas à pilonner toutes les politiques sociales et économiques, même d’une gauche molle ; cela en utilisant simplement le levier des taux d’intérêts à la hausse. Nous avons donc devant nous soit l’option fasciste, soit l’option de la déstabilisation, si un rééquilibrage antilibéral et antiraciste devait avoir lieu. Nous sommes collectivement pris dans une spirale infernale, inquiétante et lourde de menaces. Ce qui ne signifie pas que tout est perdu. Pour traverser les tempêtes, il faudra garder la tête froide et marcher groupés. Et ce au moins jusqu’aux prochaines présidentielles.

C’est pourquoi il faut soutenir, temporairement, le Nouveau Front Populaire.

Houria Bouteldja

Faire bloc contre les sionistes de gauche

Intervention d’Houria Bouteldja au meeting juif international, « Faire bloc », du 30 mars 2024 (Paris)1

Depuis quelques années on voit se former une certaine convergence entre des milieux de gauche ou d’extrême gauche avec des milieux sionistes qui se réclament de la gauche, voire de l’extrême gauche (laquelle ? nous l’ignorons) et pire qui se disent décoloniaux. Cela permet à ces derniers de trouver un espace « safe », loin des islamo-gauchistes propalestiniens, mais cela permet également à la réaction d’avoir de nouveaux relais qui ne sont ni de droite ni d’extrême-droite. En France, ces groupes s’appellent Raar, JJR, et plus récemment Golem. Leurs figures : Memphis Krickberg, Jonas Pardo et plus récemment, même si on peut le regretter, Arié Alimi. Attention : il ne faut pas surestimer ce phénomène, qui est loin d’être un mouvement de masse et qui se limite surtout à un travail idéologique. Mais, le nombre importe peu. C’est plutôt la diffusion de ces idées qui est inquiétante et surtout la complaisance avec laquelle ils sont accueillis notamment dans un média comme Médiapart. Mediapart a en effet fait un partenariat avec les JJR pour avoir des formations sur l’antisémitisme. La plupart de ces sionistes de gauche couvrent leur idéologie en utilisant l’expression « d’antisémitisme systémique », sans que l’on sache jamais ce qui se trouve derrière cette expression. Que ces personnes n’aient pas réellement d’analyse de l’antisémitisme et de ses liens avec le capitalisme, ne devrait pas nous inquiéter plus que cela. Le véritable problème est qu’ils associent l’antisémitisme et l’antisionisme sans aucun recul critique. Ainsi, dans un entretien sur la chaine Akadem TV, Memphis Krickeberg – qui fait une thèse de doctorat sur l’antisémitisme à gauche – dit que l’antisionisme est un antisémitisme en ce qu’il refuse aux Juifs le droit à un Etat. Tout d’abord, pour quelqu’un qui entend lutter contre l’antisémitisme, il est très étonnant de partir du même postulat que toute une frange de l’antisémitisme européen : les Juifs n’auraient pas d’État. Pourtant, loin de les considérer comme « errant », nous les décoloniaux, les antiracistes politiques, les antiimpérialistes nous les considérons bien comme des citoyens et certainement pas comme des apatrides. Les Juifs ont un État. Les Juifs français sont des Français, les Juifs allemands sont des Allemands, les Juifs tunisiens sont des Tunisiens et les juifs palestiniens sont palestiniens. En revanche, ce qui constitue à la fois  un scandale moral et un défi historique c’est de reconnaître à des Juifs polonais ou étasuniens un quelconque droit à revendiquer l’existence d’un Etat en Palestine. C’est justement l’une des caractéristiques de l’idéologie sioniste (qu’elle partage avec l’antisémitisme) que de vouloir uniformiser les différentes populations juives. Comme l’écrit le romancier Ghassan Kanafani, dans son étude sur la littérature sioniste, l’objectif du sionisme était de faire des Juifs un peuple homogène, alors qu’il n’existait aucune unicité géographique, civilisationnelle, économique, culturelle ou politique jusqu’alors. Krickeberg, tout comme Jonas Prado, reprennent pourtant l’idée, ancrée de longue date, du Juif errant, sans Etat, ni pays, lorsqu’ils accusent les antisionistes de vouloir dénier le droit aux Juifs à avoir un État. Justement, la lutte contre le sionisme et l’antisémitisme est également une lutte pour que les Juifs soient reconnus comme étant pleinement français, anglais, belges ou marocains. etc. La lutte contre l’antisémitisme signifie également lutter pour que les Juifs soient reconnus et traités comme des citoyens dans leur pays. Pour cela il faut passer par une rupture du pacte racial qui unit les classes dirigeantes avec la société blanche. Mais pour en arriver là, il faut encore reconnaître que la France est un Etat racial et ça c’est déjà un combat en soi.

Les défenseurs acharnés du sionisme ignorent toutes les traditions réellement émancipatrices du judaïsme pour n’en garder que la caricature proposée par le sionisme. Car en plus du crime (de sang) contre les Palestiniens, le sionisme commet également un crime « culturel » contre le judaïsme en effaçant son histoire et sa culture (un bon exemple en est la disparition du Yiddish qui était, auparavant, une langue vivante). L’homme israélien ne pouvait naître à la modernité occidentale dont il est l’un des derniers avatars qu’avec la destruction du yiddishland par le nazisme européen.

Cette confusion entre antisionisme et antisémitisme, constamment alimentée par la droite et ses relais (qui se présentent comme « de gauche »), participe non seulement à la légitimation d’une entreprise coloniale et raciste en Palestine, mais affaiblit également la lutte contre l’antisémitisme réel. Ainsi, le « Réseau d’Action contre l’Antisémitisme et tous les Racismes » (RAAR), dans lequel Krickeberg s’investit, publiait un tweet soutenant les révoltes féministes en Iran, au motif que ce pays serait la « menace n°1 pour Israël » (tweet rapidement effacé par ses auteurs). Même dans son soutien à des luttes dans les pays du Sud, la « sécurité d’Israël » semble primer sur les luttes en question. De plus, il s’agit d’un argument étonnant de la part d’un groupe qui prétend subir sans cesse l’injonction d’avoir à se positionner sur Israël. Qu’un réseau se disant lutter contre l’antisémitisme et « tous les racismes » soutienne Israël est plus que révélateur. Visiblement la ségrégation raciale que subissent les Palestiniens ne s’inscrit pas dans « tous les racismes ».

Pour conclure, nous pourrions dire que le problème n’est pas que ce genre de position existe. Après tout, la gauche a toujours compté des figures soutenant des politiques racistes ou coloniales. Ce qui nous inquiète davantage est l’acceptation de plus en plus grande de ces positions chez certains militants ou intellectuels de gauche. Rappelons-le ici : débattre des théories marxistes de la valeur est une chose, mégoter son soutien à la lutte palestinienne voire soutenir le colonialisme en est une autre. On peut bien sûr avoir des désaccords, mais il doit également exister des lignes rouges. L’offensive des sionistes de gauche dans l’extrême gauche a un seul objectif. Intimider et faire plier les derniers bastions politiques qui soutiennent la Palestine, refusent de se soumettre au chantage à l’antisémitisme et qui continuent de faire vivre une certaine idée de l’internationalisme. Ce qui est insupportable pour eux c’est que tout le champ politique français ne se soit pas encore soumis à la bonne conscience sioniste. Ce qui est insupportable pour eux c’est que finalement, il n’y a pas assez d’antisémitisme dans le mouvement pro palestinien. Depuis le 7 octobre, des dizaines, voire des centaines de manifestations contre le génocide et en soutien à la résistance palestinienne ont lieu et s’il y a un grand absent de ces mobilisations, c’est bien l’antisémitisme. Pourquoi ? le travail politique a été fait. Il a été fait par des générations de militants. Ce travail c’est celui qui a consisté à politiser la question, former l’opinion et la jeunesse et qui a su pendant de longues années et sans relâche faire la distinction entre juif et sioniste. Contrairement à celles et ceux qui à gauche se complaisent dans une certaine jouissance de la défaite, qui fuient les milieux des quartiers et de la banlieues suspects à leurs yeux de représenter le nouvel antisémitisme, les militants décoloniaux ont su à la fois entrer en empathie avec ces jeunesse avide de justice en Palestine et en même temps ont compris qu’elle pouvait céder aux sirènes du discours démagogique, antisémite et simpliste à la Soral. Aujourd’hui, je le dis non sans fierté et en toute connaissance de cause, c’est dans le milieu pro palestinien organisé que les Juifs sont non seulement le plus en sécurité mais aussi où ils sont les mieux accueillis car dans le milieu antisioniste ce qui compte c’est l’identité politique des gens qui rejoignent la lutte. Ce travail de politisation de l’antisionisme doit se poursuivre car contrairement à ce que prétendent ces sionistes de gauche, c’est bien lui qui fait reculer l’antisémitisme. Le seul lieu que je connaisse qui développe l’antisémitisme c’est d’une part l’Etat français par son soutien à Israël et son philosémitisme paternaliste ainsi que l’extrême droite. C’est à dire, ceux là même qui ont, soit disant, organisé une manifestation contre l’antisémitisme le 12 novembre 2023 et qui était dans les fait une manifestation islamophobe, anti-palestinienne mais aussi antisémite à cause de ce lien organique auquel elle souscrit entre Israël et Juifs.  Rappelons nous que le collectif Golem s’est créé à ce moment là et que son premier acte a été de reprocher à la FI et aux antiracistes de ne pas s’y joindre.  Je répète, leur premier action publique a été de reprocher à des antiracistes de ne pas se joindre à des racistes. Je vous laisse méditer sur cette situation surréaliste que seule la France de Macron est capable de créer.

Je finis en vous proposant de renverser la citation de Fanon qui disait en s’adressant aux colonisés : « Lorsqu’on parle des Juifs, tendez l’oreille, on parle de vous ». Aujourd’hui, il faut dire : Juifs, lorsqu’on parle des Noirs et des Musulmans, tendez l’oreille, on parle de vous ». C’est pourquoi je m’associe à l’appel d’Amal Bentounsi et de Yessa Belkhodja, pour une marche contre l’islamophobie et la protection de tous les enfants, le 21 avril prochain.

Houria Bouteldja

  1. Vidéo de l’intervention ici : https://www.youtube.com/watch?v=pxs4B0rEF2s&t=1s
    ↩︎

L’Allemagne, avant-garde du camp impérialiste génocidaire

Depuis le 7 octobre, les masques n’en finissent plus de tomber. Dans le concert des contempteurs du génocide, un gouvernement se distingue cependant par l’obscénité de son alignement sur la position sioniste : il s’agit de l’Allemagne, qui a fait montre d’un zèle antipalestinien stupéfiant et, il faut le dire, effrayant.

