Messages par QGDecolonial

Pour une histoire raciale de l’après « miracle économique » allemand

Ce texte est tiré d’une communication présentée lors du séminaire « Acteurs et mouvements sociaux », le 1er avril 2021, à Sciences Po Paris, par Selim Nadi, membre de la rédaction du QG décolonial. Son titre entier :

« Autonomie, grève et luttes des travailleurs immigrés : Pour une histoire raciale de l’après « miracle économique » allemand »

 

N’étant ni un spécialiste des luttes de l’immigration, ni des grèves d’usine – même si ce sont deux sujets qui m’intéressent –, c’est en écrivant ma thèse sur l’histoire transnationale des tiers-mondismes ouest-allemands et français entre le milieu des années 1950 et le milieu des années 1970 que j’ai rencontré ce sujet. Je connaissais quelque peu la question concernant la France, car j’ai un peu travaillé sur le Mouvement des Travailleurs Arabes, mais la question des luttes de l’immigration en l’Allemagne de l’Ouest m’était totalement inconnue au moment où j’ai commencé à m’intéresser un peu au sujet. Ce qui m’a intéressé, c’est la signification des années 1970 dans l’histoire des luttes antiracistes et de l’immigration. Au-delà des luttes outre-Atlantique, on peut penser, concernant la France, au Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA), mais également aux grèves des ouvriers maghrébins, sénégalais, maliens, réunionnais, etc. En Grande-Bretagne, il y a eu les différents mouvements des travailleurs originaires des Antilles et d’Asie (comme le fameux Black Star), etc. En Allemagne de l’Ouest, s’il n’y a pas réellement eu de mouvement organisé en tant que tel (comme le MTA ou le Black Star), les années 1960 et le début des années 1970 ont réellement marqué l’éclosion des luttes de l’immigration – surtout dans les usines. Il faut donc prendre la communication d’aujourd’hui pour ce qu’elle est – non pas l’œuvre de plusieurs années de recherche, mais bien plutôt le début de recherches sur la question.

Pour me concentrer sur l’Allemagne donc, il est important de rappeler que la question du racisme était bien évidemment présente dans les deux Allemagnes des années 1960 et 1970 (on pourrait même remonter avant, concernant les Algériens s’étant exilés en RFA pendant la Révolution algérienne). Quinn Slobodian, par exemple, dans son étude sur la question raciale en Allemagne de l’Est, explique que dès sa création, en 1949, la RDA présentait le racisme comme un phénomène appartenant à l’ancienne Allemagne nazie ou à l’Allemagne de l’Ouest – et plus généralement aux pays occidentaux. Le mythe du « chromatisme socialiste[1] » – terme qu’utilise Quinn Slobodian afin de traiter des représentations de la question raciale en RDA, représentations qui mettaient en avant les différences liées à la couleur de peau ou à d’autres caractéristiques physiques – camouflait pourtant une réalité toute différente, bien que le racisme ne s’exprimait sans doute pas de la même façon qu’en RFA.

La question qui m’intéresse aujourd’hui concerne l’Allemagne de l’Ouest (RFA) et plus précisément la condition des immigrés turcs dans la RFA de la première moitié des années 1970 et leur rapport à la gauche radicale – du moins à une partie de celle-ci. Je pense que ce point éclaire assez bien certains enjeux politiques de la période suivant le fameux Wirtschaftswunder (miracle économique). Toutefois, c’est notamment à travers une forme d’action précise que les immigrés turcs prendront le devant de la scène durant ces années : les grèves sauvages[2]. Le caractère « sauvage » de ces grèves n’est pas anodin, puisque celles-ci se font le plus souvent sans organisations de gauche ou syndicats pour encadrer la grève. La grève dont nous allons traiter ici, celle des ouvriers turcs de l’usine Ford de Cologne en 1973, exprime de manière claire les contradictions internes à la classe ouvrière, mais également les difficultés qu’avait alors une partie non négligeable de la gauche ouest-allemande à se saisir des questions auxquelles les travailleurs immigrés donnaient la priorité. A mon sens le cas des luttes des immigrés en Europe occidentale dans les années 1970 est une illustration assez intéressante de la structuration raciale de ce que les opéraïstes italiens nommaient « l’ouvrier-masse » qui, pour reprendre ce qu’en écrit Steve Wright, possédait trois attributs :

  • Il était massifié.
  • Il accomplissait un travail non qualifié.
  • Il était situé au cœur du processus de production immédiat.

« Individuellement interchangeable, mais collectivement indispensable » (Steve Wright), c’est cette condition qui me semble être très bien mise en lumière par les grèves sauvages de la RFA des années 1970.

Avant tout, je voudrais dire que j’utilise le terme « sauvage » par simplicité. Mais c’est un terme qui a été discuté, voire remis en question, par les grévistes eux-mêmes – qui insistaient sur le fait de qualifier leur action de grève. C’est ce qu’écrit Delphine Corteel, dans l’un des rares articles disponibles en français sur la question :

« […] pour les ouvriers de Ford, la question du nom donné à la lutte engagée est un point de bataille qui va devenir essentiel. Les ouvriers revendiquent le nom de « grève » alors que le conseil d’entreprise, organe légal de représentation des salariés dans l’entreprise, refuse d’utiliser ce mot[3]. »

Bien évidemment, je ne voudrais pas donner l’impression que cette grève s’est déroulée dans une sorte de vide politique. Elle s’inscrit non seulement dans une série de grèves sauvages au début des années 1970 ainsi que dans les grèves des années 1960. Dans un premier temps, je voudrais donc évoquer le contexte qui a amené les travailleurs immigrés – ces fameux Gastarbeiter – à se lancer dans des grèves sauvages. Dans un deuxième temps, il me semble important de revenir sur la grève elle-même afin d’en expliquer les enjeux. Je terminerai par évoquer la réception de cet enjeu de l’immigration dans la RFA de l’époque, non seulement par les médias mainstream, mais aussi par toute une partie de la gauche.

Contexte

Avec les accords migratoires (Anwerbeabkommen) de 1955, avec les pays européens, la RFA a ouvert son marché du travail à une main-d’œuvre étrangère. Dès août 1961, la frontière entre la RFA et la RDA a été fermée, mettant fin aux quelques 150 000 à 300 000 travailleurs de l’Est qui venaient travailler à l’Ouest. Ce qui a entraîné d’autres accords migratoires, notamment celui d’octobre 1961, avec la Turquie. Jusqu’en 1973, date à laquelle un frein a été mis à l’immigration (Anwerbestopp), il y a donc toujours eu plus de Gastarbeiter en RFA. En 1961, on comptait, officiellement, 700 000 personnes non allemandes en RFA ; en 1970, ce chiffre s’élevait à presque 3 millions. Bien évidemment, ce que démontre Abdelmalek Sayad (dans L’immigration ou les paradoxes de l’altérité) concernant les travailleurs immigrés en France vaut également pour la RFA : le caractère provisoire de ces Gastarbeiter (littéralement : « travailleurs invités ») n’a été pensé comme provisoire que par la société d’immigration, mais s’est toujours accompagné de l’installation durable des personnes qui ont émigré et de leurs familles.

Guère étonnant, donc, que les travailleurs immigrés aient joué un rôle essentiel dans les grèves sauvages des années 1960 et 1970. C’est là un aspect essentiel à souligner, car, comme l’a brillamment démontré Peter Birke, dans son histoire comparée des grèves sauvages en RFA et au Danemark, l’époque de ce que l’on a appelé « miracle économique » a été imprégnée par les luttes des travailleurs et travailleuses – des luttes pas toujours organisées par des syndicats ou par une organisation centrale. Entre 1955 et 1973, il y a donc eu un nombre grandissant de grèves sauvages et d’arrêts du travail. Birke insiste notamment sur le fait que ces luttes s’inscrivaient dans une opposition à la « paix sociale » entre les patrons, les syndicats et la classe politique ouest-allemande. D’ailleurs, quelques années après la fin de cette période de grèves sauvages, Kurt Steinhaus – qui a été l’élève de Wolfgang Abendroth dans la célèbre école de Marburg et qui faisait partie du SDS – publiait un petit livre sur les grèves des années 1960 et 1970 dans lequel il rappelait que la RFA apparaissait alors souvent, pour les observateurs, comme le cas classique d’une intégration pacifique au capitalisme. Pour illustrer son propos, il compare dans un tableau le nombre de grévistes et les jours de grèves de Grande-Bretagne, de France et de RFA – la RFA arrivant à des chiffres ridiculement bas. Or, Steinhaus se base là sur les chiffres officiels, des grèves légales, délaissant soigneusement, du moins dans ces tableaux, les grèves sauvages de ces années. Birke rappelle d’ailleurs à quel point ces grèves sauvages allaient à l’encontre du schème traditionnel de toute une partie de la gauche partisane et syndicale ouest-allemande – non seulement par leur aspect « spontané », mais également par la participation centrale des immigrés et des femmes – ces acteurs et actrices allaient souvent à l’encontre des directives syndicales, syndicats souvent dominés par les hommes qui avaient des postes qualifiés. Or, ces grèves sauvages ont joué un rôle moteur dans les quelques améliorations obtenues par la classe ouvrière ouest-allemande. C’est là à mon avis, un point essentiel de la recherche historique sur les luttes de la classe ouvrière : la manière dont des luttes spécifiques (ici les luttes de l’immigration) mettent en jeu le sort de l’ensemble de la classe ouvrière. C’est également ce qu’a montré le travail du politiste – spécialiste des luttes ouvrières – Michael Goldfield dans son ouvrage The Southern Key, dans lequel il montre notamment les conséquences de la défaite des luttes antiracistes des années 1930 et 1940 dans le Sud des États-Unis pour l’ensemble des ouvriers.

Pour en revenir à ce qui nous intéresse ici, je souhaitais simplement insister sur le fait que la grève sur laquelle je vais me pencher dans la 2e partie, n’est qu’un cas d’étude d’un ensemble de grèves sauvages qui se sont enclenchées durant la seconde moitié des années 1950 – à une époque où l’économie allemande s’était accélérée et dont le taux de croissance annuel du produit national brut était l’un des plus haut en Europe (6,6 %). Cela impliquait donc une mobilisation accrue de force de travail – y compris des plus vieux et des femmes mariées. Et donc, également d’une main-d’œuvre étrangère. Les grèves sauvages se sont surtout développées autour de la question de la « qualification » des travailleurs – un enjeu profondément marqué par la question raciale. Ainsi, en août 1955, plusieurs grèves locales ont éclaté autour de l’asymétrie d’augmentation de salaire entre ouvriers qualifiés et non qualifiés. La première de ces grèves a été lancée par des ouvriers du chantier naval de l’entreprise publique Howaldtwerke de Hambourg. Sans revenir sur toutes ces grèves, celles-ci n’ont fait que croître tout au long de ces années – autour de questions comme les salaires et le rythme de travail notamment. Dès le début des années 1960, ce sont les travailleurs immigrés qui ont pris l’initiative de plusieurs grèves sauvages – contre leurs mauvaises conditions de travail notamment. Les sanctions et expulsions prises contre ces travailleurs immigrés en grève ont parfois engendré une véritable solidarité avec leurs collègues allemands. Dans son livre sur l’internationalisme et l’antiracisme en RFA entre les années 1960 et 1980, très justement intitulé Vergessene Proteste, Niel Seibert prend, par exemple, le cas de la grève des travailleurs de la métallurgie dans le Baden-Württemberg, en 1963, où les travailleurs immigrés et allemands se sont solidarisés. Mais c’est vraiment à partir des années 1970 que les travailleurs immigrés se sont lancés dans les grèves sauvages. En mai 1973, par exemple, dans l’usine de carrosserie Karmann d’Osnabrück, 1600 travailleurs espagnols et portugais se sont mis en grève pour un rallongement de leurs congés. Cette grève faisait suite au licenciement de 300 Gastarbeiter qui étaient rentrés trop tard de vacances. Cette question des congés sera également centrale dans la grève de 1973 à Ford ces quatre semaines de vacances qui leur étaient accordées ne suffisant pas pour faire le voyage aller-retour dans leur pays natal. Le 16 juillet, 3000 ouvriers immigrés des usines Hella à Lippstadt et Paderborn se sont lancés dans une grève sauvage pour obtenir « 50 pfenning de plus pour tous » après que les ouvriers qualifiés allemands (800 des 2000 ouvriers allemands) aient obtenu une indemnité de 15 pfenning contre l’augmentation de la vie.

Il ne s’agit là que d’exemples de la multitude de grèves sauvages qui ont parsemé l’Allemagne de l’Ouest en 1973. C’est d’ailleurs pour cette raison que je vais m’arrêter un peu plus sur la grève d’août 1973 de l’usine Ford de Cologne. D’une part, l’année 1973 marque un tournant important dans les grèves sauvages en Allemagne de l’Ouest. Manuela Bojadžijev écrit que

« 1973 était sans aucun doute l’année des « grèves sauvages », au total le travail a été abandonné dans environ 335 entreprises […]. Quelques exemples : en mai, chez Karmann à Osnabrück, des ouvriers espagnols et portugais, dont de nombreuses femmes, ont largement arrêté de travailler. […] Une « grève sauvage » chez John Deere, à Mannheim, durant laquelle […] une chasse aux sorcières pogromiques (pogromartige) a été lancée contre les grévistes et lors de laquelle les immigré.e.s ont été accusés d’être des « anarchistes, une foule étrangère, des communistes » […][4]. »

D’autre part, la grève sauvage de l’usine Ford de Cologne est sans doute la grève la plus célèbre de cette époque parmi celles impliquant des immigrés. Enfin, l’année 1973, avec l’arrêt de l’immigration de travail, marque le passage entre deux phases d’accumulation – pour reprendre la distinction faite par Etienne Balibar dans un texte de 1990 :

« Une phase d’accumulation « extensive », dans laquelle les travailleurs immigrés ont été massivement recrutés, mais cantonnés dans certains emplois spécialisés [et] une phase de crise et de chômage, suivie d’une nouvelle accumulation plutôt « intensive », qui réduit au minimum le travail non qualifié dans les industries et les services du « centre »[5]. »

D’où le fait que je revienne, désormais, sur cette grève sauvage de l’usine Ford.

Grève – 24 au 30 août 1973

Le déclencheur de cette grève a été le licenciement sans préavis de 300 travailleurs turcs rentrés trop tard de vacances. Ces ouvriers avaient droit à 4 semaines de vacances durant lesquelles ils retournaient en Turquie afin d’y voir leur famille et leurs proches. Ce qui échappait à la direction pourtant, c’est que les voyages étaient extrêmement longs – parfois jusqu’à deux semaines pour l’aller et le retour, ce qui ne leur laissait plus que deux semaines de véritables vacances. Le seul moment où ces ouvriers turcs pouvaient donc revoir leurs proches se trouvait extrêmement réduit. En août, donc, les ouvriers rentrés avec une semaine de retard perdirent leur travail, ce qui engendra le début d’une grève des ouvriers turcs restant à l’usine Ford – par solidarité, mais également par refus de faire le travail supplémentaire dû au licenciement de leurs collègues. Le 24 août, les ouvriers des chaînes du montage final, à 90 % des ouvriers de nationalité turque, ont refusé d’assumer la charge de travail supplémentaire due au licenciement de leurs collègues et ont cessé le travail. Cette grève dépassa assez rapidement la solidarité initiale avec les ouvriers licenciés afin de mettre en avant d’autres questions de manière plus globale, notamment les conditions de travail et de vie du prolétariat turc en RFA – les Turcs représentant environ 1/3 des travailleurs de l’usine, mais étant assez largement des travailleurs non qualifiés (Hilfsarbeiter). Outre les Turcs, de nombreux Italiens étaient également impliqués dans cette grève. Les revendications étaient : la réintégration de 300 camarades turcs mis à la porte, l’abaissement des cadences et « un mark de plus pour tous à l’heure ».

Ce qui m’a le plus intéressé dans cette grève, c’est l’attitude des ouvriers ouest-allemands face à la solidarité entre leurs collègues turcs. Une semaine avant le début de la grève, alors que les ouvriers turcs restants se solidarisaient avec leurs collègues renvoyés, les ouvriers allemands, eux, dans leur grande majorité ont accepté ces mesures disciplinaires, comme l’écrit Serhat Karakayalt :

« Les licenciements semblaient justifiés aux Allemands, qui, en tant que chef d’équipe, finisseurs (Fertigmacher) ou contremaîtres, occupaient souvent des fonctions supérieures au sein de l’entreprise : eux étaient toujours à l’heure, cela ne devait-il pas être également valable pour les autres ? »

Pourtant, lorsque la grève éclata, quelques ouvriers allemands (pas beaucoup) se mirent également en grève. Karakayalt explique que cette grève se différenciait de la tradition de grève allemande puisque les ouvriers ne faisaient pas grève depuis chez eux, mais que « [l]es Turcs, quelques Italiens et une poignée d’Allemands passèrent leurs nuits dans l’atelier de rembourrage du site Ford et organisaient leur grève depuis cet endroit ». Il s’agissait donc d’une grève assez spontanée qui impliquait aussi une occupation d’usine de fait.

Loin d’être totalement unitaire, le mouvement se scinda rapidement en deux, le syndicat et le conseil d’entreprise organisaient leurs propres manifestations, parvenant à gagner la sympathie de la plupart des ouvriers allemands. Selon Karakayalt, le mercredi 29 août 1973, il n’y avait plus que des apprentis et des travailleurs intérimaires parmi les travailleurs allemands qui soutenaient leurs collègues turcs. La division se faisait donc réellement sur la question de la qualification – un enjeu très largement marqué par la question raciale (voir notamment les travaux des opéraïstes ayant influencé la Sojourner Truth Organization aux États-Unis). Toutefois, cette division se faisait également sur le niveau de syndicalisation des ouvriers turcs par rapport aux Allemands, comme le rappelle une brochure, éditée en septembre 1973 par le groupe spontanéiste Gruppe Arbeiterkampf :

« Selon l’IGM [IG Metall], 80 à 90 % des collègues allemands de Ford sont syndiqués, chez les Turcs ce chiffre passe à 60-70 %. »

Cette brochure rappelle que, dans l’ensemble, y compris chez les ouvriers turcs syndiqués ou organisés politiquement, leur voix ne se faisait guère entendre lors des réunions. Les rapports conflictuels entre syndicats et travailleurs immigrés se faisaient également sentir à la même époque en France. Revenant sur une grève, en 1973, à Renault-Billancourt, René Gallissot, Nadir Boumaza et Ghislaine Clément (Ces migrants qui font le prolétariat) écrivent que : « les revendications égalitaires des OS et la mise à mal des grilles hiérarchiques de classification dérangeaient les organisations syndicales, habituées à négocier les augmentations salariales de façon hiérarchisée, notamment afin de ne pas contrarier leur base française. » (p. 114).

Les réactions à cette grève

La première réaction à noter est celle de la direction. Je trouve que ce qu’en écrit Karl-Heinz Roth est assez parlant, donc je vais simplement le citer (il parle du jeudi 30 août à 7h15) :

« Devant la porte III le chef du personnel Bergemann avait rassemblé la milice patronale au complet, des policiers habillés en ouvriers, des membres du Conseil d’entreprise et de la direction des « hommes de confiance » de l’IG Metall, des cadres moyens de l’entreprise, en tout plusieurs centaines d’hommes. Une banderole et des affiches portant l’inscription « Nous voulons travailler ! » avaient été dressées. Une unité de la police de sécurité du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie avait occupé des positions tactiquement favorables. […] il fallait donner l’impression d’une bagarre de grande envergure entre des travailleurs allemands désirant la reprise et des immigrés qui manifestaient […] Dès que la pseudo contre-manifestation atteignit une position favorable le chef du personnel Bergemann donna le signal : « Messieurs il est temps de combattre. » Combattre, car un seul jour de grève supplémentaire et toute la production d’Europe continentale de Ford se serait effondrée. En quelques minutes la manifestation des grévistes fut attaquée violemment avec des matraques et des instruments distribués aux parasites de Ford. […]

Le premier combat conséquent dirigé contre le travail capitaliste par les ouvriers-masse multinationaux en RFA avait échoué. Une importante vague de licenciements, longuement préparée à partir des listes noires des milices patronales de Ford commença. (p. 149) »

Je reviendrais, à la fin, sur cette notion « d’échec », qui me semble à discuter. Mais l’essentiel était que la grève a été réprimée. Venons-en maintenant aux réactions d’une partie de la gauche.

