Messages par Selim Nadi

Youssef s’la raconte #13 – Dien Bien Phu ou Les vélos de la liberté

« Vive la victoire de Dien Bien Phu, victoire de la fraternité  » – Sadri Khiari

Le 21 avril dernier une horde de généraux à la retraite a cru bon faire paraître dans Valeurs Actuelles un quasi appel à la guerre civile en France le jour anniversaire du putsch d’Alger. La commémoration de la victoire de Dien Bien Phu il y a 67 ans, le 7 mai 1954, est pour nous la meilleure réponse que nous puissions leur faire. Une sorte de mot de Cambronne en Vietnamien. Une victoire dont le camp décolonial se sent fier. Il est désolant de réaliser que 67 ans après ce désastre et 60 ans après une autre défaite cette fois en Algérie, la crème des armées françaises qui n’a jamais gagné une guerre rêve encore de la faire, dans son propre pays à présent.

Le 7 mai 1954, le puissant camp militaire que les Français ont érigé à Dien Bien Phu aux confins du Laos et du nord Vietnam pour piéger l’armée de libération du Vietnam est investi par celle-ci. A ce moment cela fait près de 10 ans que l’armée française essaie d’écraser définitivement mais en vain le mouvement de libération de la colonie française qui, à ce moment, est encore appelée l’Indochine. En effet le 2 septembre 1945, le leader Ho chi Minh d’inspiration communiste soutenu par la Russie soviétique (puis aussi la Chine communiste à partir de 1949) a lu la déclaration d’indépendance de la république démocratique du Viêt Nam devant le palais de l’ex gouverneur français d’Indochine. C’est une véritable provocation pour l’empire français.

L’armée française pour faire face à la rébellion vietnamienne dispose d’une supériorité écrasante en aviation et artillerie. Aussi pour en finir rapidement avec cette guerre qu’ils considèrent déjà comme gagnée les stratèges ont imaginé un plan qui a déjà fonctionné ailleurs et avec succès un an plus tôt. Construire une énorme base militaire à Dien Bien Phu au nord Vietnam où se situe un vaste plateau en forme de cuvette entourée de collines souvent prises dans la brume au débouché de la piste appelée piste Ho Chi Minh. Piste de 2000 kms qui du Cambodge au Laos puis au nord Vietnam fait parvenir les armes et le ravitaillement aux rebelles. De cette façon les militaires français en sont sûrs les combattants du général Giap, commandant des forces militaires rebelles viendront épuiser toutes leurs troupes dans l’attaque contre cette base équipée d’une piste d’aviation et réputée imprenable. On ne lésine pas sur les moyens. Plusieurs régiments parachutistes ont été largués afin de préparer le terrain. Pour cela on a même réussi à parachuter un bulldozer. Par la suite des chars seront acheminés ainsi que des batteries d’artillerie et des munitions en énorme quantité. Le camp est conçu pour assurer la défense de la piste d’aviation de 1 000 mètres de long par où doivent arriver tous les ravitaillements et les renforts. Le but, saigner à blanc l’armée de Giap pour contraindre les rebelles à se soumettre de nouveau à la France. C’est la mission donnée par le président du conseil, le radical socialiste René Mayer au général Henri de Navarre qui lui-même a nommé commandant de la base de DBP le général de Castries. Les services de renseignements français sont formels et rassurent l’Etat major, les guérilléros possèdent sans doute un peu d’artillerie mais qui sera rapidement anéantie par l’artillerie du camp. De plus ils n’ont ni aviation, ni chars. Le racisme colonial fera le reste. Il aveugle l’état-major français qui ne peut imaginer que ces « petits hommes » puissent avoir une stratégie performante. La tâche paraît donc aisée.

Alors que les Français préparent leur camp retranché, les Vietnamiens acheminent du matériel à travers la forêt vierge. Cette piste Ho Chi Minh est organisée très soigneusement avec des aires de repos, des ateliers de réparation, du ravitaillement. Elle a été ouverte grâce aux dizaines de milliers de volontaires qui y ont consacré des jours et des jours. Sur celle-ci roulent quand ils le peuvent bien sûr des camions militaires donnés par les Soviétiques et arrivés par la Chine mais, et c’est là un des points forts des Vietnamiens, circulent également des vélos. Aménagés pour transporter de lourdes charges et poussés à la main, ils sont 60000 en tout pouvant porter chacun de 270 à 300 kg de matériel et de riz, indétectables par l’aviation dans les dernières parties de la piste car roulant sous le couvert des arbres.

Dès le début de la bataille, les Français se rendent compte de leur méprise, non seulement les Vietnamiens avaient réussi à amener des canons de 105 (même calibre que les canons français ) en pièces détachées à travers la jungle et portés par ces vélos mais surtout ils protégeaient leurs canons dans des grottes creusées au flanc des collines entourant Dien Bien Phu ce qui rendaient les canons inaccessibles aux bombardements français alors que les canons français eux étaient à découvert.

Pour éviter le désastre de plus en plus évident au fur et à mesure de la bataille, les Français imaginèrent de faire pleuvoir des bombes pour rendre inutilisable la piste Ho Chi Minh mais ce fut un échec. Ils pensèrent aussi demander aux EU d’effectuer des bombardements de haute altitude pouvant ainsi défier la DCA vietnamienne. Il y eut même des officiers supérieurs français pour proposer le largage de 2 ou 3 bombes nucléaires étasuniennes. Mais le président étasunien Eisenhower marqué par la guerre de Corée craignait dans ce cas une intervention chinoise directe aux côtés des Vietnamiens. Ce qui était bien vu. Alors évidemment on pensa au napalm mais lui aussi incapable d’atteindre les canons enfouis dans la montagne comme les vélos sur la piste.

La bataille fut âpre mais les Français doivent se rendre le 7 mai 1954 après 53 jours de combat. Le bilan est lourd, 5 000 tués et 10 000 blessés pour les Vietnamiens contre 2300 tués et 12 000 prisonniers pour les Français. Ce fut non seulement un désastre militaire pour cette armée mais celui-ci allait lui coller encore longtemps à la peau et perdure jusqu’à nos jours.

Au plan politique l’annonce de la défaite provoqua en France un séisme, une vague de colère et de racisme anti asiatique sans précédent. Des manifestations spontanées aux Champs Elysées prirent pour cible les députés, surtout les députés communistes bien sûr mais aussi les autres de la majorité socialiste incapables d’avoir su ravitailler le camp. La CGT qui avait organisé une campagne de boycott du matériel militaire français chargé à destination de l’Indochine est fustigée. Comble d’ironie les vélos vietnamiens venaient des Usines Peugeot de St Etienne. Au mois de juillet suivant, cette défaite ouvre des négociations qui permettent l’indépendance de la partie nord du Vietnam.

Bien sûr cette défaite de l’impérialisme français est avant tout due à l’arrogance et au racisme de l’homme blanc persuadé de pouvoir imposer sa loi contre la volonté des peuples occupés et incapable de les imaginer élaborer des stratégies militaires efficaces. C’est aussi une victoire des méthodes et des moyens populaires des peuples du sud face à la technologie des peuples du nord. Elle donne un élan décisif au camp anti colonial puisqu’on le sait, c’est fort de cette victoire que 6 mois plus tard les révolutionnaires algériens lancent leur révolution de libération nationale.
Et pourtant les Français auraient dû davantage écouter l’oncle américain. A leur demande d’aide le président Eisenhower avait répondu qu’« il n’y avait pas de victoire possible de l’homme blanc dans cette région » (Grandes batailles de l’Histoire, John McDonald). Un précepte dont pourtant ses successeurs ne sauront pas tirer profit.

Youssef s’la raconte ! #12 – Les leçons du putsch d’Alger d’avril 1961

On a beaucoup écrit sur le putsch des généraux d’Alger en avril 1961. L’actualité récente celle d’une pétition de près de 10000 officiers dont 24 généraux parue dans le magazine Valeurs actuelles a ravivé le souvenir de ce second acte fondateur de la Ve république. En effet, la parution dans Valeurs actuelles, de cette pétition en forme de menace claire contre le gouvernement de Macron, jugé laxiste par rapport à l’affaiblissement du pouvoir, intervient le jour anniversaire de ce putsch, le 21 avril. Faut-il ne voir dans cette concordance des dates qu’une simple coïncidence ? Certainement pas.

Mais rappelons les faits. En décembre 1960, cela fait 6 ans que l’armée d’Afrique piétine en Algérie où elle mène une guerre tant meurtrière qu’indécise. Si effectivement sur le terrain strictement militaire l’écrasante supériorité des troupes coloniales est indéniable, les effectifs rebelles du FLN étant réduits au quart de ce qu’ils étaient au plus fort de leur puissance, sur le plan politique, il en va autrement. Dans les villes, la population musulmane va démontrer par de gigantesques manifestations spontanées qu’elle est toujours massivement acquise au FLN et au mot d’ordre d’Algérie indépendante. Le général de Gaulle finit d’être convaincu par ce véritable plébiscite de la rue que c’en est terminé du rêve d’une Algérie française. Ça tombe bien car ses projets de grandeur et de modernisation pour la France exigent qu’il mette fin au plus vite au gouffre financier et à la dégradation de l’image du pays au plan mondial qu’induit ce conflit.

De son côté l’Armée d’Afrique, comme elle se nomme, dont les cadres supérieurs sont issus de l’armée d’armistice pétainiste est décidée à tout pour conserver l’Algérie à la France. D’autant qu’elle se sent trahie par un de Gaulle qui a su l’utiliser pour parvenir au poste de président du conseil en 1958 et qui, une fois son pouvoir assuré, a peu à peu marginalisé ses chefs. La population pied-noir d’Algérie, quant à elle, non seulement soutient massivement l’armée qu’elle considère sienne, mais elle est prête à la seconder en cas d’action décisive pour forcer le pouvoir de Paris à inverser sa politique. Cependant, la décision de de Gaulle est renforcée par le fait que le 8 janvier 1961 un référendum sur l’autodétermination de l’Algérie, organisé en métropole et en Algérie, a donné près de 75 % des suffrages à l’autodétermination. Aussi dès janvier 1961, les contacts déjà noués avec les représentants du FLN (GPRA) mettent sur rail des négociations plus ou moins secrètes entre le gouvernement français et le GPRA dans la ville d’Evian.

En Algérie près de 450 000 militaires français sont présents. Une partie d’entre eux, plutôt les officiers sont des militaires de carrière ( 33 000 ) mais l’écrasante majorité, 420 000 sont des appelés du contingent. Des jeunes Français n’ayant qu’une idée en tête, « la quille », le retour à la maison.
C’est ainsi que ce 21 avril 1961 plusieurs unités de l’armée d’Afrique se soulèvent avec leurs officiers, s’emparent par surprise des lieux stratégiques d’Alger et tentent de rallier à eux la totalité des effectifs militaires afin de faire pression sur le général de Gaulle pour qu’il revienne sur sa décision. Ils affirment même être en mesure d’intervenir en métropole.

De Gaulle a su très rapidement prendre les mesures qui s’imposent afin de faire échouer ce coup de force. Il paraît à la télévision en uniforme de général et par un vibrant discours appelle les conscrits à désobéir à leurs généraux. C’est là qu’intervient la technique. Comme la plupart des unités de l’armée sont dotées de postes radio à transistors, celles-ci sont en mesure de capter l’appel du chef de l’Etat et refusent d’obéir à leurs officiers, qu’ils font même prisonniers dans certains cas. Pendant ce temps à Paris, le 1er ministre Michel Debré appelle à l’union sacrée les forces républicaines de droite comme de gauche à qui il demande de sortir massivement dans les rues et les places pour exprimer leur soutien au pouvoir légal. Un million de Parisiens répondront à cet appel.

Très rapidement au bout de quelques jours et même dès le 2e jour pensent certains observateurs, il apparaît que la tentative de putsch est un fiasco. Faute de moyens matériels et d’hommes. Les principaux instigateurs sont arrêtés et seront par la suite déférés devant des tribunaux en métropole. De Gaulle sort gagnant de ce bras de fer d’autant que l’évènement va lui servir à renforcer le pouvoir présidentiel par le fameux article 16 de la Constitution qui lui confère les pleins pouvoirs en cas de péril grave mais aussi va lui permettre de faire passer sa réforme institutionnelle de 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel.

Que déduire de tout cela ? La recherche historique a apporté de nouveaux éléments au dossier sur lequel on pensait tout savoir. En effet, l’historien Pierre Abramovici est non seulement convaincu que le putsch a été largement exploité par l’exécutif mais que « le général de Gaulle a dramatisé au maximum la situation afin de créer autour de sa personne un consensus populaire ». Mais il est également convaincu, avec des éléments précis, que le pouvoir gaulliste était parfaitement au courant depuis des mois par de multiples canaux de la préparation de ce putsch et qu’il aurait laissé faire pariant sur son échec probable par refus d’obtempérer des appelés. Pour les raisons dites plus haut, il aurait ainsi d’une certaine façon manipulé les généraux rebelles. Prévenu ou pas, ce qui est certain, c’est qu’il a su tirer grand profit de cet épisode.

En quoi cela nous intéresse aujourd’hui. Tout d’abord, le fait que l’appel des généraux dans VA ait eu lieu le 21 avril nous en dit long sur leur filiation idéologique d’extrême droite. Leur référence au putsch de 61 sonne comme un sinistre rappel des affres de « la guerre civile en France de 1958 à 1962 » (titre de l’ouvrage de Grey Anderson). Cela démontre aussi la force et l’actualité de la question coloniale qui agit comme un véritable mytho-moteur jusqu’à nos jours au sein de l’institution militaire alors que plus aucun officier de l’époque n’est encore en activité.

La question qui se pose dès lors est la suivante. Les multiples services de renseignements étaient-ils au courant de cette pétition et si oui pourquoi l’exécutif n’a-t-il rien fait pour l’enrayer ou pour bloquer sa diffusion dans VA ? Pourquoi laisse-t-on le site des généraux séditieux, Place d’Armes.fr, continuer à engranger des signatures, déjà 10 000 ? Pourquoi les réactions ministérielles ont-elles été si tardives ?