Tout récemment, c’est Ghassan Abu Sitta, un médecin anglo-palestinien spécialisé dans les blessures de guerre ayant passé près de 7 mois à Gaza, qui en a fait les frais. Le 4 mai, il s’est vu refuser l’accès au territoire français alors qu’il était pourtant invité au Sénat pour une audition très officielle au sujet de la situation humanitaire dans l’enclave palestinienne. Motif ? L’Allemagne lui a interdit l’accès au territoire de l’espace Schengen (!) pour une durée d’un an, sur des fondements d’apologie du terrorisme, radicalisation et antisémitisme. L’origine de cette initiative allemande, c’est le Congrès palestinien intitulé “Nous dénonçons” qui devait se tenir le 12 avril dernier à Berlin, et qui a finalement été interdit par la police pour “empêcher toute propagande antisémite et anti-israélienne”, d’après les autorités allemandes de sécurité.1

Ce congrès a coûté cher à une autre figure politique majeure du continent : Yanis Varoufakis. L’ex-ministre grec de l’économie, aujourd’hui dirigeant de DiEM 2025, un mouvement « progressiste » visant à démocratiser l’UE, faisait partie des intervenants du Congrès palestinien : il lui a été interdit d’accéder au territoire allemand. Du jamais vu pour un ex-ministre ! Il paie ainsi la ligne pro-palestinienne inflexible que DieEM 2025 tient depuis le 7 octobre.2

Ces saillies répressives, particulièrement choquantes, ne sont pourtant que les péripéties les plus marquantes d’une dérive liberticide aux relents fascistoïdes de plus en plus affirmés. On se souvient notamment, par exemple, de l’obligation formulée par le Land de Sachs-Anhalt aux candidats à l’obtention de la nationalité allemande de … reconnaître par écrit le droit d’Israël à exister et de condamner toute initiative qui irait à l’encontre de l’existence d’Israël !3

Plus largement, le gouvernement d’outre-Rhin a mené ces derniers mois une large campagne de traque des « mouvements islamistes proches du Hamas » qui se rendraient coupables « d’israélophobie ». Rien n’a été épargné aux soutiens de la cause palestinienne : perquisitions au domicile de membres présumés du Hamas, dissolutions d’organisations comm Samidoun, poursuites judiciaires de responsables associatifs, un arsenal judiciaire et policier inédit est déployé par la ministre sociale-démocrate de l’intérieur, Nanc Fraeser, dont l’objectif revendiqué est que « les islamistes et les antisémites » ne se sentent en sécurité « nulle part ».4

La vague finit par atteindre même les Israéliens juifs, comme en témoigne le traitement réservé au cinéaste israélien Yuval Abraham pour avoir dénoncé l’apartheid israélien en Cisjordanie au cours d’une cérémonie de remise de prix à Berlin. Ce discours a immédiatement provoqué des réactions officielles indignées, le maire de la capitale allemande n’hésitant pas à affirmer que « l’antisémitisme n’a pas sa place à Berlin ».5

Qu’on puisse aller jusqu’à traiter un citoyen israélien membre de la communauté juive d’antisémitisme indique que cette hystérie n’a pas grand chose à avoir avec une prétendue culpabilité liée à la lourde responsabilité portée par l’Allemagne dans la Shoah. En réalité, il est plus juste de placer cette attitude dans le prolongement d’une longue tradition impérialiste, coloniale et raciste dont l’Allemagne ne s’est jamais réellement extraite.

Cette tradition génocidaire allemande est d’ailleurs antérieure à la Shoah, et remonte en réalité à la fin du 19e siècle. Théâtre en 1885 du partage de l’Afrique entre puissances européennes, Berlin formalise alors sa domination sur celle qu’on appelait autrefois « terre sans nom », et qui sera baptisée Deutsch-Südwestafrika. On la connaît aujourd’hui sous le nom de Namibie.

Elle y impose son joug avec une brutalité terrible, d’abord sous la houlette … du père d’Hermann Göring, figure majeure parti nazi et du gouvernement du Troisième Reich. Il s’agit d’Heinrich Göring, premier gouverneur de Namibie et haut commissaire du Deuxième Reich. En réaction aux humiliations, aux maltraitances et aux lois injustes imposées par la puissance coloniale, le peuple Herero se soulève et est victime à partir de 1889 d’une répression militaire d’une violence inouïe. Il subit les pires horreurs : destruction de villages, massacre de femmes et d’enfants, travaux forcés, viols, expropriations foncières, vols de bétail au bénéfice des colons. Les Nama, autre peuple autochtone, feront l’objet d’un traitement similaire à partir du début du 20ème siècle, les deux peuples ayant en commun de se mettre en travers du projet colonial allemand, en résistant activement à leur spoliation.

La fièvre guerrière amène le général von Trotha à prononcer un ordre d’extermination pure et simple des Herero en octobre 1904. Entre 1904 et 1908, 80% du peuple herero et 50% du peuple nama sont exterminés par les forces du Deuxième Reich, soit environ 65 000 Herero et 10 000 Nama. Les quelques survivants sont internés dans ces camps de concentration où ils disparaîtront dans les mois qui suivent.

Déjà à cette époque, la mécanique raciale génocidaire qui accouchera de la Solution Finale fonctionne à plein régime sous le Deuxième Reich. Les craintes de dégénérescence raciale du peuple allemand aboutissent à l’interdiction des mariages mixtes en 1905. L’anthropologie allemande établit une distinction entre les peuples dits « civilisés » et les autres considérés comme « primitifs », dont l’observation objective dans des « zoos humains » est censée permettre de comprendre les caractéristiques du genre humain. Une collecte macabre de crânes de Herero et de Nama est mise en place au sein des camps de concentration et permet à des scientifiques allemand de se lancer dans l’entreprise de démonstration de la différence hiérarchique entre Européens et Africains. Qu’on n’en doute donc pas : le nazisme n’est pas tombé du ciel au milieu des années 30.6

Après la capitulation de 1945, l’Allemagne s’est employée à se tailler un costume d’élève modèle du monde libre, à grands renforts de performances industrielles remarquables, de maîtrise de la dépense publique et de lutte contre l’inflation, ennemi juré de la nation allemande depuis la crise des années 30. Membre fondateur de la CECA, devenue Communauté Économique Européenne, la RFA passe en quelques années du statut de paria à vitrine du camp de l’Ouest, et peu importe si la « dénazification » n’a été qu’une opération de façade. Cet épisode, d’ailleurs peu discuté en Occident depuis les années 50, est pourtant riche d’enseignements. Menée par les Alliés, l’entreprise de dénazification n’a globalement pas remis en question les structures profondes de la société allemande et s’est focalisée sur les principaux responsables du régime hitlérien, en particulier à l’Ouest où la démarche se cantonne à l’emprisonnement et la poursuite de ceux qui ont été identifiés comme des contributeurs décisifs de l’entreprise nazie, alors que le pays comptait jusqu’en 1945 près de 9 millions de membres du NSDAP.

Cette entreprise superficielle, qui a abouti à la condamnation de 11 500 responsables nazis et à l’exécution de 650 d’entre eux en RFA, a connu son lot de ratés spectaculaires. D’éminents nazis ont ainsi réussi à échapper à la justice voire à dissimuler leur passé et se construire une nouvelle vie, comme Kurt Waldheim, ancien membre de la SA et Oberleutnant de la Wehrmacht sur le front de l’Est, responsable présumé de nombreuses exactions en Bosnie … devenu secrétaire général de l’ONU en 1986, ou encore Hans Globke, à l’origine des lois de Nuremberg, qui devient le directeur de cabinet de Konrad Adenauer, le premier chancelier fédéral.7

Au-delà de ces cas individuels, on retiendra que la nazisme s’est remarquablement fondu dans le décor allemand post-1945 : 90 % des magistrats et avocats en fonction dans les années d’après-guerre ont servi sous Hitler, et en 1961 la part des anciens membres du parti nazi parmi les cadres supérieurs atteignait encore 67 % en RFA.8

La réunification de 1990 a représenté un tournant majeur dans l’histoire allemande, contribuant à en faire la puissance européenne hégémonique que l’on connaît. En France, on ne tarit pas d’éloges depuis près de 30 ans quand il s’agit de vanter les qualités du « modèle allemand », en particulier pour inciter les travailleurs à modérer leurs revendications.

L’Allemagne est ainsi devenue le moteur de la construction européenne, qu’elle a pilotée à sa guise avec des traités reprenant à la lettre ses marottes politico-économiques : libre-échange, libre circulation des capitaux et des marchandises, monnaie unique calquée sur le deutsche mark avec indépendance de la banque centrale européenne et priorité absolue à la maîtrise de l’inflation, équilibres budgétaires devenus des impératifs catégoriques … Les traités européens (révisables à l’unanimité uniquement !) gravent dans le marbre des règles de gestion économique et budgétaire (niveaux de déficit, d’endettement public, d’inflation), amputant les débats démocratiques nationaux d’éléments pourtant centraux pour l’expression de la souveraineté populaire.9

L’UE est ainsi le terrain de jeu d’une Allemagne redevenue conquérante, dopée à la modération salariale et aux excédents commerciaux qu’elle accumule sur le dos de ses “partenaires européens” à travers un gigantesque dumping social. Berlin sera d’ailleurs un acteur majeur de l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) à l’UE en 2004, qui coïncide d’ailleurs avec leur admission au sein de l’OTAN, dans un spectaculaire basculement politique, économique et militaire de l’ancien bloc soviétique. Fraîchement convertis à l’impérialisme, les PECO vont aligner avec zèle leurs positions en matière de politique étrangère sur les intérêts américains, en prenant notamment leurs distances vis-à-vis de Moscou. Cette évolution est conforme aux attentes des grandes chancelleries européennes, dont l’atlantisme est particulièrement marqué à l’aube du 21e siècle et notamment après le 11 septembre, tournant majeur des relations internationales après la chute du mur, qui va faire basculer l’Occident tout entier dans la « guerre de civilisation » au nom de « la défense de la démocratie ».