Serhat Karakayalt précise qu’à l’époque, la majeure partie de la gauche interprétait cette grève comme une tactique de la classe dirigeante pour diviser les ouvriers. Il apparaît donc qu’une large partie de la gauche allemande ne s’intéressait pas tellement aux divisions objectives du prolétariat, ce qui a justement engendré la scission du mouvement. Il est, par ailleurs, important de noter que le peu de cas fait des ouvriers turcs n’était pas qu’une question interne à l’usine Ford de Cologne, mais que c’est également à ce moment que la question de l’immigration turque a commencé à apparaître comme un problème, pour certaines franges de la gauche comme pour une partie de la presse.

Ainsi, fin juillet 1973, un peu moins d’un mois avant la grève de l’usine Ford, le journal Spiegel titrait : « Ghettos en Allemagne. Un million de Turcs ». Dans ce même numéro, on pouvait lire un article intitulé « Les Turcs arrivent, sauve qui peut ». Ce texte revenait sur l’augmentation du nombre d’immigrés turcs en Allemagne de l’Ouest, et les conditions de vie difficiles dans lesquelles ceux-ci vivaient. L’article comparait même, dans son chapeau introductif, la situation ouest-allemande à celle de certains ghettos aux États-Unis :

« Près d’un million de Turcs vivent en République fédérale, 1,2 million attendent chez eux de venir. L’affluence du Bosphore aggrave la crise qui couve depuis longtemps dans les centres urbains submergés d’étrangers. Des villes comme Berlin, Munich ou Francfort n’arrivent plus à gérer l’invasion : des ghettos se forment et les sociologues prophétisent déjà la décomposition des villes (Städteverfall), la criminalité et une plus grande misère sociale, comme à Harlem[6]. »

Quelques mois après, début septembre 1973, après la grève de Ford donc, le même Spiegel faisait sa une sur les grèves sauvages et publiait un texte qui faisait mention d’une nouveauté dans ces grèves : pour la première fois, des Gastarbeiter turcs participaient activement à ces grèves, allant jusqu’à les mener dans certains cas. La différence entre ces deux articles, celui de juillet et celui de septembre, est frappante et, bien que l’on ne puisse limiter l’analyse au Spiegel, le rôle de ces grèves, et notamment celle de Cologne, s’est fait sentir en ce que les travailleurs turcs n’étaient plus cantonnés au rôle de victimes, et de problèmes pour la RFA, mais apparaissent réellement comme des acteurs politiques, ayant des revendications propres et refusant leur situation.

Au-delà de la presse mainstream, certains groupes de la gauche radicale ont également publié des brochures sur cette grève. Nous avons déjà cité le Gruppe Arbeiterkampf, mais il importe également de mentionner le Gruppe Internationale Marxisten (GIM), la section allemande de la IVe Internationale. En effet, le journal du GIM, Was tun, publia une brochure entière sur cette grève. Cette brochure comportait un chapitre entier sur les travailleurs étrangers. Was tun propose ainsi un état des lieux des travailleurs immigrés de l’usine Ford de Cologne qui, dès le début des années 1960 a embauché nombre de travailleurs italiens et espagnols avant d’embaucher massivement des travailleurs turcs, avec le début de l’immigration turque de masse en RFA, à quoi se rajoutés, par la suite, des travailleurs yougoslaves. La brochure propose ainsi de revenir sur les conditions de vie de ces travailleurs, insistant notamment sur le fait que « [l]a majeure partie des contremaîtres allemands traite souvent les étrangers comme des sous-hommes[7] ». Cette brochure est extrêmement intéressante, car elle démontre une attention réelle portée aux divisions entre travailleurs allemands et étrangers :

« La situation est aujourd’hui plus que sérieuse. Il existe un fossé énorme entre les Allemands et les étrangers. Pendant toute la grève, ce fossé s’est approfondi heure par heure […]. Durant les derniers jours, la grève était réellement une « grève de Turcs »[8]. »

Une brochure du Gruppe Arbeiterkampf, éditée par les « éditions Rosa Luxemburg de Cologne », concluait sa brochure sur la grève de Cologne sur la scission du mouvement et sur la nécessité de mettre en avant le fait qu’une telle division était également néfaste pour les ouvriers allemands – qui devaient donc également s’opposer à la discrimination de leurs collègues turcs[9]. Cette expérience semble avoir été un apprentissage important pour une partie du mouvement ouvrier ouest-allemand de l’époque. C’est, entre autres, à cause de cette division interne au mouvement que cette grève peut être considérée comme un échec. Échec relatif puisque s’il est vrai que les revendications des travailleurs immigrés n’ont pas été entendues, leurs conditions de vie restant assez largement lamentables au cours des années 1980[10], leur rôle politique, lui, a très clairement été mis en lumière.

 

Conclusion

Si la grève de l’usine Ford de Cologne de 1973 est loin d’être une exception à cette époque, elle apparaît comme un épisode crucial de l’histoire de la lutte des classes en République fédérale allemande – ainsi qu’un point essentiel dans l’évolution de la question raciale outre-Rhin. De plus, si nous avons principalement traité de la question des ouvriers immigrés ici, il faut tout de même mentionner que cette année 1973 n’a pas seulement vue des grèves masculines, mais aussi certaines mobilisations d’ouvrières immigrées, comme à l’usine Neusser Vergaserfabrik de Pierburg par exemple[11]. Ces diverses expériences s’inscrivaient ainsi dans des mutations importantes quant à la composition de classe en Europe occidentale, ainsi qu’aux thématiques mises en avant dans les luttes sociales, durant les années 1970.

[1] SLOBODIAN, Quinn. « Socialist Chromatism: Race, Racism, and the Racial Rainbow in East Germany ». Comrades of Color : East Germany in the Cold War World, Berghahn Books, New-York, 2015, p. 23-39.

[2] Sur les grèves sauvages en Allemagne de l’Ouest et au Danemark, voir : BIRKE, Peter. Wilde Streiks im Wirtschaftswunder: Arbeitskämpfe, Gewerkschaften und soziale Bewegungen in der Bundessrepublik und Dänemark. Francfort, Campus verlag, 2007.

[3] Delphine Corteel, « 24-30 août 1973 : grève ouvrière à l’usine Ford de Cologne », in Jacqueline Costa-Lascoux et al., Renault sur Seine, La Découverte, Paris, 2007, p. 175.

[4] BOJADŽIJEV, Manuela. Die windige Internationale. Rassismus und Kämpfe der Migration. Münster : Westfälisches Dampfbot, 2012. p. 156

[5] Etienne Balibar, « ‘Es gibt keinene Staat in Europa’’ : racisme et politique dans l’Europe d’aujourd’hui » in Etienne Balibar, Les frontières de la démocratie, La Découverte, Paris, 1992, p. 183.

[6] « Die Türken kommen – rette sich, wer kann ». Der Spiegel, 30 juillet 1973, n°31, p. 24.

[7] « Der Streik bei Ford, vom 24.8.-30.8.1973 ». Was tun. Sonderdruck, 1973. p. 32.

[8] Ibid. p. 33.

[9] Betriebszelle Ford der Gruppe Arbeiterkampf. Streik bei Ford Köln. Cologne : Rosa Luxemburg Verlag, 1973. p. 208.

[10] Voir : WALLRAFF, Günter. Tête de Turc. Paris : La Découverte, 2013.

[11] Voir : ENGELSCHALL, Titus. « ‘’The Immigrant Strikes Back’’. Spuren migrantischen Widerstand in den 60/70er Jahren » WALLRAFF, Günter. Tête de Turc. Paris : La Découverte, 2013.p. 43-54. On peut également se référer à BRAEG, Dieter (dir.). Wilder Streik – das ist Revolution: Der Streik der Arbeiterinnen bei Pierburg in Neuss 1973. Berlin : Die Buchmacherei, 2012.

 

Selim Nadi

Jean Birnbaum du Monde est un journaliste malhonnête et je le prouve

« Pour commencer, je voudrais faire quelques commentaires sur la polémique assez enragée qu‘à fait éclater mon livre Eichmann à Jérusalem. J’emploie délibérément les mots « fait éclater » plutôt que le mot « causé », car une grande partie de la querelle a été consacrée à un livre qui n’a jamais été écrit. Ma première réaction a d’abord été d’écarter toute cette affaire en reprenant le célèbre bon mot autrichien : « il n’y a rien de plus amusant qu’une polémique autour d’un livre que personne n’a lu ». Toutefois, puisque cette histoire a continué et puisque, en particulier au cours de ces derniers épisodes de plus en plus de voix se sont élevées non seulement pour m’attaquer à propos de ce que je n’avais pas dit mais aussi pour me défendre, il m’est venu à l’esprit qu’il y aurait peut-être plus, dans cet exercice assez sinistre, que du scandale ou de l’amusement. Il m’a aussi semblé qu’était impliqué davantage que des « émotions », c’est à dire plus que les bons vieux contresens qui, dans certains cas, ont causé une authentique rupture de communication entre auteur et lecteur – et aussi plus que des distorsions et des falsifications dues à des groupes d’intérêt, lesquels avaient bien moins peur de mon livre que du fait qu’il déclenche un examen impartial et détaillé de la période en question[1]. »

Hannah Harendt

 

 

Jean Birnbaum, une fois n’est pas coutume, vient de commettre un article diffamant par malhonnêteté à mon égard. Comme nous sommes en France et que la liberté d’expression est un privilège des classes dominantes, je ne prends pas la peine de demander un droit de réponse qui, de toute façon, me serait refusé. Aussi, vais-je me contenter de cette mise au point.

Dans un article du 20 octobre, intitulé « Quand les Iraniennes volent au secours des féministes d’occident[2] », outre le fait qu’il dézingue tout un pan de la pensée décoloniale comme par exemple le livre « Les féministes blanches et l’empire » dont la thèse sur le caractère colonial du féminisme blanc hégémonique est partagée par la plupart des féministes étatsuniennes dignes de ce nom (citons Angéla Davis ou bell hooks mais aussi nombre de féministes du Sud Global, dont des iraniennes), il écrit :

« Coutumière de propos tranchés, cette dernière (Houria Bouteldja) n’a pas hésité à écrire que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad était devenu son « héros » quand il déclarait, en 2007, qu’il n’y avait pas d’homosexuels en Iran : « la rhétorique persane à l’usage des progressistes blancs fait mouche », s’est-elle enthousiasmée. »

Je ne vais pas me lancer dans une grande démonstration puisqu’il suffit de me lire avec un minimum de bonne foi et d’intégrité pour comprendre le sens de mon propos, que Serge Halimi du Monde Diplo avait aussi cru bon de déformer à la sortie de mon livre. Je vais donc simplement reproduire le passage tronqué par Birnbaum qui m’avait valu tant de malentendus, voire de haine non sans d’abord paraphraser Harendt en soulignant que ces « distorsions » et ces « falsifications » sont dues à des faiseurs d’opinion « qui ont bien moins peur de mon livre que du fait qu’il déclenche un examen impartial et détaillé de la période en question » et ensuite remercier le journaliste qui rappelle avec justesse – mais non sans dépit – que je me « trouve publiquement défendue par des figures culturelles de la gauche comme la sociologue Christine Delphy, la philosophe Isabelle Stengers ou la récente prix Nobel de littérature Annie Ernaux. » Je le remercie car c’est une information que beaucoup de gens ignorent, aussi quand le Monde le rappelle, je me dis que le quotidien sert au moins à ça. Ma question est alors, ces trois femmes ont-elles perdu la tête ou bien est-ce Birnbaum qui passe à côté de l’histoire ? Je laisse les lecteurs juges.

L’extrait :

« « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » C’est Ahmadinejad qui parle. Cette réplique m’a percé le cerveau. Je l’encadre et je l’admire. « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Je suis pétrifiée. Il y a des gens qui restent fascinés longtemps devant une œuvre d’art. Là, ça m’a fait pareil. Ahmadinejad, mon héros. Le monde accuse le choc. Les médias occidentaux, les observateurs, américains, européens, la gauche, la droite, les hommes, les femmes, les homos. La Civilisation est indignée. « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Elles font mal aux tympans ces paroles. Mais elles sont foudroyantes et d’une mauvaise foi exquise. Pour les apprécier il faut être un peu lanceur de chaussures. Une émotion de minables, je dois avouer.

Admirons la scène. Rien n’est plus sublime. Cela se passe en 2008 aux États-Unis à la Columbia University de New-York, célèbre université de gauche. Ahmadinejad est en voyage officiel et doit prononcer un discours à l’ONU au moment où Abou Ghraib est au cœur de toutes les polémiques.

Ahmadinejad: «Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Stupéfaction. Tollé général. Ou presque. Du moins je le suppose. Les cyniques blancs comprennent. Les anti-impérialistes encaissent. Les autres – la bonne conscience – ont les boyaux qui se tordent. Le sentiment qui suit : la haine. Et moi, j’exulte. Normalement, je dois saisir ce moment du récit pour rassurer : « Je ne suis pas homophobe et je n’ai pas de sympathie particulière pour Ahmadinejad. » Je n’en ferai rien. Là n’est pas le problème. La seule vraie question c’est celle des Indiens d’Amérique. Ma blessure originelle. « Les cow-boys sont les gentils et les Indiens, les méchants. » Sitting Bull a été anéanti par ce mensonge. Le héros de la célèbre bataille de Little Big Horn qui fut assassiné en 1890. Et son descendant, Leonard Peltier, croupit dans un cachot. Ses ancêtres se sont brisés contre ce mensonge. Il les a terrassés. Pour l’abattre, il aurait fallu que chaque Indien frappe à la porte de chaque citoyen du monde pour les convaincre un à un que les véritables agresseurs étaient les cow-boys et les supplier de le croire. Et pendant qu’il frappait péniblement à chaque porte :

La voix : « Il n’y a pas de fumée sans feu. C’est plus complexe. »

Une grosse boule se forme au fond de la gorge de l’Indien et les larmes lui montent aux yeux. Mais comme sa foi est immense, il arrive que certains d’entre nous l’entendent frapper à leur porte.

« Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Cette phrase, prononcée à Bamako ou à Pékin, au mieux serait sans intérêt, au pire, malheureuse. Mais elle est prononcée au cœur de l’empire. Au royaume des Innocents. C’est un indigène arrogant qui la prononce. À un moment charnière de l’histoire de l’Occident : son déclin. L’esthétique de la scène, c’est tout ça à la fois. Sa profonde dualité d’abord. « Le manichéisme du colon produit un manichéisme du colonisé », disait Fanon. Ensuite, cela se passe dans une université réputée de gauche, sans doute à la pointe de la pensée progressiste. Devant des néoconservateurs, cela aurait manqué de saveur, n’est-ce pas ? Que dit Ahmadinejad ? Il ne dit rien. Il ment, c’est tout. Il ment en toute honnêteté. Et c’est énorme. En mentant, et en assumant son mensonge devant une assemblée qui sait qu’il ment, il est invincible. À l’affirmation « Il n’y a pas de torture à Abou Ghraib », répond l’écho : « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » La rhétorique persane à l’usage des progressistes blancs fait mouche. Les deux mensonges s’annulent, la vérité éclate. Et la bonne conscience se décompose. Elle devient grimace. Ne reste que la laideur… et les poètes. Mais qu’elle est laide, cette gauche. Qu’elle est laide. « Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs maîtres provisoires mentent », disait Césaire. L’Indien sourit et moi aussi. On retient nos larmes. Me réjouir de si peu. Un mensonge artisanal face à un mensonge impérial. Oui, c’est minable[3]. »

Voilà, vous avez lu. Vous savez que vous avez désormais un avantage sur Jean Birnbaum. Vous savez qu’il ment.

Houria Bouteldja

 

[1] Collective Responsibility’ [1969] in James Bernauer (ed.) Amor Mundi: Explorations in the Faith and Thought of Hannah Arendt, (Dordrecht: Martinus Nijhoff, 1987).

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/20/quand-les-iraniennes-volent-au-secours-des-feministes-d-occident_6146573_3232.html

[3] Les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, édition la Fabrique, 2016

Édito #56 – Lola, les vautours et la Conscience disparue

Lola, paix à son âme, une collégienne de 12 ans a été retrouvée morte la semaine dernière dans le 19ème arrondissement de Paris. Très vite, des suspects ont été arrêtés et parmi eux, une jeune femme, Algérienne sans-papiers, faisant l’objet d’une OQTF, c’est-à-dire d’un avis d’expulsion.

L’élucidation de ce crime a été assez rapide. La jeune femme actuellement en prison présente, semble-t-il, des troubles psychiatriques graves. Elle aurait avoué et nié en même temps le crime, précisant qu’elle aurait commis certains actes « en rêve ».

Très vite, l’extrême-droite et une partie de la droite ont fait de ce crime une affaire politique. À entendre la fachosphère, ce meurtre n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas d’immigrés, a fortiori en situation irrégulière, sur le territoire national français. Zemmour a carrément profité de la situation pour populariser son « concept » aux relents fascistes de « francocide ».

Nous ne discuterons pas les faits objectifs concernant la femme accusée de ce crime. Oui, elle est algérienne, oui elle est psychotique et oui, encore, la vie d’une femme quotidiennement menacée d’expulsion peut-être un terrain psychotique.

Il y a par ailleurs toute une littérature (Fanon, par ex. sur l’ « l’aliénation colonialiste vue au travers des maladies mentales » selon les mots de son éditeur Maspero) sur le psychisme des sujets coloniaux mais l’histoire elle-même du colonialisme est fournie dans ce domaine : alcoolisme des indiens des Amériques, violence d’hommes broyés par la violence coloniale et capitaliste (valable d’ailleurs aussi, pour le libéralisme, dans le prolétariat blanc),…

L’extrême-droite, c’est une de ses caractéristiques majeures, n’a que faire de la vérité ou de l’étiologie d’un devenir criminel. Elle a profité, dans le pire sens de ce mot, de ce crime pour une fois de plus désigner l’ennemi intérieur de la nation alors même que les parents de Lola s’opposent à toute récupération politique de la mort de leur fille.

L’extrême-droite, y compris issue des Républicains, s’est lancée dans une antienne qui n’a rien à envier aux années 1930 lorsque le ministre Chautemps déplorait « l’afflux d’Israélites étrangers » en France mais qui rappelle aussi les pogroms à Marseille en 1973 après le meurtre d’un chauffeur de bus par un déséquilibré algérien. Véritablement, on a eu ces jours-ci l’impression de réentendre l’éditorial de Gabriel Domenech dans Le Méridional il y a presque 50 ans dans lequel le futur député FN écrivait notamment « Assez, assez des fous algériens ! ».

L’extrême-droite, comme toujours, n’a aucune compassion pour l’humanité générique. Elle verse sa larme de crocodile sur Lola uniquement pour étancher sa volonté islamophobe de revanchards des guerres coloniales perdues. Quand il est objecté à Zemmour que les parents s’opposent à cette récupération, cela l’indiffère. Quand on lui demande s’il a réagi ainsi parce que la fillette tuée était blanche, il répond « oui », donnant de la résonnance à sa notion haineuse de « francocide ».

C’est sur ce terme qu’il faut pour finir se pencher tant il est terrifiant et lourd de menaces s’il venait à prendre dans une société française désormais hautement inflammable du fait d’une partie de nos huiles parlementaires qui relaient la propagande anti-immigrés.

Les relais de la catégorie de « francocide » dénoncent la barbarie étrangère. Dans un pays racialement homogène, avancent-ils, ce genre de choses n’arriverait pas, oubliant allégrement Francis Heaulme, Fourniret, Emile Louis, Dutroux ou le cas récent de « la maison de l’horreur[1] ».