Et si ce fait pouvait servir à Macron à discréditer la seule concurrente vraiment gênante pour lui, Marine Le Pen, la faisant apparaitre comme séditieuse aux yeux du pays mais aussi à ceux de la droite traditionnelle voire de la gauche en cas de duel avec elle au second tour, ce qui est une possibilité. Et si Macron avait bien appris de l’histoire du putsch d’Alger et qu’il pensait dans un futur proche pouvoir jouer la carte du barrage républicain? Expliquant que lui seul peut éviter la guerre civile annoncée tout simplement en reprenant à son compte les doléances des militaires ?

 

 

 

 

La vie psychique du racisme : entretien avec Livio Boni et Sophie Mendelsohn.

Dans cet entretien, Livio Boni et Sophie Mendelsohn reviennent sur certains enjeux de l’ouvrage qu’ils ont récemment co-écrit : La vie psychique du racisme (La Découverte, 2021)[1]. L’introduction du livre est disponible en accès libre : ici[2].

Livio Boni est psychanalyste et directeur de programme au Collège international de philosophie. La rédaction du QG recommande par ailleurs la lecture de l’ouvrage qu’il a coordonné sur L’Inde de la psychanalyse (CampagnePremière, 2011)[3].

Sophie Mendelsohn exerce la psychanalyse à Paris. Elle est à l’initiative de la constitution du Collectif de Pantin[4].

 

  1. Dans l’introduction de votre livre, vous écrivez que la question raciale fait l’objet d’un Denkverbot dans la psychanalyse française. Vous soulignez, par ailleurs, l’asymétrie entre la France et la Grande-Bretagne quant à la rencontre entre la race et la psychanalyse. Comment expliquer ce retard français quant aux théories psychanalytiques de la race mais aussi le « manque » que votre livre vient combler ?

Livio Boni : Votre question appelle plusieurs niveaux de réponse. D’un point de vue historique, on pourrait dire que la question raciale en général est davantage mise en avant par la colonisation anglaise, qui adopte volontiers une perspective évolutionniste (darwinisme social), alors que la colonisation française promeut un discours plus « idéologique», ne renonçant jamais, du moins en ligne de principe, à une perspective assimilationniste. Et puis la psychanalyse s’installe en Grande-Bretagne plus vite qu’en France, grâce notamment à Ernest Jones, infatigable promoteur de Freud dans le monde anglophone, dès le début du vingtième siècle. Il est vrai qu’on trouve, dans le contexte français, des prises de positions audacieuses contre le colonialisme, dès les années 1920, notamment chez les surréalistes, n’hésitant pas à associer leur engouement pour le freudisme à une critique ouverte du « progrès » et de la « civilisation » coloniales, mais force est de constater que celle-ci n’essaime que dans  des  cercles restreints. On en retrouvera néanmoins des traces importantes dans l’anthropologie, chez Michel Leiris par exemple, et jusqu’à Lévi-Strauss, mais pas vraiment dans la psychanalyse, encore dominée, en France, par le discours médical dans l’entre-deux-guerres. Cela dit, l’usage anglais de la psychanalyse dans les années 1920 reste ambigu, et encore fortement empêtré dans une tentative de justification de l’emprise coloniale. Il faudra vraiment attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour trouver des tentatives d’association véritable entre la psychanalyse et l’œuvre décolonisatrice, chez deux auteurs en accord divergent, pour ainsi dire : Octave Mannoni et Frantz Fanon. Du point de vue plus interne à la pensée analytique, par contre, on peut observer que l’expérience traumatique de l’antisémitisme, inséparable de l’histoire du mouvement psychanalytique, a obscurci en quelque sorte la prise en compte du racisme colonial. Ainsi la psychanalyse a eu tendance à envisager le racisme comme haine d’un ennemi intime, quasiment comme une haine de soi projeté sur l’autre, et cela s’explique par le fait que l’autre « juif » était un autre tout proche, fortement intégré symboliquement et socialement, presque indistinguable, du moins en Europe occidentale ; alors que le racisme colonial semble renvoyer à des figures de l’altérité plus extérieures (le « primitif », le « païen », l’ « animiste », le « sauvage », le Noir, etc.). D’où la nécessité, déjà présente chez Fanon et Sartre, par exemple,  de réarticuler analytiquement ces deux formes de racisme, plutôt que d’y voir deux dimensions absolument distinctes. Notre livre voudrait contribuer à un tel élargissement de la question du racisme dans la pensée analytique.

  1. Concernant le travail d’Octave Mannoni, vous vous intéressez notamment à son analyse de la situation coloniale comme « le résultat de la rencontre entre deux complexes, le ‘’complexe d’infériorité’’ de l’homme blanc et le ‘’complexe de dépendance’’ de l’homme ‘’primitif’’. » (p. 50). Dans son livre de 2011 sur Frantz Fanon (Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale), Matthieu Renault évoque aussi la lecture d’Alfred Adler par Frantz Fanon et le fait que « la psyché coloniale révèle un profond complexe d’infériorité ; par surcompensation, le colonisateur fait du colonisé un être par essence inférieur » (p. 39). Sans nier le moins du monde cet aspect, n’est-ce-pas surestimer la question de la psyché que de faire du complexe d’infériorité « [l]e moteur de l’œuvre de conquête coloniale » (p. 50) ? Ou, pour élargir un peu la question, comment trouver un équilibre – dans l’analyse du colonialisme – entre une œuvre collective (la colonisation d’un pays par un autre pays) et l’aspect individuel du fait colonial (le complexe d’infériorité) ?

LB : Oui, cette notion de « complexe d’infériorité », que l’on doit à Alfred Adler, un disciple de Freud qui fut proche du mouvement « austro-marxiste » après la Grande Guerre, est commune à Octave Mannoni e Frantz Fanon, qui l’emploient massivement dans leurs livres, quasiment contemporains, Psychologie de la colonolisation (1950) et Peau noire, masques blancs (1952). Mais ils en font un usage très différent, presque opposé, bien qu’à plusieurs égards complémentaire. Pour Mannoni, c’est le colonisateur européen qui trouve, dans l’entreprise coloniale, un formidable moyen pour surcompenser son angoisse. Quelle angoisse ? Celle, en gros, engendrée par le fait d’avoir congédié toute transcendance divine. L’homme colonial est en effet, pour Mannoni, un homme radicalement esseulé, resté symboliquement seul dans l’univers, et devant se prouver à lui-même la puissance d’une telle prise d’autonomie par une emprise sur le monde, et en particulier sur les autres hommes, considérés comme pas encore émancipés et dépendants de croyances archaïques. C’est  pour cette raison que, pour Mannoni, le prototype anthropologique du colonisateur n’est ni Christophe Colomb, ni le missionnaire jésuite ou le conquistador catholique, mais plutôt un naufragé, un quasi-rebut  de la société:  Robinson Crusoé (l’archétype robinsonien est d’ailleurs interrogé de manière critique depuis Rousseau jusqu’à James Joyce, en passant par Marx !). Dans cette perspective, l’apogée du colonialisme européen, entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe, est inséparable d’une conception paradoxalement émancipatrice ; se faire maître du monde pour (se) prouver sa liberté et son autonomie. Je remarque au passage que, à la fin de sa Psychologie de la colonisation, Mannoni fait de Descartes le penseur à l’origine de la démesure coloniale, dans un texte qu’il serait intéressant de lire en parallèle avec celui du théoricien décolonial Enrique Dussel,  Meditaciones anti-cartesianas (2008), lui aussi voyant dans la pensée de Descartes une sorte d’a priori anthropologico-philosophique à l’émergence du colonialisme. Pour Fanon, en revanche, la notion de complexe d’infériorité est pertinente pour comprendre la violence anti-coloniale. Le colonisé doit forcement passer par une certaine violence, afin de déjouer son infériorisation et le report de l’agressivité sur soi-même, mécanisme récurrent en situation coloniale. Autrement dit, une certaine dose de violence est salutaire, pour Fanon, afin de rétablir une parité subjective minimale. On peut, bien entendu, contester l’une et l’autre de ces visions, mais chacune d’entre elles saisit bien, me semble-t-il, quelque chose d’essentiel à la domination coloniale, qui n’est pas une domination comme les autres, car la conquête coloniale se fait toujours sur un fond d’une certaine illegitimité, ou d’une légitimité précaire. L’acte de colonisation, au sens moderne du terme (depuis la Conquête européenne des Amériques), n’est pas un simple acte de domination territoriale, militaire ou économique, dans la mesure il met soudainement en relation des groupes humains qui n’avaient pas de relation entre eux auparavant, ou quasiment pas. Ainsi toute entreprise coloniale possède une dimension d’arbitraire qui la hante. D’où la nécessité de construire un appareillage idéologique apte à justifier une telle « prise de terre », que ça soit la question de l’évangélisation, celle du progrès de la civilisation issue des Lumières, celle de la supériorité raciale. Autant des productions discursives qui tentent de stabiliser ce qu’il y a de profondément et dangereusement anomique dans le fait colonial, y compris pour le colonisateur.

  1. Votre livre participe, notamment des discussions autour de la color-blindness, dont vous écrivez qu’elle « n’est pas le contraire du regard racialisant, mais son envers » (p. 99). Pourriez-vous expliquer ce point ?

Sophie Mendelsohn : C’est un point que nous rencontrons en effet dans le livre, mais un peu latéralement, et qui nous permet d’indiquer que ce débat, récemment articulé autour de néologismes qui lui ont donné l’apparence de la nouveauté (comme « blanchité »), traverse très tôt la critique du colonialisme par les effets d’assignation raciale. La confrontation de deux articles, l’un de Mannoni, l’autre de Fanon, parus simultanément dans la revue Esprit en 1951, permet d’apercevoir un piège, que les deux auteurs cherchent à déjouer par des stratégies inverses mais, une fois de plus, complémentaires. A celui (Fanon), qui affirme dans « L’expérience vécue du Noir » que parce qu’il a été conquis, exploité, tué comme Noir, c’est donc comme Noir qu’il doit s’affirmer pour être en mesure de conquérir sa dignité humaine, l’autre (Mannoni) est forcément tenté de répondre, parce que c’est plus facile, que s’il reconnaît finalement la violence déshumanisante qui a conformé l’existence des Noirs par la traite, notamment, c’est par la construction d’une fraternité ad hoc que cette indignité pourra être dépassée. On passerait donc ainsi d’un régime raciste où la couleur de peau détermine les rôles sociaux que l’on est amené à occuper, ainsi que leur hiérarchie, à un régime post-raciste correspondant au temps poscolonial dont l’horizon s’impose déjà en 1951. « La plainte du Noir » (Mannoni) devrait y être sans-couleur pour rejoindre au plus vite, et à moindre frais, le projet d’un monde sans clivages raciaux, (ré)unifié sous l’égide de l’Unesco qui s’apprête alors à déclarer que les races n’existent pas. C’est ce mythe qu’il s’agit pour lui de dissoudre, et il le fait, pourrait-on dire, en devenant psychanalyste, c’est-à-dire en se donnant pour projet de ne pas reculer devant le conflit – l’illusion consisterait ici à croire qu’on peut liquider le conflit en considérant qu’il est nul et non avenu puisqu’il n’y a pas de races, plutôt que de le soutenir, freudiennement, comme étant à la fois le moteur de l’histoire individuelle et de l’histoire collective, et donc comme ce qui les dynamise (on voit bien d’ailleurs à quelle pacification illusoire on a affaire avec les faux débats, complètement figés, autour de l’universalisme républicain français : il s’agit en fait d’une guerre de tranchées). Toute la question étant alors de privilégier certaines lignes de conflit plutôt que d’autres, voire même de les faire émerger. Si l’aveuglement à la couleur peut être considéré comme l’envers postcolonial du racisme colonial, c’est qu’il en maintient la même ligne stérile : qu’on oppresse et exploite en raison de la race, ou qu’on ignore délibérément les rapports de force établis en raison de la race, on ne cesse pas de reconduire l’aliénation générale produite par ce partage du monde. Souscrire au post-racisme différentialiste, qui produit une séparation imaginaire de cultures autonomisées les unes des autres, permet de croire à tort que le problème de leur coexistence non-pacifique serait ainsi réglé. Mais se servir des effets de race comme levier d’une reconflictualisation dynamique, c’est par contre s’obliger à entrer dans un mouvement de déterritorialisation où les positions des un.e.s ne laissent pas indemnes les autres, et accepter de le savoir, c’est-à-dire ne plus pouvoir se sentir être « bien (de) chez soi », dans une fausse tranquillité incolore.

  1. Beaucoup de débats sur les réseaux sociaux tournent autour du fait de se « déconstruire » – une idée souvent critiquée par les militants décoloniaux qui voient là une réduction individualisante des enjeux raciaux qui engendrent souvent une quasi-ignorance de l’aspect structurel du racisme. Dans votre livre, reprenant un article de Mannoni de 1966, vous abordez la question de la « décolonisation de soi ». Si le colonialisme – tout comme le racisme – a des implications individuelles, les solutions, elles, sont souvent présentées de manière collective. Pour poser la question simplement : que peut la psychanalyse face au racisme ?

SM : Cette notion de « déconstruction » est en effet presque devenue le nom de code d’un travail de prise de conscience des déterminants et des coordonnées de sa propre position individuelle dans un champ de forces dont les contradictions, les mises en tensions et les conflits qui en résultent, passent du coup au second plan. Il y a là une sorte d’entourloupe, où le désir d’émancipation en vient à concurrencer l’aspiration à une « égaliberté ». Pourtant, malgré une apparente proximité avec l’horizon ouvert par la « décolonisation de soi », proposée précocement par Mannoni, cet usage de la déconstruction reste pris dans une conception où le sujet, dépourvu d’inconscient, est travaillé par une tentation de transparence  – ce qui a paradoxalement moins l’effet de le déprendre de lui-même que de le fixer à lui-même tout en le dépolitisant.