Pour l’Allemagne, cette adhésion des PECO à l’UE est une opportunité économique sans précédent. Elle va transformer ces pays en autant de sous-traitants mis au service de l’industrie allemande, qui va engager une transition vers le « made by Germany » en transférant ses usines et ateliers chez les voisins orientaux notoirement plus compétitifs en matière de droit du travail et de coûts salariaux. Cette aubaine, associée à l’établissement en 2002 de la monnaie unique, vont faire de l’Europe un gigantesque terrain de jeu pour l’industrie allemande, qui va pouvoir imposer sa suprématie industrielle aux voisins avec une stratégie reposant sur la prédation commerciale et le dumping social. Les largesses salariales et sociales françaises, espagnoles ou italiennes feront de ces pays d’excellents clients de la machine allemande à excédents commerciaux, et peu importe si cette stratégie ne fonctionne qu’à condition que les autres ne l’adoptent pas. Berlin fera cavalier seul !10

Superpuissance européenne prétendument « sans désir », l’Allemagne montera pourtant au créneau pour punir les mauvais élèves européens lors de la crise de la dette post-subprimes, en leur imposant des purges austéritaires meurtrières à la moitié du continent quitte à s’asseoir sur la volonté populaire et son expression démocratique, comme en Grèce en 2015, où l’humiliation de Syriza et de son premier ministre Alexis Tsipras fut totale.11 Près de 10 ans de cure d’austérité plus tard, les plaies sont encore béantes aux quatre coins du continent : effondrement des services publics, précarisation généralisée, dette publique et privée en croissance continue, réduction des libertés individuelles et syndicales, progression de l’extrême-droite fasciste partout … y compris en Allemagne elle-même, où l’AfD réalise depuis 6 ans une percée électorale sans précédent depuis 1945 12. Ils avaient dit « plus jamais ça » ? Ils en sont pour leurs frais.

Depuis 2022, l’étau de l’impérialisme se referme sur l’Allemagne elle-même, en raison de l’invasion russe de l’Ukraine. Elle a rapidement été confrontée à un dilemme cornélien : être fidèle à son engagement occidental atlantiste en s’embarquant dans la guerre sainte contre Moscou, quitte à se couper de son principal fournisseur de gaz ? Ou jouer la modération en préservant son intégrité industrielle et sa mainmise sur l’espace économique européen ? Ce débat a été tranché non sans atermoiements 13 et au mépris de la rationalité économique la plus élémentaire : l’Allemagne a choisi de compromettre durablement sa prospérité économique et commerciale au nom de la solidarité raciale et du combat contre le Mal (slave en l’occurrence). 14,15 Et peu importe si le choix stratégique occidental de la surenchère militaire est en train de tourner au vinaigre 16 : la suprématie blanche et la défense de la Civilisation méritent bien le suicide collectif de l’humanité.

Yazid Arifi

Sources :

  1. https://www.liberation.fr/checknews/pourquoi-ghassan-abu-sitta-medecin-de-guerre-a-gaza-a-t-il-ete-interdit-dentrer-en-france-20240505_BY2ROVY2EVDLHD6UGGXZ7QRK6M/
  2. https://www.leparisien.fr/international/conference-palestinienne-lallemagne-interdit-lentree-de-lex-ministre-grec-varoufakis-14-04-2024-PCOWMDBE5FF6XN4UHPNNOR4RWI.php
  3. https://www.courrierinternational.com/article/allemagne-en-saxe-anhalt-les-candidats-a-la-naturalisation-doivent-reconnaitre-le-droit-d-israel-a-exister#:~:text=Allemagne.-,En%20Saxe%2DAnhalt%2C%20les%20candidats%20%C3%A0%20la%20naturalisation%20doivent%20reconna%C3%AEtre,existence%20de%20l’%C3%89tat%20h%C3%A9breu.
  4. https://fr.euronews.com/2023/11/23/allemagne-perquisitions-en-cours-chez-des-partisans-du-hamas
  5. https://www.humanite.fr/monde/berlinale/yuval-abraham-et-basel-adra-recompenses-a-la-berlinale-denoncent-lapartheid-israelien
  6. https://www.memorialdelashoah.org/archives-et-documentation/genocides-xx-siecle/genocide-herero-nama.html
  7. https://galileesp.org/limpossible-denazification-de-lallemagne-apres-le-suicide-dhitler/
  8. https://www.monde-diplomatique.fr/2021/01/COMBE/62660
  9. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/03/LORDON/59607
  10. https://horizons.typepad.fr/accueil/2010/10/lallemagne-un-problme-pour-leurope-par-jacques-sapir.html
  11. https://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/RIMBERT/53219
  12. https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/05/en-allemagne-l-inquietante-progression-de-l-extreme-droite-a-sept-mois-des-elections-europeennes_6198323_3210.html
  13. https://genevevision.ch/en-allemagne-les-sanctions-contre-la-russie-ne-font-pas-lunanimite/
  14. https://www.lopinion.fr/international/allemagne-le-spectre-du-decrochage-industriel
  15. https://www.capital.fr/economie-politique/allemagne-lindustrie-plombee-par-lenergie-la-recession-inevitable-selon-linstitut-iw-1488531
  16. https://www.bbc.com/afrique/monde-68829520#:~:text=Ecoutez%20en%20direct-,Guerre%20Ukraine%20%2D%20Russie%20%3A%20L’Ukraine%20pourrait,conna%C3%AEtre%20la%20d%C3%A9faite%20en%202024&text=Depuis%20deux%20ans%2C%20l’Ukraine,par%20la%20Russie%20en%202024.

La marche contre l’islamophobie et la protection des enfants : une  marche miraculeuse mais encore ?

La marche « contre les racismes, l’islamophobie et pour la protection des enfants » du 21  avril 2024, initiée par Yessa Belkhodja et Amal Bentounsi, est un succès politique aussi inattendu qu’inespéré[1]. Inattendu et inespéré car elle se tient à un moment où les forces organisées de l’antiracisme sont largement en reflux et où l’Etat autoritaire est on ne peut plus déchainé contre toutes les formes de protestations sociales et politiques. On vient de l’éprouver une nouvelle fois avec les convocations de Rima Hassan, Anasse Kazib, Mathilde Panot et tant d’autres…dans le cadre d’enquêtes pour « apologie du terrorisme ».

Cette marche est indéniablement une Marche de la Dignité. Elle en a tous les attributs, à commencer par :

  • ses leadeuses : elle est dirigée par Amal Bentounsi, figure de proue des deux premières Marches de la Dignité (2015 et 2017) et par Yessa Belkhodja, militante du mouvement décolonial,
  • le contenu de son appel[2] et de son discours de clôture[3] : elle s’inscrit dans une tradition décoloniale. Elle cible le racisme d’Etat, dénonce les crimes policiers, l’acharnement islamophobe qui dorénavant s’étend aux enfants et articule les questions de politiques intérieures avec les questions impérialistes, notamment en exprimant son horreur face au génocide de Gaza dont les enfants sont les principales victimes.
  • la composition de la foule : très indigène même si, et il faut s’en réjouir, il y avait beaucoup de Blancs. Cette présence plus massive des Blancs s’est cependant déjà observée lors des manifestations de l’été dernier suite à la mort de Nahel.
  • ses mots d’ordre et l’intensité des émotions qui la traverse. On passe des rires aux larmes, de la joie à la gravité, on chante, on fait des youyous et la seconde d’après on se recueille, pour commémorer les morts d’ici et de là-bas, d’hier et d’aujourd’hui.
  • sa capacité à entrainer derrière elle de nombreuses organisations de gauche, telles la FI, le NPA, Solidaires, RP, Attac….Sans compter les très nombreuses personnalités qui avaient depuis longtemps apporté leur soutien à une initiative autonome et décoloniale[4].

Mais soyons honnêtes,  cette marche n’aurait pas rencontré ce succès sans d’une part l’actualité brulante du génocide à Gaza, les cortèges pro palestiniens formant une part non négligeable des manifestants. Et sans, d’autre part, l’intervention de ministère de l’intérieur qui a tout fait pour l’interdire sous des  motifs aussi infondés que diffamatoires : « risque d’affrontements avec les forces de police », « risque que soient tenus des propos antisémites », « concert avec des artistes « ayant tenus des propos non publics appelant à la haine ou à la violence » »…Il n’en a rien été. Même BFM, peu suspecte de sympathie pour les mouvements « indigénistes », n’a pas réussi à dire du mal de cette marche tellement elle a fait mentir tous les prophètes de malheur. 

En effet, comme dit plus haut et en l’absence d’un front antiraciste organisé, cette marche s’est construite, de bric et de broc, avec des bouts de ficelles et seulement grâce à la volonté d’une poignée de militants. Les grandes organisations ont trainé avant de consentir à la soutenir malgré la gravité des faits dénoncés, même si, il faut le reconnaître, elles se sont tout de suite jointes au référé-liberté porté par maître Smaali, avocat d’Amal Bentounsi. Par ailleurs, l’annonce de la marche a assez peu été relayée dans les réseaux sociaux, entre autres à cause de son impréparation, d’une très forte dispersion des forces déjà mobilisées sur un tas de fronts, mais aussi parce que boycottée pour les raisons habituelles : elle fleurait « l’indigénisme » .  Du côté des forces encore actives de l’antiracisme, il faut noter l’absence notable du Comité Adama et le silence de personnalités « en vogue » comme Fatima Ouassak qui pourtant ont fait de la « puissance des mères » et de la protection de l’enfance de l’immigration le cœur de leur engagement.

Ainsi le succès de la marche est moins dû à sa raison d’être (le racisme, même si ça compte) qu’à l’actualité palestinienne et la colère provoquée par son interdiction  et surtout aux deux victoires successives contre le préfet de police puis  contre le ministère de l’intérieur qui avait fait appel. La médiatisation de l’interdiction et de la première victoire a fait le reste. Quant à la victoire en appel, elle a galvanisé la foule et a donné à cette marche déjà intense une dimension magique et miraculeuse. Nous étions nombreux à penser qu’elle avait reçu la baraka d’Amine Bentounsi dont nous honorions la mémoire en ce jour de 21 avril, triste anniversaire de sa mort.