Pour eux, il y a donc comme un bacille allogène qui non seulement menacerait le bien-vivre d’une société française par ailleurs absolument fantasmé mais contre lequel il faut absolument agir, évidemment vigoureusement, pour éviter qu’il n’emporte tous les « Français de souche ».

C’est, littéralement, ce que disaient les nazis pour justifier le meurtre puis l’extermination des juifs. Ainsi, pour Goebbels, si les Aryens (Allemands de souche) ne tuent pas les juifs (tous les juifs : hommes, femmes et enfants – car vivants, les enfants voudront venger leurs parents), alors ce sont les juifs qui tueront les Aryens.

Point Godwin ? Peu importe. La logique raciale finit toujours par la destruction physique d’hommes, de femmes et d’enfants après avoir désigné la population à spolier et/ou à réduire comme « barbare ». Ce fut vrai au Pérou inca, dans l’Algérie ou le Cameroun colonial ou aujourd’hui en Palestine occupée.

Lorsque Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, fait un parallèle entre la mort du petit Aylan sur une plage d’Europe et celle de Lola, c’est probablement cela qu’il a en tête. En effet, hormis leur mort prématurée, ces deux destins d’enfants n’ont pas grand-chose à voir. Aylan, retrouvé mort noyé sur une plage, est une victime de la politique d’une UE que n’empêche pas de dormir le fait que périssent en Méditerranée des damnés de terres saccagées par l’impérialisme.

Lola a été victime d’un fait divers absolument épouvantable mais, sauf à mettre en circulation l’abjecte notion de « francocide », aucunement d’une politique concertée ou décidée par une instance supérieure. La comparaison faite par Geoffroy Lejeune est donc en réalité effroyable. Elle évoque immanquablement la litanie antisémite pluriséculaire occidentale qui accusait les juifs d’empoisonner les puits ou de procéder à des meurtres rituels notamment infanticides. Plus près de nous, elle prolonge et radicalise l’antienne fasciste de l’invasion et du « grand remplacement ». Si la femme qui a tué Lola est l’agent d’un complot plus vaste, alors l’appel à la vengeance de masse devient légitime.

Et pourtant ce meurtre a bien une dimension politique dont évidemment l’extrême-droite n’a que faire.

En effet, l’hypothèse d’un accès psychotique de la meurtrière remet en lumière l’abandon à leur propre sort des victimes de troubles mentaux et de la psychiatrie par un Etat français normalement garant des services publics.

Des psychiatres comme Franck Chaumon (membre du Collectif des 39 : https://www.collectifpsychiatrie.fr/?cat=13) alertent depuis longtemps sur la catastrophe en cours, qu’il s’agisse de la désertion de la psychiatrie par les étudiants en médecine, du discours consensuel violemment anti-analytique, du suivi des sujets atteints de troubles mentaux ou encore de la criminalisation et par conséquent de l’emprisonnement de gens dont la place est dans des structures hospitalières, etc.

À dire vrai, la mort d’une collégienne n’a pas eu davantage d’importance pour l’extrême-droite que pour les médias qui s’en ont emparée comme des vautours. En effet, Christine Kelly, la faire-valoir de Zemmour du temps où il officiait sur CNews, ne s’y est pas trompée. Au-dessus d’une photo de son équipe tout sourire, elle tweete ce samedi : « Nous avons tous été émus cette semaine avec #Lola nous vous souhaitons un week-end de repos ». Quant à L’équipe de TPMP, elle fêtait mardi, en présence de Cyril Hanouna et Franck Appietto – patron de C8 –  le record d’audience atteint par son « débat » sur le meurtre de la petite Lola. Avec feux d’artifice et paillettes.

 

[1] https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/maison-de-l-horreur-dans-le-pas-de-calais-le-suivi-des-signalements-en-cause-7900182079

Les Kurdes, manipulés par l’Occident contre les « barbares islamistes » : une raison de leur isolement au sein des luttes du Sud ?

Pourquoi la lutte des Kurdes pour leur droit d’existence, je ne parle même pas de droit à l’autodétermination, n’a que peu d’écho au sein des luttes du Sud global ?

Une autre forme de cette question est souvent posée au sein de la communauté kurde dans le monde et en France particulièrement : pourquoi la lutte palestinienne a-t-elle plus d’écho en France que la lutte kurde, notamment dans le camp anti-impérialiste ? Les deux peuples partagent pourtant les mêmes destins tragiques : deux populations colonisées du Moyen-Orient en grande partie à cause des impérialismes occidentaux. Il existe ainsi une sorte de jalousie parmi les Kurdes : « Pourquoi parle-t-on autant des Palestiniens alors que nous, les Kurdes, nous sommes dix fois plus nombreux ? ». Les réponses et explications sont souvent bancals : « C’est parce qu’il y a une solidarité entre arabes et musulmans et les arabes nous détestent », « C’est parce qu’ils sont antisémites et veulent taper sur Israël » ou encore le plus classique « Les Kurdes, personne ne nous aime… ». Il y a une totale incompréhension et un sentiment d’isolement, d’abandon. Et ce n’est pas totalement faux : la lutte des Kurdes ne fait pas particulièrement bouger les foules, et ce d’autant plus que le camp anti-impérialiste est faible depuis plusieurs années.

La question posée en titre de cet article mérite donc qu’on s’y attarde ne serait-ce que pour défaire cet isolement et rapprocher autant qu’il se peut les luttes palestiniennes et kurdes, profondément anti-coloniales.

Cela me permettra aussi de développer plusieurs points concernant la spécificité de la lutte kurde afin d’en donner une meilleure compréhension de celle-ci au lecteur. En effet, il y a une certaine méconnaissance de cette lutte au sein de la « gauche » pour de nombreuses raisons qui découlent des spécificités de la situation de ce peuple mais pas uniquement ; et cet article permettra, je l’espère, d’intéresser suffisamment le lecteur à la cause kurde pour qu’il approfondisse sa connaissance des Kurdes et de leurs luttes. Je compte également continuer à écrire sur ce sujet si vaste, notamment sur le Rojava et son projet politique, sur la nature colonialiste de l’état des Kurdes ainsi que sur l’actualité de ce peuple comme les révoltes en Iran.

Il n’est nullement question de minimiser la lutte palestinienne au profit de celle des kurdes ou de vouloir tomber dans une dénonciation d’une préférence pro-arabe ni même de hiérarchiser ces mêmes luttes. Au contraire, la lutte palestinienne en France mériterait d’être plus mise en avant. Il est indéniable que la lutte contre le joug colonial de l’état d’Israël est d’une importance cruciale et légitime. Je vous encourage d’ailleurs à suivre de près, de soutenir ou d’adhérer à BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) et à l’UJFP (L’union juive française pour la paix), d’autant plus que les organisations pro-palestiniennes sont réprimées par l’appareil d’état français. J’ai d’ailleurs beaucoup appris à ce sujet grâce au QG décolonial et notamment ce live Twitch de PDH (Paroles d’Honneur). https://www.twitch.tv/wissamxelka/video/1558986078

Bijî Kurdistan ! Bijî Palestine ! (en kurde : Vive le Kurdistan ! Vive la Palestine !)

Avant de démarrer le sujet, je me dois de vous préciser que j’abonderai en citation du livre de Fanon Les damnés de la terre parce que ce livre m’a permis de mieux comprendre la situation de mon peuple puisque je suis moi-même kurde. Je le précise par souci d’honnêteté mais aussi pour brandir mon badge de premier concerné.

Je n’ai pas la prétention de pouvoir tout expliquer, de manière précise et exhaustive à ce sujet. Je me permettrai ici de décrire dans les grandes lignes mes connaissances et mon expérience personnelle afin de donner une idée, imprécise certes, de l’histoire de mon peuple. C’est pourquoi je vous renverrai régulièrement vers des références littéraires et des articles. Tous les liens, définitions et les références seront listées à la fin de l’article. Pour une approche plus générale mais rapide de l’histoire des Kurdes, je vous invite vivement à lire ce court article de l’Institut Kurde de Paris (https://www.institutkurde.org/info/qui-sont-les-kurdes-s-1232550956) et pour plus d’approfondissement : Luc Pauwels, Histoire du Kurdistan / David McDowall, A Modern History of the Kurds (seulement en anglais mais d’une précision et d’une exhaustivité remarquable)

Voici comment j’articulerai les différentes parties :

  • Une présentation courte et simplifiée de l’histoire du peuple Kurde incluant l’état actuel de ses luttes.
  • Les Kurdes et leurs défenseurs occidentaux : une manipulation et des trahisons meurtrières.
  • Les Kurdes, la Palestine et Bandung : deux peuples esseulés à cause de la faiblesse du camp anti-impérialiste. Perspectives de rapprochement et de renforcement du camp anti-colonialiste.

Cartes du kurdistan :

 

Qui sont les Kurdes ?

Fanon dans Les damnés de la terre : « Parce qu’il est une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité, le colonialisme accule le peuple dominé à se poser constamment la question: « Qui suis-je en réalité? » »

Comme le dit si bien Fanon, « Qu’est-ce qu’un kurde ? ».

Il existe autant de kurde que de façon de se sentir et de se revendiquer kurde. Et pas uniquement à cause de la situation de colonisé mais aussi de par la particularité du peuple kurde à toujours avoir été éclaté entre plusieurs territoires et de par la construction de l’identité kurde qui s’est développée à cheval sur plusieurs états, sous différents jougs. Ce qu’il faut comprendre c’est que l’identité Kurde, de par son histoire et sa construction, a une forte diversité culturelle, linguistique et religieuse (sur les langues https://www.institutkurde.org/info/la-langue-amp-la-litt-eacute-rature-kurdes-1232550961). On pourrait trouver cela paradoxal  aux premiers abords mais ce n’est pas forcément le cas. Il ne faut pas y voir une essence et une nature particulière spécifique des Kurdes mais plutôt une conséquence de leurs conditions matérielles d’existence : le fait de vivre dans les montagnes, coincés entre différents états et empires, se faisant la guerre pendant des siècles et encore aujourd’hui, en plus de subir des persécutions et de devoir “s’assimiler” pour survivre. Tout cela laisse des traces indélébiles dans les mémoires et les cultures.

Les Kurdes seraient les descendants des Mèdes, ce peuple qui fonda un empire puissant entre l’Anatolie et l’Iran durant l’Antiquité. Sautons des siècles et nous arrivons à l’avènement de l’Islam et des conquêtes arabo-musulmanes. Déjà à cette époque la résistance kurde était farouche face aux envahisseurs et malgré un ralliement (relatif) à l’Islam, les Kurdes ne se sont pas arabisés. L’histoire entre kurdes et arabes qui débuta par des guerres lors des prémices du Califat islamique sera ponctuée de luttes et de combats sanglants dont les dictons, aussi bien importants dans la tradition arabe que kurde, sont des traces. A ce titre, Alar Kuutman dans Om Kurder nous retranscrit ces deux dictons : l’un arabe dit « Allah a puni l’humanité avec trois fléaux : les sauterelles, les rats et les Kurdes » tandis que la maxime populaire kurde explique que « Les chameaux ne sont pas des bêtes et les Arabes ne sont pas des êtres humains ».

Concernant le ralliement à l’Islam, il convient de faire une petite parenthèse sur les religions des kurdes. Là où la plupart des peuples sous le joug du Califat islamique se sont arabisés et ont été totalement converti à l’Islam, les Kurdes ont gardés une trace encore très présente de leur religions et pratiques pré-islamiques. Voici une liste non-exhaustive des religions des Kurdes :

  1. Le zoroastrisme, vieille religion ayant beaucoup influencé les religions du Moyen-Orient.
  2. L’islam sunnite, une majorité des Kurdes mais il est impossible d’avoir des chiffres précis.
  3. L’islam chiite, notamment dans l’actuel Iran et en Irak.
  4. Le soufisme et les derviches. Cette vieille tradition a exercé une grande influence sur les alévis et les yézidis kurdes.
  5. Le yarsanisme, autour d’un million de Kurdes. C’est une religion pratiquée exclusivement par les Kurdes avec une culture du secret et de la taqiyya (pratique consistant à dissimuler ou nier sa foi afin d’éviter la persécution). Proche de l’alévisme et du yézidisme, qui forment à elles trois ce que des universitaires appellent le yazdanisme (voir Wikipédia pour plus d’informations).
  6. L’alévisme, la religion « typique » des Kurdes de l’actuelle Turquie. On évalue à 15 millions le nombre d’Alévis en Turquie, ce qui ne regroupe pas uniquement des Kurdes.
  7. Le yézidisme, l’une des plus vieilles religions du monde à encore être pratiquée.
  8. Le christianisme, difficile d’estimer leur nombre mais ils sont bien présents. En attestent les populations Assyriennes, Chaldéennes et Arméniennes de la région du Kurdistan.
  9. Le judaïsme, à partir de 1950 la majorité des Kurdes Juifs (notamment d’Irak) émigrent vers Israël et il en reste très peu actuellement dans la région du Kurdistan.

Ce qu’il faut aussi bien comprendre à travers le spectre large des religions au sein du peuple Kurde c’est que cette diversité religieuse ne pose pas de problème au sein de la communauté. Birgûl Açikyildiz écrit dans Les yézidis et le sanctuaire du seykh’Adî « Ces divisions et ces diversités ne posent apparemment aucune difficulté aux Kurdes, mêmes dans le recouvrement de leur identité et le sentiment fort d’appartenir à une même destinée les unit. » Ceci étant dit, il ne faut pas balayer d’une main les manipulations des religions exercées par différentes puissances extérieures (notamment les turcs sunnites et les persans chiites) afin de diviser les Kurdes et créer des conflits d’influence et de pouvoir en leur sein. Néanmoins, il suffit de discuter avec un Kurde pour se rendre compte que sa religion passe au second plan et n’intervient pas dans son sentiment d’appartenance au peuple Kurde.

A la suite de la période arabo-musulmane, les invasions Mongoles du 13ème siècle puis la conquête de Constantinople en 1453 par les Ottomans marquent une période de plus de 3 siècles au court desquels le peuple kurde sera coincé entre l’enclume ottoman et le marteau persan. Le Kurdistan, de par sa position stratégique à la frontière des deux grands empires, sera le lieu des luttes d’influence, des guerres de territoires et des combats entre les Safavides persans et les Ottomans turcs. Le climax de ces luttes sera la bataille de Chaldoran (1514) remportée par les Ottomans et qui donnera lieu à la paix d’Amasya en 1555 qui établira de manière stable la frontière entre ces deux empires jusqu’à la Première guerre mondiale. C’est lors de cette période que la majeure partie du Kurdistan passera de facto du côte Ottoman à l’exception du Sud-Est qui restera sous influence persane. Au sein de l’Empire Ottoman les Kurdes purent jouir d’autonomie voire même d’indépendance : c’est l’âge d’or de la féodalité kurde. Durant cette période dite de stabilité et d’autonomie allant du 16ème siècle au début du 20ème siècle, les princes kurdes se contentaient d’administrer leur domaine tant qu’ils n’avaient pas été menacés dans leurs privilèges. En règle générale, ils ne se soulèveront et tenteront de créer un Kurdistan unifié que lorsque, au début du XIXème siècle, l’Empire ottoman s’ingérera dans leurs affaires et cherchera à mettre fin à leur autonomie. Mais ces mouvements seront soldés par plusieurs échecs.

On arrive ainsi à la fin de la première guerre mondiale. En 1915, les impérialistes franco-britanniques signent les accords de Sykes-Picot pour se partager l’Empire ottoman en prévision de sa défaite, sans évidemment prendre en compte l’avis des populations concernées. Je fais le choix d’être bien plus court sur la partie historique recouvrant les évènements post première guerre mondiale jusqu’à nos jours car je considère que la documentation sur cette période est bien plus répandue et simple d’accès. De plus, le démembrement du Kurdistan en quatre états distincts crée de fait le besoin de faire une histoire en quatre parties avec une cinquième pour expliciter les relations entre les luttes pour la libération des Kurdes dans chaque état tout en tenant compte de possibles polémiques de la part des différents nationalismes dû à la proximité temporelle des faits décrits (il n’y a qu’à voir la virulence du nationalisme turc dans son négationnisme du génocide arménien pour le comprendre) : en bref, une complexité qui me dépasse et dépasse largement les besoins de cet article. Il est crucial de retenir que les Kurdes subissent depuis bientôt un siècle de multiples oppressions, une réelle négation de leur existence, de leur culture, de leur langue par 4 états coloniaux.

L’Institut Kurde de Paris explique dans son article qu’une partie des problèmes des Kurdes provient d’un « manque de clairvoyance de ses propres dirigeants ». Voilà un sujet bien fâcheux qui divise bon nombre de Kurdes. Il est un dicton très répandu chez les kurdes qui dit en substance que, très souvent, le premier ennemi d’un Kurde dans sa lutte d’indépendance est un autre Kurde. A ces luttes internes d’influence, soumises aux manipulations des forces extérieures, s’ajoutent la question des ressources comme le pétrole, de l’idéologie politique (socialisme ou libéralisme), des tribus encore puissantes dans la région et du risque de l’assimilation. Un cocktail explosif qui a démoralisé plus d’un militant kurde. Lutter pour l’indépendance kurde c’est lutter contre ses frères et sœurs tout en sachant qu’ils sont sous le joug de forces impérialistes extérieures qui ne cherchent qu’à s’approprier les richesses du sol kurde. Combien de fois dans l’histoire des Kurdes ces derniers ne se sont-ils pas fait avoir par une promesse d’indépendance ou d’autonomie en rejoignant tel ou tel camp ?

Depuis les conquêtes arabo-musulmanes en passant par les étaux perse et ottoman jusqu’au quatuor d’états colonialistes, les kurdes se sont battus pour leur libération et leur existence. Parfois même les uns contre les autres. Tout ceci nous amène à l’analyse concrète de la situation concrète actuelle : où en sont les Kurdes ? Quelles sont leurs forces politiques ?  Petit tour d’horizon :

Pour le Kurdistan du nord qu’on nomme Bakur, qui est actuellement en Turquie, je retranscris en partie l’analyse de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides du gouvernement français, cf. lien de l’article). https://www.ofpra.gouv.fr/sites/default/files/atoms/files/2108_tur_partis_pro-kurdes_et_extreme-gauche_151774_web.pdf

Le HDP (Parti démocratique des peuples) parti pro-kurde regroupant une alliance élargie de la gauche allant des conservateurs kurdes aux communistes turcs a réussi à résister à la répression violente du régime d’Erdogan et représente une force majeure de la lutte kurde. Avant 2014  l’AKP (parti d’Erdogan) s’efforçait de séduire l’électorat kurde à travers la libération de la langue kurde et des fêtes kurdes semi-autorisées. Lors de mes voyages en Turquie (« au bled ») pour voir ma famille, je ressentais une vraie liberté des kurdes, on osait parler kurde, porter ses couleurs, tout allait bien dans le meilleur des monde. Mais comme toujours avec les kurdes, ça n’allait pas durer. « Cependant, cette politique tourne court avec les manifestations kurdes de 2014 en faveur de la ville de Kobané assiégée par l’EI, dans la région kurde de Syrie du Nord (Rojava), suivies de la reprise de la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en juillet 2015. Après une période de trêve unilatérale jusqu’en juillet 2015, la reprise de la guérilla à l’initiative du PKK accompagnée d’émeutes urbaines dans l’est et le sud-est de la Turquie entraîne une vague de répression visant les partis et associations pro-kurdes, soupçonnés de liens avec le mouvement armé. Cette répression s’accentue avec la proclamation de l’état d’urgence qui suit le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016, attribué par les autorités turques à la confrérie islamique de Fethullah Gülen. Entre 2015 et 2019, selon un rapport publié en août 2021 par la Fondation des droits de l’homme de Turquie (HRFT/TİHV), la liberté d’association est violée 5 498 fois en Turquie, 127 maires sont démis de leurs fonctions et remplacés par des administrateurs d’Etat, 11 députés déchus de leurs fonctions parlementaires ; 120 maires et 17 députés sont placés en détention. Parmi les partis politiques, les plus touchés par ces atteintes à la liberté d’association sont le HDP et le DBP. En mai 2016, 154 députés du Parlement turc sont déchus de leur immunité parlementaire, ce qui permet l’ouverture de poursuites judiciaires à leur encontre ; cette mesure affecte particulièrement les élus du HDP dont 55 sur 59 sont touchés. En novembre 2016, les deux co-présidents du HDP, Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, et sept autres députés, déjà déchus de leur immunité parlementaire en mai 2016, sont placés en détention préventive. »

Aujourd’hui ils sont encore emprisonnés. Ce court extrait ne décrit qu’une partie de la répression que subi ce parti et ses alliés en Turquie (26 000 militants emprisonnés à la fin de l’année 2018). Pour conclure sur le HDP, il est encore debout et renait progressivement de ses cendres, à tel point que ce parti se présente aux élections présidentielles de 2023 qui pourraient voir une hypothétique fin du règne d’Erdogan.