Pour la psychanalyse au contraire, la conscientisation a cessé rapidement d’être un horizon possible, sinon souhaitable, du moins dès qu’il a été clair qu’un certain nombre de phénomènes psychiques, notamment liés au trauma mais pas uniquement, résistaient à leur dissolution dans la cure analytique. La foi en ces lumières s’est définitivement perdue dans cette nuit qu’a été aux yeux de Freud la Grande guerre, et qui l’a conduit à réviser toute sa doctrine à partir de l’introduction de la pulsion de mort, qui vient justement saisir ce qui n’est pas symbolisable tout en étant agissant. Cette complexification de la doctrine, toutes les instances de l’appareil psychique sont désormais au moins partiellement inconscientes. Autrement dit, l’inconscient n’est plus simplement une strate autonome du fonctionnement psychique, mais une modalité opératoire de la vie psychique. Et il n’est pas indifférent à mes yeux que cela résulte de l’effraction violente de la conjoncture historique dans la vie de Freud et de ses contemporains, et plus précisément encore de l’affrontement sur le territoire européen des grandes puissances impériales. Il est tentant d’y lire la première expression du démenti sur lequel se fonde la logique coloniale : on sait bien que le travail de la culture, l’exigence de civilisation requièrent des sacrifices, mais on peut continuer à croire qu’ils sont bienfaisants tant que la production à grande échelle de sous-hommes se fait là-bas et non ici. La boucherie qu’a été cette première Guerre Mondiale, sur place, contrecarrait pour la première fois, spectaculairement, cette logique. Et à sa manière, la psychanalyse en a pris acte en faisant place à la pulsion de mort à partir de 1920.

L’introduction de la pulsion de mort a fait basculer la psychanalyse dans une épistémé où les forces intimes qui agissent le sujet à son insu sont directement corrélées à des structures collectives, si bien qu’il n’est plus possible d’y faire fonctionner le partage classique entre individu et collectif. Avec la pulsion de mort s’ouvrait la possibilité de penser ce que Lacan appellera le « transindividuel », manière de signifier que si les expressions de l’inconscient (rêves, symptômes, compulsions) sont bien individuelles, sa formation est tributaire des axes de structuration sociales et culturelles. Le Surmoi en est le représentant le plus célèbre… et nous lui ferons place dans le deuxième volume de notre étude. Mais nous avons souhaité l’ouvrir en reprenant un acteur conceptuel moins connu du transindividuel, le démenti, qui s’est avéré central pour pouvoir aborder le racisme autrement que comme un décalque de l’antisémitisme, et donc en se dégageant de la tradition freudo-marxiste qui avait par exemple associé l’idéologie et les affects dans son analyse des phénomènes de masse nazie. L’histoire coloniale française, les modalités de sa fin, et ses suites nous invitaient plutôt à considérer que ce que la psychanalyse peut face au racisme, c’est montrer comment fonctionne la résistance à une décolonisation de soi, en tant qu’elle est indissociable d’une décolonisation de l’autre et d’une reconfiguration de l’espace de coexistence conflictuelle. Mannoni lui-même en est un exemple : c’est d’avoir travaillé à sa propre décolonisation, d’abord sans le savoir, puis en l’affirmant clairement, qui l’a mis en position de mesurer très tôt la portée politique des propos de Fanon, et de les accueillir.

  1. Dans la dernière partie de votre livre, qui donne le sous-titre du livre « L’empire du démenti », vous écrivez que le racisme loin d’être une haine de l’Autre est une haine de notre propre jouissance – qui se retrouve heurtée par un autre mode de jouissance. Le démenti permettant de contourner cette haine de soi rend donc, pour reprendre vos termes, « plus simple » et « plus tentant » de se débarrasser de l’Autre (p. 220). Dans ce même paragraphe, vous vous demandez également si les « politiques assimilationnistes mises en œuvre dans l’Hexagone (…) ne sont pas simplement l’envers des politiques coloniales ségrégationnistes » (p. 221). Qu’entendez-vous par là ?

SM : Dans les quelques tentatives faites par les psychanalystes pour penser le racisme, en en faisant généralement une sorte de sous-produit de l’antisémitisme dans le contexte européen, il est en effet généralement question de haine de l’autre, donc du refus d’une altérité pensée comme rencontre d’un autre psychiquement inassimilable. Dans cette conception, l’altérité se donne comme la surface de projection d’une différence à soi-même qui peut ainsi continuer d’être ignorée. En suivant les indications que Lacan donne sporadiquement dans des interventions du début des années soixante-dix, nous avons en effet cherché à renverser ce mouvement, c’est-à-dire à montrer comment la situation coloniale, où s’est instituée la ségrégation, a favorisé la mise en évidence du fait, traumatique, que même les conditions les plus « favorables » pour jouir de l’autre impunément n’ont pas réussi à sortir la jouissance de son incapacité à s’assurer d’elle-même. La politique assimilationniste peut alors apparaître comme l’envers de la ségrégation dans la mesure où elle traite du même problème : comment réduire, voire invisibiliser la jouissance de l’autre, qui limite nécessairement l’extension, fût-elle imaginaire, de la mienne ? La figure du harki, qui sera centrale dans le deuxième volet de notre étude, se trouve au croisement de ces deux politiques, qui ne sont donc qu’apparemment contradictoires : relégués au rôle subalterne de supplétifs dans l’accomplissement des basses œuvres de l’armée française pendant la guerre d’indépendance, les harkis font l’objet après leur rapatriement forcé dans l’hexagone d’un projet d’assimilation rendu pourtant délibérément irréalisable, et de plusieurs manières. Ils ont le cruel privilège d’avoir été situés par l’administration coloniale puis postcoloniale au croisement de contradictions politiques et d’impasses subjectives.

La manière dont la ségrégation et l’assimilation s’exercent alternativement sur des segments déterminés de population, comme en continuité, en fonction des périodes historiques et des intérêts nationaux du moment, est sans doute aussi ce qui relie entre eux celles et ceux qui se sont découverts « dénaturalisables » : les harkis, donc, après avril 1962, qui ont dû redéclarer leur nationalité française alors qu’ils étaient déjà Français ; et les Juifs, que l’abolition du décret Crémieux en Algérie a en quelque sorte réindigénisés. L’expérience de perte de la citoyenneté n’est pas donnée à tout le monde… mais les Juifs et les Indigènes sont en tout cas liés par cette précarité-là. Si elle ne parvient pas à faire l’objet d’une élaboration où se nouent étroitement le subjectif et le politique, elle est susceptible de produire des ravages nihilisants sur les trajectoires individuelles et collective (à l’échelle familiale en tout cas, c’est particulièrement visible dans la clinique). Je suis moi-même sensible à cette question, étant issue d’une famille juive française assimilée depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, qui avait su profiter dès que possible des possibilités d’émancipation dans leur version libérale et épousé le projet républicain jusqu’à s’y identifier radicalement. Dans un tel contexte, la déchéance de nationalité décidée par le gouvernement de Pétain ne pouvait que sembler au mieux un regrettable malentendu qu’on allait rapidement dissiper, au pire une absurdité. Elle devait apparaître après-coup comme le noyau d’une anomie ayant littéralement, pour certains des membres de cette famille, vidée d’elle-même une vie désormais suspendue entre deux pôles à la fois contradictoires et  complémentaires : ne pouvoir être Français parce que toujours Juif, ne pouvoir être Juif parce que redevenu Français quand même. Et, finalement, n’être rien.

  1. Si la psychanalyse comporte un aspect théorique évident, elle se démarque également par le fait qu’il s’agit (avant tout ?) d’une pratique (que vous abordez dans votre livre par ailleurs). Quelle place occupe la question raciale dans votre pratique de psychanalyste ? Cette question vous semble-t-elle prise en compte dans la pratique psychanalytique ?

SM : A cette question, j’aurais envie de faire une réponse naïve, parce que ce serait sans doute la manière la plus fidèle de rendre compte de ce qui s’est passé pour moi. Il y a quelques années, j’ai commencé à entendre des patient.e.s qui n’étaient pas des militant.e.s, tenir un discours sur leur position de personnes racisées. J’avoue que jusque là la question du racisme, sans m’être indifférente, ne m’avait pas saisie comme je l’ai été d’entendre ce repositionnement en cours des discours, cette manière de faire circuler le « je » autrement dans le « nous ». Quoi qu’on pense des types de politisation à quoi cela a donné lieu, il était clair, à écouter ce qui se disait, qu’il y avait là une manière vivante d’investir un héritage qui était resté lettre morte. J’ai donc commencé à regarder comment la psychanalyse pouvait rencontrer cet enjeu racial, ce qui m’a amenée à me rendre compte que très peu d’outils étaient disponibles. Le monde anglo-saxon est évidemment plus riche de propositions pour penser le racisme, et il a d’ailleurs emprunté beaucoup pour ce faire à la psychanalyse continentale : on trouve régulièrement mention dans les « critical race studies » des concepts de trauma, fétiche, fantasme, ou encore mélancolie, qui ont fait l’objet d’élaborations ou de réélaborations psychanalytiques, et ces textes sont précieux. Mais d’une part, ils témoignent d’un développement historique spécifique, et nous souhaitions saisir les caractéristiques du contexte français, et d’autre part ils n’ont eu que peu d’effet dans la pratique. J’ai été très surprise de constater, grâce à un documentaire états-unien récent (qu’on trouve sur Youtube), intitulé « Black psychoanalysts speak », que même dans ce pays où l’on débat des questions raciales depuis 150 ans, les psychanalystes noirs n’ont pas pu traiter leur rapport à la race et au racisme dans leur propre analyse, tout en y étant constamment renvoyé.e.s socialement… Si la psychanalyse est depuis le départ une métapsychologie, donc une théorie générale du fonctionnement psychique, elle a toujours à prouver sa puissance épistémique dans une pratique clinique qui à la fois la confronte à elle-même, parfois rudement, et la justifie. Plus l’écart entre sa théorie et sa pratique est visible, mieux on voit où il s’agit de travailler…

LB Pour ma part, ce n’est pas l’expérience clinique qui m’a conduit à m’intéresser à ces questions, mais plutôt mon intérêt de chercheur pour l’histoire de la psychanalyse et du freudisme  dans le monde non-occidental, en particulier en Inde. En fait, il m’a fallu pas mal de temps pour comprendre que l’engouement pour Freud, en Inde, à la fin de l’époque coloniale, était inséparable de la question de la décolonisation. Car on y cherchait un instrument pour analyser et dénouer une série de complexes et d’inhibitions héritées de la sujétion coloniale.  A ce titre, la psychanalyse pouvait être perçue comme une forme de rationalité moderne et émancipatrice, tout comme le marxisme. Mais, à la différence de ce dernier, elle disparaîtra, ou presque, de la culture indienne, après l’Indépendance de 1947 et la partition avec le Pakistan, pour ne resurgir, notamment via les cultural studies et les postcolonial studies, que dans les années 1980, lorsque le modèle politico-idéologique, disons post-gandhien pour aller vite, entre en crise… Bref, ce qui m’a intéressé au premier abord  c’est cet apport possible de la psychanalyse à la pensée de la décolonisation, autant du point de vue historique que pour travailler la condition post-coloniale, au sens plus large. C’est par ce biais que j’ai commencé à relire de près Mannoni et son œuvre « malgache », quasiment oubliée en France,  ou le travail d’Ashis Nandy, lui aussi insuffisamment connu en France, tout à fait essentiel pour comprendre la psychologie de masse des nationalismes post-coloniaux en Asie du Sud.  Pour ce qui est de la pratique, ce qui me semble essentiel c’est de ne pas être sourd à une éventuelle revendication subjective de la dimension raciale par l’analysant, tout en sachant que l’expérience d’une cure déplace et recode les contenus conscients et les idéaux mis en avant par le sujet, de sorte qu’il n’y a aucune traductibilité immédiate entre les positionnements politiques de l’analyste, ou de l’analysant,  et l’orientation du travail de l’analyse.

  1. La question des prisons est un enjeu central dans les luttes antiracistes, or il me semble que l’aspect racial de l’incarcération psychiatrique n’est que rarement discuté. Dans les années 1960, des psychiatres, comme l’italien Franco Basaglia, ainsi que certains mouvements ont lutté pour la fermeture des hôpitaux psychiatriques. Il me semble pourtant qu’il n’y a pas réellement eu de mouvements mettant au cœur de la question de l’incarcération psychiatrique, la question raciale. De ce point de vue, la partie consacrée à Maud Mannoni dans votre livre m’a particulièrement intéressé. Pourriez-vous brièvement revenir sur la distinction psychiatrie/psychanalyse ? Alors que la psychanalyse peut avoir des effets libérateurs, la psychiatrie est-elle nécessairement vouée à l’oppression des individus ?

SM : Le terme d’ « enfermement psychiatrique » me semblerait plus juste que celui d’incarcération, même s’il y a là matière à discuter, ne serait-ce que pour distinguer deux régimes de privation de liberté, qui s’entre-alimentent d’ailleurs – le nombre de patients psychiatriques incarcérés aujourd’hui en France est très élevé. Quoi qu’il en soit, si la question de l’incarcération peut être questionnée du point de vue racial aux Etats-Unis, ce n’est pas le cas en France, et en ce qui concerne la question de l’enfermement psychiatrique encore moins – peut-être faudrait-il questionner la manière dont ce qu’on a appelé des « institutions totales » produisent un aveuglement encore plus puissant qu’ailleurs aux couleurs… Je tenais en tout cas beaucoup à ce que soit discuté dans le livre le « cas » de Georges Payote, cet homme justement rencontré à l’hôpital psychiatrique par la femme d’Octave Mannoni,  Maud, dont elle fait le sujet d’un écrit clinique qui laisse apparaître quel abîme peut s’ouvrir lorsque une perspective désaliéniste, qui fait explicitement écho aux mouvements anti-psychiatriques qui commençaient alors à émerger en Angleterre et en Italie, ne se met pas elle-même en demeure d’y articuler la question coloniale/raciale. La trajectoire de Georges Payote est extrêmement précieuse pour cette raison, car il y a peu d’archives cliniques qui traitent explicitement de cet enjeu, et d’une manière qui permette d’en produire en quelque sorte une contre-analyse ; elle nous conduit à mesurer comment le regard clinique peut toujours à son insu contribuer à rejouer la logique coloniale, et à « suraliéner » le patient de ce fait.