Que la question palestinienne se soit imposée comme question principale ne doit pas être vu comme un échec de la marche ou un malentendu. D’abord parce que la question des enfants est restée centrale puisqu’ils sont les principales victimes de la guerre israélienne contre les Palestiniens. Mais surtout, parce que grâce à la résistance de ce peuple et à l’impact du 7 octobre sur le monde et les démocraties occidentales, la dénonciation de l’impérialisme est, pour la première fois depuis le Vietnam, revenu au centre des mobilisations en Occident. Il faut considérer qu’il s’agit là d’un fait de la plus haute importance. Ce que le mouvement décolonial reproche le plus au mouvement social blanc c’est de ne se mobiliser que pour des causes internes qui ne concernent que le compromis social entre le bloc au pouvoir et le prolétariat blanc, ce qui atrophie la portée du combat politique et internationaliste. Mais la cause palestinienne surgit par effraction et percute de plein fouet l’expression d’une lutte de classe réduite à sa portion congrue. Le tiers-monde s’impose dans le jeu politique intérieur et divise le champ politique blanc. En témoignent les mobilisations historiques des campus américains et aujourd’hui français, les prises de positions en faveur de la Palestine de la FI et de la CGT, les arrestations et les convocations tous azimuts  pour « apologie du terrorisme », le rôle salutaire et inédit des milieux juifs antisionistes, la tentative de faire interdire cette troisième Marche de la Dignité…Le moment palestinien est décisif pour mettre fin à l’entre soi blanc et jeter des ponts pour reconstruire un internationalisme décolonial, c’est à dire pour commencer à défaire l’Etat racial.

Et maintenant ?

Si ce bilan est fait c’est pour en tirer les conséquences concrètes. Les forces de l’antiracisme sont faibles et doivent être reconstruites. Mais elles restent prometteuses et surtout elles sont indispensables. Mais la situation est aujourd’hui trop grave et trop inquiétante pour imaginer la lutte autonome comme seule solution pour faire face à l’autoritarisme et à la violence d’un État prêt à tout pour faire écraser toute contestation sociale et politique. Nous le disions déjà il y a deux ans à la veille des présidentielles : il faut d’abord construire une digue contre le torrent fasciste qui va s’abattre sur nous tous. L’urgence est au front commun de toutes les forces antilibérales, antiracistes écologiques, féministes, syndicales. Tout le monde en prend conscience aujourd’hui. Ce front doit se réaliser dans la rue mais également dans les urnes. Il faut tenir les deux bouts. Dans la rue, il doit prendre la forme d’une unité souple (respectueuse de l’autonomie des uns et  des autres), et contradictoire mobilisée contre l’Etat libéral, autoritaire et raciste qui prend les traits d’un « arc républicain » ayant intégré l’extrême droite. Dans la rue, cela signifie mobilisations constantes faites de manifestations, de meetings, de rencontres qui viennent renforcer notre camp en imposant d’autres questions à l’agenda médiatico-politique.

Dans les urnes, il doit cesser de tergiverser et doit se mobiliser en faveur de la FI, seule force politique de masse pour le moment, et à défaut de mieux, à faire la synthèse de l’ensemble des grandes préoccupations sociales, politiques et syndicales qui défendent  à la fois les intérêts des classes populaires, beaufs et barbares, et ceux des peuples en lutte. Les marcheurs et les marcheuses de la dignité doivent prendre leur part dans la construction de cette unité avec leurs revendications propres, leur agenda, leurs bruits et leurs odeurs.

Houria Bouteldja


[1] Live de la marche par le média Paroles d’honneur https://www.youtube.com/watch?v=eJvjMsh4oj8&t=7836s

[2] https://marche21avril2024.fr/appel-a-la-marche/

[3] https://blogs.mediapart.fr/marche-21-avril-2024/blog/230424/notre-malheur-collectif-c-est-que-nous-avons-desormais-des-esprits-habitues

[4] https://marche21avril2024.fr/listedessignataires-soutiens/

Lettre ouverte aux sionistes (de gauche) qui convergent à Mediapart

Le barbare, c’est toujours celui qui croit à la barbarie, dit Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire.

Ainsi, pour diaboliser les Aztèques, les Conquistadors qui les assassinaient stigmatisaient-ils les sacrifices humains de ces indiens du Mexique. Plus proche de nous, les bombardements sur l’Afghanistan s’accompagnaient de grands discours pour la liberté des femmes contre la bien connue misogynie mahométane.

Aujourd’hui, après des dizaines de milliers de morts à Gaza mais aussi en Cisjordanie, l’accusation d’antisémitisme sert à justifier la guerre génocidaire. La résistance nationale palestinienne est donc tout bonnement accusée d’antisémitisme mais aussi d’avoir, le 7 octobre dernier, tué des Israéliens parce que juifs.

Cette antienne par trop répandue est, ces jours-ci, soutenue en une du Club de Mediapart[1] et complaisamment relayée par son directeur de publication sur le départ via Twitter, Edwy Plenel.

Cette lettre nous évoque par sa composition et son propos le dispositif discursif éculé du vieil antiracisme moral ainsi résumable « Je ne suis pas raciste mais »…ici remplacé par quelque chose comme « je ne suis pas sioniste mais… ».

En effet, après 5 lignes et 502 mots pour la forme où les auteurs de ce texte se targuent de leur « soutien » et de leur « solidarité » avec les Palestiniens (« je ne suis pas sioniste »), après 500 mots, donc, surgit le fameux « mais » suivi de 18 000 autres mots – 18 000 ! – énonçant une condamnation violente et malhonnête de la résistance palestinienne et de ses soutiens les plus actifs en France, Urgence Palestine, en l’occurrence.

La tribune ayant articulé tout son propos en appuyant sur le « truc » – comme dit Badiou qui en a lui-même été accusé – infamant de l’antisémitisme adopte un ton paternaliste en surplomb, distribuant les mauvais points à celles et ceux qui franchissent la ligne du sionistement acceptable.

Du haut d’un magistère moral douteux qui reflèterait une position absolument objective, sage et juste à propos du « conflit » en cours, ses auteurs se drapent logiquement dans une posture politique et morale présentée comme indiscutable, à savoir une position sioniste d’extrême gauche (oui, ils sont « révolutionnaires ») qui entérine en le niant le fait colonial israélien. Car « Israël se distingue des expériences coloniales européennes », nous dit Joseph Confavreux[2], journaliste à Médiapart ; cette tribune prolonge cette falsification consistant à réduire le conflit aux excès de « deux extrêmes », à savoir Netanyahou et le Hamas, passant au passage sous silence que quasiment toute la classe politique israélienne justifie l’horreur en cours à Gaza mais aussi en Cisjordanie où il n’y a pas eu de 7 octobre[3].

La vérité est que les faits depuis la création de l’État d’Israël par l’ONU en 1948 contredisent ce récit. Et ce n’est pas parce que Fayard a cessé d’éditer le livre d’Ilan Pappé sur l’épuration ethnique en Palestine[4], il y a déjà 76 ans, que la réalité de l’extrême violence coloniale sioniste n’existerait plus.

En 1948, les Palestiniens ont été expulsés et Israël est actuellement bâti sur la Palestine comme la France, de 1830 à 1962, l’était sur l’Algérie et sa population autochtone.

Aussi ne s’agit-il pas pour nous de deviser sur les frontières de 1967 ou de l’expansionnisme jamais rassasié de l’État d’Israël sur les terres palestiniennes mais de dénoncer le fait colonial dans son intégralité. Rappeler le but politique de rétablir le droit et la justice de la mer au Jourdain n’a rien d’une provocation et encore moins de quelque antisémitisme. La terre spoliée, colonisée, de Palestine doit recouvrer sa liberté tout comme la Kanaky. Ou comme le Vietnam a retrouvé sa souveraineté ou l’Algérie son indépendance.

De ces principes sur lesquels il est, du point de la justice, impossible de céder, il découle une vérité ultime : les Palestiniens ont le droit de se défendre. Il n’en est pas de même pour la puissance occupante qu’est Israël. Morale universelle que même le droit international reconnaît.

Cette position qu’on dira « antisioniste » énoncée, il nous est aisé de démonter point par point et intégralement les accusations que porte la tribune relayée par Mediapart contre le mouvement de soutien à la Palestine dont nous sommes partie prenante.

1- Les organisations qui rejoignent UP, qu’elles soient de l’immigration ouvrière, marxistes, libertaires, décoloniales, musulmanes ou simplement de défense des droits de l’homme le font en connaissance de cause et n’ont que faire de cette fausse camaraderie condescendante et paternaliste.

2- La plupart des crimes et exactions (viols, féminicides, bébés décapités…) imputés au Hamas et dont les médias sionistes nous rebattent les oreilles, soit ont été infirmés par de nombreux journalistes, notamment israéliens de Haaretz, mais aussi par des instances internationales, soit sont très peu étayés.

3- Les ritournelles colportées par la plupart des sionistes selon laquelle l’opération du 7 octobre 2023 aurait une « tonalité antisémite, pogromiste et exterminatrice caractérisée » est un scandale et une insulte à la fois à l’encontre de la lutte légitime des Palestiniens et de ses morts, dont des femmes et des enfants, mais aussi des Juifs d’Europe, victimes de pogroms en Ukraine notamment puis de l’extermination par les nazis. Les martyrs Juifs d’Europe sont par ailleurs dans ce texte la proie des rédacteurs de la tribune puisque la majorité d’entre eux, à l’instar du bundiste Marek Edelman, du résistant anti-nazi Hajo Meyer ou du communiste Henri Krasucki, étaient résolument antisionistes.

Notons du reste que l’historien renommé Omer Bartov – universitaire US d’origine juive israélienne et spécialiste de l’extermination des Juifs d’Europe – a contesté à plusieurs reprises que l’opération du 7 octobre dernier ait constitué un pogrom.

Assez simplement, un pogrom désigne l’attaque meurtrière d’une foule encouragée par un consensus raciste d’Etat contre une minorité ethnique et/ou culturelle dominée et déjà opprimée. Il ne peut échapper à la sagacité d’Edwy Plenel que la domination ici est israélienne.
Nos auteurs de la tribune oseraient-ils soutenir qu’un massacre de cowboys par des Indiens au XIXème siècle serait un pogrom ? Ou encore que l’ANC de Nelson Mandela, s’étant rendue coupable d’attentats contre des civiles afrikaners, aurait commis des pogroms anti-Blancs ?

Les Palestiniens, opprimés depuis des décennies, ne peuvent être assimilés aux cowboys comme les Israéliens ne seront jamais des Indiens.

4- Les forces coalisées du mouvement national palestinien à l’initiative du 7 octobre ont effectivement commis des actes de guerre et tué des Israéliens – encore que l’hypothèse que des hélicoptères israéliens aient tiré sur des participants à la rave-party près de Gaza soit plus que sérieuse et que de nombreux témoignages remettent en cause la version israélienne concernant l’attaque des Kibboutz – mais parler d’antisémitisme est faux et partant scandaleux. Les victimes israéliennes n’ont pas été visées en tant que juives mais comme israéliennes. Qualifier l’attaque d’anti-israélienne serait juste, la qualifier d’antisémite est malhonnête et infamant. Car remplacer Israéliens par Juifs, c’est faire passer frauduleusement une violence résultant d’une situation coloniale, dans le cadre d’une lutte de libération nationale, pour une attaque antisémite.