L’autre force majeure en Turquie, et d’ailleurs dans toute la région du Kurdistan est le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Après plusieurs décennies de guérilla contre l’état turc, sa principale action politique se retrouve dans le PYD (Parti de l’union démocratique), sa branche syrienne représentée au Rojava (l’ouest en kurde). Initialement d’idéologie marxiste-léniniste à sa création dans les années 70 dans la continuité des mouvements de décolonisation dans le monde et par sa proximité directe avec l’URSS, le PKK s’est tourné au tournant du XXIème siècle vers une nouvelle idéologie inspirée des écrits de Murray Bookchin (écologie politique) et que leur leader Öcalan (aussi nommé Apo, emprisonné en Turquie depuis 1999) a décrit à travers le terme de confédéralisme démocratique. Les liens entre la lutte du PKK et celle du HDP sont évident, d’autant que les dirigeants du HDP ont déjà rendu visite à Öcalan dans sa prison. Il y a là les deux faces assez connues des luttes de libération anti-colonialiste : la solution armée sous forme de guérilla et la solution « démocratique » ou pacifique ou encore de non-violence. La première se perpétue en Syrie, la seconde fait face aux risques d’interdiction du régime turc.

Sur M. Bookchin https://www.monde-diplomatique.fr/2016/07/FERNANDEZ/55910 Sur la Turquie et ses processus politiques : https://www.contretemps.eu/turquie-panorama-et-perspectives-entretien-avec-emre-ongun/ (date de 2016 mais reste d’actualité)

En Iran, le Kurdistan en Iran est nommé Rojhilat, l’est en kurde, le silence autour de la situation des Kurdes en Iran est hautement préoccupante. J’ai moi-même beaucoup de difficulté à récupérer des informations sur leur situation alors que les Kurdes représentent une population similaire à celle en Irak et que les Kurdes d’Iran ont été au cœur de lutte importante voire essentielle de l’histoire du Kurdistan. Je ne citerai que les informations extraites de cet article https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2019/11/24/les-kurdes-diran-oublies-de-tous/. « Les Kurdes d’Iran sont la cible de la part de la République islamique d’une double série de discriminations, en tant que Kurdes dans un régime d’un centralisme sourcilleux, d’une part, et en tant que sunnites dans un système privilégiant systématiquement la majorité chiite, d’autre part. La langue kurde, bannie des écoles publiques, ne peut être enseignée que dans des établissements privés, eux-mêmes soumis à l’autorisation préalable de l’Etat. Le militantisme kurde est méthodiquement réprimé, aussi bien dans les régions frontalières de l’Irak que dans le Khorassan, au nord-est du pays. Près de la moitié des détenus politiques en Iran sont ainsi d’origine kurde, selon le rapporteur de l’ONU pour la situation des droits de l’homme dans ce pays, alors que les Kurdes représentent moins du dixième de la population iranienne. Les Kurdes, à la fois minoritaires ethniquement et religieusement, pâtissent de graves entraves dans leur accès à l’emploi, au logement, à la propriété et aux fonctions d’encadrement politique et administrative. Les deux provinces kurdes sont reléguées, en termes de développement, aux tout derniers rangs des trente provinces iraniennes, avec le Baloutchistan. » A cette situation de colonisation s’ajoute un abandon de la lutte par l’acteur majeur de la région, le PKK, qui se concentre exclusivement sur le Rojava et la Syrie.

En Irak, le Kurdistan en Irak est nommé Başûr le sud en kurde, il y a une région autonome kurde avec un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) qui ne regroupe pas toutes les zones de population kurde. Cette région est le lieu de lutte de pouvoir entre deux partis issus de deux tribus puissantes les Barzani au Nord (Parti démocratique du Kurdistan, PDK) et les Talabani au Sud (Union patriotique du Kurdistan, UPK). Leur situation est l’exemple typique de ce que Fanon décrit ainsi : « Dans les pays sous-développés, nous avons vu qu’il n’existait pas de véritable bourgeoisie mais une sorte de petite caste aux dents longues, avide et vorace, dominée par l’esprit gagne-petit et qui s’accommode des dividendes que lui assure l’ancienne puissance coloniale. » Ceci est d’autant plus juste dans le cas des Barzani qui s’allient de fait à Erdogan, qui n’existent politiquement que grâce au bon vouloir de l’état turc mais aussi grâce à leur illustre nom, les Barzani étant l’une des tribu les plus respectées chez les Kurdes par leur lutte contre les oppresseurs. La grande majorité des Kurdes du GRK sont pauvres et n’ont que peu de perspectives d’avancées économiques car n’appartenant pas à la bonne tribu. Il y a aussi une lutte d’influence entre le GRK et le PKK, qui s’est illustrée en 2014 avec le sauvetage des Yézidis des Monts Sinjar (à la frontière irako-syrienne) par les forces syriennes du PYD (proche du PKK) face à l’EI suite à une défaite des peshmergas (combattants kurdes du GRK). La Turquie veut à tout prix éviter une alliance entre le GRK (en Irak) et le PYD (en Syrie) qui pourrait créer une bande frontalière totalement kurde au Sud de la Turquie et donner des aspirations indépendantistes aux forces Kurdes de Turquie. C’est pour ça que l’état turc domine fortement le GRK, surtout économiquement, et c’est à cause de leur faiblesse, de leur voracité et de leur soif de pouvoir que les dirigeants kurdes du GRK acceptent la domination turque sans la contester : elle leur permet d’éviter une ingérence du PKK afin de préserver leur influence politique. Pour plus d’info sur la situation actuelle : https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20220811-en-irak-le-kurdistan-rattrap%C3%A9-par-le-chaos-politique  https://orientxxi.info/magazine/le-kurdistan-irakien-dans-l-impasse-et-les-divisions,5887

Et sur les luttes entre le GRK et le PKK https://kurdistan-au-feminin.fr/2020/12/16/kurdistan-bruits-de-bottes-turques-sur-le-front-kurde/

En Syrie (le Rojava, l’ouest en kurde). On arrive au plus gros morceau. C’est un sujet brûlant, d’actualité et aussi complexe que tout ce qui a précédé. Le Rojava cristallise actuellement un moment crucial de la lutte kurde : tous les yeux et cœurs kurdes sont tournés vers cette zone à cause de l’espoir qu’il représente. Je me limiterai à une description des faits et des forces kurdes en présence. Je citerais cet article  (DESOLI Francesco, « L’avant- et l’après-Kobané : défis et opportunités pour les Kurdes de Syrie », Outre-Terre, 2015/3 (N° 44), p. 273-285. DOI : 10.3917/oute1.044.0273. URL : https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2015-3-page-273.htm ).

« Dans le cadre général de la crise syrienne, le PYD et sa branche militaire le YPG (Unités de protection du peuple) ont longtemps constitué une sorte de troisième camp aux marges du conflit entre régime et opposition. Leur entente froide avec le régime syrien leur a permis d’éviter les bombardements et la répression étatique. En outre, la prise de distance vis-à-vis de l’opposition arabe et le manque de confiance en celle-ci ne se sont traduits en conflit ouvert que dans certaines zones de population mixte arabo-kurde où le YPG mena en 2013 une série de batailles, pour la plupart victorieuses, contre différents groupes rebelles. Depuis l’automne 2013, l’État islamique (EI) s’est révélé en tant qu’adversaire effectif et obstiné du YPG, mais ce dernier devait parvenir pendant toute la première moitié de 2014 à repousser ses offensives. »

Cet article explique tous les ingrédients nécessaires à la description (simplifiée) des Kurdes en Syrie : luttes entre kurdes (PDK irakien vs PKK/PYD syrien), hégémonie du PKK qui empêche toute autre forme de lutte de libération kurde en dehors de ses lignes quitte à réprimer d’autres mouvements kurdes, entente froide avec le régime d’Assad pour obtenir une certaine autonomie (qui arrange surtout Assad qui n’a plus à s’occuper, pour l’instant, de la frange Nord). Concernant ce dernier point, personne n’est dupe, cette autonomie sera reprise des mains kurdes dès que possible par Assad et son régime qui, ne l’oublions pas, a réprimé et exclu ce même PKK pendant plusieurs années et a persécuté la minorité kurde. Actuellement, le régime d’Erdogan prépare une invasion massive de cette région et réitère ses menaces contre les forces kurdes du Rojava. Dernièrement, une tentative de rapprochement a été tentée par le régime turc envers le régime syrien (https://www.courrierinternational.com/article/rapprochement-erdogan-dispose-a-reprendre-langue-avec-assad-inquietude-des-refugies-syriens-en-turquie) qui s’est soldée par un échec. Il ne faut donc pas perdre de vue que l’état actuel des alliances et des rapports de force peut être totalement chamboulé au gré des intérêts des deux régimes. L’élection cruciale de 2023 en Turquie en ligne de mire, Erdogan prépare soigneusement ses attaques contre le Rojava et ses forces kurdes afin de se positionner en défenseur de l’ordre et de la sécurité. C’est un phénomène récurrent dans sa politique. Il n’hésitera pas à s’allier au régime d’Assad et à trahir la rébellion syrienne, que le régime turc soutient, dans une optique de déstabilisation politique du territoire syrien. Ainsi, à la fois la rébellion syrienne et le Rojava pourraient finir dans un étau entre ces deux régimes. D’autant plus que la question des réfugiés syriens en Turquie devient un sujet important dans le débat politique turc ; avec une réconciliation turco-syrienne, Erdogan pourrait faire d’une pierre deux coups : détruire le Rojava et pousser les réfugiés syriens de son sol à retourner dans leur pays sous le joug d’Assad. A la fin, ce sont les peuples syriens et kurdes qui seront les victimes.

Vous l’aurez compris, le sujet kurde est d’une complexité assez élevée, les alliés d’un jour deviennent les ennemis du lendemain, les kurdes luttent les uns contre les autres, la situation s’envenime sans solution claire. Les raisons vous les avez lues : c’est à la fois la situation coloniale encerclée entre quatre états, les luttes intra-kurde manipulées ou non par les forces externes, la couardise des dirigeants du mouvement kurde qui ne cessent de donner leur confiance à des promesses des états colonialistes ou impérialistes mais aussi l’état actuel du monde néolibéral qui ne permet aucune réelle libération des peuples.

C’est le triste destin des kurdes depuis des siècles : passer d’une main à l’autre sans sortir de cet encerclement désastreux.

Les Kurdes et leurs défenseurs occidentaux : une manipulation et des trahisons meurtrières.

Fanon : « Mais si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors il faut inventer, il faut découvrir. Si nous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe. Davantage, si nous voulons répondre à l’attente des Européens, il ne faut pas leur renvoyer une image, même idéale, de leur société et de leur pensée pour lesquelles ils éprouvent épisodiquement une immense nausée. Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. »

Ce conseil très juste du militant de la libération algérienne et figure de la décolonisation F.Fanon sied assez bien aux dirigeants kurdes. Alors, bien évidemment le contexte est loin d’être le même : il est question dans cette citation de Fanon des peuples colonisés par l’Europe qui luttent pour leur libération et leur indépendance. Le colon n’est pas européen dans le cas kurde, il n’est même pas unique, néanmoins l’injonction à ne pas chercher absolument dans l’Europe (ou l’Occident), dans ses formes d’organisation, dans ses formes de lutte, un soutien pour « répondre à l’attente [du peuple kurde] » pourrait être étendu aux kurdes. Plus précisément, l’histoire des défenseurs occidentaux de la cause kurde est un cas d’école d’impérialisme : la défense des kurdes n’est jamais la vraie raison, celle-ci se trouve bien plus du côté des raisons économiques (le pétrole et autres ressources de la zone), militaires voire racistes/islamophobes. De même, les occidentaux tendent à voir au Rojava une « image, même idéale, de leur société » alors qu’il n’en est rien. Les bases mêmes du projet politique au Rojava, appelé confédéralisme démocratique, sont profondément anticapitaliste, anti Etat-nation et donc aux antipodes de la modernité occidentale.

Mais comme souvent avec les Kurdes, les choses se compliquent rapidement : en effet, crier à l’anti-impérialisme de ma position de kurde du Nord global bien privilégié ne serait rien d’autre qu’une posture de privilégié. C’est aussi une stratégie des Kurdes (je parle aussi bien du Rojava, du HDP ou du GRK) d’obtenir tacitement l’aide et le soutien des occidentaux en mettant en avant leur caractère multiethniques, pluriconfessionnels (et surtout pas « islamiste »), féministe ou encore pro-LGBT. Pour être plus juste, ce ne sont pas eux qui mettent vraiment en avant ces traits mais les occidentaux. D’ailleurs ces derniers ne voient que ça, toute la lutte des Kurdes, leur culture, leur histoire ils s’en fichent, eux ils veulent de belles figures à défendre comme ces femmes kurdes qui combattent les djihadistes de l’EI à Kobané. Mais quand on leur demande le noms de ces femmes, les raisons précises de leur lutte, leur place dans la société kurde, que répondent-ils ? Qu’en savent-ils ?

Avant de continuer je précise : not all occidentaux. Ou pour le dire plus précisément, je ne vise pas tous les mouvements de solidarité issus de l’Occident envers les Kurdes qui sont nombreux, qui respectent la culture et l’histoire des Kurdes et que je remercie vivement. Ces soutiens sont d’une importance cruciale dans la lutte de libération des Kurdes, notamment concernant la situation grave au Rojava. Néanmoins, ce n’est pas parce que ces soutiens existent que l’on peut se faire l’économie de la critique. Et d’un point de vue personnel, laissez moi cracher mon venin sur ces « sauveurs » de l’Occident qui n’ont cessé de me réifier en chose à sauver, en tant qu’individu issu du peuple kurde, « ce beau peuple féministe et pas du tout islamiste ».

Mais revenons au sujet, de quoi parle-t-on exactement ?  Parler des trahisons et manipulations des occidentaux au Kurdistan mériterait un article en lui-même. C’est une histoire triste et révoltante. Les Kurdes ont souvent été le bras armé des occidentaux parce que ce peuple n’a pas d’autre allié dans la région et ne peut pas en avoir (on y reviendra). Un exemple récent de trahison : Trump en octobre 2019, après des années d’alliance avec les Kurdes contre l’EI, décide sans concertation avec ses alliés kurdes de quitter le Rojava pour faciliter l’invasion et les massacres turcs dans cette région (la fameuse zone tampon). On a crié au scandale à l’époque en France et Biden avait dénoncé la trahison de l’administration américaine et promis de sanctionner l’agression de la Turquie d’Erdogan. Quelqu’un a des nouvelles ? Et je ne mentionne pas les français et britanniques qui n’ont fait que suivre leur maître américain. La liste des trahisons occidentales est trop longue, concentrons-nous plutôt sur nos impérialistes bien Français bien Gaulois et ce qu’ils pensent des Kurdes.

Concernant la sphère politique française il est étonnant de constater que le soutien aux Kurdes s’étend de l’extrême-gauche (le programme politique au Rojava s’inscrit dans la famille élargie de l’anarchisme) à l’extrême-droite (et oui !). Bah alors la Palestine, jalouse de ne pas avoir le soutien de Le Pen ? Citons-la : « Je ne comprends pas que l’on ferme les yeux sur les attaques de la Turquie contre les Kurdes en Syrie. C’est une violation absolue du droit international, pour anéantir des combattants qui nous ont aidés » Ah, on voit directement de quoi dépend ce « soutien » : c’est parce que les Kurdes ont aidé les Français contre … ah oui, les djihadistes de l’EI mais surtout pas pour leur liberté ou leur droit à l’autodétermination (le droit international ça l’intéresse quand elle veut). Bon après quoi d’étonnant quand on sait qui elle est, donc passons à son meilleur ami Macron. Selon lui, les Kurdes « sont nos meilleurs alliés contre Daech », par conséquent, « les abandonner comme on l’a fait en Syrie en 2019 », serait « une faute politique ». (https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/irak/macron-au-kurdistan-irakien-les-kurdes-sont-nos-meilleurs-allies-contre-daech-estime-l-ecrivainpatrice-franceschi_4752409.html ) On sent tout l’impérialisme dans cette déclaration : soutien conditionné à la lutte contre l’EI, un énième abandon serait une faute politique, entendez géopolitique. Aucune mention de la cause des Kurdes, ce ne sont que des soldats contre l’EI, leurs revendications on s’en fiche donc. Beau programme. Et c’est le cas de l’immense majorité des soutiens aux kurdes par ces politiques.

Et la gauche dans tout ça ? Demandons directement au boss, au Jaurès de notre époque, au butin de guerre Mélenchon : https://melenchon.fr/2019/01/28/la-cause-kurde-est-la-notre/ . Dans son blog, cet article datant de 2019 est titrée : « La cause kurde est la nôtre ». Oh, serait-ce la résurgence d’une lutte anti-impérialiste bien marquée historiquement dans la gauche ? Malheureusement non, c’est du même acabit que les précédents : « Les combattantes et combattants kurdes du Rojava ont combattu militairement de façon décisive notre ennemi qu’est l’islamisme politique armé de Daech et du front « al Nosra ». » Les Kurdes se sont surtout battus pour leur survie et leur libération, pas pour satisfaire la vengeance de la France contre l’EI. Ce ne sont pas les soldats français qui sont morts par milliers, ni les femmes françaises violées et soumises à l’esclavage. Le plus grand contingent français dans cette guerre était surtout dans l’autre camp mais l’Occident aime récupérer les victoires qui ne sont pas les siennes tout en oubliant ses vraies responsabilités dans le conflit. Ce n’est pas « notre » ennemi mais l’ennemi des peuples kurdes, arabes et des minorités de la région. Comprenez bien cela une bonne fois pour toutes. Il poursuit « ni la France, ni les États-Unis n’auront fait quoi que ce soit pour aider les kurdes d’Afrin. Il est vrai que la Turquie est membre de l’OTAN et cela suffit pour que tous les atlantistes d’Europe ferment les yeux sur n’importe quoi. » Là encore, c’est bien de dénoncer mais pourquoi ramener ça uniquement aux liens entre la Turquie et l’OTAN sans une seule fois affirmer le droit des kurdes à leur existence ? Cette fois, les Kurdes sont des pions pour taper sur le méchant Erdogan, un peu à la sauce Biden. Cependant, il faut lui accorder le mérite de soutenir le HDP dans la répression de l’état turc (il faut bien un bon point non ?). On arrive à un point intéressant « Et si le Rojava nous intéresse, c’est parce qu’il s’y mène une expérience politique inédite. » Serait-il enfin question de libération des Kurdes ou à minima d’une bonne compréhension de l’idéologie du PYD et du Rojava ? Réponse : « Le PYD, parti de l’Union démocratique, y a instauré un régime s’appuyant sur la démocratie directe au niveau communal. Les minorités y sont respectées. Le féminisme est affiché puisque chaque échelon de gouvernement est partagé par un homme et une femme. Par ailleurs, les Kurdes du Rojava rejettent toute assignation identitaire, religieuse ou ethnique. Leur approche est citoyenne. À l’autoritarisme, ils opposent la souveraineté populaire ; au tri ethno-confessionnel, le pluralisme ; à la dépendance aux réseaux clientélistes, des services publics de qualité et un modèle de société solidaire face à la corruption généralisée. Le peuple kurde, au-delà de son droit à l’autodétermination, est quasiment le seul à proposer une solution politique susceptible de construire une paix durable dans la région. » Le bingo gauchiste « je soutiens les kurdes du Rojava car … » a été remporté par Mélenchon haut la main. Il semblerait que tout soit beau au Rojava, cette utopie parfaite au milieu de tous ces monstres islamistes autoritaires qui n’ont évidemment aucun lien avec la France (Picot). Je suis moi-même tombé dans ce discours occidental très fantasmé, c’est la porte ouverte vers les tréfonds de l’Occident et sa modernité. Heureusement, les nombreuses trahisons occidentales m’ont sauvé de ce fantasme.