LB : Oui, tout comme ça vient d’être dit par Sophie,  je ne crois pas que la question raciale soit aujourd’hui prise en considération, ni même admise, par la psychiatrie en France. Ou alors c’est plutôt du côté de l’ethnopsychiatrie, ou de la psychanalyse dite « transculturelle », qu’on s’intéresse à la pathologisation des migrants, des mineurs isolés ou des enfants des  familles étrangères. C’est le travail du Centre Frantz Fanon à Turin, par exemple, à la fois un lieu de soin,  de recherche sur les questions ethno-raciales, et de critique les politiques de santé mentale en Italie. En tout cas, il serait suicidaire, pour la psychanalyse, de se retrancher dans sa dimension libérale-libertaire en désertant le champ psychiatrique. Depuis ses origines la psychanalyse a eu une influence sur la psychiatrie, contribuant à y contrer les aspects plus positivistes et disciplinaires. La psychanalyse, ne dépendant pas directement de l’État, doit aider la psychiatrie à se dé-psychiatriser, à se des-étatiser… Elle n’est pas une anti-psychiatrie, mais elle exerce une fonction de trouble, de complication et de critique des dispositifs psychiatriques, et en particulier de l’enfermement, de la médicalisation à outrance ou de la pathologisation de toute déviance sociale. En ce sens, il se peut qu’une sensibilisation de la psychanalyse à la question du racisme puisse partiellement rejaillir sur certaines approches psychiatriques, contribuant à en interroger le fonctionnement  ségrégatif et de contrôle.

  1. Dans son livre sur Trotsky et la psychanalyse, Jacquy Chemouni souligne le peu de cas que les bolchéviques ont généralement fait de la psychanalyse – la réduisant souvent à un potentiel instrument au service de la révolution. D’une manière générale, la psychanalyse provoque souvent une certaine méfiance du côté des mouvements politiques dits « révolutionnaires ». Pensez-vous que la psychanalyse puisse participer du changement social ou son pan politique se limite-t-il à l’aspect individuel ?

LB : Oui, la méfiance des mouvements révolutionnaires envers la psychanalyse est presque aussi ancienne que la psychanalyse elle-même, même s’il y a eu des psychanalystes fortement impliqués dans le mouvement des conseils en Allemagne, par exemple, au début des années 1920, dont le plus connu est Reich. Ou des psychanalystes proches des mouvements autonomes, après 1968, comme Guattari. Il  est vrai aussi que les bolcheviques se méfiaient du  « freudisme » – terme qui d’ailleurs vient de la critique marxiste de Freud, et qui avait à l’origine un sens péjoratif. Ou qu’ils pensaient pouvoir l’enrôler comme une sorte d’avant-garde culturelle, comme en effet ce fut le cas de Trotski. Mais on a aussi des contre-exemples plus contemporains, comme en Amérique Latine, par exemple, où la psychanalyse est fortement entremêlée au renouveau du marxisme (Althusser étant passé par là). Enfin, on peut tout de même constater que la psychanalyse reste perçue comme un ingrédient de la pensée radicale dans des nombreux Départements et milieux universitaires, où elle participe à la construction d’une critique post-coloniale élargie, se confrontant au féminisme, aux études de genre, aux minorités sexuelles militantes, etc. Ce travail de confrontation aux pensées contestataires, même s’il peut prêter à des malentendus ou à de faux espoirs de coïncidence entre l’intime et le politique, me semble consubstantiel au désir de subversion sans lequel la psychanalyse ne serait qu’une psychologie intellectuellement plus sophistiquée.

  1. Vous êtes à l’initiative du Collectif de Pantin, pourriez-vous nous en dire plus sur les objectifs de ce collectif ?

SM : C’est l’écart entre la présence insistante des questions de racisation et de racisme dans les propos tenus en analyse, mais aussi plus largement dans l’espace public, et la distance, ou l’indifférence, voire même le mépris de beaucoup de psychanalystes face à cela, qui a d’abord motivé la création de ce collectif.

Se rejoue là, me semble-t-il, une tension propre à la conception de l’inconscient, écartelée entre une perspective structurale anhistorique (implicitement suspendue à l’idée freudienne que « l’inconscient ne connaît pas le temps », c’est-à-dire que le passé reste présent) et la nécessité concurrente de faire tout de même sa place à l’histoire, ne serait-ce que parce que celles et ceux qui parlent en analyse le font dans des dispositifs discursifs qui sont eux-mêmes conditionnés par des conjonctures historiques. On peut penser ici à plusieurs exemples, notamment la manière dont la révolution d’Octobre 1917 avait imposé de considérer les conflits de classe et poussé des analystes à ouvrir des sortes de centres sociaux où l’on pouvait entamer gratuitement une analyse. Plus récemment, la politisation des sexualités a également obligé les psychanalystes à réviser leur manière de subjectiver le sexe – et on voit bien quelle violence cela génère, et quel égarement aussi, lorsqu’il est question publiquement d’ « épidémie de transgenres », la psychanalyse devenant ainsi par la voix de certains psychanalystes une sorte d’agent de pathologisation…

L’objectif principal du collectif est donc double : à la fois confronter la psychanalyse à la question de la race, et même forcer cette confrontation, puisque les résistances sont très fortes, afin de démontrer ce que peut la psychanalyse face au racisme, et aussi mesurer le plus précisément possible ce qui se modifie dans la théorisation psychanalytique du fait de cette confrontation. Par exemple, on a été ainsi amenés à reconfigurer l’espace de déploiement du démenti, qui avait été généralement négligé jusque là, ou en tout cas circonscrit à l’analyse clinique de la perversion, sans trouver sa dimension proprement métapsychologique. Et puis enfin, un autre objectif, plus diffus mais essentiel, est apparu en cours de route : la possibilité que se nouent des alliances avec d’autres, théoricien.ne.s et /ou militant.e.s, par le partage d’outils et de perspectives qui dessinent un territoire commun, et qui permettent de sortir la psychanalyse d’un « splendide isolement » où elle est en passe de perdre sa puissance critique.

[1] https://www.editionsladecouverte.fr/la_vie_psychique_du_racisme-9782348066832

[2] https://qgdecolonial.fr/2021/04/14/passes-et-impasses-dune-lecture-psychanalytique-du-racisme/

[3] https://www.spf.asso.fr/livre/linde-de-la-psychanalyse-le-sous-continent-de-linconscient/

[4] https://www.collectifdepantin.org/

Excès de pouvoir #2 – La loi « Sécurité globale » est-elle illégale ?

À propos du documentaire Sécurité globale, de quel droit ?

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Sécurité ou liberté ? Voilà, encore, la question à laquelle le débat public a dû répondre à l’occasion de l’examen de la proposition de loi « sécurité globale » qui vient d’être adoptée par le Parlement.

Présentée par les députés du groupe présidentiel LREM, la proposition de loi avait pour objet d’« intégrer plus directement l’ensemble des acteurs de la sécurité et de la sûreté autour d’un continuum de sécurité ». Si feu l’article 24 (créant un nouveau délit de diffusion d’éléments d’identification d’un agent de police ou de gendarmerie dans l’exercice de leurs fonctions) a été le lieu d’une grande controverse entre la majorité parlementaire et la société civile, le reste du texte est passé plutôt inaperçu auprès du grand public, alors même qu’il porte en lui les fondamentaux d’une sape toujours plus profonde de la démocratie libérale.

C’est ce qu’ont voulu mettre en lumière Karine Parrot et Stéphane Elmadjian en réalisant le documentaire « Sécurité globale, de quel droit ? ». D’une durée d’environ 45 minutes, celui-ci réunit des professeurs de droit qui, tour à tour, analysent et commentent les dispositions que contenait la proposition de loi éponyme.

Faisant œuvre de salubrité publique, le film revient ainsi sur l’origine militaire de l’idéologie de la « sécurité globale », l’augmentation des lois sécuritaires ces dernières années, le renforcement des prérogatives de la police municipale, l’association des agents de sécurité privée et la sous-traitance des missions de police ou encore l’utilisation des nouvelles technologies telles que la vidéosurveillance et la reconnaissance faciale.

Les intervenants relevaient alors à juste titre les dangers de cette proposition de loi pour les différentes libertés publiques et individuelles (droit au respect de la vie privée et liberté de manifester au premier rang) et pointent légitimement du doigt les approximations et fragilités de la procédure législative. Les lois doivent pourtant respecter les normes qui leur sont « supérieures », à savoir la Constitution et les traités internationaux auxquels la France est partie, sous peine d’être sanctionnée par les juges, gardiens des libertés.

Une interrogation peut alors frapper le spectateur au cours du visionnage du documentaire : comment une telle proposition de loi peut-elle être adoptée dans un pays démocratique ? Cette loi, aujourd’hui votée, ne serait-elle pas « illégale » ?

La réponse est malheureusement négative, dès lors que, depuis plusieurs années déjà, les atteintes aux normes démocratiques ne sont plus sanctionnées par les juges.

 

1. Des atteintes manifestes aux normes démocratiques…

Alors que de nombreuses normes démocratiques sont concernées par la loi sécurité globale, celle-ci porte à chacune d’entre elles des atteintes manifestes.

Ces normes démocratiques ont trait à la garantie des libertés fondamentales et au respect de la procédure d’adoption de la loi.

S’agissant, d’une part, des libertés fondamentales, celles-ci sont garanties tant par la Constitution (en particulier par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789) que par les engagements internationaux de la France (en premier lieu le Pacte international sur les droits civils et politiques de 1966 et la Convention européenne des droits de l’homme de 1950).

Ces textes garantissent ainsi, notamment, la liberté d’aller et venir, le droit au respect de la vie privée, la liberté d’opinion ou encore la liberté d’expression (qui inclut notamment la libre circulation de l’information et la liberté de la presse).

Concernant, d’autre part, la procédure d’adoption de la loi, celle-ci est réglementée par la Constitution et les lois organiques (destinées à compléter les dispositions constitutionnelles). Toutes les règles de procédure, comme la tenue d’une étude d’impact d’un projet de loi ou la saisine préalable du Conseil d’État pour avis, concourent à l’exigence de qualité de la loi.

Alors même que les normes démocratiques ci-avant exposées sont donc prévues par des textes de valeur constitutionnelle et conventionnelle, et s’imposent à ce titre aux textes de loi, la loi sécurité globale porte des atteintes manifestes à celles-ci.

D’abord, sur le fond du droit, c’est avant tout la reconnaissance faciale par drone qui est la plus menaçante. Comme le relevait le Professeur Lucie Cluzel dans le documentaire, cette technique de surveillance policière porte atteinte tout à la fois au droit au respect de la vie privée et aux libertés d’expression, d’opinion et de manifestation. Effectivement, quiconque se sent surveillé aura tendance à se censurer.

Aussi, feu l’article 24 de la proposition de loi, en réprimant la diffusion d’éléments d’identification de fonctionnaires de police ou de gendarmerie dans l’exercice de leurs fonctions portait en lui-même une restriction à la libre circulation des informations et à la liberté de la presse, ensemble la liberté d’expression.

Mis bout à bout, ces différents dispositifs peuvent, au-delà même d’une simple atteinte, aboutir à une privation des libertés d’expression et de manifestation par le sentiment fort d’intimidation qu’ils diffusent.

Ensuite, sur la procédure législative, le film « Sécurité globale, de quel droit ? » diffuse des images du président de la commission des lois du Sénat qui, le 16 décembre 2020, se désolait de ce qu’aucune étude d’impact ou avis préalable du Conseil d’État ne soit intervenu pour éclairer le texte. Il faisait même état de ce que le Gouvernement avait tenu la plume des députés auteurs de la proposition de loi.

Les Professeurs Noé Wagener et Raphaële Parizot relevaient quant à eux, respectivement, que la proposition de loi sécurité globale était incompréhensible pour les parlementaires eux-mêmes, qui d’ailleurs en sont réduits à des débats très pauvres, et était très mal rédigée.

Certes, la Constitution n’impose pas aux propositions de loi (initiées par les parlementaires) l’élaboration d’une étude d’impact ou la saisine du Conseil d’État pour avis, contrairement aux projets de loi (à l’initiative du Gouvernement), ni n’interdit l’intervention du Gouvernement dans la rédaction d’une proposition de loi, ni n’impose que les débats dans les assemblées soient particulièrement nourris. Mais l’exigence de qualité des débats démocratiques devrait conduire à prendre le contre-pied de cet état du droit.

En revanche il existe bien une obligation constitutionnelle d’intelligibilité de la loi qui, au regard de l’argumentation développée par les intervenants du documentaire, a été méconnue par la proposition de loi.

Il en résulte que la loi sécurité globale porte des atteintes manifestes aux normes démocratiques. Toutefois, en l’état actuel des rapports de force sociaux, il est plus que probable que ces atteintes ne soient pas sanctionnées par les juges.

 

2. … non sanctionnées par les juges

C’est à l’occasion du « test de proportionnalité » des lois que les juges laissent de plus en plus prévaloir les considérations liées à la sécurité sur celles tenant à la liberté.

Pas moins de quatre juges sont susceptibles de sanctionner les atteintes portées aux normes démocratiques : le Conseil constitutionnel (qui peut abroger ou empêcher la promulgation d’une loi contraire à la Constitution), la Cour européenne des droits de l’Homme (qui peut condamner la France en cas d’application d’une loi violant les droits et libertés garantis par la convention européenne des droits de l’homme) et les juges judiciaires et administratifs (qui peuvent, dans le cadre d’un procès, écarter l’application d’une loi contraire aux engagements internationaux de la France).

Cependant, la loi sécurité globale est susceptible de passer le « triple test de proportionnalité » qui est mis en œuvre lorsque sont concernés les libertés et droits fondamentaux et qui vise à contrôler que le texte en cause soit adapté, nécessaire et proportionné.

Nécessaire, en ce que la mesure doit permettre de réaliser l’objectif légitime poursuivi. Ainsi, la loi sécurité globale qui, notamment, légalise la captation d’images par drone par les services de police pourrait être considérée comme permettant de réaliser l’objectif légitime de préservation de l’ordre public.

Adapté, signifie qu’il n’existe pas d’autres mesures moins contraignantes pour atteindre l’objectif visé. En ce sens, il pourrait être considéré qu’aucune autre mesure moins attentatoire aux libertés que la captation d’image par drones ne serait susceptible de préserver suffisamment l’ordre public.

Proportionné, enfin, dans le sens où la mesure ne doit pas, par les charges qu’elle crée, être hors de proportion avec le résultat recherché. Le Gouvernement pourrait ainsi se prévaloir de ce que l’usage de drones, s’il porte atteinte au droit au respect de la vie privée, n’est pas hors de proportion avec l’objectif de préservation de l’ordre public.