5-S’agissant du lien fait entre la dénonciation de la « domination blanche » et le Protocole des Sages de Sion, elle est tout simplement abjecte.

Rappelons des faits tus bien que connus de qui veut que nombre d’intellectuels antisémites voire pronazis du début du XXème siècle comme par exemple Drieu la Rochelle qui a écrit dans son testament « Je meurs antisémite (respectueux des Juifs sionistes) » ou Lucien Rebatet, antisémite virulent, qui a soutenu Israël dans la guerre de 1967, ont fini prosionistes ou, pour Xavier Vallat et Rebatet, soutiens fanatiques d’Israël au nom de l’Occident et de la blanchité.

Tout cela atteste que l’antisémitisme peut parfaitement s’accommoder du sionisme dès lors que celui-ci, à la grande joie des antisémites, a pour dessein un foyer national juif qui viderait l’Europe de sa part juive, précisément.

Une fois encore, doit-on rappeler que l’antisionisme a d’abord été une tradition politique majoritaire dans le Yiddishland d’avant la Seconde guerre mondiale ? Faut-il rappeler que depuis le 7 octobre 2023, aucun incident antisémite n’a été relevé dans les manifestations de soutien à la Palestine ? Faut-il également rappeler qu’en 2014, ces sont les organisations que cette tribune insulte – parmi lesquelles l’UJFP, l’AFA et le PIR – qui ont chassé les soraliens des manifestations ?

La tribune des sionistes de gauche a beau étaler tout au long de son propos une posture outrée par le mouvement national palestinien et ses soutiens qu’elle accuse d’antisémitisme, elle n’est que justification spécieuse de l’existence d’une colonie en Palestine dont le nom est État d’Israël.

Sbeih Sbeih, Omar Alsoumi, Youssef Boussoumah, Houria Bouteldja


[1] https://blogs.mediapart.fr/antisemites-hors-de-nos-luttes/blog/200224/lettre-ouverte-aux-organisations-qui-convergent-au-sein-d-urgence-palestine

[2] https://www.mediapart.fr/journal/international/141223/de-quel-colonialisme-israel-est-il-le-nom

[3] Voir à ce propos l’excellent entretien d’Hors-Série avec Eyal Sivan : https://www.hors-serie.net/Aux-Sources/2024-02-24/Israel-contre-les-Juifs-id579

[4] Désormais disponible à La Fabrique

Le diable aux trois couleurs : Contre le lynchage et l’expulsion de l’imam Mahjoubi

« Aucun appel à la haine ne restera sans réponse », a vomi sur un réseau social, mi-février, l’homoncule de la place beauvau.

Dans son Exégèse des lieux communs, Léon Bloy relevait la propension native du bourgeois à débiter en toutes circonstances, et évidemment à son insu, dissimulées sous le sens littéral de ses sentences remâchées, des Vérités mystiques, aussi hénaurmes qu’éternelles.

Le turpide petit Gérald a donc sans aucun doute bien raison, sans le savoir. Aucun appel à la haine ne restera sans réponse : adviendra le jour, insha’Llah, où les musulmanes et musulmans de ce pays, dont la patience jusqu’ici confine à quelque chose de proprement surnaturel – pour ne pas dire : divin –, poussés à bout par les fermetures abusives de leurs lieux de culte, les dissolutions arbitraires de leurs associations, les expulsions et les persécutions judiciaires de leurs représentants, les crachats médiatiques ininterrompus, répondront.

Ce jour-là, la « gauche » auréolée de sa pureté progressiste et inclusive se décidera-t-elle peut-être à choisir son camp ?

A moins – hypothèse cavalière – qu’elle ne l’ait déjà choisi ?* Feignons de maintenir encore un peu de suspens, alors que son mutisme assourdissant, face au déchaînement politique et médiatique dont l’imam Mahjoub Mahjoubi est aujourd’hui l’objet, vient s’inscrire dans la longue histoire de ses lâchetés et de ses inconséquences.

Pourtant, en cette occurrence comme en bien d’autres, il n’y avait pas à chercher bien loin les quelques considérations susceptibles de pointer le ridicule auquel s’exposait la panique patriotarde qui saisissait le pays champion de l’Universel, dont tout sacré a été banni – sauf son drapeau –, et gardien sourcilleux de la liberté d’expression :

Toutes les gouvernances vont chuter. C’est fini, hamduliLlah ! On aura plus tous ces drapeaux tricolores, qui nous gangrènent, qui nous font mal à la tête, qui n’ont aucune valeur auprès d’Allah. La seule valeur qu’ils ont, c’est une valeur satanique. 

J’affirme que tout partisan sincère de l’émancipation – éminente valeur « de gauche », si j’ai bien appris ma leçon – devrait tenir cette prophétie pour très réjouissante, et considérer cet imam comme un ami.[1]

On remarquera en premier lieu un petit fait d’apparence anodine, mais qui a toute son importance : alors que l’imam Mahjoubi, comme on peut parfaitement l’entendre dans la vidéo litigieuse, parle bien de ces drapeaux tricolores, au pluriel, l’hallali médiatique n’a eu aucun scrupule, dans sa titraille racoleuse, à traduire le passage en ces termes : « Le drapeau français est un drapeau satanique ». S’il y a quelque chose de satanique dans cette affaire, c’est d’abord et avant tout la crapulerie des journalistes qui, sans vergogne aucune, et en toute conscience, ont menti en vue d’achever un homme qui avait déjà été mis à terre par le médiocrissime Darmanin. Car on s’accordera aisément sur le fait que ce mensonge fait de ces cerbères du pouvoir une meute de ce qu’il faut bien nommer des calomniateurs – qualificatif qui, ô puissance révélatrice de l’étymologie, constitue l’une des traductions du terme grec : διάβολος, diabolos, dont est issu notre « diable ».

Une autre traduction possible du même terme fait du diable, Satan, donc, parmi d’autres noms usités, le « grand diviseur », ou « celui qui divise ». Dans l’Apocalypse de Jean, 12,9, référence qui devrait obtenir l’agrément de tous les obsédés des « racines judéo-chrétiennes de la France », Satan est décrit comme « l’antique serpent qu’on appelle le diviseur […] qui égare l’Univers entier ». Or, que les Etats-nations et leurs drapeaux soient des fauteurs de division, à l’intérieur de leurs frontières par les disparités de classes qu’ils instituent, ou à l’extérieur par la violente concurrence économique et militaire à laquelle ils se sont livrés de tout temps, voilà bien une idée on ne peut plus banale, qui est au principe de l’internationalisme de gauche, que ce soit dans sa tradition socialiste-communiste, ou dans les bifurcations de la branche anarchiste après la scission de la Première internationale. S’il existe quelques postulats susceptibles d’avoir réuni les diverses obédiences qui ont amorcé l’histoire de la gauche, celui-ci pourrait en être un, et il a sans aucun doute été partagé par un certain nombre de personnalités illustres qui donnent aujourd’hui leurs noms à ces temples de la République que sont les écoles.

Calomniateur, diviseur, Satan, c’est bien entendu, aussi et avant tout, le principe du Mal. Quand même l’envolée de l’imam Mahjoubi serait en effet, comme ce dernier s’en est lui-même défendu en essayant très légitimement de sauver sa peau et celle de sa famille, un lapsus, le retour d’un refoulé qui s’énoncerait à peu près ainsi : « Le drapeau français et la nation qu’il représente sont l’un des creusets des maux qui nous affligent, et nous n’avons rien à en attendre » ; eh bien, je continuerais d’applaudir à une considération que mes instincts libertaires m’ont depuis longtemps amené à reconnaître comme mienne, et me réjouirais d’avoir trouvé un frère.

Cédric Cagnat


[1] On apprend également, à la lecture des extraits de son arrêté d’expulsion qui ont fuité dans la presse, que ce même imam aurait déclaré, dans un autre prêche : « Il va falloir qu’on bouscule cette société, cette société belliqueuse et pourrie ». Je connais peu de gens qui ne souscriraient pas avec enthousiasme à cette belle résolution – et c’est d’ailleurs ce que l’on entend, en substance, dans tous les bistrots de France.

* A l’exception du NPA qui s’est distingué par un communiqué plus qu’honorable, intitulé : « L’imam Mahjoub Mahjoubi doit pouvoir rentrer en France »

Comprendre Gramsci aujourd’hui

“Guerre de mouvement”, “guerre de position”, “hégémonie politique”, “intellectuel organique”, “pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté”, “Etat gramscien”, ou encore le fameux “le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres” : toutes ces citations, tous ces concepts sont issus de la pensée d’Antonio Gramsci, militant communiste italien du début du XXème siècle.

Dans le contexte politique français, nombreux sont celles et ceux qui s’appuient sur ses écrits pour décrire l’actualité et analyser la radicalisation de l’Etat français. Cependant, les concepts issus de la pensée de Gramsci ne sont pas connus de la grande majorité, le travail d’explication est rarement fait et l’incompréhension règne.

La confusion autour des “concepts gramsciens” provient notamment de la (vulgaire) tentative de récupération de ces idées par la droite. Ainsi, Nicolas Sarkozy déclare « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là. » (Le Figaro, le 17 avril 2007) ou encore récemment Eric Zemmour écrit « Ce bon vieux Gramsci n’était pas mon cousin. Ivre de moi-même, j’étais convaincu d’avoir gagné à moi tout seul la bataille des idées. » (La France n’a pas dit son dernier mot, 2021). La confusion est ainsi claire : Antonio Gramsci est souvent réduit à la défense de la conquête du pouvoir par la bataille des idées. Rien de plus faux et réducteur.

Une utilisation audacieuse et pertinente des concepts gramsciens nous a été donnée par Houria Bouteldja dans son dernier livre Beaufs et barbares – Le pari du nous (La Fabrique, 2023) dans lequel elle reprend l’idée d’Etat gramscien pour développer le concept d’Etat racial intégral. Ainsi, elle part des notions développées par Gramsci pour conceptualiser ce que les militants antiracistes et décoloniaux ont nommé “racisme d’Etat” ou “racisme structurel”. Elle démontre, en partant des écrits de l’italien mais aussi d’autres marxistes comme Poulantzas et Lénine, comment le racisme est structurellement présent dans toutes les sphères de la société française, notamment dans la gauche blanche à travers l’histoire du PCF et de la CGT.

Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini viennent de publier aux éditions la Découverte un excellent livre : L’œuvre-vie d’Antonio Gramsci. Ils proposent de comprendre Gramsci à travers sa vie et son œuvre, les deux étant inséparables : la vie du dirigeant communiste est intimement liée à l’œuvre du théoricien marxiste. En partant de ce livre nous tenterons d’expliquer les principaux concepts gramsciens : le “césarisme”, “la guerre de position” et le “concept d’hégémonie”.

Avant d’aborder ces notions centrales de la pensée de Gramsci, il est nécessaire de comprendre l’importance qu’il porte à la culture dans son cheminement politique.

 

Culture et conscience de classe 

Selon lui, la culture est “organisation, discipline de son propre moi intérieur, elle est prise de possession de sa propre personnalité, elle est conquête d’une conscience supérieure au moyen de laquelle on réussit à comprendre sa propre valeur historique, sa propre fonction dans la vie, ses propres droits et ses propres devoirs […].

La culture est donc une question politique : sans elle pas de conscience (efficace) de classe. Il est donc nécessaire de s’attacher à mener le combat culturel, de former dans le temps long la conscience critique des masses. Gramsci réfute l’idée d’un instinct de classe puissant provenant d’une simple “évolution spontanée et naturelle” ; au contraire, il démontre la centralité de la culture dans l’élaboration d’une conscience de classe indispensable à l’émancipation du prolétariat. Bien avant ses fameux Cahiers de prison, Gramsci développe sa vision du socialisme en tant que processus révolutionnaire d’émancipation qui ne peut se passer du développement culturel, lequel est un processus critique impliquant de s’abreuver aux sources de la culture bourgeoise.

Un autre penseur marxiste qui a développé une approche similaire de la culture bourgeoise est C.L.R. James, marxiste trinidadien qui a notamment écrit Les Jacobins Noirs qui traite de la révolution haïtienne et qui a inspiré de nombreux penseurs décoloniaux au même titre que Frantz Fanon ou Malcolm X. Pour James, la culture et notamment le cinéma lui ont permis de mieux comprendre la condition des noirs aux Etats-Unis : autrement dit, la culture est selon lui un moyen essentiel pour développer non seulement la conscience de classe mais aussi de race. Il écrit “J’ai analysé les films jusqu’au dernier degré possible. […] J’ai élaboré une foule de théories et d’idées. J’ai beaucoup appris sur les Etats-Unis et sur le reste du monde.” Il considère qu’il faut se défaire de l’idée que les “arts populaires” ne seraient que des instruments d’assujettissement des masses car ceux qui les produisent sont eux-mêmes inscrits dans “l’humeur” de la population, ils peuvent certes les tromper mais à condition de leur plaire : ainsi, les arts populaires expriment les “émotions et sentiments les plus profonds du peuple américain”. Le travail d’analyse de Louisa Yousfi dans Rester barbare est à l’image de cette approche de la culture : les écrits de Chester Himes, le rap de Booba et PNL sont étudiés à la loupe décoloniale dans son livre. Ainsi, Louisa parvient à nous démontrer la conscience des “barbares” (autrement dit une conscience de race) au sein de ces “arts populaires” comme l’a toujours pensé C.L.R. James et avant lui Gramsci.

Cette approche de la culture et du socialisme comme produit d’une émancipation active des masses laborieuses est à l’image d’un des combats les plus importants de la vie de Gramsci : la lutte contre la fatalité. L’un des écueils historiques des marxistes européens a été de considérer que l’histoire allait nécessairement aller dans le sens d’un effondrement inéluctable du capitalisme et d’une victoire du socialisme. C’est présent dans de nombreux écrits de Marx et Engels, notamment dans le Manifeste du Parti Communiste, mais aussi dans l’esprit de nombreux communistes contemporains du dirigeant italien. C’est ce que Gramsci nomme “le poids mort de l’histoire” auquel il oppose “l’œuvre intelligente des citoyens” qui construisent la “cité future”.

Il résume ainsi la mission principale des communistes :

Le problème concret, aujourd’hui […] est d’aider la classe laborieuse à assumer le pouvoir politique, il est d’étudier et de rechercher les moyens adéquats pour que le transfert du pouvoir étatique advienne avec le minimum d’effusion de sang, pour que le nouvel État communiste soit mis en acte de façon étendue après une courte période de terreur révolutionnaire.

Mais pour accomplir une telle mission il faut s’instruire, s’agiter, s’organiser et ainsi dominer l’espace culturel et intellectuel : le but est clair, c’est l’hégémonie.

 

La notion d’intellectuel chez Gramsci et l’hégémonie 

En étudiant la Révolution française, Gramsci comprend la façon dont la bourgeoisie a su construire sa domination future avec des moyens essentiellement intellectuels, bien avant qu’elle ne s’impose par la force. Il explique qu’en 1789, la bourgeoisie se trouve d’ores et déjà « parfaitement équipée pour toutes ses fonctions sociales, et lutte ainsi pour une domination totale sur la nation, sans avoir à faire de compromis, sur l’essentiel, avec les anciennes classes, mais au contraire en les soumettant ».

L’intellectuel a donc un grand rôle à jouer pour la révolution socialiste, à l’image des intellectuels bourgeois. Néanmoins, chez Gramsci la notion d’intellectuel prend un sens plus large :

“Par intellectuels, il faut entendre non seulement les couches qu’on entend communément sous ce nom, mais en général l’ensemble de la masse sociale qui exerce des fonctions organisatrices au sens large, tant dans le champ de la production que dans le champ de la culture et dans le champ administratif et politique.”

Il ne faut pas chercher, selon Gramsci, la caractéristique des intellectuels “dans ce qui est intrinsèque à l’activité intellectuelle”, mais dans la place que cette activité occupe “dans l’ensemble général des rapports sociaux”. Autrement dit, pour le communiste italien être un intellectuel n’est pas une essence, ce n’est pas le synonyme d’érudit ou de savant mais c’est une fonction déterminée au sein de rapports sociaux. Ainsi, “l’ouvrier n’est pas spécifiquement caractérisé par le travail manuel ou instrumental […] mais par ce travail dans des conditions déterminées et dans des rapports sociaux déterminés.” Quant à l’entrepreneur capitaliste, sa figure sociale est déterminée « par les rapports sociaux généraux qui se caractérisent par sa position dans l’industrie » et non par les “qualifications de caractère intellectuel” qu’il possède par ailleurs.

La fonction d’un intellectuel est alors d’organiser et de diriger les classes sociales. On touche ici à une distinction cruciale faite par le communiste italien : celle entre direction et domination.

Selon Gramsci : “Une classe est dominante de deux façons, c’est-à-dire qu’elle est « dirigeante » et « dominante ». Elle dirige les classes alliées, elle domine les classes antagonistes. C’est pourquoi, avant même d’arriver au pouvoir, une classe peut être « dirigeante » (et elle doit l’être) : quand elle est au pouvoir, elle devient dominante mais continue à être aussi « dirigeante ».

Le concept d’hégémonie apparaît dès lors clairement : une classe réussit à instaurer sa pleine et entière hégémonie lorsque sa domination s’est imposée d’autant plus fortement qu’elle a réussi à diriger pleinement tous leurs concurrents et adversaires. La domination n’est donc pas uniquement une question militaire ou répressive mais aussi (et surtout) une question de direction intellectuelle. La domination répressive n’est que l’étape finale d’une révolution car elle nécessite l’accès à l’appareil étatique mais l’hégémonie se construit bien avant : il faut que la classe révolutionnaire s’organise, s’instruise et se dirige elle-même. Gramsci résume tout cela ainsi :

“Il peut et il doit y avoir une « hégémonie politique » avant même l’arrivée au gouvernement et il ne faut pas compter seulement sur le pouvoir et sur la force matérielle qu’il donne pour exercer la direction ou l’hégémonie politique.”

C’est à partir d’une définition toute nouvelle et éminemment politique de la notion d’intellectuel que Gramsci commence à élaborer l’un de ses plus importants concepts : l’hégémonie. Cette dernière est comprise, au sens gramscien, comme un rapport de pouvoir spécifique : la direction d’une classe par une autre, selon des modalités et des moyens qui ne relèvent pas de la “force matérielle”. Bien entendu Gramsci n’est pas le premier à conceptualiser l’hégémonie au sein de la pensée marxiste. Avant la révolution de 1917, les communistes russes ont forgé le concept d’hégémonie pour théoriser le rôle du prolétariat dans une révolution bourgeoise, à la suite de la révolution d’octobre ce concept a perdu de sa pertinence aux yeux des bolcheviques puisque le cadre politique avait changé.

La distinction entre direction et domination qu’opère Gramsci trouve alors un sens concret dans le concept d’hégémonie et permet de comprendre une nouvelle notion capitale. La classe dominante (bourgeoise), précisément parce qu’elle est en capacité de diriger la seconde (prolétariat), dispose déjà en son sein de son propre groupe dirigeant, d’un groupe exerçant “des fonctions organisatrices au sens large” ; autrement dit, elle dispose de ses propres intellectuels, de ses « “intellectuels” au sens organique » : ces intellectuels sont “organiques” car propres aux « classes dont ils [sont] l’expression”.

Cette hégémonie repose sur ce qu’il nomme “l’appareil hégémonique”, c’est-à-dire “l’organisation matérielle visant à maintenir, à défendre et à développer le “front” théorique ou idéologique”. Dans celle-ci, “la presse est la partie la plus dynamique de cette structure idéologique, mais pas la seule : tout ce qui influence ou peut influencer l’opinion publique directement ou indirectement lui appartient : les bibliothèques, les écoles, les cercles et les clubs de divers genres, jusqu’à l’architecture, à la disposition des rues et au nom de celles-ci.”

Gramsci résume en ces mots la place des intellectuels au sein de “l’appareil hégémonique” :

“Les intellectuels ont une fonction dans l’« hégémonie » que le groupe dominant exerce dans toute la société et dans la « domination » sur celle-ci qui s’incarne dans l’État, et cette fonction est précisément « organisatrice » ou connective : les intellectuels ont pour fonction d’organiser l’hégémonie sociale d’un groupe et sa domination étatique, c’est-à-dire le consensus-consentement donné par le prestige de la fonction dans le monde productif et l’appareil de coercition pour les groupes qui ne « consentent » ni activement ni passivement ou pour les moments de crise de commandement et de direction, dans lesquels le consentement spontané subit une crise.