Si ces exemples ne suffisent pas, et parce qu’il faut que je vide encore mon sac, permettez-moi de vous raconter une histoire autour du film de Caroline Fourest, Sœurs d’armes (https://www.europe1.fr/culture/caroline-fourest-presente-son-film-soeurs-darmes-ce-qui-est-arrive-aux-femmes-yezidies-cest-le-sommet-de-la-violence-misogyne-et-totalitaire-3923810)

« Pour Caroline Fourest, l’attentat contre Charlie Hebdo est un déclic personnel. « J’avais besoin de fiction, de trouver un nouveau langage », confie-t-elle. Elle tombe alors sur des vidéos de Daech, sur le marché aux esclaves où des femmes Yézidies sont vendues, ou échangées contre des pistolets. « J’ai été frappée par ces images qui donnaient ‘envie’ d’en voir plus. Et les gens qui ont vu le film m’ont dit : ‘Je pensais tout savoir de cette guerre mais je n’avais pas du tout vu ça’. » » Dès les prémices de ce projet, tout semble lié avant tout à Daesh plutôt qu’à la cause kurde, cette dernière devenant un moyen de représenter sa haine de l’EI. Mais soit, ce pourrait être « acceptable » aux premiers abords. Qu’en est-il de sa réalisation et de son contenu ? Réponse d’une combattante kurde dans Nous vous écrivons depuis la révolution, Récits de femmes internationalistes au Rojava « C’est un point de vue d’Européenne sur notre combat, caractérisé par le fait que les caractères principaux et les actrices sont européennes. Elle a totalement réécrit l’histoire du massacre des yézidies de Şengal. Elle a décidé d’unir toutes les forces kurdes sous un même drapeau, mais la réalité c’est que les peshmergas (combattants du GRK) se sont enfuis et que c’est la guérilla du PKK et les YPG/YPJ (ndlr. unités militaires du PYD, PKK syrien, le YPJ est uniquement composé de femmes) qui ont ouvert un couloir humanitaire et sauvé des milliers de personnes. Imagine que demain, moi, une Kurde, je décide de faire un film sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en France et que je dise : « Moi je n’ai pas envie de montrer les subtilités, la collaboration avec les nazis, et tout. Moi j’ai envie d’unité. Donc dans mon film je raconte que toutes les Françaises ont caché des Juives dans leur grenier et c’est tout. » Quel est le but de la réalisatrice avec ça ? Aujourd’hui, les YPJ et la guérilla du PKK, celles qui ont combattu Daech, sont attaqués par la Turquie, qui continue de les appeler « terroristes » alors qu’elles ont prévenu un génocide total. Dans le film, cette réalité est totalement effacée. Aussi, dans une scène, une des combattantes des YPJ demande : « Pourquoi est-ce que Daech nous attaque ? » Sérieusement ! Une combattante des YPJ ne demanderait jamais quelque chose comme ça ! Nous connaissons notre ennemi et nous savons pourquoi ils nous attaquent. Encore une chose : la manière dont elle fait parler, interagir et s’habiller les YPJ, c’est très masculin, ça ne correspond pas du tout à notre esthétique. La façon dont les hommes commentent les habits des camarades femmes ou leur donnent des ordres. Peut-être que ça vous paraît normal en tant qu’européennes, mais pour nous, ça ne l’est pas du tout. Nous, les femmes qui luttons ici, nous sommes autonomes. Le seul mérite de ce film est de donner un très bon exemple de ce qu’est l’orientalisme ! » Tout est dit.

On l’aura compris, la lutte au Rojava, et celle des Kurdes en général, a plus d’une fois été manipulée par l’Occident pour des intérêts idéologiques racistes, impérialistes ou encore de bonne conscience.

Cependant, d’un point de vue stratégique, de nombreux militants kurdes pensent que sans l’aide des occidentaux aucune indépendance kurde ne peut être proclamée dans la région. Ils préfèrent le soutien économique, militaire, diplomatique des occidentaux à celui de leurs voisins. Ce qui se comprend parce que de fait leurs voisins les oppriment. Mais aussi, qui d’autre peut les aider ? Ils sont isolés dans la région, même l’Algérie ne peut soutenir les Kurdes sans se prendre les foudres de quasi tous les autres pays Arabes. Maintenant, je ne souhaite pas juger cette stratégie (très souvent c’est plus de la survie), je ne suis pas un combattant du Rojava qui est bien heureux de l’aide américaine face à l’EI. D’ailleurs ces mêmes combattants ne sont pas dupes et savent que les aides occidentales vont et viennent au gré des gouvernements et des événements politiques de la région. Ceci étant dit, il ne faut pas oublier les trahisons multiples des occidentaux ni la manipulation grossière qu’ils font de la cause kurde pour des intérêts politiques et racistes (contre l’Islam et les Arabes).

Les Kurdes, la Palestine et Bandung : deux peuples esseulés à cause de la faiblesse du camp anti-impérialiste. Perspectives de rapprochement et de renforcement du camp anti-colonialiste.

Fanon : « L’exploitation coloniale, la misère, la famine endémique acculent de plus en plus le colonisé à la lutte ouverte et organisée. Progressivement et de façon imperceptible la nécessité d’un affrontement décisif se fait prégnante et est ressentie par la grande majorité du peuple. Les tensions, inexistantes auparavant, se multiplient. Les événements internationaux, l’écroulement, par pans entiers, des empires coloniaux, les contradictions inhérentes au système colonialiste entretiennent et renforcent la combativité, promeuvent et donnent force à la conscience nationale. »

Fanon écrivait cela en 1961 au climax de la guerre d’Algérie, post Bandung, post Suez, aujourd’hui où en est le camp anti-colonialiste ? Bien mal en point. Comme expliqué précédemment, il ne faut pas interpréter le soutien des forces politiques principales en France au Rojava comme le soutien réel à un mouvement de libération du peuple kurde. Ce n’est qu’un moyen pour taper sur l’Islam, les Arabes, le méchant Erdogan. On ne peut que s’étonner et se questionner lorsque l’on voit qu’en comparaison avec le soutien à la Palestine devenu d’une timidité extrême en France, rares sont les personnalités politiques et militants qui ne « soutiennent » pas les Kurdes.

On en revient ainsi au tout début de cet article : pourquoi la lutte des Kurdes pour le droit d’existence n’a que peu d’écho au sein des luttes du Sud global, notamment par rapport à la Palestine pourtant si proche géographiquement ?

Il est donc question de la seule et unique lutte qui compte réellement pour les peuples opprimés, les luttes du Sud global, et par là les militants les plus engagés dans cette lutte. En France, c’est le camp antiraciste élargi dont les décoloniaux font partie. D’après ma propre expérience, c’est plus par manque de connaissance que le soutien aux Kurdes est (en apparence) assez faible. Mais aussi parce qu’il existe une certaine méfiance compte tenu des soutiens vastes de la sphère politique au sujet des Kurdes et du Rojava en particulier. Et ces militants ont bien raison de se méfier pour toutes les raisons évoquées précédemment (manipulation du soutien aux kurdes à des fins racistes et islamophobes).

Ismael Besikci, l’auteur de International Colony Kurdistan (publié en 1991, certaines parties peuvent ne plus être parfaitement d’actualité) développe les raisons des différences entre le Kurdistan et la Palestine. « De profondes différences existent entre la situation de la Palestine et celle du Kurdistan. Les Kurdes sont entourés d’ennemis de tous les côtés. En fait, les Kurdes tentent de maintenir leur existence à l’intérieur de ce qui est pratiquement un enfer. La Palestine est entourée de forces amies, ou de forces que l’on peut qualifier d’amies. Elle n’a qu’un seul ennemi : Israël.

Quant à Israël, il a de nombreux ennemis, dont les 22 États arabes et les 42 États islamiques qui, s’ils ne sont pas des ennemis, sont au moins inamicaux. La division du Kurdistan entre plusieurs États a multiplié leurs ennemis et les a laissés sans amis. Bien que ces dernières années, le nombre d’amis du Kurdistan semble augmenter, ces nouveaux amis sont lointains. Les Palestiniens sont toujours en mesure d’obtenir le soutien politique, financier et militaire des pays arabes voisins. Lorsque leur lutte les met dans une situation difficile, ils peuvent se réfugier dans un ou plusieurs de ces pays et poursuivre leur combat politique et militaire à partir de là. Quelles que soient leurs relations avec l’Égypte ou la Jordanie, la Syrie ou le Liban, l’Irak, la Tunisie, le Koweït, l’Arabie saoudite, l’Algérie et le Yémen, cela reste vrai, du moins en théorie. Ces Etats sont obligés d’aider les Palestiniens financièrement, moralement et politiquement, ne serait-ce que pour répondre à l’opinion publique de leur propre pays. »

Mais alors, qu’en est-il des Kurdes ?

« La question palestinienne apparaît comme une question arabe, ce qui a pour conséquence que les autres pays désireux de maintenir de bonnes relations avec les nations arabes soutiennent fortement les Palestiniens. Ils se sentent obligés de le faire.

La question kurde, au contraire, apparaît comme une question anti-arabe. Ainsi, une fois de plus, les pays qui souhaitent maintenir de bonnes relations avec les nations arabes se sentent obligés de soutenir les États arabes d’Irak et de Syrie contre les Kurdes et font la sourde oreille à la juste lutte des Kurdes pour leur existence. En raison de la richesse pétrolière des pays arabes, les autres pays considèrent qu’il est important de développer de meilleures relations commerciales, d’augmenter les exportations, de remporter des appels d’offres et de faire des investissements dans les pays arabes. Puisque la lutte kurde est également perçue comme une lutte anti-turque et anti-persane, ce que nous avons dit à propos de ceux qui souhaitent maintenir de bonnes relations avec les nations arabes est également vrai pour ceux qui souhaitent maintenir de bonnes relations avec la Turquie et l’Iran. Ces pays font semblant d’ignorer la juste lutte des Kurdes, se rangeant du côté des gouvernements racistes et colonialistes de Turquie et d’Iran.

La Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie sont habiles à utiliser leur potentiel d’investissement commercial comme outil de chantage. Ils disent : « Je ne vous donnerai pas cette offre de contrat », « Si vous rédigez des résolutions contre nous sur telle ou telle question, nous ou « Si vous vous abstenez de faire telle ou telle chose contre la Turquie, nous vous achèterons deux flottes d’avions », etc. Par conséquent, bien que les Palestiniens bénéficient d’un soutien important dans diverses institutions internationales, les Kurdes, dont la lutte est tout aussi juste, sont continuellement laissés à eux-mêmes. Les Palestiniens ont commencé leur lutte contre Israël au milieu des années 1960 et ont pu, peu après, participer à des institutions internationales telles que les Nations unies et la Conférence islamique. Cela est dû à leurs nombreux amis qui occupent des postes influents dans ces organismes. Le Kurdistan a de nombreux ennemis, et les amis qu’il a évitent de s’impliquer dans la juste lutte des Kurdes en raison des réactions que cela pourrait susciter chez ses nombreux ennemis. » Ce n’est pas pour rien qu’un des plus célèbre dicton kurde est : « Pas d’autres amis que les montages ».

On arrive donc à le même conclusion que cet article (https://kurdistan-au-feminin.fr/2021/05/15/les-palestiniens-et-les-kurdes-deux-peuples-au-destin-tragique/) : « Mais la solidarité entre les deux peuples [palestiniens et kurdes] eux-mêmes est embourbée dans la confusion. Il s’agit d’une confusion délibérément entretenue par les puissances qui les oppriment, et sortir de cette confusion est un élément vital de la lutte pour les Kurdes et les Palestiniens. » Les similitudes entre ces peuples sont nombreuses, si je ne dois en retenir qu’une c’est l’origine du mal, c’est-à-dire le découpage de territoires par les occidentaux sans accords des peuples en question « Les deux peuples ont été laissés à la merci d’occupants hostiles à la suite de décisions prises par les grandes puissances impériales du monde, et les dirigeants de ces puissances refusent même aujourd’hui de reconnaître leurs actes de résistance ».

Il existe une histoire commune des mouvements de libération kurde et palestinienne, avec leur lot de complexité : « Les Kurdes plus engagés politiquement, comme les dirigeants du HDP, comprennent parfaitement la nécessité de « soutenir le peuple palestinien opprimé », mais il est à la fois déprimant et inquiétant de voir les débats entre Kurdes sur la question de savoir s’ils doivent ou non soutenir les Palestiniens, ainsi que l’antagonisme de certains Palestiniens envers les Kurdes. Il n’en a pas toujours été ainsi. L’Organisation de libération de la Palestine – en particulier ses factions marxistes, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique de libération de la Palestine – a joué un rôle majeur dans l’entraînement des guérilleros du PKK, et 13 cadres du PKK ont perdu la vie dans la lutte contre l’occupation du Liban par Israël en 1982. (Bien que nous devions également reconnaître, car la vie réelle n’est jamais simple, que le FPLP a malheureusement été recueilli par Saddam Hussein). »

Du côté palestinien la situation n’est pas plus simple « les principaux politiciens palestiniens d’aujourd’hui sont beaucoup plus proches de la Turquie qu’aux premiers jours du PKK, en particulier ceux du Hamas, qui contrôle Gaza ; mais il serait erroné de rejeter la lutte populaire de plusieurs décennies du peuple palestinien contre l’oppression israélienne parce que nous n’aimons pas les politiciens de Gaza ou de Ramallah. La lutte pour la liberté des Palestiniens est antérieure et transcende le Hamas et le Fatah. »

Et l’article conclut « Ce manque de connexion a un impact sur la force organisationnelle, et affecte la capacité à situer les deux luttes spécifiques comme faisant partie de la lutte plus large contre l’impérialisme et le capitalisme. ».

Dans le meilleur des monde, un nouveau Bandung serait organisé avec les différents peuples opprimés, incluant possiblement les Ouïghours, les Baloutches, et tout peuple luttant pour sa libération. On aurait une alliance des palestiniens et des kurdes contre leurs oppresseurs et tout serait pour le mieux. Mais comme le dit si bien ce proverbe kurde « Toute espérance doit planter ses racines sur une réalité ». La réalité est déjà connue : deux peuples opprimés, sous le joug colonial, dans une époque où la lutte anti-coloniale est à un niveau faible, où les ingérences sont nombreuses, tout comme les manipulations des mouvements de libération. De plus, les intérêts des alliances de chacun des camps sont, à première vue, opposés. Chaque état colonial cherchera à éviter tous liens entre les deux luttes, bien que dans le passé des connexions aient existé, en coupant toute aide économique et militaire à des peuples déjà en position de survie. Car c’est ça la réalité : le peuple Palestine perd des terres chaque jour, le peuple kurde se fait attaquer de toutes parts,  et toute solution non armée est réprimée. Nous ne sommes pas dans une période d’attaques ouvertes contre le joug colonial pour ces deux peuples mais plutôt dans une période de survie. Il n’est pas question pour les Palestiniens ni pour les Kurdes de conquérir des territoires, d’avancer dans la libération de leur peuple mais seulement de survivre. Et cette survie est cruciale pour espérer à l’avenir une contre-offensive de ces deux peuples opprimés pour leur libération totale et définitive.

Pour le moment l’heure est à la survie et tous les moyens sont bons pour conserver la flamme de la lutte : il n’est probablement pas temps pour ces deux luttes de se rejoindre, cela déstabiliserait fortement leur survie. D’un côté les kurdes pourraient perdre le soutien des occidentaux qui sont leurs quasi seuls alliés, de l’autre côté les palestiniens ne peuvent se mettre à dos l’Iran et la Turquie dans leur survie face à l’apartheid israélien.

Mais alors, comme dirait un islamo-gauchiste bien connu, que faire ? Vaste question. Le constat et l’état des luttes faits, vous êtes certainement désemparé devant la complexité de la situation des Kurdes et le peu de perspectives possibles. Bienvenu dans la tête d’un Kurde. Pour ce qui est du rapprochement entre Kurdes et Palestiniens, l’analyse faite plus haut démontre qu’en l’état actuel cette liaison est impossible.

Mais tout n’est pas perdu ! Il y a un axe qui n’a pas encore été développé dans l’article : la faiblesse du camp anti-impérialiste. Et c’est précisément là que l’on peut et doit agir. « On » c’est-à-dire nous autres Français, nous le Nord du Sud, nous qui ne sommes pas Français innocemment comme tout Français. Pourquoi ? Car c’est la France qui a participé activement au découpage du Kurdistan, c’est la France qui soutient le projet colonial israélien, c’est la France qui a vendu les armes qui aujourd’hui détruisent le Yémen, c’est la France qui a participé au pillage et à la destruction de l’Irak et de la Syrie, c’est la France qui a ravagé l’Afghanistan. C’est encore nous autres Français qui sommes les principaux responsables de l’inondation d’un tiers du Pakistan, car oui ce sont les peuples du Sud qui subissent bien plus les ravages du désastre écologique alors que c’est le Nord qui en est le principal responsable.

Alors oui, nous n’avons pas le pouvoir et ne sommes pas prêts de l’avoir ; oui, il faudrait prendre le pouvoir pour réparer nos erreurs, mais encore faudrait-il arrêter d’en faire ! Avant même d’imaginer un monde post-capitaliste sans impérialisme il faut déjà combattre celui qui est actif ! Nous devons lutter contre notre propre impérialisme ! Ce qui veut dire lutter contre les sanctions économiques sur les pays comme l’Iran ou l’Afghanistan car ce sont les plus démunis qui en souffriront, contre la Françafrique et les occupations militaires françaises, contre l’instrumentalisation des luttes du Sud à des fins racistes.

Dans le cas particulier des Kurdes il faut tout d’abord s’informer et comprendre la situation actuelle. Je considère ce type d’article comme un pas vers cela. Bien évidemment on ne peut lutter contre tout à la fois. Je ne vous invite pas à militer activement pour la cause Kurde ni à en connaître toute l’histoire, mais simplement à vous sensibiliser aux questions que soulèvent les Kurdes, à la fois pour ne pas tomber dans l’instrumentalisation occidentale médiocre mais aussi pour enrichir votre connaissance des luttes anti-coloniales.

J’espère qu’avec cet article chaque fois que vous entendrez parler des Kurdes, vous saurez qui nous sommes, contre qui nous luttons, comment l’Occident manipule nos luttes ici tout en nous déstabilisant là-bas ; mais avant tout, j’espère que vous aurez compris que notre place est au sein du Sud et du camp anti-colonial. Je ne désespère pas voir un jour Palestiniens et Kurdes lutter ensemble pour leur liberté. J’œuvrerai à rapprocher ces deux peuples afin de créer un front commun de lutte contre nos jougs coloniaux : Bandung nous l’a prouvé, nous ne devons pas combattre séparément.

Kurdes, Palestiniens, peuples du Sud, UNISSONS-NOUS !