C’est donc tout à la fois aux stades de l’adaptation, de la nécessité et de la proportionnalité que les juges laissent usuellement passer les atteintes aux normes démocratiques, en particulier au regard des nombreuses lois sécuritaires adoptées ces dernières années et qui confèrent déjà aux pouvoirs publics des prérogatives étendues en matière de maintien de l’ordre et de surveillance. Il est à ce propos notable que ces lois n’aient pas donné lieu à des sanctions particulières de la part des juges.

Ainsi en est-il, par exemple, de la loi renseignement du 24 juillet 2015 qui a pour l’essentiel été déclarée conforme à la Constitution. Le Conseil constitutionnel a ainsi pu juger que les dispositions autorisant l’État à utiliser un dispositif technique permettant la localisation en temps réel d’une personne, d’un véhicule ou d’un objet étaient nécessaires à la prévention des atteintes à l’ordre public et des infractions et ne portaient pas une atteinte manifestement disproportionnée au droit au respect de la vie privée.

Dans une affaire mettant en cause la possible interception des correspondances entre un détenu et ses défenseurs par les services de police du Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé qu’une telle interception poursuivait les buts légitimes de protection de la sécurité nationale et de prévention des désordres et infractions et était proportionnée dès lors qu’elle ne portait pas sur le secret des échanges entre un avocat et son client et était entourée de garanties suffisantes.

Enfin, il peut être noté que, si, comme le relevait le Professeur Lucie Cluzel dans le documentaire « Sécurité globale, de quel droit ? », le Conseil d’État a, le 18 mai 2020, enjoint à l’État de cesser immédiatement de procéder aux mesures de surveillance par drone du respect à Paris des règles de sécurité sanitaire applicables à la période de déconfinement, il l’a fait au motif qu’il manquait l’édiction d’un arrêté ou d’un décret encadrant l’usage des drones. Le Conseil d’État a au contraire jugé que la finalité de sécurité publique poursuivie par le dispositif de surveillance par drone était légitime et que l’usage de ce dispositif n’était pas de nature, par lui-même, à porter une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée et familiale et à la liberté d’aller et venir.

En définitive, il est à anticiper que la loi sécurité globale ne soit pas jugée illégale. Reste une seule autorité qui, comme le suggérait le documentaire au sujet de feu l’article 24 de la proposition de loi, peut aujourd’hui faire reculer le Gouvernement sur les graves atteintes portées à nos libertés : la rue.

Youssef s’la raconte ! #10 – Harlem 1960 : le jour où Castro rencontre Malcolm X

A la fin des années 50, qui est Fidel Castro ? C’est un avocat cubain qui après plusieurs années de prison a pris depuis 1956 la tête d’un mouvement de guérilla en compagnie d’exilés cubains et d’un Argentin, Ernesto Guevara, avec qui il chassera le dictateur Fulgence Batista soutenu par les Etats-Unis et avec qui encore, il installera un pouvoir populaire à la Havane, la capitale.

Rappelons que jusque-là, Cuba est une île des Caraïbes connue pour abriter à Guantanamo une importante base maritime Etasunienne. Une île qui sert de port de relâche et de loisirs pour les permissionnaires de la Navy, ce qui est tout dire.

A ce moment, en janvier 1959, rien ne dit que le nouveau gouvernement de la Havane va se retourner contre les Etats-Unis. Rien ne dit que Castro va se rapprocher de l’URSS. Y compris Che Guevara qui n’est pas encore aussi posé au plan idéologique si ce n’est qu’il rend les EU responsables de la misère de l’Amérique latine. D’ailleurs ceux-ci à ce moment sont convaincus qu’ils vont pouvoir se mettre Castro dans la poche. Après tout, fidèles à leurs méthodes, ils lâchent Batista au bon moment quand ils constatent qu’il perd du terrain et s’ouvrent à toute nouvelle direction cubaine pour peu que leurs intérêts militaires soient garantis.

C’est donc dans le cadre d’une opération de séduction qu’un groupe d’éditeurs et de journalistes étasuniens décide d’inviter Fidel Castro pour une visite de New York juste avant la séance des Nations Unies où doit se rendre le nouveau dirigeant cubain, le 19 septembre 1960.

Castro et sa délégation de barbudos arrivent à New York et jouent le jeu. On leur fait faire le tour du propriétaire, histoire de les éblouir, on les balade sur les grandes avenues, on les emmène au zoo. Castro se fait photographier avec un tigre. Il se fait aussi photographier avec des enfants des beaux quartiers portant des barbes postiches et des casquettes cubaines histoire de donner au personnage une image rassurante. Il semble bien en effet qu’il s’agisse d’une opération de communication dirigée tant vers Castro que vers une opinion étasunienne qui se méfie encore de lui. Avec sa barbe de tonton et ses gros cigares, entouré d’enfants, la machine de propagande américaine espère ainsi lisser son personnage.

Personne à ce moment là ne s’imagine le coup de Trafalgar qu’il a mijoté.
En effet, ce 19 septembre 1960, se pose la question du lieu de séjour de la délégation cubaine. Et là une controverse nait. Selon la version de Castro, il a très mal été accueilli au grand hôtel de Manhattan qui lui a été proposé par les officiels des EU. Il décide dans un geste d’irritation, feinte diront certains, de s’installer au siège de l’ONU. Mais coup de théâtre, le soir même il jette son dévolu sur un hôtel d’Harlem, l’hôtel Theresa, surnommé le Waldorf of Harlem. Selon d’autres sources, tout a été scénarisé et ce sont des organisations noires qui rencontrant Castro aux abords du siège de l’ONU, l’auraient convaincu de s’installer à Harlem. Il faut savoir qu’à l’époque, Harlem est encore ce ghetto noir misérable et sous-alimenté connu pour sa délinquance et ses trafics de drogue. Ces associations sont conduites par divers leaders de la communauté dont un certain Malcolm X encore représentant de Nation of Islam ainsi que divers autres dont des représentants de la National Association for the Advancement of Colored People, la vénérable NAACP.

En fait, en se laissant convaincre par les organisations noires, Castro fait un choix décisif. Ces organisations ont besoin de lui pour donner un large écho à leur lutte pour les droits civiques, quant à lui, il se prête de bon gré à cette opération qui est l’occasion de marquer clairement le camp auquel désormais il appartient, celui de la cause des Noirs et du Tiers-monde. C’est ce choix qui amènera Cuba non seulement à soutenir la lutte contre l’apartheid aux EU mais aussi à s’engager pleinement dans la lutte militaire contre l’apartheid d’Afrique du sud dont la petite île sera, grâce à la victoire de Cuito-Cuanavale en 1987, l’un des principaux acteurs. Soulignons qu’à cette session de l’ONU de septembre 1960, 14 nouveaux pays d’Asie et d’Afrique doivent faire leur entrée dans l’organisation internationale.

C’est ainsi que Castro et ses camarades sont reçus au Waldorf de Harlem où tout est fait pour assurer leur confort. Au grand dam de l’administration étasunienne et de la police chargée tout de même de la protection de cet hôte encombrant. La nouvelle connue, des centaines de Noirs, d’Hispaniques et de membres d’autres minorités se précipitent vers l’hôtel Theresa où pendant les 10 jours du séjour de Castro, ils constitueront une haie d’honneur pour ceux qu’ils considèrent désormais comme leurs alliés. Tous les diplomates de ce qui forme déjà le Tiers-monde et le mouvement des pays non-alignés tiennent à venir saluer la délégation cubaine. Il y a là le président égyptien Gamal Abdel Nasser, le 1er ministre indien Nehru, le président indonésien Sukarno et puis aussi le soviétique Nikita Khrouchtchev mais aussi des journalistes du monde entier. En faisant cela, Castro ne fait pas que narguer les Etats-Unis chez eux, il force les projecteurs du monde entier à se braquer sur la question raciale aux Etats-Unis qu’il entend dénoncer avec vigueur jusque dans l’enceinte de l’ONU. D’ailleurs, le moment le plus émouvant de ce séjour est sans conteste sa rencontre avec Malcolm X. Leur entretien va durer une bonne partie de la nuit. A cette occasion Castro demandera à son nouveau camarade s’il a des nouvelles de Patrice Lumumba qui au même moment, au Congo, est aux prises avec une rébellion militaire orchestrée par les puissances coloniales belges, françaises avec l’aide de la CIA. Rébellion qui malheureusement réussira et lui coûtera la vie. Néanmoins, Malcolm X comprend bien que Castro partage la cause des Noirs. Aussi est-il d’autant plus ravi quand Castro lui annonce « Demain à l’Onu je parlerai de Patrice Lumumba, je le défendrai, il le vaut bien ». Et c’est comme ça que pendant 10 jours, l’hôtel Thérèsa deviendra une annexe tiers-mondiste des Nations Unies. Le lendemain, Castro comme promis parlera des sujets indiqués à la tribune de l’ONU. Il aurait dû parler une dizaine de minutes, il fera un discours de quatre heures. Les Etats-Unis l’ont mauvaise et feront assaut de mesquinerie. Exemple :  l’hôte américain prétexte des frais de garage non payés pour l’avion cubain et refuse le décollage de celui-ci. C’est le dirigeant soviétique Khrouchtchev qui mettra à la disposition des Cubains l’avion du retour. Et nous le savons, ce sera le début d’une lune de miel ininterrompue entre Cuba et l’URSS. Mais ceci est une autre histoire. Quant à Cuba c’est l’un des rares pays du monde a avoir maintenu de 1959 à nos jours une ligne clairement anti impérialiste sans aucun renoncement. Ligne qu’il paye d’un embargo terrible depuis près de 60 ans. Le prix de la dignité.

J’ai lu un réac #2 – Un réac presque parfait

A propos de : Bruckner Pascal, Un coupable presque parfait, la construction du bouc émissaire blanc, Grasset, Paris, 2020.

Quel meilleur candidat pour lancer véritablement cette chronique que notre cher Pascal Bruckner ? C’est d’ailleurs lors d’une interview accordée à Radio Sud – devenue le repaire des réactionnaires, fascistes et autres conspirationnistes –, et à André Bercoff, dans son émission le « faf à faf », que j’ai eu l’idée de lancer cette chronique. L’entendre pendant 20 minutes raconter absolument n’importe quoi avec l’acquiescement satisfait de Bercoff m’était douloureux. Il fallait vraiment mettre les points sur les i et démontrer la tartufferie de ces « intellectuels médiatiques », qui en plus d’être médiocres se croient subversifs en s’opposant à « la bien-pensance ».

Pascal Bruckner est en plus la figure emblématique de ces réactionnaires pas vraiment d’extrême-droite mais qui alimentent tout de même l’idéologie raciste actuelle. Tout comme ses coreligionnaires, il n’est pas un foudre de guerre intellectuel et la moindre analyse un tant soit peu rigoureuse de son discours suffit à le contrecarrer. Toutefois, il n’est pas le plus bête d’entre eux – oui, il y a plus bête – et surtout, il bénéficie d’un accès très facile aux médias et d’une expérience lui permettant d’être performant lors de ses passages, assénant des idées, certes fausses, mais fortes, et paraissant tomber dans le domaine du « bon sens ».

Son parcours et ses idées font aussi de lui l’archétype de ces penseurs réactionnaires. 20 ans lors de mai 68, il fait partie des nombreux gauchistes, libertaires ou maoïstes, ayant dérivé petit à petit vers la droite avant d’en être des figures intellectuelles. Pascal Bruckner s’est ainsi tour à tour fait le soutien de l’impérialisme (et de quasiment toutes les interventions occidentales, comme l’Irak en 2004 avec Romain Goupil et André Glucksmann), du sionisme, du néo-libéralisme, de l’autoritarisme et d’à peu près toutes les idées conservatrices. Dans le cas qui nous intéresse plus particulièrement, il est un ardent ennemi de l’antiracisme politique, défendant l’exceptionnalisme occidental et l’universalisme à la française, les politiques anti-migratoires et la « reconquête républicaine » dans les quartiers populaires. Pour toutes ces raisons, il est donc le « réac presque parfait ».

Il faut ajouter à cela qu’il fut l’un des précurseurs de la réaction face à la montée de l’antiracisme en France, puisque dès 1983, il fustigeait, dans Le Sanglot de l’homme blanc, le « sentimentalisme » d’une partie de la gauche occidentale pour les luttes antiracistes et tiermondistes. Ce sentimentalisme le poussait, selon lui, à une « haine de soi » (c’est-à-dire du Blanc) et une auto-culpabilisation, adoptant ainsi une vision simpliste de l’ordre mondial, avec les martyrs du Sud d’un côté et les méchants rapaces du Nord de l’autre. Le moins que l’on puisse dire c’est que ce sanglot dure longtemps puisque presque trente ans plus tard, Pascal Bruckner en rajoute une couche avec son dernier livre Un coupable presque parfait : la construction du bouc émissaire blanc, et c’est justement le livre dont nous allons parler ici.

Avant de terminer cette introduction en d’en venir au propos principal, je dois faire un aveu : il m’a été assez difficile de rédiger cette critique. En effet, comment faire pour établir une critique rigoureuse, précise, mais aussi relativement courte d’un tel livre ? Attention, la difficulté ne réside point du tout dans la qualité conceptuelle et théorique de l’ouvrage, loin de là. Je dirais même, tout au contraire. Disons plutôt qu’à la fin de la lecture j’étais un peu désemparé par toutes les choses qu’il y avait à dire. La critique du livre est ardue en raison non seulement de sa faiblesse, mais surtout de son niveau de malhonnêteté et/ou stupidité (à lui de choisir ce qu’il préfère). Comment répondre à quelqu’un qui soit vous faire dire ce que vous n’avez pas dit, soit vous prête des idées qui ne sont pas les vôtres, soit les déforme complètement ?