Le cadre théorique général c’est l’hégémonie, le but c’est la révolution socialiste. Mais construire l’hégémonie n’est pas simple. En effet, il faut contrecarrer l’hégémonie bourgeoise avant même de penser à la révolution.

La théorie des rapports de force

Pour analyser les étapes d’un processus révolutionnaire, Gramsci propose une théorie des rapports de force. Il distingue trois types de rapport de force qui, ensemble, forment les moments du processus révolutionnaire envisagé sur le long terme :

  1. “le rapport des forces sociales étroitement lié à la structure”, c’est-à-dire à l’état des forces productives et des rapports de production (ce qu’on pourrait nommer le rapport de force travail-capital) ;
  2. “le rapport des forces politiques, c’est-à-dire l’évaluation du degré d’homogénéité et de conscience de soi atteint par les différents regroupements sociaux” (lié au concept d’hégémonie) ;
  3. le rapport des forces militaires, qui est le moment décisif de la révolution effective (Gramsci apporte ici une distinction entre le moment militaire et le moment “politico-militaire”).

Cette théorie des rapports de forces n’est pas uniquement un constat, elle est un programme pour la conquête de l’hégémonie ; en effet il s’agit de savoir « comment le rapport de forces social devient rapport de forces politique pour culminer dans le rapport militaire décisif. Si l’on n’a pas ce processus de développement d’un moment à l’autre dans le rapport de forces, la situation reste inopérante et diverses conclusions peuvent advenir ».

Ainsi, avec cette théorie apparaissent des phases précises du processus de déploiement des rapports de force entre les classes, le moment spécifique de la lutte pour l’hégémonie étant le moment politique par excellence, dès avant la conquête du pouvoir d’État :

“À la phase corporative, à la phase d’hégémonie dans la société civile (ou de lutte pour l’hégémonie), à la phase étatique correspondent des activités intellectuelles déterminées, qui ne peuvent s’improviser de façon arbitraire. Durant la phase de lutte pour l’hégémonie, on développe la science de la politique, durant la phase étatique, toutes les superstructures doivent être développées, sous peine de la dissolution de l’État.”

La force de la pensée de Gramsci est, une fois de plus, de combattre l’économisme, présente sous ses diverses formes dans les écrits marxistes, qui instaure une causalité mécaniste sans penser ce processus. Il en dénonce les versions historiographiques et théoriques les plus répandues, en particulier chez les marxistes, rappelant notamment que “une fois dégénéré en économisme historique, le matérialisme historique perd une grande partie de son expansivité culturelle parmi les personnes intelligentes bien qu’il en acquière chez les intellectuels paresseux”.

Il est intéressant d’étudier la séquence politique actuelle à l’aune de la théorie des rapports de force de Gramsci. Les manifestations contre la loi travail en 2016, le mouvement des Gilets jaunes en 2018, les manifestations contre la réforme de la retraite en 2023 démontrent que dans la séquence actuelle le premier rapport de force, “le rapport de force travail-capital”, est pleinement mis en jeu. En parallèle, la lutte pour l’hégémonie, le deuxième rapport de force, se développe. Les médias dominants sont de plus en plus décriés, notamment suite au 7 octobre, les médias indépendants se développent : Le Média a sa propre chaîne de télévision, Paroles d’honneur gagne en visibilité, de même pour Blast et cette dynamique se retrouve dans tous les autres médias, essentiellement sur des plateformes de streaming (YouTube, Twitch, TikTok) avec un public jeune. Comme le précise Gramsci, à chaque phase de la lutte “correspond des activités intellectuelles déterminées, qui ne peuvent s’improviser de façon arbitraire” : le front culturel est le lieu de la lutte pour l’hégémonie, en complémentarité avec les techniques habituelles de lutte entre le travail et le capital (manifestations, grèves, blocages, …). C’est ce que démontre la séquence actuelle.

Le dirigeant communiste italien ne s’arrête pas à sa théorie des rapports de forces, il développe deux concepts clés qui décrivent deux types de lutte : la “guerre de mouvement” et la “guerre de position”.

La “guerre de position” et la “guerre de mouvement”

La « guerre de position » s’oppose à l’idée de « guerre de mouvement » (ou « guerre de manœuvre ») : Gramsci estime qu’il ne faut plus envisager la révolution comme insurrection généralisée et passage immédiat à la dictature du prolétariat ; autrement dit, la guerre de mouvement, qui a permis la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, ne permettrait plus d’obtenir la victoire.

Pour le communiste italien, il faut prendre acte du passage, au cours de la première guerre mondiale[1], « de la guerre de manœuvre à la guerre de position ». Dans cette séquence historique, « la guerre de position n’est pas en effet seulement constituée par les tranchées pures et simples, mais par tout le système organisationnel et industriel de l’armée déployée […] ». Cela ne signifie pas que la guerre de manœuvre et les tactiques offensives n’existent plus mais que leur rôle a changé :

“Il faut considérer qu’elles sont réduites à une fonction tactique plus qu’à une fonction stratégique […]. Cette même réduction doit advenir dans l’art et la science de la politique, au moins pour ce qui concerne les Etats les plus avancés où la “société civile” est devenue une structure très complexe et résistante aux “irruptions” catastrophiques de l’élément économique immédiat (crise, dépressions, etc.) : les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la [première] guerre mondiale.”

Gramsci considère aussi pour preuve du passage « de la guerre de manœuvre à la guerre de position » la défaite des révolutionnaires allemands dans les années 1920. En s’appuyant sur une réflexion menée à propos de Rosa Luxemburg, Gramsci précise pourquoi, après la victoire de 1917 remportée par les bolcheviks à la suite d’une guerre de mouvement, on a désormais affaire à une guerre de position :

“En Orient [il parle de l’URSS], l’État était tout, la société civile était primitive et gélatineuse ; en Occident, entre Etat et société civile, il y avait un juste rapport et dans le vacillement de l’Etat on discernait aussitôt une robuste structure de la société civile. L’Etat était seulement une tranchée avancée, derrière laquelle se trouvait une chaîne robuste de forteresses et de casemates ; plus ou moins d’un État à l’autre, on le comprend, mais ceci demandait précisément un examen soigneux de type national.”

En résumé, en Occident, la société civile est partie intégrante de la force de résistance, à la fois politique et militaire, des Etats qu’il s’agit de conquérir. La nécessité de la guerre de position naît de cette réalité complexe. Dans cet extrait central de sa pensée, Gramsci explique le passage à la guerre de position et ce que cela implique :

“[Le passage de la guerre de manœuvre à la guerre de position dans le champ politique est] la plus importante question de théorie politique posée par la période de l’après-guerre, et la plus difficile à résoudre correctement. Elle est liée aux questions soulevées par Bronstein [Trotski] qui, d’une façon ou d’une autre, peut être tenu pour le théoricien politique de l’attaque frontale dans une période où elle ne peut qu’être cause de défaite. Ce n’est qu’indirectement que ce passage dans la science politique est lié à celui qui est advenu dans le champ militaire, bien qu’un lien existe certainement, et qu’il soit essentiel. La guerre de position demande d’énormes sacrifices à des masses innombrables de population ; c’est pourquoi une concentration inouïe de l’hégémonie est nécessaire et donc une forme de gouvernement plus « interventionniste », qui prenne plus ouvertement l’offensive contre les opposants et organise en permanence l’« impossibilité » d’une désagrégation interne : contrôles en tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions” hégémoniques du groupe dominant, etc. Tout cela indique qu’on est entré dans une phase culminante de la situation politico-historique, puisque, dans la politique, la « guerre de position », une fois gagnée, est décisive définitivement. C’est-à-dire qu’en politique, la guerre de mouvement subsiste tant qu’il s’agit de conquérir des positions non décisives et donc que toutes les ressources de l’hégémonie et de l’État ne sont pas mobilisables, mais quand, pour une raison ou pour une autre, ces positions ont perdu leur valeur et que seules les positions décisives ont de l’importance, alors on passe à la guerre de siège, dense, difficile, qui requiert des qualités exceptionnelles de patience et d’esprit inventif. En politique, le siège est réciproque, en dépit de toutes les apparences, et le seul fait que le dominant doive faire étalage de toutes ses ressources, montre à quel point il prend en considération son adversaire.”

C’est pourquoi, en 1932, il écrira que « la guerre de position, en politique, c’est le concept d’hégémonie ».

Le concept d’hégémonie est central pour comprendre la politique française : nous sommes dans une phase claire de “guerre de position”, à la conquête de l’hégémonie car l’appareil hégémonique de la bourgeoisie française est en “crise d’autorité” (nous y reviendront). Les notions comme “bataille culturelle” ou “front culturel” sont des synonymes de ce concept gramscien et leur pertinence actuelle démontre que, de fait, la scène politique française repose aujourd’hui essentiellement sur la conquête de l’hégémonie. De plus il est clair que lorsque Gramsci évoque “une forme de gouvernement plus « interventionniste », qui prenne plus ouvertement l’offensive contre les opposants et organise en permanence l’« impossibilité » d’une désagrégation interne : contrôles en tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions” hégémoniques du groupe dominant” le cas de la France saute aux yeux. Les nombreuses intimidations de la police française envers la population musulmane, les dissolutions du CCIF ou récemment de la GALE, l’accusation “d’écoterrorisme” des Soulèvements de la Terre ou encore les innombrables interdictions de manifester sont des exemples parmi des milliers d’autres de “l’interventionnisme” du gouvernement français contre ses opposants.

Ce concept conduira Gramsci à repenser l’État et donnera naissance à l’une des notions les plus fondamentales de l’italien : l’État gramscien.

L’État gramscien

Gramsci formule de deux manières ce qu’il entend par État :

“Il faut noter que dans la notion générale de l’Etat entrent des éléments qui sont à rapporter à la notion de société civile (dans le sens, pourrait-on dire, où Etat = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition).”

“Par Etat il faut entendre également, outre l’appareil gouvernemental, l’appareil “privé” d’hégémonie ou société civile ; l’Etat (dans sa signification intégrale : dictature + hégémonie).”

A l’aune de cette analyse, il est clair que la notion d’État gramscien est à la fois une synthèse des nombreux concepts apportés par Gramsci (hégémonie, distinction domination-direction) et un élément clé qui regroupe les axes de lutte pour l’hégémonie : la conquête de l’État gramscien regroupe tous les types de rapports de force, la nécessité d’avoir des “intellectuels organiques” le tout s’incorporant dans la guerre de position.