Pablo Neruda : « Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront jamais le printemps»

Azadi

 

Karim Benzema : le ballon d’or du tiers-peuple

Le ballon d’or de Karim Benzema n’a surpris personne. Qu’importent, au fond, un prix et la pénible cérémonie qui l’accompagne, dont les critères d’attribution sont souvent davantage motivés par la publicité que par le mérite sportif ? Dans ce cas précis, en plus d’être incontestable et incontesté sur le plan sportif, il revêt une importance symbolique singulière. Il a été salué unanimement et sans aucune réserve par le milieu du football, notamment par ceux qui ont compté dans sa formation et sa carrière, comme étant le couronnement d’une carrière exemplaire et d’une saison exceptionnelle. Néanmoins, on se souvient qu’il n’y a encore pas si longtemps, Benzema était considéré comme un paria par une bonne partie des décideurs du football, du monde politique et de la société française. De fait, certaines réactions, par exemple provenant de l’extrême-droite, traduisent cette animosité hargneuse. On y déplore qu’un joueur jugé et condamné à un an de prison avec sursis pour avoir participé au chantage de l’un de ses anciens coéquipiers en équipe de France soit récompensé. D’autres qui avaient contribué à sa disgrâce, comme l’ex-premier ministre Manuel Valls, ont préféré garder le silence. Malgré tout, en général et au sein-même du gouvernement français, l’heure est aux félicitations. Bien entendu, le contentement a été particulièrement palpable au sein des descendants de l’immigration postcoloniale, en premier lieu nord-africaine. En effet, à leurs yeux, Benzema a été la cible privilégiée du racisme structurel qui les frappe et qui, dans un environnement d’islamophobie galopante, impulsée depuis les plus hautes instances de l’État, ne fait que se radicaliser. On rappelle ainsi que, tandis que Benzema avait été écarté avant d’être jugé, d’autres figures sportives françaises condamnées par la justice avaient bénéficié de davantage de clémence. Benzema, déjà ciblé par maintes critiques montées en épingle à partir de presque rien avant l’affaire, était en quelque sorte le bouc émissaire idéal. C’est sans aucun doute en réponse à leur soutien inconditionnel qu’il a déclaré être le « ballon d’or du peuple », entendons du tiers-peuple, celui des banlieues, dont il provient, et de ces mêmes descendants de l’immigration postcoloniale.

La portée symbolique de sa consécration, du moins dans le contexte français, a été amplifiée par la date de son attribution, le 17 octobre, date anniversaire du massacre d’État de 1961 contre les Algériens à Paris. Le fait que soit Zidane le lui remette n’était bien sûr aucunement anodin. L’humilité avec laquelle il l’a reçu était touchante. Ballon d’or du peuple ! Cela résonne un peu comme « Garrincha, alegria do povo » (Garrincha, joie du peuple), en référence à un célèbre joueur brésilien d’extraction populaire, vainqueur des coupes du monde 1958 et 1962. Mais sous la joie perce la mélancolie. Dans un essai sur le football, El fútbol a sol y sombra, l’écrivain uruguayen, Eduardo Galeano, qualifiait précisément Zidane en ces termes : élégance mélancolique. Dans un autre style footballistique, Benzema emprunte au même registre. Élégance. Mélancolie. Grâce. Et une pointe de timidité ! Football mis à part, cela n’est sans doute pas étranger à l’histoire particulière sur laquelle il faut maintenant revenir, celle de Benzema et de l’équipe de France, inscrite dans une plus grande histoire, et de sa signification politique.

 

Un tout petit peu de football

C’est un fait. La carrière de Benzema est exemplaire. Formé au club de L’Olympique Lyonnais, quand ce club était au sommet du football français, il est très jeune devenu un joueur incontournable de l’équipe première. Bientôt transféré au Réal Madrid, le plus grand club du monde aux yeux de nombreux suiveurs du football, il a mis un peu plus de temps à s’imposer comme un titulaire indiscutable. Toutefois, malgré la pression et à force de persévérance, surtout sous Ancelotti puis évidemment Zidane, il s’est progressivement transformé en pièce-maîtresse de l’équipe, quatre fois vainqueur de la ligue des champions, dont trois consécutives, fait unique dans l’histoire de la compétition. Il était le fidèle lieutenant de Cristiano Ronaldo, celui qui abattait le travail afin de permettre à ce dernier de briller de mille feux. Ce travail de l’ombre ne lui a pas toujours valu la reconnaissance méritée, mais il est justement le témoignage d’une capacité à se mettre au service du collectif, à contrepied de l’individualisme forcené qu’on reproche souvent aux joueurs de sa génération et de sa condition. Une fois Ronaldo parti, tandis que le Real Madrid traversait une difficile période de transition, il n’a pas échappé aux critiques. Or, c’est là qu’il a pris ses responsabilités. Après une saison déjà réussie qui l’avait vu revenir en sélection nationale, il a su porter l’équipe, pourtant considérée peu fringante, pour devenir le principal artisan d’une saison où son club a tout gagné. Meilleur buteur des deux compétitions majeures et décisif dans de nombreux matchs de ligue des champions, face au PSG, où il a lancé la révolte et tout fait basculer, à Chelsea et à Manchester City, il est devenu à trente-cinq ans le candidat naturel pour succéder à Messi au palmarès du ballon d’or.

En revanche, en équipe nationale, sa carrière a été plus accidentée. Après une sélection précoce, en 2007, qui lui permit de participer à l’euro 2008, lequel fut un sévère échec pour l’équipe de France, il fut écarté de la coupe du monde 2010 par Raymond Domenech, pour son plus grand bien devrait-on dire, quand on sait comment cela s’est terminé. Après un retour qui lui permit de participer à l’euro 2012 et à la coupe du monde 2014, sur laquelle nous reviendrons, l’affaire de la sextape de Valbuena provoqua son exclusion de l’équipe de France, ainsi que celle de son coéquipier, durant une période qui inclut l’euro 2016 et la coupe du monde 2018, jusqu’à sa réintégration-surprise par Deschamps, juste avant l’euro 2021. Figure incontestable du Real Madrid, Benzema a donc toujours été un joueur contesté en équipe de France.

 

Karim l’anti-France

Aujourd’hui, on évoque les affaires : l’affaire Zahia d’abord, où il a été impliqué avec d’autres joueurs ; et l’affaire Valbuena surtout. En réalité, bien qu’il ait pu compter sur le soutien de Deschamps jusqu’à la seconde affaire, sa présence en équipe de France était contestée dans les médias et le public dès avant et indépendamment des affaires. Sportivement, on lui reprochait de ne pas marquer assez de buts et d’être nonchalant, mettant en doute sa motivation, voire son professionnalisme. Certes davantage lieutenant que buteur au Real Madrid, dont ironiquement il est en passe de devenir le second meilleur buteur de l’histoire (derrière… Ronaldo), personne n’y mettait en cause son attitude, ni son professionnalisme. En France, un autre facteur intervenait. En premier lieu, on observait qu’il ne chantait pas la Marseillaise. Par ailleurs, il avait eu le malheur de dire que son cœur était algérien. Comme tous les descendants de l’immigration postcoloniale, en particulier maghrébins et à plus forte raison algériens, on le soupçonnait de manquer de patriotisme et de n’avoir opté pour la sélection française que par opportunisme et carriérisme.

A ce moment du texte, il faut revenir sur le cas Zidane et l’épopée de la France, vainqueur de la coupe du monde 1998 et de l’euro 2000. Entre exaltation de la méritocratie républicaine et valorisation de la « diversité », réunie sous les valeurs universelles de la France humaniste, cette sélection estampillée « Black-Blanc-Beur » était sensée représenter la réussite du modèle intégrationniste français. Zidane en était le joueur le plus doué et le principal symbole et, quand il baisa le maillot tricolore, après l’un de ses buts en finale, il semblait avoir scellé la réconciliation nationale entre la France et ses minorités, ou les « divers », généralement relégués vers les périphéries et au bas de l’échelle sociale. On retenait l’engouement populaire, où tout le pays semblait fusionner, ainsi que la présence massive des « jeunes des banlieues », même si on ne pouvait éviter de remarquer qu’ils agitaient des drapeaux algériens, marocains, tunisiens, etc. Après la finale de de l’euro 2000, les médias espéraient transmettre le même frisson, mais l’engouement fut moindre et le spectacle de la fête collective décevant. Le fameux match de « réconciliation » avec l’Algérie, voulu par Marie-Georges Buffet, à Paris, en 2001, où la Marseillaise fut sifflée et le terrain envahi, apporta un sérieux démenti à l’harmonie de la société française et à la façon dont les descendants de l’immigration postcoloniale s’y sentaient considérés. D’une certaine façon, ils firent exploser le décor qu’on avait monté et dont ils étaient destinés à être les figurants.

La saturation raciste et islamophobe de l’espace politique et médiatique durant la décennie suivante, inaugurée par l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, puis le débridement raciste qui s’abattit sur la sélection, à la coupe du monde 2010, enterraient la fable de la sélection « Black-Blanc-Beur », rebaptisée par Finkielkraut avec sa morgue comme étant la sélection « Black-Black-Black » et la « risée du monde ». Après la parenthèse de 2006 et le chef d’œuvre inachevé de Zidane, terminé par un coup de boule, sorte d’estocade ultime d’un passé glorieux sur le point d’être englouti, peut-être aussi un coup de griffe dans l’apparence lisse du mythe, et les défaites aidant, le sentiment général était clairement distinct. Une nouvelle génération était entrée en sélection, celle de 1987, comme on avait coutume de le dire, où se trouvaient des joueurs d’origine maghrébine comme Benzema, Nasri et Ben Arfa. Celle-ci, au contraire de la précédente, ou au contraire de Zidane, était porteuse de tous les maux. C’était l’avènement de la « racaille » que Sarkozy avait promis de nettoyer au karcher. Néanmoins, comme la mémoire populaire semble parfois l’oublier, aucun de ces trois joueurs n’était sélectionné à la coupe du monde de 2010. Ribéry, converti à l’Islam, indigénisé donc, y tint lieu d’arabe.

La grève des joueurs avait été présentée comme le plus grand scandale de l’histoire de l’équipe de France. Des « garnements » surpayés dans une société en souffrance et ingrats vis-à-vis de la nation, dont on guettait le manque d’identification avec elle, le comportement déplorable, etc., avaient provoqué le divorce entre le pays et son équipe de football. C’était oublié bien vite comment des joueurs considérés comme des professionnels irréprochables partout ailleurs avaient dû subir l’incompétence d’un sélectionneur, la lâcheté de la Fédération Française de Football (FFF) et la pression des médias, déjà engagés dans les procès d’intention, dont la rage redoubla après la défaite face au Mexique. L’affaire Anelka, accusé d’insulter le sélectionneur à la mi-temps du match dans une version publiée en Une de L’Équipe, plus tard démentie, avait été la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Lors d’un match ultérieur à son exclusion de la sélection, Anelka fit le geste de briser ses chaînes. Domenech et tout le monde à sa suite surent ainsi se dédouaner sur l’immaturité supposée des joueurs et, jusqu’à mettre en place une commission d’enquête parlementaire, on donna raison à l’encadrement trahi par les « sauvageons », indignes de représenter la France. Bref, passons. Sans qu’il n’y ait rien de tangible à lui reprocher, puisqu’il n’y était même pas, non plus avant, ni après, Benzema incarna progressivement et à son insu l’anti-France jusqu’à concentrer sur lui le ressentiment populaire. Sa nonchalance, qui était plutôt de la timidité, apportait la preuve de son cynisme sournois, quand il ne marquait pas de buts.

 

Karhymne à la joie, Karim le paria, Karim la rédemption

Pourtant, il a bien failli être le nouveau héros de la sélection ou plutôt la presse a songé à faire de lui un autre Zidane, rédempteur cette fois. Le gouvernement était à nouveau socialiste. L’euro 2012, sous la baguette de Blanc, n’avait pas complètement fait oublier la coupe du monde. D’autres polémiques, comme le geste de Nasri à l’attention des journalistes, avaient alimenté la chronique. L’édition de 2014, maintenant sous celle de Deschamps, était l’occasion de réenchanter le football de sélection et d’actionner, croyait-on, les leviers de la passion et de l’unité nationale. En somme, on voulait refaire le coup de 1998. Les excellentes prestations de Benzema au premier tour poussèrent L’Équipe à titrer « Karhymne à la joie » en bleu, blanc, rouge. Karim, l’hymne et la nation. Mais le cœur n’était plus à la joie. Surtout, tout cela finit en queue de poisson avec une élimination ni honteuse, ni glorieuse face à l’Allemagne en quarts de finale. Dès lors, Benzema redevint celui qui ne marquait pas assez de buts et qui ne chantait pas l’hymne national. Jusqu’à l’affaire. Nous ne nous étendrons pas sur elle, puisqu’elle est chose jugée, mais Benzema a toujours contesté le rôle qu’on lui a prêté. Quoiqu’il en soit, les frères Karabatic, condamnés dans une affaire de paris truqués, ne furent jamais la cible d’une telle vindicte politique et poursuivirent leur carrière en sélection sans autant d’ostracisme. Dans un premier temps, interrogé sur l’affaire, Le Graët, président de la FFF, eut ce bon mot : « Il faut dire quoi ? Mort à l’arabe !? » Il connaissait son monde. Ce qui, en revanche, au sein de la FFF, ne fut pas pardonné à Benzema, écarté de l’euro 2016, ce fut de reprocher à Deschamps d’avoir été influencé par une partie raciste de la France. Après cela, il semblait impossible de le revoir en sélection.

En 2016, tandis que l’euro se déroulait en France, la sélection était donc sensée revenir à des bases saines, épurée de ses éléments impurs. La nation pouvait de nouveau s’unir autour d’elle. En fait, comme après, en 2018, et ceci malgré la victoire finale à la coupe du monde, la polarisation entre les anti et les pro Benzema, entre la France retrouvée et ceux qui ne s’y retrouvaient pas, créa une ambiance particulière d’enthousiasme forcé et de défiance autour de la sélection. Benzema avait pris des proportions inimaginables. Pendant ce temps-là, il accumulait les titres avec le Real Madrid, sous la coupole de Zidane, avec lequel en guise de brèche générationnelle resplendissait l’entente fraternelle, à l’abri du ressentiment français qui n’y avait aucune prise sur lui. L’avant et l’après, le modèle et le paria unis à la face du monde et de la France.

C’est donc en 2021, contre toute attente, que Deschamps donna son pardon à Benzema et le réintégra à la sélection nationale : au désespoir des uns ; au bonheur des autres. Il s’évita l’humiliation et la FFF avec lui d’un ballon d’or banni de l’équipe de France. En tous les cas, l’eau a coulé sous les ponts de la France « Black-Blanc-Beur » et l’heure est plus que jamais à la polarisation : deux pôles se font face qui, pour des raisons diamétralement opposées, soutiennent la sélection ou célèbrent sa défaite. Au milieu, la plaine. La France éternelle devient antinationale. L’autre France se prend de patriotisme. Tout dépend de la conjoncture dans un rapport de force politique d’emblée latent dans le sentiment qu’on exprime vis-à-vis de la sélection. Du côté des indigènes, du moins de ceux qui ont pris parti, ainsi que tous ceux qui ont pris ce parti-là, rupture et légitimité ne font plus qu’un. On est pour la France contre les racistes. On est aussi contre la France, au nom de la sienne. On soutient une sélection africaine et on valorise les joueurs qui, quand ils en ont eu le choix, ont opté pour elle, mais on ne s’en considère pas moins légitime sur le sol français. A l’inverse, être pour la France ne vaut pas adhésion à la nation. Oui, mais la rédemption soudaine de Benzema au pays, récupérée ici et là, à coup de contorsions de la part de ceux-là qui, notamment depuis le gouvernement, mènent la croisade islamophobe et stigmatisent les descendants de l’immigration postcoloniale, n’annonce-t-elle pas un nouveau karhymne à la joie ? Cela est aujourd’hui encore plus improbable qu’hier. Cible, enjeu et faire-valoir de positions politiques qui, dans une certaine mesure, le dépassent et ont peu à voir avec le foot, quoiqu’elles puissent aussi tout à voir avec lui, étant entendu qu’il s’agit d’une passion partisane, comme l’avait établi Christian Bromberger, Benzema n’est-il donc que le jouet des passions des uns et des autres ? Non, il y est d’emblée impliqué. Se pose alors la question de savoir comment, en tant que descendant de l’immigration postcoloniale, il s’y implique lui-même.

 

Et la politique ?

De Zidane avant et de Benzema, à sa suite, ceux qui se sont engagés ont beaucoup dit qu’ils ne s’engageaient pas suffisamment, par exemple sur la question du racisme structurel de l’État et de la société française. Rappelons-le : honni ou encensé, et banni pour le devenir, il n’a pourtant rien fait, ni rien dit de particulier pour le mériter, hors football ou de l’affaire qui n’en est pas la raison, ou à peine, quand il a osé affirmer que la France raciste pesait dans son bannissement, ce qui était peu et déjà beaucoup. Si la sélection devient toute blanche sans lui, aux yeux des uns, ou toute noire avec lui, aux yeux des autres, c’est bien malgré lui. Quand on voit la déchaînement de haine qu’il a suscité, avec un profil si bas, qu’en serait-il dans le cas contraire ? On lui opposera certes le modèle de Mohammed Ali. C’était autre époque, un autre contexte et une autre personnalité. Peut-être un jour viendra-t-il un Mohammed Ali français. Ce n’est pas encore le cas et on peut le regretter, et dans une certaine mesure le comprendre. Même s’ils deviennent des figures publiques, il ne revient pas forcément aux sportifs d’être en première ligne.

Toutefois, comme à chaque fois qu’il est délicat, voire dangereux, de prendre clairement position ou d’exprimer sa pensée profonde, sans qu’on puisse non plus complètement en préjuger, celle-ci peut transparaître de façon plus subtile et faire œuvre de résistance. Comme par exemple, quand on refuse de chanter l’hymne national, même épié et sous l’injonction. Comme, quand Zidane, en grand frère sage, après l’épisode de l’envahissement du stade de France, lors du match Algérie-France de 2001, ne s’est certes pas lancé dans une défense politique des siffleurs et des envahisseurs, mais a été le seul à dédramatiser, à ne pas jouer le jeu de l’offense, à la différence d’un Thuram, apparemment plus engagé, et aussi le premier à tirer, avec la horde, sur les joueurs de la sélection, en 2010. Benzema est un pratiquant musulman affiché. Dans la France d’aujourd’hui, cela seulement peut être perçu comme une provocation. Tout ce qui le fait haïr par une partie raciste de la France n’est donc pas qu’un malentendu. Lors de la conférence de presse, après la remise du ballon d’or, Benzema a insisté pour dire que son discours n’avait pas été politique. C’est de bonne guerre. Mais quoi de plus politique que de se déclarer le « ballon d’or du peuple » ? J’ai vu qu’on disait quelque part que, le peuple, c’était très français. En l’occurrence, nous avons bien compris à quel peuple il faisait référence.

Politiquement justement, le ballon d’or de Benzema ne changera fondamentalement rien. La situation ne sera pas meilleure après qu’avant. Le terrain politique reste celui de la lutte. Mais ce ballon d’or nous remplit d’aise. D’abord parce que Benzema, à côté de Zidane, ce fut un instant de beauté, de cette beauté dont Houria Bouteldja se demandait ce qu’il adviendrait d’elle. Ce fut aussi un instant de puissance indigène, ici par la voie du football, qui n’est pas qu’opium du peuple, comme on le croit, quand on ne conçoit la lutte que sur un mode instrumental, mais aussi infrapolitique populaire, au fondement de toute lutte et qui l’accompagne forcément, jusque dans ses réalisations. Pour paraphraser Marx, à propos de la Commune, le principal mérite de Benzema, qui lui vaut haine et amour, c’est tout simplement celui d’exister et, au travers lui, pour un instant du moins, sublimer notre propre existence.

 

Malik Tahar-Chaouch

Édito #55 – À chaque fièvre sociale, son affaire du voile

« Je pense : Kamel aussi, c’est la classe ouvrière »

(Robert Linhart, L’Établi).