J’ai tout de même tenté de relever le défi. Cependant, comme vous pourrez le constater, je me suis souvent contenté de rapporter les propos de Pascal Bruckner, car leur seule explicitation suffisait pour en cerner le ridicule. Je vais tâcher d’explorer les trois idées principales qui animent son ouvrage et sa pensée. La première est que, pour résumer, les vrais racistes/fascistes/sexistes/colonialistes sont les antiracistes/antifascistes/antisexistes/anticolonialistes. La deuxième stipule que si l’Occident est si détesté c’est simplement parce qu’il est génial, peut-être trop génial. Pour terminer, la troisième grande assertion de Bruckner est que les minorités ne cessent de se victimiser, alors que la vraie grande victime est l’homme blanc hétérosexuel.

 

1) Les antiracistes sont des racistes en puissance

Le titre de cette partie peut laisser penser que je caricature la pensée de Pascal Bruckner, ce n’est pas le cas. À plusieurs reprises le philosophe, celui-là même qui n’hésite pas une seule seconde à s’indigner de la comparaison que font souvent les progressistes entre les démocraties libérales et les régimes totalitaires, nous gratine de mise en parallèle entre les antiracistes actuels et les racialistes, les fascistes, voire même les nazis. En effet, par leurs idées, les militants antiracistes actuels ravivent la « malédiction pigmentaire : c’est à nouveau la couleur de peau qui prévaut dans le débat, victoire posthume de Gobineau, Chamberlain, Rosenberg. On croit innover, on réécrit autrement les lois de Nuremberg » (p.29).

Parce qu’au fond, si Pascal Bruckner s’oppose de manière si véhémente à l’antiracisme politique – représenté par des personnalités comme Houria Bouteldja ou Françoise Vergès qu’il cite (et tronque) à plusieurs reprises – c’est tout simplement par antiracisme ! En cela Bruckner est encore une fois le cas paradigmatique de cet arc « républicain », s’étendant de la gauche laïciste à la droite extrême, qui s’avère parfois bien plus offensif à l’encontre de l’antiracisme politique que l’extrême-droite car il se drape de la légitimité d’un antiracisme authentique, celui que nous appelons moral.

Pascal Bruckner affirme ne pas pouvoir être soupçonné de racisme puisqu’il ne croit pas à l’existence des races biologiques ! En cela, il est même antiraciste. Mais vous voyez très vite le problème. Comme la plupart de ces réacs républicains, il a une totale méconnaissance du racisme en tant rapport social structurant la société, il le limite à des préjugés, une méconnaissance et une pseudo-science. Le racisme se résumerait alors à la croyance en l’existence des races biologiques. « Mais l’antiracisme politique non plus n’y croit pas ! », me diriez-vous. Selon Bruckner, si. En parlant de Blancs, Noirs, Arabes, etc., ces auteurs ressuscitent la race et la place au centre débat en ayant en critère d’analyse le degré de pigmentation de la peau des individus.

Une dérive totalement essentialiste d’après Bruckner, puisqu’elle enferme les Blancs comme les Noirs dans une catégorie raciale, témoignant en même temps d’une méconnaissance du caractère socialement construit de ces catégories. Ainsi, dans une partie de son livre, il tâche de nous démontrer tout d’abord qu’il existe une hiérarchie entre les personnes dîtes « blanches » (entre les Européens du nord et ceux du sud, par exemple, ou bien les slaves), mais qu’en plus les « Blancs » ne le sont devenus que récemment, c’est donc une notion moderne et occidentale… Incroyable, non ? Vous étiez au courant ? Ah bon ? Déjà ? C’est sûrement parce que ce sont les travaux sur la race, et notamment les whitness studies, qui ont mis en avant cette réalité… Vous commencez à comprendre la méthode malhonnête de la critique de Bruckner : attribuer à l’antiracisme des idées et pensées à l’opposé des siennes, telles l’essentialisation et la biologisation des catégories raciales, et lui opposer des propos qui sont pourtant les siens. Un peu comme si nous reprochions aux marxistes de considérer la domination bourgeoise comme naturelle ou méritocratique et de ne pas comprendre qu’elle est liée au fait qu’elle est propriétaire des moyens de production.

Les seules lignes du livre qui ne provoquent pas un rictus de consternation sont donc celles où il reprend nos idées… mais pour nous les opposer, donc le rictus se réactive assez rapidement. De plus, si Bruckner arrive parfois à tenir des propos pas trop stupides sur le racisme, c’est-à-dire quand il reprend les travaux de ceux qu’il traite de « racialiste », il reste encore enfermé dans une vision beaucoup trop idéaliste du phénomène racial. Une telle conception amène forcément à des propos tout aussi idéalistes. « Bien sûr qu’il peut exister, de manière sporadique, des actes racistes, mais dans leur ensemble les sociétés occidentales sont profondément antiracistes », telle est, en résumé, sa logique. La France surtout. Terre de l’universalisme, de l’humanisme et des Lumières, elle serait le plus antiraciste des pays antiracistes. Les antiracistes modernes sont, quant à eux, tellement habités par une détestation de l’Occident et de ses valeurs – c’est-à-dire la liberté, l’égalité, la raison… tout ce qui est positif en somme –, qu’ils en viendraient à adopter des positions racistes, obscurantistes et même totalitaires.

Le plus grave dans tout ça, selon P. Bruckner, est que la pensée des antiracistes modernes serait en totale opposition avec les figures dont ils revendiquent pourtant l’héritage, comme Nelson Mandela, ou Martin Luther King, voire même Frantz Fanon ou James Baldwin – ce dernier étant cité à plusieurs reprise et même en guise d’ouverture de son livre par Pascal Bruckner. C’est que, d’après lui, ces grands personnages luttaient contre une discrimination raciale qui existait véritablement à l’époque, et pour une réconciliation entre les Noirs et les Blancs. Tandis que les militants d’aujourd’hui, non seulement se battent contre des oppressions qui n’existent plus, cherchant désespérément de quoi se plaindre, mais en plus cherche à provoquer une guerre raciale avec pour objectif d’éradiquer (rien que ça) le Blanc, incarnation du mal.

Que l’antiracisme politique se rassure, il n’est pas le seul à être décrit d’une façon si délirante et fantasmagorique, puisque c’est aussi le cas pour les luttes féministes. Les militantes actuelles en prennent pour leur grade puisqu’il les accuse aussi de trahir le combat de leurs aînées. Désemparées par le fait que l’égalité homme/femme serait déjà quasiment acquise, elles tomberaient dans un radicalisme violent qui prônerait la fin de l’homme hétérosexuel. Mais attention, seulement le Blanc, car Bruckner accuse les féministes d’être d’une étrange mansuétude envers les hommes Indigènes qui sont pourtant, avec leurs codes culturels étrangers, les plus machos, viriles, violents et violeurs (« Il y a une exception à cette idéalisation du féminin et même une division du travail en France : aux jeunes de banlieue le droit au machisme superlatif, la soumission des filles ; à l’homme « blanc » l’obligation de faire amende honorable, de bannir toute trace de virilité. » (p. 118)[1]).

Certes, les races n’existent pas, P. Bruckner le répète, mais cela ne l’empêche pas de souligner des différences entre les diverses populations qui habitent ce globe. Elles ne sont pas biologiques, ce serait raciste, mais « culturelles », « civilisationnelles ». Exit le mot « race », il préfère parler d’« ethnie ». Un mot plus consensuel qui évacuerait le caractère biologisant et essentialiste contenue dans « race », mais il suffit de gratter un peu le vernis pour voir qu’il est surtout devenu pour Bruckner un euphémisme visible pour parler, en fait, de race[2]. Sous couvert de ces mots, il se sent assez à l’aise pour encourager au contrôle des frontières, puisque la gestion actuelle provoque l’arrivée massive d’immigrées possédant une culture, des valeurs et des codes complètement différents, voire antagonistes, de ceux de l’Occident. Elle ferait naître en même temps une colère légitime de la part des Blancs, conduisant, à terme, à un risque de guerre civilisationnelle. Il appelle aussi à une reconquête des « territoires perdus de la République », dans lesquels l’État a laissé se développer une contre-société islamique composée d’individus très différents (mais « culturellement », hein, attention !), et où se trouvent les derniers reliquats d’homophobie, de sexisme, de transphobie et de racisme sur le territoire français. Mais tout ça sans une once de racisme, bien entendu, car encore une fois : Bruckner ne croit pas en l’existence des races, il est en cela profondément antiraciste et habité par l’esprit des Lumières, celui-là même qui a permis l’éradication des pensées antihumanistes !

 

2) L’Occident, victime de son génie

Vous voulez une définition de la civilisation occidentale à la sauce Pascal Bruckner ? Prenez toutes les valeurs positives, comme la liberté, l’égalité, la raison, la tolérance, etc., et dites que la civilisation occidentale en est, si ce n’est l’instigatrice, du moins celle qui les incarne le plus. Parfois même de manière peut-être trop démesurée. En effet, le principal problème de la civilisation occidentale serait qu’elle est tellement animée par ces valeurs, soucieuses de les incarner, de les appliquer, qu’elle en vient à se nuire à elle-même. « Fais du bien à Bertrand, il te le rend en caguant », nous dit un proverbe marseillais, et c’est en somme la pensée de Bruckner vis-à-vis de l’Occident, sa chute étant causée par sa trop grande magnanimité.

Certes, l’Occident a participé à la colonisation de l’ensemble de la planète avec des pratiques inhumaines et parfois des quasi génocides (comme en avec les natifs américains) ;  il a créé un système esclavagiste foncièrement raciste qui a duré plusieurs siècles faisant plusieurs millions de victimes ; il a produit un génocide sur son propre continent ; mit en place un système économique détruisant littéralement la planète, etc. Mais Bruckner souhaite rappeler que l’Occident a produit les pensées permettant de lutter contre ces idéologies mortifères, par exemple en mettant un terme à l’esclavage ou à la colonisation. Autrement dit on lui reproche des horreurs en oubliant qu’il a lui-même mis fin à celles-ci. Pascal Bruckner occulte totalement tous les mouvements de résistance menés par les esclaves et autres colonisés, déstabilisant fortement l’oppresseur et le mettant au pied du mur. Le mérite de ces victoires est attribué seulement à l’esprit des Lumières qui habitait les pouvoirs occidentaux. Il est comme ça Pascal, si une victime se révolte et oblige son agresseur, pistolet sur la tempe, d’arrêter de l’agresser et qu’il s’exécute, Pascal félicitera l’ex-agresseur pour avoir eu le courage et la grandeur d’âme de stopper son oppression.

Si l’on suit sa logique, l’Occident a donc créé des maux, certes, mais aussi les remèdes ! Les peuples du sud, les femmes et toutes les catégories sociales opprimées n’auraient jamais pu être émancipées sans l’intervention de la pensée européenne qui a permis de les libérer (« Si l’Europe a théorisé le mal, elle a aussi tenté d’inventer le remède et a suscité les contrepoisons aux idéologies abominables nées sur son sol » (p. 191). Guidée par sa grandeur morale et éthique, l’Europe a mené au bout de sa logique la pensée des Lumières en se l’imposant d’abord à soi-même, quand bien même cela la mène à sa perte. Car c’est bien cela la logique de Pascal Bruckner. La pensée rationaliste et humaniste qui a fait la grandeur de la civilisation occidentale – au point d’avoir été probablement, pour l’intellectuel réactionnaire, la civilisation la plus humaine de l’histoire de l’humanité –, est aussi la cause de sa décadence actuelle. Elle est tellement habitée par cette volonté d’incarner ces valeurs positives qu’elle en vient à aller contre ses intérêts propres et donc précipiter son effondrement.

L’aveuglement moral de l’Europe lui aurait fait perdre toute réalité, elle aurait oublié comment fonctionnent les sociétés, le monde, l’histoire. Évidemment, nous dit Bruckner, il est important d’avoir une éthique, toutefois elle ne doit pas trop empiéter sur ses intérêts, or dans le domaine l’Europe se laisse déborder. En témoignent, déjà, les grandes libérations qu’elle a pu permettre aux peuples du Sud, mais aussi le niveau de liberté et de justice atteint par nulle autre société. Aucune n’a été et n’est plus féministe, antiraciste, égalitaire, juste et généreuse que celles occidentales. Des discriminations de tout genre peuvent subsister, certes, mais selon Bruckner c’est dans l’ordre naturel des choses. Imprégné qu’il est par la philosophie occidentale, il perçoit la nature humaine comme tendancieusement mauvaise, la société ayant alors pour objectif de limiter au mieux ces aspects négatifs pour préserver la vie en commun, et donc il restera toujours un peu de discrimination. De plus, les résidus de racisme, sexisme et autres oppressions, encore existants dans les démocraties libérales du Nord, ne sont plus vraiment le produit de l’État, mais plutôt de quelques individus venant tâcher le beau tableau d’ensemble.

D’après lui, seul l’occident a permis une telle liberté pour les minorités, cependant ces avancées ont un coût important puisqu’elles constituent la faiblesse de nos sociétés en créant des individus-rois qui n’en ont jamais assez et en demandent toujours plus. Les femmes, les non-Blancs, les homos, sont devenus des pourris gâtés inconscients de la chance qu’ils ont de vivre dans de telles démocraties, voire même frustrés de ne plus trouver de raisons légitimes et crédibles de critiquer les gouvernements. Peu importe que toutes les données démontrent que ces catégories restent dominées et discriminées, Bruckner balaie tout ça d’un revers de la main et se la joue Emmanuel Macron : « Essayez la dictature, vous verrez ! »

Se développe en parallèle à ces caprices une fragilisation de l’État et de la sphère de pouvoir, devenus trop sociaux, manquant de pragmatisme, guidés davantage par leur éthique que par leurs intérêts propres. Écrasés par le poids de leur culpabilité face aux horreurs passées et habités jusqu’au plus profond d’eux-mêmes par la bien-pensance, les gouvernements occidentaux ne seraient plus capables de résister face à la tyrannie des minorités. Ajoutez à tout cela l’incapacité à prendre des décisions fortes par moralisme ou par crainte de la colère de ces individus rois, comme lorsqu’il faudrait empêcher les migrants de pénétrer sur le territoire européen en si grand nombre, et vous avez, d’après chef Bruckner, toutes les recettes d’une société qui s’effondre, victime d’elle-même, victime de sa grandeur (« En règle générale, plus la République s’excuse, plus on l’accable de reproches. L’État repentant, c’est l’État harcelé, toujours en retard d’une excuse, d’un regret » [p.145]). Les Blancs quittent la scène de l’histoire à cause de trop d’humanité. Même dans l’effondrement, les Blancs et leur civilisation sont supérieurs. Ils vont presque nous manquer, en tout cas, d’après Bruckner, nous allons nous en mordre les doigts : « Détruire l’Occident c’est, qu’on le veuille ou non, détruire la conscience du monde. […] En tant que berceau des valeurs morales, l’esprit de l’Europe n’appartient plus aux seuls occidentaux, il s’est détaché de sa patrie d’origine, est devenu le patrimoine du genre humain. » (p. 296)

 

3) L’homme blanc hétérosexuel, la vraie victime

Les indigènes, les femmes, les homosexuels, tous se plaignent alors qu’ils ont obtenu ce qu’ils souhaitaient. Pour Bruckner, le racisme, le sexisme, l’homophobie, tout ça n’est plus qu’un épiphénomène produit par des individus venus de l’étranger, apportant avec eux leur culture archaïque. La civilisation occidentale est parvenue à créer une société dans laquelle chaque individu, indépendamment de sa race, de son genre, de son origine sociale ou de son orientation sexuelle, est libre de choisir son mode de vie et de réussir comme il l’entend. Et pourtant, regrette Bruckner, les « minorités » continuent de se plaindre. Elles ont tellement été habituées à quémander et à s’enfermer dans une position victimaire, qu’une fois toutes leurs demandes satisfaites, elles en viennent à créer de nouvelles oppressions, de nouveaux affronts, même imaginaires. Autrement dit, elles sont plus attachées à leur statut de persécutées qu’à l’idée d’en être émancipées.