C’est d’ailleurs grâce à la puissance théorique du concept d’État gramscien qu’Houria Bouteldja a pu développer la notion d’Etat racial intégral. Dans un entretien pour le QG décolonial elle écrit :

“J’essaie de donner un contenu concret à la notion de racisme systémique. J’étais assez insatisfaite de la définition que nous-mêmes dans le mouvement décolonial nous en donnions, parce que ça restait abstrait, ça manquait de matière. Et puis j’ai rencontré Gramsci et son concept d’État intégral. Il le définit comme l’association de trois instances : l’État et ses institutions, plus la société politique, plus la société civile. C’est ce qui fait la cohérence générale de l’État, son existence et sa pérennité. Chez Gramsci, cette analyse était appliquée à l’État bourgeois. Ce qui fait la pérennité de l’État bourgeois est le lien organique qui s’est créé avec le temps – notamment par l’émergence et la constitution des États-nations – entre l’État, les organisations politiques qui représentent les fractions du peuple selon leurs intérêts, et la société civile. Sur la base de cette idée, je me suis dit que l’on pouvait appréhender la question de la race et du racisme à travers le concept d’État intégral parce qu’il manquait à l’analyse de Poulantzas, de Gramsci ou des intellectuels d’aujourd’hui sa dimension raciale. Pourquoi ça marche, le racisme ? Pourquoi ça tient et pourquoi c’est pérenne ? C’est pérenne parce que c’est aussi une coproduction des trois instances citées.”

L’hégémonie est par définition liée à un, et un seul, groupe particulier. Il ne peut exister deux hégémonies dans un même pays. Alors, comment envisager la chute de l’hégémonie de la classe bourgeoise, nécessaire pour qu’une autre parvienne à la remplacer ? Autrement dit, comment vacille, comment s’affaiblit une hégémonie une fois en place ? Gramsci nomme ce phénomène “crise d’hégémonie” ou “crise d’autorité”.

Crise d’hégémonie et “crise d’autorité”

C’est notamment pour expliquer ces notions qu’il écrira la fameuse citation sur le vieux monde qui meurt :

“L’aspect de la crise moderne que l’on déplore […] est lié avec ce que l’on appelle « crise d’autorité ». Si la classe dominante a perdu le consensus, c’est-à-dire qu’elle n’est plus « dirigeante » mais uniquement « dominante », détentrice de la pure force coercitive, cela signifie justement que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, ne croient plus à ce à quoi elles croyaient avant, etc. La crise consiste justement dans le fait que le vieux meurt et que le nouveau ne peut pas naître ; dans cet interrègne, se vérifient les phénomènes morbides les plus variés.”

Une hégémonie se fissure lorsque l’appareil hégémonique de la classe dominante ne parvient plus à maintenir le consensus, lorsque les “intellectuels organiques” de celle-ci sont désavoués par les masses et ce pour diverses raisons (guerre, crise économique, etc.). Dans chaque pays, le processus des crises est différent mais le contenu est le même :

“C’est la crise d’hégémonie de la classe dirigeante, qui advient soit parce que la classe dirigeante a failli dans quelque grande entreprise politique pour laquelle elle a demandé ou imposé par la force le consentement des grandes masses (comme la guerre), soit parce que de vastes masses (en particulier de paysans et de petits-bourgeois intellectuels) sont passées d’un coup de la passivité politique à une certaine activité et posent des revendications qui, dans leur ensemble inorganique, constituent une révolution. On parle de « crise d’autorité » et c’est précisément cela, la crise d’hégémonie, ou crise de l’État dans son ensemble.”

Revenons alors sur la citation la plus connue de Gramsci : “dans cet interrègne, se vérifient les phénomènes morbides les plus variés” ou encore dans sa forme la plus répandue “dans ce clair-obscur surgissent les monstres”. Il ne fait aucun doute que ce monstre c’est le facisme dont il fut le principal adversaire (pour ce qui est du régime italien) et qui l’emprisonna de 1926 à sa mort. Il est donc bien placé pour analyser l’avènement d’un tel type de régime politique, processus auquel il donne le nom de “césarisme”.

Le césarisme

Quand la crise ne trouve pas cette solution organique [“la fusion d’une classe sous une seule direction pour résoudre un problème dominant et existentiel”] mais celle de l’homme providentiel, cela signifie qu’il existe un équilibre statique, qu’aucune classe, ni la conservatrice ni la progressiste, n’a la force de vaincre mais aussi que la classe conservatrice a besoin d’un patron.

Gramsci distingue deux types de “césarisme” :

  1. un césarisme « de caractère quantitatif-qualitatif » qui représente « la phase historique de passage d’un type d’État à un autre type… », dont les archétypes seraient César et Napoléon I ;
  2. un césarisme uniquement « quantitatif » car il ne marque pas le « passage d’un type d’État à un autre type, mais seulement une « évolution” du même type, selon une ligne ininterrompue », dont l’archétype serait Napoléon III.

Ainsi, « il peut y avoir une solution césariste même sans César, sans grande personnalité « héroïque » et représentative ». Gramsci estime que « le mécanisme du phénomène césariste » est très différent « dans le monde moderne » et ce pour deux raisons.

En premier lieu, parce que, contrairement aux situations d’affrontement et d’équilibre entre forces sociales qui amenaient les solutions césaristes anciennes, dans le monde moderne « I’équilibre à perspective catastrophique ne se vérifie pas entre forces qui, en dernière analyse, pourraient fusionner et s’unifier, fut-ce après un processus difficile et sanglant, mais entre forces dont l’opposition est historiquement irrémédiable ».

Par ailleurs, ce n’est plus l’armée qui joue un rôle déterminant dans le processus mais la police, qui n’est plus seulement compris comme « le service étatique chargé de la répression de la délinquance, mais l’ensemble des forces organisées par l’Etat et les personnes privés pour protéger la domination politique et économique des classes dirigeantes ». Gramsci écrit que certains partis politiques « doivent être considérés comme des organismes de police politique ».

Après cet exposé de la pensée de Gramsci il nous reste à étudier sa pertinence aujourd’hui dans le cas de la France, de faire cet “examen soigneux de type national” que Gramsci propose de mener et qui se doit d’examiner de front la société civile et l’État – que l’on ne pourra plus considérer sous son seul aspect coercitif.

On peut aisément lier le concept de “césarisme” à la radicalisation de l’Etat français :

  • les sources de la “crise d’autorité” à l’origine de cette radicalisation sont multiples : la crise écologique, la crise économique de 2007 accentuée par le Covid, l’inflation, le déclassement (relatif) de la France sur la scène internationale, … Le choix est vaste ;
  • nous sommes clairement dans une phase de césarisme “quantitatif” avec seulement une évolution du même type d’État, selon une ligne ininterrompue depuis le coup d’Etat de mai 1958 de Gaulle qui donna naissance à la Vème République, constitution propice au césarisme, sur laquelle se repose Macron ;
  • cette fameuse “solution césariste même sans César, sans grande personnalité « héroïque » et représentative” sied parfaitement à Macron (et à Le Pen) ;
  • dans sa forme moderne, les solutions césaristes proviennent d’”équilibre à perspective catastrophique [qui] se vérifie entre forces dont l’opposition est historiquement irrémédiable” : avec les récentes prises de position de LFI dans une posture de gauche conséquente (réformiste certes, mais de plus en plus à gauche), il est clair qu’ils ne sont plus conciliables avec le bloc Macron-LR-RN, le fameux « arc républicain », nous ne sommes pas loin de cette “opposition irrémédiable” ;
  • autre trait caractéristique du césarisme dans sa “forme moderne” : ce n’est plus l’armée qui joue un rôle déterminant dans le processus mais la police, qui n’est plus seulement « le service étatique chargé de la répression de la délinquance, mais l’ensemble des forces organisées par l’État et les personnes privées pour protéger la domination politique et économique des classes dirigeantes ». La mort de Nahel a bien démontré que Gramsci avait raison de considérer la « police » par les forces de l’ordre mais aussi par ses soutiens les plus fervents, les défenseurs de « l’ordre », les donateurs sur la cagnotte du policier et tous les amoureux de la “police républicaine”. Ce n’est pas tout, Gramsci écrit aussi que certains partis politiques “doivent être considérés comme des organismes de police politique” : encore une fois, c’est une évidence que Renaissance, LR, RN et tous les partis politiques qui ont soutenu la police après la mort de Nahel ou lors de la manifestation des syndicats de police en 2019 sont concernés ;
  • c’est pourquoi Gramsci conclut que le “césarisme moderne, plus que militaire, est policier” : la police a toujours été choyée par les gouvernements successifs mais depuis l’arrivée de Macron au pouvoir ce phénomène est accentué. Il n’y a qu’à voir les déclarations ahurissantes des syndicats de police et la façon dont l’État les caresse dans le sens du poil en acceptant toutes leurs demandes ;

Le constat de la radicalisation de l’État français peut en désespérer plus d’un mais ce devrait être tout le contraire ! L’État français ne tend pas vers le fascisme par plaisir : la France est dans le viseur de l’ONU, des membres de la communauté internationale commentent régulièrement leurs dérives autoritaires, la police devient incontrôlable, le gouvernement ne peut plus aller nulle part en France sans se faire huer, etc. Alors pourquoi cette fascisation ? Parce qu’on les pousse à aller jusque-là. Gramsci écrit :

« En politique, le siège est réciproque, en dépit de toutes les apparences, et le seul fait que le dominant doive faire étalage de toutes ses ressources, montre à quel point il prend en considération son adversaire.« 

Là est la force de la dialectique : certes, dans le camp d’en face ils deviennent ces monstres issus du “clair-obscur entre le vieux monde et le nouveau” mais ils ne le font pas par gaieté de coeur : c’est parce que nous devenons plus conséquents et forts qu’ils sont forcés d’aller vers la solution césariste. Et réciproquement c’est parce qu’ils deviennent plus violents, plus féroces que nous sommes poussés à affirmer encore plus nos positions.

L’histoire le démontre : c’est dans ces moments de haute tension, de clivage important que les grandes avancées (ou les pires horreurs) surviennent. L’un vient avec l’autre. C’est maintenant qu’il faut être fort et ne pas perdre espoir. De toute façon, nous n’avons pas le choix.

 

Azadî

[1] Le moment qui marque le passage à la guerre de position n’est pas certain. Certes, Gramsci insiste beaucoup sur la rupture historique qu’a été la Grande Guerre mais il pense aussi vers la fin de sa vie à “la période d’après 1870, avec l’expansion coloniale européenne” pour désigner cet acte de passage.