 

Il serait hasardeux, bien sûr, de dire comment évoluera ces prochains jours et semaines, la situation politique et sociale en France. Toujours est-il qu’à cette heure et malgré les menaces et réquisitions du gouvernement, le carburant vient à manquer ainsi que l’illustrent les queues et les embrouilles dans les stations-service au point que le pouvoir craint une paralysie générale et les renseignements, une « contagion ».

La marche contre la vie chère appelée ce dimanche par Mélenchon et la NUPES semble avoir connu un réel succès, n’en déplaise aux médias à la botte et autres chiens de garde de la Macronie. Tout indique donc que pour reprendre Mao Zedong, une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine.

La contestation, à défaut d’être générale (comme la grève), peut se généraliser, notamment dans certains lycées comme à Nanterre (banlieue parisienne) le lycée Joliot-Curie.

La révolte des lycéennes et lycéens de cet établissement vient évidemment de la mutation sanction de l’un de leurs professeurs de mathématiques mais aussi, comme le documente le reportage de Paroles d’Honneur, du zèle de la proviseure à traquer les élèves qui portent des jupes trop longues aux yeux lubriques de la laïcité républicaine.

Cette histoire de robes longues a déjà été esquissée il y a quelques années mais ce  délire persécutoire républicain reprend.

Il perdure aujourd’hui, du fait d’un Macron un peu anglo-saxon sur les questions de laïcité en 2017 qui a basculé – ténacité structurelle du racisme d’État postcolonial – sur la ligne classique du bloc bourgeois républicain, à savoir une islamophobie tracassière au point d’enfreindre l’État de droit comme l’a montré l’affaire Iquioussen.

Ce qui se passe au lycée Joliot-Curie de Nanterre est emblématique de la période qui rejoue un air connu de la République islamophobe, air qui jusque-là a hélas parfaitement fonctionné.

Qu’en sera-t-il dans la séquence politique qui commence ?

Le couplet du danger islamiste qui nécessiterait que « le corps organique » de la nation (pour reprendre l’expression racialiste de Macron) fasse bloc contre un ennemi intérieur ruinera-t-il un mouvement social encore embryonnaire mais au potentiel politique prometteur ?

Nous l’ignorons à cette heure. Il faut toutefois avoir en tête que les shoots républicains islamophobes, au-delà de leur dimension coloniale, ont aussi pour dessein de la part de l’Etat de reprendre la main via un consensus national qui ruinerait une reprise de la lutte des classes.

Il ne s’agit pas ici de reprendre l’antienne du racisme comme diversion ; l’islamophobie est un avatar puissant du courant républicain endeuillé par la disparition de son empire. Toutefois, cette dimension rend son usage judicieux pour l’État et il est d’autant plus impérieux de le dénoncer.

Cela s’est vu lors des grandes grèves des OS maghrébins au début des années 1980 dans les usines de l’automobile en région parisienne où la dénonciation par le PS de grévistes « chiites » a invisibilisé ces derniers ; cela s’est produit dans l’organisation par Macron des hommages à Samuel Paty  – que sa hiérarchie, pourtant, n’a pas protégé sérieusement –  pour mettre fin à un climat de contestation sociale, y compris dans l’École.

Aujourd’hui, la surenchère obscène des déclarations de Pap N’Diaye sur les « tenues religieuses »  traduit une nouvelle occurrence de ce qu’on a déjà vu.

La question de l’islamophobie, si elle a sa singularité, n’est pas étanche au « mouvement social ». Elle concerne des salariés, des chômeurs, des ouvriers… Donner toute sa place au combat antiraciste politique dans la contestation de la violence libérale, c’est aussi travailler à l’unité prolétarienne et à d’éventuelles victoires.

 

 

De l’antiracisme moral à l’antiracisme « woke » ou l’histoire d’un progrès et d’une régression

Au moment où l’antiracisme libéral menace sérieusement les acquis de l’antiracisme politique, on peut se demander si on n’assiste pas à un retour de l’antiracisme moral endossant de nouveaux oripeaux et se faisant passer pour une nouvelle radicalité. Pour répondre à ce questionnement, il m’apparaît utile de revenir sur l’histoire de cet antiracisme qu’on peut appeler d’Etat, de sa confrontation avec l’antiracisme politique et de la manière dont il se métamorphose pour réduire à néant les efforts de politisation des forces militantes issues de l’histoire coloniale.

Il y a plus de quinze ans, le PIR introduisait une rupture tactique et stratégique fondamentale dans la lutte antiraciste en France. Il est essentiel d’insister sur les conditions de cette rupture. Il faut pour cela situer le renouveau de l’antiracisme dans une chronologie relativement récente : la fin de la séquence rouge des années 1960-1970 qui fut celle, du point de vue de l’immigration, des luttes de libération nationale et des luttes panafricaines et panarabes. À la fin de ces décennies rouges a suivi une longue période de défaite et de contre-révolution – ce que les indigènes de la république ont appelé « la contre-révolution coloniale ». Parmi les éléments décisifs de cette contre-révolution, il y a eu l’apparition d’une doctrine antiraciste que les militants de l’immigration ont appelé « antiracisme moral ». Ces précisions sont importantes car c’est avec ce schéma de pensée et d’action que les indigènes initient alors une rupture.

L’antiracisme moral repose sur l’idée que le problème essentiel du racisme, c’est ce que les gens pensent des personnes racialement dominées. Il y a 20 ans, on parlait de « préjugés », d’idées préconçues, de clichés. Cette approche a eu en France son heure de gloire dans les années 80. Au même moment où les gouvernements de gauche commençaient à liquider les grandes industries et réprimaient les contestations des ouvriers immigrés contre cette liquidation ; au même moment que les lois anti-immigrées se durcissaient ; au même moment que les massacres de Sabra et Chatila, que l’occupation du Liban par Israël puis la guerre du Golfe avaient lieu avec l’aval de l’État français ; à ce moment-là, la gauche au pouvoir a façonné un discours largement inoffensif contre le racisme. Ciblant à l’époque une extrême droite émergente et largement instrumentalisée par le pouvoir, ciblant l’électeur d’extrême droite en le dépeignant comme un pauvre inculte, plein de préjugés et dépourvu d’ouverture sur le monde et les autres cultures, l’antiracisme moral était né. Cet antiracisme considère que la meilleure manière de combattre le racisme, c’est de faire connaître la culture des « autres » de manière relativement folklorique ; c’est favoriser les mariages mixtes : c’est présenter les immigrés et les descendants d’immigrés comme des citoyens « comme les autres », sur le modèle de l’intégrationnisme nordaméricain. Cette doctrine de l’antiracisme moral portait de nombreuses limites. La première c’est que cet antiracisme était essentiellement raciste. Pour valoriser les « étrangers », on exigeait d’eux avant toute chose qu’ils exhibent leurs spécificités culturelles, de manière souvent voyeuriste et obscène. En même temps, de manière tacite, on attendait d’eux qu’ils taisent toute revendication à l’égard de l’État français. Par exemple, toute revendication concernant les mauvais traitements subis, les entraves à la pratique religieuse (dans le cas de l’islam), qu’ils taisent les revendications concernant la traite négrière, l’esclavage et les réparations, concernant l’autodétermination des territoires colonisés qui sont restés sous le contrôle de l’État français. Par ailleurs, il ne fallait surtout pas que les immigrés et leurs descendants ne s’opposent aux politiques impérialistes ni qu’ils ne s’organisent en solidarité avec la Palestine ou en faveur de la résistance arabe au Liban. Du fait de cette situation, les luttes immigrées et dans les quartiers populaires ont dû s’organiser pendant plusieurs décennies avec difficulté : souvent dans la périphérie des partis de la gauche révolutionnaires ou des syndicats, ou encore dans le milieu associatif, là aussi fortement dépendant des financements publics et des élus locaux.

La doctrine de l’antiracisme moral n’était donc pas seulement une manière erronée de penser le racisme. C’était aussi une pratique systématique de mise sous tutelle des luttes de l’immigration et des quartiers populaires. Il faut préciser que les mouvements de gauche, même les plus radicaux, ne proposaient pas de doctrine alternative. Ou bien ces mouvements souscrivaient à cette doctrine (en tout cas dans les faits), ou bien ils se réfugiaient dans une doctrine abstraite sur l’unité de la classe ouvrière.

De ce fait, les luttes de l’immigration ne pouvaient pas s’organiser de façon autonome pour prendre pleinement en charge leurs revendications et leurs modes d’action, et en même temps, les luttes de l’immigration ne pouvaient pas donner toute l’importance nécessaire à leurs exigences à l’intérieur de la gauche classique.

En premier lieu, cette gauche considérait rarement l’anti-impérialisme ou les luttes immigrées de manière prioritaire. En second lieu, la fracture démographique entre militants de gauche majoritairement blancs et une population des quartiers populaires non blanches, plurinationale et multiculturelle, cette fracture engendrait inévitablement des incompréhensions, des malentendus, et une forme de distance sociale. L’idéologie officielle de cette gauche, influencée par l’antiracisme moral, rendait impossible de théoriser cet état de fait.

En troisième lieu, la tradition anticléricale et antireligieuse de la gauche française a rendu cette gauche très perméable aux discours racistes sur l’islam. L’importance numérique de l’immigration d’Afrique du Nord en France et son antériorité historique faisait de cette composante de l’immigration une composante décisive dans la lutte antiraciste, mais l’hostilité de la gauche envers l’islam a empêché durablement toute rencontre et alliance politique.

Pratiquement dès leur création en 2005, les Indigènes de la République ont opposé à l’antiracisme moral un « antiracisme politique ». Cela s’est fait à l’initiative de groupes et de militants antiracistes qui avaient décidé de s’organiser de manière autonome en dépit des réticences de la gauche radicale et des syndicats. Cela explique que le mouvement clé de cette trajectoire, les Indigènes de la république, ont subi depuis près de 20 ans une campagne de calomnie et de diabolisation très intense et permanente.

L’antiracisme politique consiste à dire que ce ne sont pas les préjugés qui font du tort aux personnes racialement dominées mais le pouvoir politique adjoint à ces préjugés. Mais ce qui compte, ce n’est pas le fait que des gens n’aiment pas l’islam ou la coiffure des personnes noires, mais le fait que des lois ou des logiques de recrutement discriminatoires puissent interdire de vivre normalement, en bonne santé, en liberté, de se divertir, de travailler, à des personnes musulmanes ou noires. Ce qui compte, ce n’est pas l’image de marque de l’entreprise ou la représentativité des institutions judiciaires, politiques ou policières, mais les violences économiques, judiciaires, législatives et policières, qui sont rendues possibles par une structure de pouvoir.

En France, l’antiracisme politique a constitué depuis une dizaine d’années une véritable feuille de route pour les luttes de l’immigration et des quartiers populaires. C’est une approche basée sur la construction de collectifs de lutte, rassemblant différents secteurs de l’antiracisme (lutte contre l’islamophobie, familles victimes de violences policières, afrocentristes, associations de quartier, lutte contre l’islamophobie etc.) et permettant de rallier, dans un second temps les organisations et collectifs plus classiques du mouvement social.

Une telle façon de faire garantit à la fois l’indépendance de principe de l’antiracisme tout en ayant une ambition unitaire voire hégémonique. L’enjeu est de ne pas s’en tenir à une dénonciation indignée des propos, des attitudes ou des représentations essentialisantes, mais d’offrir un parcours de lutte véritablement revendicatif.

Pour faire advenir une telle orientation dans la lutte antiraciste il a parfois fallu consentir à délaisser le soutien de la gauche, en insistant sur une série d’axes et d’exigences fondamentales : l’autonomie organisationnelle des luttes de l’immigration et des quartiers populaires, la lutte contre les violences policières, le soutien inconditionnel à la résistance palestinienne, arabe et à la résistance islamique au Liban, l’opposition aux guerres menées directement ou indirectement par le bloc occidental, et la dénonciation constante des intellectuels, partis ou lois islamophobes ainsi que le rejet de toute ingérence de l’État français dans le culte musulman. Ces axes fondamentaux ont, dans un premier temps, déclenché la colère de la gauche, modérée comme radicale.

Côté gauche modérée, cette opposition est largement compréhensible du fait de l’attachement des sociaux-démocrates aux projets impérialistes de la France, notamment en Afrique, et au bloc occidental, ainsi qu’à la colonisation israélienne. Le sionisme de cette gauche l’a conduite à jouer un rôle précurseur dans l’élaboration de l’idéologie islamophobe – l’islam étant perçu comme un répertoire culturel de résistance au récit national et aux alliances géopolitiques occidentales. Du côté de la gauche radicale, une part important de franges a depuis longtemps perdu en clarté au sujet du sionisme ou de l’anti-impérialisme ; une autre partie ne pouvait pas accepter de voir son rôle dirigeant remis en cause dans une alliance des opprimés. Enfin, globalement, l’extrême gauche était largement réticente à accepter l’idée que des clivages profonds existent au sein du prolétariat, entre blancs et non-blancs et, parmi la population majoritaire, du fait des points de vue islamophobes et des attitudes racistes ou paternaliste. Pour un militant de gauche radical ordinaire, évoquer les sujets de l’antiracisme politique, c’est potentiellement s’engueuler avec son camarade de section ou son collègue du syndicat.

La construction d’un champ autonome des luttes de l’immigration et des quartiers populaires est un axe stratégique très complexe. Nous avons pu parler d’une « voie escarpée » de l’autonomie indigène, parce que nous avons compris que la condition minoritaire, du point de vue de la domination raciale, implique nécessairement une politique en mouvement.

Quand on a la prétention de porter les exigences de populations minoritaires numériquement, socialement, juridiquement, culturellement réprimées, la construction organisationnelle classique n’est pas possible. Les alliances avec les forces de droite sont bien évidemment exclues. Mais les accords tactiques avec la gauche radicale sont à renégocier constamment. Il faut parfois insister sur l’autonomie, se tourner exclusivement vers les mobilisations qui concernent l’immigration et les quartiers populaires. Mais il faut savoir aussi, à l’inverse, constituer des fronts plus larges, trouver des appuis au sein des mouvements sociaux et de la gauche radicale pour y faire peser nos thématiques. Notre orientation fondamentale est que si le racisme est indissociable du pouvoir, alors il faut viser le pouvoir. Les antiracistes ne sont pas là pour faire du « témoignage », ni là pour donner des brevets d’antiracisme, ni là pour se morfondre dans l’indignation et la dénonciation des insuffisances des uns et des autres. L’antiracisme politique est un projet de majorité. Mais cette majorité ne peut pas être atteinte par un wishful thinking. Il faut accepter de parfois multiplier les détours avant de converger. Il est parfois plus important d’élaborer ce qui fait l’unité entre des musulmans et des afrocentristes, ou entre des familles victimes de violences policières et des militants pro-palestiniens, plus important de faire ça que de réfléchir à des mots d’ordres communs avec la gauche. À l’inverse, plus les composantes de l’antiracisme autonome sont soudées entre elles, plus il est opportun de proposer aux syndicats et partis de rejoindre une mobilisation autour des exigences des luttes de l’immigration et des quartiers.

Cette politique en mouvement, dialectique, a permis en presque 20 ans de faire bouger des lignes, de façonner nos propres alliés à l’intérieur du mouvement social et politique radical.

Il faut ajouter que le contexte politique catastrophique a rendu nos analyses de plus en plus tangibles pour les mouvements sociaux et la gauche radicale. Avec la progression de l’extrême droite en Europe et en France, avec le durcissement des lois islamophobes et antiterroristes, avec la radicalisation à droite de la police française, l’armement de la police et les mutilations policières en manifestation, une conclusion s’impose pour la gauche blanche : on ne peut pas laisser les dispositifs impérialistes, sécuritaires et répressifs s’abattre sur les Noirs, Arabes et musulmans sans en subir de lourdes conséquences. Par moment, il arrive que l’arsenal législatif, militaire, policier ou judiciaire de la suprématie blanche, accumulé de décennie en décennie, finisse par frapper l’ensemble des opprimés.

Une figure comme Jean-Luc Mélenchon, jadis très hostile aux luttes contre l’islamophobie, jadis très respectueux à l’égard des forces de police, Mélenchon est, donc, désormais l’homme politique de gauche à large audience qui est le plus clair depuis quelques temps sur la dénonciation de l’islamophobie et les abus de la police. Mélenchon a même qualifié de « factieuses » les franges de la police qui défendent un armement croissant et une impunité totale des officiers auteurs de violence. Mélenchon est ainsi diaboliser, non seulement pour son opposition au néolibéralisme, mais on lui reproche surtout d’être un « allié des islamistes », un « ami des voyous » et un militant anti-police.

Les luttes de l’immigration et des quartiers populaires ont donc gagné des alliés substantiels et modifié en profondeur l’état des discussions sur le racisme et l’antiracisme. On peut dire que le tournant actuel dans les discours des plus jeunes, décrit comme « woke » est en partie redevable de ces luttes. Toutefois les professions de foi « décoloniales » ou « anti-privilège blanc » sur les réseaux sociaux sont plus ambivalentes qu’elles n’y paraissent. Cela peut sembler assez paradoxal étant donné que ces militants décoloniaux, féministes et queers se revendiquent d’un héritage intellectuel radical : afroféminisme, intersectionnalité et luttes de libération nationale. Il faut aussi souligner que l’opposition à la « cancel culture » est désormais un mot d’ordre de ralliement de toute l’extrême droite européenne et aux États-Unis. Et pourtant, l’ironie de l’histoire est que cette radicalité apparente cache mal ce en quoi consiste le fait de « call out » des entreprises ou des personnalités : c’est une critique concentrée sur la question des représentations, des mauvais comportements (individuels) et qui n’offre que deux issues possibles. Ou bien il faut cesser de consommer, aimer, promouvoir une personnalité ou une marchandise, ou bien il faut faire en sorte que la personnalité ou l’entreprise change ses procédés. Même s’il y a une bataille culturelle évidente qui se joue autour de ces questions, on ne sort pas d’une approche consumériste de la lutte politique. Le moralisme militant est condamné à ne poser les problèmes et les potentielles solutions qu’à un niveau interindividuel. Le point commun avec l’antiracisme moral d’antan, c’est que les revendications à l’égard du pouvoir passent au second plan ; le terme d’« impérialisme » a soit disparu, soit on parle seulement de comportements individuels ou de discours impérialistes ; la lutte contre les violences policières et le #blacklivesmatter sont progressivement déconnectés de tout l’héritage de lutte radicale ou de la remise en cause des États occidentaux. #BLM devient un label séparé du champ de lutte dont il est issu et intégré à des campagnes publicitaires.

Comme l’antiracisme moral, l’antiracisme « anti-privilège » ou « woke » a pour unique perspective de convertir un à un chaque personne dite « privilégiée ». Comme dans une sorte de religion laïque, la conversion « anti-privilège » conduit avant tout à corriger des pratiques, des comportements et à codifier une langue qui puisse échapper aux critiques antiracistes.