Un peu pervers comme raisonnement, pensez-vous ?  Il est vrai qu’on peut être circonspect quand on nous dit que si les victimes restent des victimes c’est parce qu’elles aiment être des victimes. Mais Pascal Bruckner a plus d’un tour dans son sac, et nous sort une autre explication philisophico-psychologico-sociologique : ce n’est pas seulement parce qu’elles aiment être plaintes, c’est aussi parce qu’elles ont peur de devenir des individus responsables de leur sort. En se positionnant comme victimes, ces minorités rejettent la faute de leur domination sur les dominants. Si rejeter la faute de la domination sur le dominant peut vous paraître logique, c’est que vous avez oublié que, d’après Pascal Bruckner, ces personnes ne sont plus dominées par rien à part leur imaginaire. Si elles sont au plus bas de l’échelle sociale, elles ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes, les démocraties libérales leur laissent toute la liberté et même toutes les possibilités de connaître une ascension. Or, accepter cette réalité revient à ne plus avoir un bouc émissaire, ici l’homme blanc hétérosexuel, sur qui rejeter la cause de ses malheurs et de ses échecs. Nous sommes donc devant une situation inextricable : les minorités veulent rester dans leur statut de victimes pour se plaindre d’être des victimes et ne pas se prendre enfin en main (« les blancs, dont on minimise le travail d’autoexamen, se doivent d’endosser pour toujours cette faute dont la contrepartie est de maintenir la communauté noire dans l’irresponsabilité. » [p. 169]).

Situation d’autant plus insoutenable pour Bruckner qu’elle cache la vraie victime dans toute cette histoire : l’homme blanc hétérosexuel (« Comment être raciste en toute impunité ? En choisissant une cible unanime. Voilà donc venu le droit de haïr le « Blanc » en toute sérénité. » [p.182]). Et le Juif aussi, on y viendra juste après, car avant le juif, il y a l’homme blanc hétérosexuel. Il incarne cet Occident tellement génial que cela le conduit à sa perte. Il est devenu le bouc émissaire par excellence à cause, justement, de son excellence. Tout le monde lui reproche absolument toutes les catastrophes et calamités que la terre connaît : l’esclavage, la colonisation, les guerres, la famine, les féminicides, la pauvreté, et même le réchauffement climatique ! Oui, je sais, nous, militants antiracistes et décoloniaux pointons plutôt du doigt tout un système idéologique, politique, philosophique, économique, vieux de 500 ans – c’est-à-dire la Modernité occidentale –, mais Pascal Bruckner préfère faire comme si nous nous en prenions aux individus mâles, blanc et hétéro en tant que tels. Et ça, pour lui, c’est dégueulasse ! Parce que tous les individus mâles, blancs et hétéros ne sont pas responsables, il y en a même parmi eux qui sont de simples ouvriers précaires souffrant énormément, voire plus que les femmes ou les non-blanches parce que personne ne les plaint…

Oh, mais, attendez… Pascal Bruckner serait-il en train de tomber dans une rhétorique victimaire ? Oui. Et pas qu’un peu. Non seulement les hommes blancs hétéros sont devenus les boucs émissaires alors même qu’ils sont les individus les plus tolérants, doux, gentils et adorables qui vivent sur terre, contrairement aux étrangers qui agressent des femmes et des homosexuels, mais en plus de cela, cette haine, ce « racisme » anti-blanc et « sexisme » anti-homme, mènerait littéralement à la disparition de l’homme blanc hétérosexuel… Rien que ça. Ne pensez pas qu’il s’agisse d’une image ou d’une figure de style, Bruckner croit vraiment que l’homme blanc hétérosexuel est une espèce vouée à disparaitre en raison de prédateurs qui l’entourent (les indigènes, les femmes, les homosexuels, etc.), et de sa trop grande mansuétude.

Le plus fascinant dans la lecture de Bruckner est de voir comment il peut à la fois s’insurger, des centaines de pages durant, devant la montée en puissance de la victimisation et la pleurnicherie des individus, tout en pleurant en même temps sur le sort du Blanc hétéro, obligé de souffrir en silence alors même qu’il est en train de disparaître de la surface de la Terre. Il est aussi capable de nous dire que les sociétés modernes occidentales ne sont plus racistes, sexistes ou homophobes, mais que, en revanche, les minorités agissantes mettent en place un système anti-blanc, anti-homme et anti-homophobe. Sans oublier l’antisémitisme, seule discrimination à l’encontre d’une minorité qui préserve un intérêt aux yeux de Bruckner. Toutefois, si le combat contre l’antisémitisme lui tient à cœur, ce n’est pas tant parce que la cause des juifs lui est chère, mais plutôt parce qu’elle épouse parfaitement, dans son paradigme, sa pensée raciste. L’Europe a certainement commis l’un des pires crimes de l’histoire de l’humanité avec le génocide des juifs, nous dit-il, mais elle a depuis retenu la leçon, les juifs sont maintenant en sécurité sur son territoire. Ou, plutôt, ils l’étaient, car un nouvel antisémitisme s’instaure maintenant, avec pour principaux responsables les populations du Sud, en particulier celles provenant du monde arabo-musulmans, habitées, en raison de leur éducation religieuse et culturelle, par une détestation du Juif. À cela se mêle un ressentiment anti-occidental tiré de la situation géo-politique mondiale, dans lequel le juif et le blanc sont liés. Ainsi, s’en prendre au blanc, c’est aussi s’en prendre au juif, et vice versa (« En règle général, la haine des Blancs débouche toujours sur la haine des Juifs » [p.146]). Signe de la décadence : tout est inversé, les blancs sont victimes des non-blancs, les hommes des femmes, les hétéros des homos, les pays du Nord des pays du Sud.

 

Conclusion : Bruckner, ou l’incurie de la pensée idéaliste

Que retenir de ces 300 pages durant lesquelles un intellectuel réactionnaire pleurniche sur l’injustice d’un monde où les vraies victimes sont érigées en bourreaux, tandis que les coupables sont transformés en martyrs ? Présentent-elles un intérêt réel pour nous ? Oui, en quelque sorte. Comme je l’ai souligné dans l’introduction, Pascal Bruckner est l’archétype de ces penseurs conservateurs, ennemis farouches et déclarés de l’antiracisme politique. De plus, j’ai la conviction que cette haine à notre égard n’est pas causée par une déficience intellectuelle et théorique, le rendant incapable de comprendre notre propos et sa profondeur, comme c’est le cas pour le piètre Guénolé (en plus de sa défense objective des intérêts blancs). Pascal Bruckner, lui, comprend parfaitement nos propos, notre pensée, notre théorie et notre projet politique. S’il s’oppose à nous, c’est parce qu’il sait très bien quels sont nos objectifs et que cela va à l’encontre de tout ce en quoi il croit. Nous sommes sa bête noire, nous représentons tout ce qu’il déteste et tout ce qui l’effraie. Nous sommes effectivement ceux qui portent le projet politique ambitionnant de renverser son monde.

Conscient de ce danger, Bruckner tient deux lignes de défense qui, bien que distinctes, restent liées. La première consiste à déformer et/ou caricaturer notre pensée et/ou à la réduire à ses extrémités les plus débiles. Lorsqu’il se confronte aux organisations et penseurs antiracistes tenant une ligne matérialiste et dialecticienne sur l’antiracisme, la lutte décoloniale et la lutte politique en général, il le fait en déformant ou mentant sur ses propos[3]. Cependant, il préfère généralement se focaliser sur les dérives les plus libérales, idéalistes et individualistes de l’antiracisme. D’ailleurs, cette possibilité de nous nuire aussi facilement doit aussi nous amener à nous interroger, dans notre camp, sur notre manque de réactivité face à ce qui constitue, en effet, des dérives absurdes nous desservant. Non pas tant parce qu’elles produiraient un racisme anti-blanc ou que sais-je, mais parce qu’elles nuisent à notre image, en sapant toute notre rigueur théorique, et qu’elles ne représentent ni notre manière d’analyser le racisme, ni notre manière de lutter contre. Nous devons nous détacher de ces perspectives s’enfermant dans des logiques moralisatrices basées sur le ressentie et la complainte. Mais ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je sais pertinemment que, quoi qu’il en soit, Pascal Bruckner se focalisera sur ce pan de l’antiracisme, car il sait pertinent qu’il est le plus facilement attaquable. Cependant, cette autocritique doit être faite et la bataille en interne doit être engagée pour nous même.

En plus de viser le talon d’Achille de notre camp, Bruckner, dans un deuxième temps, oppose à notre approche matérialiste une analyse idéaliste des systèmes de domination, la seule lui permettant de nier toutes les oppressions subies par les catégories minoritaires. Peu lui importe que tous les travaux autour de ces questions, autant qualitatifs que quantitatifs, tendent à montrer que les inégalités se perpétuent, voire s’accentuent. Bruckner, et bien d’autres avec lui, préfèrent placer le débat dans le monde abstrait des idées. Ainsi, la France ne peut être raciste, puisqu’elle dit ouvertement qu’elle ne l’est pas et prétend même lutter contre le racisme. Il n’y a aucune loi explicitement raciste, donc il ne peut y avoir de discrimination raciale systémique. La France ne peut faire de distinction entre ses citoyens puisqu’elle écrit dans sa constitution qu’elle est « une république indivisible » et qu’elle assure « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». À partir du moment où elle le dit, c’est qu’elle l’est, CQFD. C’est à travers ce raisonnement que j’ai compris à quel point la Corée du Nord était un régime démocratique ou que Cambadélis était un vrai socialiste. L’Occident, l’esprit des Lumières, la rationalisation européennes, ont développé une philosophie humaniste posant comme principe fondateur l’égalité de tous les êtres humains, à partir de là comment peut-on penser qu’elle ne l’applique pas ?

La conception idéaliste des oppressions se ressent aussi dans sa conviction que les nouvelles et réelles victimes sont les personnes blanches, masculines et hétérosexuelles. Puisqu’il reste dans des interprétations abstraites, dans lesquelles le racisme (mais aussi le sexisme ou tout d’autre oppression), est définie grossièrement comme simplement une attitude hostile envers une personne en raison de sa couleur de peau (et non plus comme un rapport social structurant dans nos sociétés modernes, instaurant une hiérarchie raciale dans laquelle les blancs occupent la place dominante), rien n’empêche d’affirmer que les Blancs peuvent être victimes, conception à laquelle s’attachent tous nos chers réacs, de la gauche à la droite, de Guénolé à Zemmour en passant par Enthoven, car la seule leur permettant de se présenter comme des victimes d’une nouvelle dictature des minorités.

Mais en plus de nier toutes les discriminations, cette philosophie idéaliste, intimement liée au dogme libéral, instaure une idéologie individualiste prônant une « méritocratie » dans laquelle chaque individu jouit d’une liberté semblable à n’importe lequel de ses concitoyens afin de mener sa vie comme il l’entend. Les démocraties libérales assurant que cette liberté soit accordée à chacun de ses citoyens, ceux qui sont au plus bas de l’échelle sociale ne doivent pas trouver les raisons de leurs malheurs dans les structures de nos sociétés, mais en eux-mêmes. Selon Bruckner, ils devraient se responsabiliser et arrêter de chouiner, et s’ils ne le font pas c’est parce que les conséquences en sont peu supportables pour ces entrepreneurs de la victimisation. Face à ça, par culpabilité pour les actes commis dans le passé et en raison de leur humanisme hérité des Lumières, les Occidentaux n’osent plus rien dire et se laissent marcher dessus, les conduisant à leur perte.

Je dois l’avouer Pascal, nous souhaitons la disparition du Blanc. Pour le bien de tous. Sois rassuré toutefois, il ne s’agit pas de faire disparaître de la surface de la planète toutes les personnes à la pigmentation claire. Seul l’Occident a été capable de concevoir des idéologies conduisant à tuer des êtres humains selon des critères somatiques. Nous souhaitons faire disparaître le Blanc symboliquement, comme catégorie raciale effective, comme identité à laquelle se réfèrent nombre d’individus. Mais aussi toutes les autres catégories raciales. Un projet émancipateur dans lequel les Blancs peuvent s’y retrouver, puisqu’il s’agit pour eux de tuer le Blanc en eux pour retrouver l’humanité. Car, vois-tu, Pascal, si nous parlons de race, c’est pour en finir avec le racisme, tandis que tu tais le mot pour le perpétuer.