Nous faisons donc face aujourd’hui à un nouveau défi. Avec la récupération libérale de la notion de privilège blanc, il faut à la fois tenir face à la déferlante conservatrice, fasciste antiwoke, et à la fois résister au dévoiement des analyses de l’antiracisme politique. Dans un tel contexte, l’autonomie ou l’auto-organisation des non blancs, par exemple, ne peut pas être fétichisée. L’auto-organisation de noirs, arabes, ou musulmans, peut facilement glisser vers l’empowerment communautaire ou une individualisation des stratégies de survie ou de visibilité. Il ne faut pas renoncer à penser en terme de mouvement, d’axes revendicatifs clairs et de priorités stratégiques. Les priorités autour des violences policières, de l’impérialisme et de l’islamophobie, si elles sont reliées entre elles, offrent une boussole efficace pour résister à l’individualisation des luttes. La raison est que ces thématiques, une fois réunies, désignent les piliers d’un État racial. Ces thématiques permettent aussi de mettre la gauche radicale devant ses responsabilités. En effet, les priorités de l’antiracisme politique mettent le doigt sur les aspects décisifs de l’État bourgeois qu’une gauche au pouvoir aurait à démanteler immédiatement. La gauche radicale de tradition réformiste est en train de le comprendre. L’impérialisme, le racisme policier et l’alignement français sur l’axe occidental, apparaissent de plus en plus clairement comme les ingrédients de la contre-révolution préventive et comme des appuis décisifs du fascisme. De ce fait une pression énorme pèse sur les gauches et les syndicats pour qu’elles renoncent à ces positions. Pendant de longues années, l’antiracisme moral a complètement obscurci la centralité de la radicalisation policière, de l’occidentalisme impérial, du sionisme et de l’islamophobie. Aujourd’hui, les gauches ont pris conscience de cette centralité, mais rien ne nous protège contre une régression brutale vers la situation antérieure. C’est d’autant plus le cas avec la fausse radicalité de la politisation « woke ». Des courants puissants tirent l’antiracisme vers plus d’individualisme et les gauches radicales vers des positions moins conflictuelles envers l’État et ses logiques racialisées. Ce à quoi nous devons résister, c’est à la perspective où d’un côté ou aurait un espace discursif antiraciste hyper radical dans certains médias, sur les réseaux sociaux, mais dépourvu de stratégie et de tactique ; et d’un autre côté une situation dans laquelle la gauche radicale se resserrerait sur des questions strictement sociales ou syndicales pour ne pas froisser un électorat blanc, de classe populaire, qui est désormais abstentionniste ou tenté par les populismes de droite.

C’est la raison pour laquelle le moment actuel nécessite de mener une discussion pour maintenir le débat antiraciste autour d’enjeux stratégiques et avec comme horizon fondamental le fait que tout antiracisme politique s’inscrit dans un internationalisme attaché à la libération du Sud global et au démantèlement des structures impérialistes et répressives des pays occidentaux. C’est à cette seule condition que nos espaces trouveront des ressources pour résister à la déferlante fasciste qui vient dans toute l’Europe.

 

 

Houria Bouteldja

Édito #54 – Plus que jamais contre la guerre. Plus que jamais pour la paix révolutionnaire.

Par cet édito, nous souhaitons soutenir cet appel international : « Un appel à la paix à tous ceux qui se soucient de l’avenir de l’humanité et de la planète » : https://www.change.org/p/to-all-who-care-about-humanity-s-and-the-planet-s-future[1]

Ce que nous avons à ajouter :

Rien ne peut faire oublier combien Poutine est détestable dans sa mélancolie tsariste. Pour autant, les va-t-en-guerre qui fantasment sur un conflit dirigé par les épigones contemporains d’Yves Montand et d’André Glucksmann contre une Russie vue comme la continuité de l’URSS font frémir.

Nous sommes, pour notre part, contre la guerre. Tout simplement. Être contre la guerre doit s’assumer jusqu’au bout. Dénoncer le Traité de Versailles comme une injustice légitimait-il la guerre nazie ? Non. De la même manière, dénoncer la politique occidentale face à la Russie et à la Chine (la vraie cible des Etats-Unis) ne justifie pas la violation de la souveraineté nationale ukrainienne par la Russie.

Il nous faut néanmoins chercher la vérité et la dire.

Dire que les Ukrainiens sont des nazis est une généralisation abusive et offensante (bien que Babi Yar ait été possible du fait du rôle de supplétifs Ukrainiens qui n’ont jamais vraiment été désavoués) mais faire silence sur le rôle de l’URSS dans la victoire sur le nazisme constitue une honte absolue et révisionniste. Vingt six millions de soviétiques (civils et militaires) sont morts dans la guerre antinazie. S’il y a eu parmi les combattants des partisans ukrainiens, Fedorov par ex., ceux-ci étaient… prosoviétiques. Les ultra nationalistes ukrainiens de la guerre collaboraient avec l’Allemagne comme les ultranationalistes ukrainiens d’aujourd’hui sont les instruments objectifs de l’Otan.

Parallèlement, si dire qu’une certaine extrême-droite est effectivement pro-russe, une autre c’est un fait est pour l’Ukraine. Cet argument ne vaut donc rien. Et si les annexions de territoire en Ukraine bafouent effectivement le droit international, indépendamment même de la volonté des populations, l’OTAN peut-elle dénoncer chez les Russes ce qu’elle a fait en Serbie avec Kouchner comme proconsul du Kosovo  ou ce qu’elle accepte depuis si longtemps en Palestine occupée ?

Lénine distinguait les guerres justes des guerres injustes et sans hésitation ces dernières sont de loin les plus nombreuses. En 1914, comme Jaurès l’a fait, il fallait travailler contre son propre impérialisme. Cet impératif stratégique est toujours d’actualité ! Le pays dirigé par Zelensky est indiscutablement l’agressé mais soutenir l’armement de l’Ukraine est une position belliciste qui engage une partie des gauches radicales aux côtés de l’OTAN, représentant du bloc occidental, belligérant direct et omniprésent qui n’a respecté aucun de ses engagements par rapport à la Russie post-soviétique (neutralité des pays frontaliers de la Russie, etc.).

Il importe donc de tenir les deux bouts : non seulement condamner l’agression russe mais aussi ne pas s’aligner sur le président ukrainien. Il faut au contraire activer toutes les ressources des sociétés civiles et des diplomaties pour mettre fin à l’engrenage. Dans la situation présente, l’espoir ne peut résider que dans le refus de la guerre par les peuples des pays belligérants. Les sociétés civiles européennes, et la française pour ce qui nous concerne, doivent s’opposer à la guerre qui mène directement à une victoire de l’impérialisme, voire à la destruction du monde. Ce remarquable communiqué de la CGT l’explique bien :

https://www.cgt.fr/comm-de-presse/appel-du-comite-confederal-national-de-la-cgt

Quant aux manifestations russes contre la guerre et la conscription, elles méritent tout notre soutien et notre pleine solidarité. Plus que jamais, il nous faut nous opposer à la guerre et à ses conséquences si tragiques pour les populations d’Ukraine et de la région. Plus que jamais il nous faut chérir la paix révolutionnaire.

[1] Traduit en français ici : https://discuter.rezo.net/t/appels-a-la-paix-avec-une-petition-semaine-dactions/34649

 

La révolution mexicaine : un modèle

À propos de : Christina Heatherton, Arise ! Global Radicalism in the Era of the Mexican Revolution, University of California Press, Oakland, 2022.

 

Alors que beaucoup de militants marxistes ou marxisants européens ont comme principales références historiques les révolutions russe et allemande (éventuellement chinoise s’ils tournent leurs regards vers le Sud), c’est à l’influence d’une autre révolution majeure du XXe siècle que s’intéresse Christina Heatherton : la Révolution mexicaine. Cette révolution qui a débuté en 1910, par le renversement du président Porfirio Díaz (qui accède pour la première fois au pouvoir en 1876), a mis un terme à la période du Porfiriat – qui a vu l’intégration du pays au marché mondial, avec comme conséquences des entrées massives de capitaux étrangers (notamment étatsuniens), l’expropriation de nombreux indigènes de leurs terres, etc. Heatherton cherche à comprendre comment la Révolution mexicaine a pu marquer toute une génération de révolutionnaires à travers le monde – de la sculptrice noire américano-mexicaine Elizabeth Catlett jusqu’au militant indien et cadre du mouvement communiste dans l’entre-deux-guerres M.N. Roy, en passant par des collectifs de paysans et de prisonniers. Toutefois, plutôt que de traiter ces acteurs séparément, l’autrice du livre s’intéresse à la manière dont différentes personnes, vivant en divers lieux, se sont retrouvées dans des alliances parfois inattendues.

Bien qu’aujourd’hui, le terme d’internationalisme se trouve souvent galvaudé par tout un pan de la gauche radicale qui comprend celui-ci comme une invocation quasi-magique, Heatherton s’intéresse à cette période, cette « ère de la Révolution mexicaine » durant laquelle des militants des quatre coins du monde ont développé des formes de solidarité révolutionnaires malgré les obstacles que constituait leur éparpillement spatial – des personnages comme Ricardo Flores Magon ou W.E.B. Du Bois, souvent écartés des histoires de l’internationalisme de la première moitié du XXe siècle, se limitant aux Première, Deuxième et Troisième Internationales. Dans le deuxième chapitre du livre, Heatherton s’intéresse ainsi au fait que c’est dans le Mexique révolutionnaire que M.N. Roy est devenu un militant internationaliste. Il en va de même pour Shinsei Kōchi, immigré d’Okinawa à Los Angeles qui, en décembre 1917, à mille lieux des événements en Russie, avait fui son petit village de Nakijin, à Okinawa, avec son camarade Seitoku Myasato, pour se rendre au Mexique. Durant son trajet – entre Okinawa et le Mexique – Kōchi rencontra des ouvriers indigènes de la communauté Kanaka Maoli, travaillant sur les docks à Hawai’i, où leur bateau avait fait une halte. Mais c’est réellement au Mexique que Kōchi a découvert le sens de l’internationalisme – pouvant profiter de l’hospitalité d’une famille Yaqui, de l’aide de travailleurs immigrés chinois, etc. Comme l’écrit Heatherton, « [a]u moment de la Révolution bolchévique de 1917, le peuple mexicain avait déjà plusieurs années de féroce et sanglante lutte derrière lui. » (p. 54). C’est dans le tumulte de ces luttes que des personnages aussi fascinants que Kōchi se sont développés politiquement, mais également que des militants plus connus, comme M.N. Roy (qui était au Mexique entre 1917 et 1920, en pleine Révolution) se sont transformés. C’est au Mexique que M.N. Roy a pris conscience que le renversement du système capitaliste ne pourrait se faire sans en finir avec l’empire colonial – affirmant que ce qui permettait à la bourgeoisie impérialiste de maintenir un certain contrôle social sur les ouvriers occidentaux était l’existence même des colonies. Dans le troisième chapitre, L’autrice montre comment Ricardo Flores Magon, ainsi que d’autres « working class soldiers », se sont inspirés les uns des autres quant à la signification de la révolution et de l’internationalisme. Plus étonnant dans un ouvrage de ce type est l’influence de la Révolution mexicaine sur le mouvement féministe. Arrivant à Veracruz en 1926, donc après la Révolution, Alexandra Kollontaï, envoyée en tant que diplomate par l’URSS, a pu observer les campagnes d’alphabétisation, souvent menées par des femmes, dans les zones rurales, le rôle des femmes-soldates (les soldaderas) durant la Révolution, des manières novatrices de prendre en charge les femmes dans les maternités, etc. La présence de Kollontaï au Mexique inquiétait d’ailleurs vivement les États-Unis (les journaux étatsuniens la présentaient à la fois comme une figure infantilisée et hypersexualisée). Les craintes de l’impérialisme étatsunien se crispèrent ainsi autour de Kollontaï comme représentant la bolchévisation, la nationalisation, le féminisme et l’internationalisme. Ici, il faut noter qu’il est assez intéressant de remarquer que les féministes européennes ne semblent que peu tourner leur regard vers la Révolution mexicaine et ses suites, en ce qui concerne les réformes féministes mises en place. Dans le chapitre 5, c’est au lien (politique et organisationnel) entre les agriculteurs mexicains (et leurs familles) dans la Californie rurale et des militantes comme Dorothy Healey que s’intéresse Heatherton. Enfin, dans le chapitre 6, l’autrice montre comment les travailleuses domestiques noires de Harlem ont pu trouver une certaine inspiration dans l’héritage de la Révolution mexicaine (qui s’est, en partie, diffusée via des canaux artistiques).

Il y aurait beaucoup de choses à rajouter sur ce livre, extrêmement riche et stimulant sans pour autant être pompeux. Nous nous contenterons simplement de rappeler l’importance qu’a pu avoir la Révolution mexicaine, non seulement pour les Mexicains, mais également pour les révolutionnaires à travers le monde. Il est dommage que bon nombre d’intellectuels et militants de la gauche dite radicale se permettent d’ignorer l’impact qu’a pu avoir cette Révolution – la première du XXe siècle – sur le monde.

 

Selim Nadi

Édito #53 – Brésil : battre l’extrême droite ne suffira pas

A une semaine d’une échéance électorale historique, le Brésil retient son souffle. Dans une atmosphère pesante et incertaine, le pays s’apprête à vivre une journée décisive. Car jamais depuis le retour de la démocratie en 1985, la nation auriverde n’avait été aussi divisée et en proie à une telle violence politique.

Président de 2003 à 2011, incarcéré quelques années plus tard après un simulacre de procès politique, Lula se présente comme le grand favori de l’élection face au président sortant d’extrême droite Jair Bolsonaro. Mais ce dernier n’entend pas lâcher aussi facilement le pouvoir. De même que son ancien homologue états-unien Donald Trump, Bolsonaro ne cesse depuis plus d’un an d’agiter le spectre de la fraude électorale et menace ouvertement de ne pas reconnaitre les résultats. Déjà en 2021, face à des manifestants chauffés à blanc, il s’en était pris aux juges du Tribunal Suprême Federal (TSF), les accusant pêle-mêle de corruption et de collusion avec le Parti des Travailleurs (PT). Galvanisés, une partie des manifestants appelèrent même les forces armées à « nettoyer le TSF ».

A ces croisades répétées contre l’Etat de droit et les institutions démocratiques, s’ajoute un climat de violence qui fait craindre le pire. Défenseur acharné des armes à feu, Jair Bolsonaro a largement contribué à leur prolifération. Ainsi, en 4 ans, le nombre d’armes en circulation, déjà très élevé (350 millions) a triplé et atteint aujourd’hui près d’un million. Cette culture des armes et l’incitation à l’auto-défense citoyenne a été un des marqueurs politique du bolsonarisme. Dès lors, face à une défaite qui se profile, le recours à la violence de type paramilitaire et milicienne prend de l’ampleur chez les militants d’extrême droite les plus radicaux. Portés par l’un des fils du président, Eduardo Bolsonaro, ces franges radicalisées vouent une haine impitoyable à Lula et au Parti des Travailleurs. Souvent qualifié de « communistes », ils sont accusés de pervertir les valeurs traditionnelles du pays en favorisant les minorités raciales et sexuelles.

En cas de réélection de Jair Bolsonaro, cette fascisation rampante menace de plonger le Brésil dans l’abîme. D’autant que les quatre années qui viennent de s’écouler ont été d’une grande souffrance pour une majorité de brésiliens. Plus de 700 000 personnes sont morts du Covid-19, la faute en partie à une gestion calamiteuse et criminelle de l’Etat fédéral. Conséquence : plus de 33 millions de personnes souffrent aujourd’hui de la faim, alors qu’ils étaient 14 millions en 2020.

Les communautés indigènes ont également payé un lourd tribut durant le dernier mandat. Grand allié du lobby agro-alimentaire, Jair Bolsonaro a favorisé de manière dramatique l’invasion, le vol et l’exploitation des terres, notamment en Amazonie. Soutenu par un imaginaire colonial, raciste et paternaliste, le développement agricole et industrielle s’inscrit dans une longue tradition qui cherche à porter le progrès au sein de communautés et de territoires considérés comme archaïque, barbares et rétifs à la civilisation. Pour cela, tous les moyens sont bons. De l’incendie de forets pour laisser place à l’élevage aux meurtres d’autochtones, c’est une véritable guerre que le gouvernement et les seigneurs de l’agro-business livrent aux peuples indigènes. En réaction, l’Articulation des Peuples Indigènes du Brésil (APIB) a saisi la Cour Pénale Internationale pour dénoncer une politique « anti-indigène » qu’ils qualifient de « génocide » et « d’écocide ». Sur ce point, il est important de rappeler la responsabilité des pays occidentaux et notamment de l’Union Européenne qui favorise, dans le cadre d’accord de libre-échange, l’appropriation et l’exploitation de terres riches en ressources agricoles et minières.

Enfin, les dernières années ont été marquées par une radicalisation sécuritaire et répressive, particulièrement à l’encontre des populations noires. Sans doute le massacre de Jacarezinho, une des principales favelas de Rio de Janeiro, le 6 mai 2021, symbolise-t-il ce racisme structurel qui gangrène l’Etat et la société brésilienne depuis des siècles. Ce jour-là, la police lance l’assaut au petit matin. Appuyés par des blindés et des militaires, elle s’adonne à un véritable carnage. Vingt-neuf personnes sont tuées dont des passants qui se rendaient au travail. Les personnes recherchées, souvent des trafiquants de drogue, sont traqués dans les maisons et abattus comme des chiens. Cette sauvagerie institutionnalisée fait de la police brésilienne la plus létale du monde devant les Etats-Unis, avec en moyenne trois habitants tués par jour à Rio, soit 1239 pour la seule année 2020.

Battre l’extrême droite s’avère donc la première des priorités. Mais si Lula promet de renforcer les programmes sociaux mises en place lors de sa présidence (Bolsa Familia), d’augmenter le salaire minimum et d’instaurer une réforme fiscale « pour que les pauvres payent moins et les riches plus », l’alliance forgée avec des figures historiques de la droite brésilienne pose question et inquiète jusque dans les rangs du PT. En effet, son colistier et futur potentiel vice-président n’est autre que Gerardo Alckmin, ancien gouverneur de Sao Paulo et dirigeant historique du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), formation conservatrice et néolibérale. Pour Lula et ses stratèges, il s’agit avant tout de former l’alliance la plus large possible pour vaincre l’extrême droite, et si possible dès le premier tour.

Pour beaucoup, l’élection à venir n’oppose pas la droite à la gauche mais l’autoritarisme à la démocratie. Pour la droite brésilienne traditionnelle, balayée dans les urnes en 2018, ce rassemblement autour de Lula entrevoit la possibilité d’exister de nouveau et de prétendre à divers postes au sein de l’appareil d’Etat. Mais pourquoi, alors qu’il s’était érigé en grand défenseur des classes possédantes, Jair Bolsonaro ne séduit plus ou presque au sein d’une large partie du patronat et de l’establishment brésilien ? C’est que sa rhétorique autoritaire, martiale et anti-Etat de droit ne fait pas l’unanimité. Nombreux sont ceux qui ne partagent pas l’idée selon laquelle un danger imminent menace la nation au point de rompre avec l’ordre constitutionnel. Nous ne sommes pas en 1964 lorsque le patronat, la classe moyenne, la presse, les Etats-Unis étaient favorables à l’instauration d’un régime dictatorial face à un « péril rouge » largement fantasmé. Sans compter que Bolsonaro, par ses frasques, sa vulgarité et sa violence s’est coupé d’une partie de ses soutiens de 2018, notamment au sein de la presse.

Si la bourgeoisie sait faire bloc lorsque ses intérêts imminents sont en danger, elle n’est pas un groupe homogène et peut-être traversée par des divisions d’ordre matérielles, culturelles ou stratégiques. Une partie des classes dominantes qui apporte aujourd’hui son soutien à la coalition autour de Lula correspond à ce courant que Nancy Fraser qualifie de « néolibéralisme progressiste ». Autrement dit une version inclusive, tolérante et ouverte à l’égard des minorités. Se voulant le contre-pied des discours et politiques réactionnaires, elle n’est finalement qu’une gestion différenciée dont sait user le néolibéralisme pour affirmer et promouvoir ses logiques et son idéologie.

C’est donc un immense risque que Lula et le Parti des Travailleurs ont pris en s’alliant avec les pires représentants de l’ordre oligarchique brésilien. La lutte contre le bolsonarisme, érigée en priorité absolue, conduit la gauche, alors même qu’elle n’est pas encore au pouvoir, à renoncer de facto à mener la politique sociale ambitieuse qu’exige légitimement sa base populaire. D’autant que ce pari de s’allier avec la droite avait déjà été tenté en 2014 par la successeuse de Lula, Dilma Roussef, éjecté du pouvoir deux ans plus tard par un coup d’Etat institutionnel orchestré par son vice-président Michel Temer…