Et pour terminer cette chronique sur une petite touche d’humour, je vous propose une petite sélection des passages les plus « drôles » du livre. C’est cadeau, et sachez que j’ai eu beaucoup de difficultés à trier, j’aurais pu en mettre cinquante, mais il faut savoir modérer ses plaisirs :

– « Son programme [au mouvement féministe,] n’est pas l’épanouissement des femmes, c’est l’élimination des hommes et de tout ce qui est masculin sur cette terre ». (p. 80)

– « À se demander si certaines féministes ultra ne sont pas fascinées, de façon très archaïque, par l’hypervirilité brutale. Et si le véritable crime des hommes était de ne plus être des machos ? » (p. 120)

– « En réalité, c’est l’existence même du mâle qui est un scandale, le bipède pénien devrait à terme disparaître de la surface de la Terre ». (p. 122)

– « Sans les Blancs, être afro-américain dans une société multiraciale sera difficile : ils perdront le privilège du persécuté et subiront la concurrence victimaire d’autres groupes, les Amérindiens par exemple, qui ont beaucoup enduré sans recevoir la même publicité ». (p. 171)

– « Ajoutons ceci : à tous les Américains, artistes, écrivains, metteurs en scène, comédiens, musiciens, blancs, noirs, asiatiques, latinos qui ne supportent plus l’atmosphère carcérale de leur pays et veulent respirer l’air de la liberté, proclamons que la France est prête à les accueillir comme elle sut accueillir après la Seconde Guerre mondiale des centaines d’intellectuels, jazzmen, romanciers victimes de la ségrégation. Venez vous réfugier dans la nation de l’art de vivre et de la tolérance. » (p. 177)

– « Enfin, comment comprendre la promotion de la non-mixité qui arrive en France depuis peu […] sinon comme la copie inversée des pratiques les plus délirantes de l’extrême-droite ? […] On se contente, dans un stupéfiant mimétisme, d’inverser la rhétorique de la ségrégation qui exaltait les seuls Blancs au détriment des Noirs. Ici, c’est le contraire : on dénigre ʺles faces de craieʺ pour célébrer les autres couleurs de peau en leur attribuant toutes les vertus ». (p. 187)

– « Avec cette épidermisation hystérique du débat, on reste dans la droite ligne des vieilles distinctions issues de l’esclavage. L’apartheid, même de gauche, reste l’apartheid. Il ne fait pas bon par exemple, aujourd’hui, être un acteur blanc d’âge moyen à Hollywood : au nom du rééquilibrage historique, sont engagés préférentiellement les personnes de couleurs, les femmes et les LGBT. » (p. 187-188)

– « La modernité, c’est aussi l’inversion des valeurs. Le fascisme contemporain est souvent antifasciste dans son énonciation. […] La nouvelle peste brune se déguise en ennemie de la peste brune et celle-là est irréfutable, car elle comprend déjà sa propre critique (voyez en France les milices néomussoliniennes des Blacks Blocs et les groupes brun-rouge des antifas) ». (p. 197)

– « Qu’est-ce qu’un migrant ? Le nouveau héros de la martyrologie contemporaine qui a remplacé le prolétaire et le guérillero. Il est à la fois l’étranger qui va nous régénérer et le damné de la terre. Tout doit s’arrêter devant lui, il lui est même interdit de réfléchir ou de tergiverser tant sa condition impose la charité. » (p. 232)

–  « La meilleure chose qu’on puisse souhaiter aux « pays du Sud », c’est d’être touchés à leur tour par la grâce du repentir ! Un peu de mauvaise conscience à Alger, Riyad, Téhéran, Pékin, La Havane, Caracas, Damas ferait le plus grand bien à ces gouvernements à leurs nations. » (p. 284)

– « Tous les pays n’ont pas eu la chance comme la Grande-Bretagne d’avoir pour colonies les États-Unis ou l’Inde qui ont à la fois éclipsé et rehaussé la métropole en universalisant la langue anglaise. Dans le cas du sous-continent, le passé n’est pas oublié, il est tranquillement remis à sa place, digéré. » (p. 289)

À dans deux mois, insha’Allah !

 

Notes

[1] Mais aussi : « Les hommes ne se valent pas dans l’opprobre : seuls les Blancs sont vraiment à blâmer […] La lutte contre le viol ou l’agression s’arrête à la couleur de peau. » (p.26) ; « Il y a des viols plus admissibles que d’autres s’ils sont commis par des musulmans ou des migrants ». (p.28)

[2] À ce sujet, lire Colette Guillaumin, L’idéologie raciste : Genèse et langage actuel, qui aborde aussi l’hypocrisie, notamment dans les sciences humaines, autour de ce terme.

[3] C’est le cas lorsqu’il prétend qu’Houria Bouteldja incite les femmes non-blanches à ne pas porter plainte lorsque le violeur est un non-Blanc, et citant, pour prouver ses dires, non pas le livre de Bouteldja, mais celui de Sami Biasoni et Anne-Sophie Nogaret (Français malgré eux, L’artilleur, 2020). Assez étrange quand on sait que, dans le reste de son ouvrage, Bruckner cite directement le livre. Pourquoi ne le fait-il pas ici ? Est-ce parce qu’il sait pertinemment qu’Houria Bouteldja n’a jamais écrit ça dans son livre ? Certainement.

Youssef s’la raconte ! #8 – Israël a-t-il voulu attaquer Alger le 10 novembre 1988 ?

Parmi les mythes politiques générés par le conflit entre Israël et les pays arabes l’un d’entre eux à la vie dure : celui de la prétendue invincibilité de l’armée du 1er sur celles des seconds. Une légende véhiculée autant par Israël que par des régimes arabes capitulards soucieux avant tout de justifier leur faible motivation dans ce conflit.

Dans la longue liste des agressions perpétrées par Israël contre des pays arabes hors du champ de bataille classique et qui donnent corps à ce mythe figure l’attaque en 1985 contre Hammam Chott près de Tunis, qui accueillait alors le siège du quartier général de l’OLP. Là se trouvaient réunies en grand nombre les forces palestiniennes après leur départ de Beyrouth en 1982. Le bilan de l’attaque menée par un escadron d’avions ultra-modernes de fabrication étasunienne, on s’en souvient, fut très lourd puisque 50 combattants palestiniens furent tués parmi lesquels des responsables militaires importants, ainsi que 18 civils tunisiens. Une attaque menée par l’aviation israélienne à plus de 3000 km de ses bases que nombre de pays occidentaux, au-delà d’une fausse indignation, saluèrent mezza voce comme une performance technologique, occultant le fait que dans cette opération, l’armée israélienne avait alors pu bénéficier de toute la logistique étasunienne. 10 avions d’attaque F15 ; le soutien d’un avion-radar étasunien surtout. Sans parler des deux Boeings 707 ravitailleurs déguisés en avions de ligne. Ainsi que de la complaisance de tous les staffs aéronautiques des pays côtoyés sur leur trajet.

Rappelons-le, cette attaque surprise se voulait une réplique à l’attentat perpétré par un commando palestinien contre les passagers d’un voilier de gentils touristes israéliens dans le port de Larnaca à Chypre, gentils touristes qui en fait seront reconnus par la suite comme étant trois agents du Mossad dont la célèbre Sylvia Raphaël, chef d’un commando du Mossad ayant à son actif l’assassinat de plusieurs responsables de l’OLP en Europe.

En bref, l’attaque du 1er octobre 1985 contre Tunis a davantage donné corps à la légende d’une aviation israélienne frappant quand et où elle voulait.

C’est dans ce contexte que les Palestiniens décident, en 1988, d’organiser leur CNP à Alger, d’une part parce que le gouvernement tunisien, juste après la prise du pouvoir par Ben Ali, est peu enclin à l’accueillir, mais aussi car désormais, Tunis s’avère une cible facile pour l’aviation israélienne. Compte tenu du précédent tunisien, l’Algérie du président Chadli offre l’asile à l’OLP, mais entend déployer tout un dispositif de sécurité terrestre, maritime, mais surtout aérien pour dissuader une éventuelle attaque. Évidemment, devant les préparatifs d’organisation du CNP, Israël se garde bien d’émettre la moindre menace qui pourrait alerter ses ennemis. Mais les spécialistes algériens et palestiniens en sont certains, Israël ne peut louper une si belle occasion de se débarrasser de toute la direction de l’OLP réunie. La question est : quand ? Dans l’incertitude, les mesures les plus sérieuses sont prises. Tout d’abord le campement de la force 17 palestinienne de Tebessa, près de la frontière tunisienne, va être transféré à El Bayadh dans le Sud-ouest algérien. Ensuite, toute une série de précautions militaires est prise cinq jours avant la date de début des travaux du CNP visant à la création d’un État palestinien en exil. En fait, le déploiement de forces algérien sera plus important encore que lors du conflit avec le Maroc.

Ce sera d’abord l’ensemble des radars et systèmes anti-aériens algériens, c’est-à-dire des stations de missiles anti aériens qui seront mis en alerte. Ensuite toutes les bases aériennes de la côte algérienne d’Annaba, à l’extrême Est du pays, jusqu’à Oran à l’Ouest seront mis en alerte. Pour éviter toute attaque surprise, deux avions Mig 21 dits intercepteurs seront maintenus par roulement en permanence en l’air. Non seulement les militaires algériens installent des batteries de missiles anti-aériens de courte portée depuis Annaba jusqu’au palais des nations à Alger où doit se tenir le congrès, mais ils reçoivent l’ordre d’établir une zone d’interdiction aérienne de 20 kilomètres de rayon autour de la capitale et une zone de contrôle de 200 kilomètres. Cela signifie que plus aucun aéronef, ni civil ni militaire, ne peut se déplacer en direction d’Alger dans cette zone d’interdiction sans autorisation express du commandement de l’armée de l’air.

Ensuite, immédiatement près du Palais des nations, en dernier recours au cas où les attaquants auraient réussi à déjouer les avons en l’air et les radars, des rampes de missiles terre/air montés sur blindés sont disposées. Tout ce matériel étant le dernier cri des industries soviétiques. Mais le top du matériel aérien soviétique est entre les mains de l’armée algérienne les Migs 23 et surtout les Mig 25, un des meilleurs si ce n’est le meilleur avion de sa génération pouvant facilement faire face aux avions F15 étasuniens. Du coup, à l’ouverture du CNP, une dizaine d’avions haut de gamme seront en permanence en l’air. Ce n’est pas tout. Pour parer à toute éventualité, la marine algérienne va déployer plusieurs corvettes lance-missiles entre Alger et Annaba ainsi que ses quatre sous-marins d’attaque.

C’est ainsi que le 10 novembre 1988, à l’ouverture du CNP, l’état de tension est à son comble. Tout le monde en est archi sûr, l’affront que constitue le CNP est intolérable à Israël. « Ils vont attaquer » est sur toutes les lèvres. Et effectivement, ce même jour, les stations de radars avancées du côté d’Annaba captent un écho radar important d’une formation serrée d’avions de chasse provenant de l’est de la Méditerranée. Aussitôt, ce sont 2 Mig 21, deux Mig 23, deux Mig 25 qui sont envoyés à la rencontre éventuelle de la formation ennemie au-dessus de la scène possible de l’attaque (le Mig 25 est aussi le chasseur capable de monter le plus haut et le plus loin sans ravitaillement). Ils viennent renforcer les 2 Mig 21 déjà en l’air. De plus, un navire-radar soviétique amarré dans le port d’Alger au vu et au su de toutes les ambassades coopère à la détection éventuelle des chasseurs ennemis. En fait, ce sont deux groupes d’avions arrivant de l’Est qui ont été détectés. Ce que l’on sait, c’est que la formation d’avions « inconnue » a pris la direction de la Sardaigne, a ensuite obliqué en direction du Sud donc possiblement vers Alger, mais, au bout d’un moment, a repris la direction de l’Est. De plus les vérifications réalisées ont montré « qu’à l’époque et à l’endroit, aucune activité commerciale ou militaire n’était prévue ou annoncée ». Un pilote de Boeing commercial a clairement vu les avions militaires inconnus et a aussitôt demandé des précisions aux tours de contrôle qui lui ont signifié qu’aucune manœuvre aérienne n’avait été annoncée, comme c’est le cas dans ce genre de situation.

Pendant ce temps au sol, au Palais des Nations, pour parer à toute éventualité on est prêt à évacuer vers des abris l’ensemble des congressistes palestiniens.

Pour tous les analystes et notamment un spécialiste étasunien, Tom Cooper, nous dit Middle East Eye, il est clair qu’ils sont venus et, devant l’impressionnant dispositif de défense notable à l’activité électronique au-dessus d’Alger, se sachant attendus, ils ont renoncé. Certes ils auraient pu tout de même mener l’attaque, mais avec un risque très élevé de pertes et même d’échec puisque le facteur-surprise n’était plus en leur faveur.

 Cet épisode militaire est clair, l’invincibilité israélienne est devenue une mauvaise légende. Tout montre que face à une armée déterminée et préparée, l’armée israélienne non seulement recule, mais peut même subir des défaites significatives comme le montrera l’invasion israélienne du Liban en 2006, avec cette défaite cuisante d’Israël face à la milice de Hezbollah.

Évidemment, tout cela rend encore plus inacceptables les reconnaissances et collaborations ouvertes et totales désormais entre Israël et des régimes arabes stipendiés, ce qui, au-delà de l’aspect trahison de la cause palestinienne, pose aussi de graves problèmes de sécurité nationale pour les pays non collaborateurs.

 

Sources

Article de MEE

The war is boring

Maghreb Intelligence

Excès de pouvoir #1 – De l’ossature coloniale du droit administratif – Partie 1

Le droit administratif est autant ignoré qu’il est essentiel. Les espaces militants n’échappent pas à cette méconnaissance, alors-même qu’ils ont conscience de l’importance que revêt le droit, et en particulier le droit pénal, puisque ce dernier est particulièrement mobilisé par l’appareil d’État pour poursuivre et punir la contestation sociale. Les militants ont alors appris à mieux connaître le droit pénal pour se défendre face à « l’autorité judiciaire ».

Pourtant, le droit administratif devrait faire l’objet du même intérêt en ce qu’il a trait au premier des pouvoirs d’État, le « pouvoir exécutif ». La connaissance du droit applicable à l’action administrative est par ailleurs d’autant plus impérieuse que son champ ne cesse de s’étendre, notamment en ce qui concerne les nouvelles attributions confiées aux préfets dans la prévention de la commission d’actes de terrorisme et dont le contrôle de légalité est dévolu aux tribunaux administratifs[1].

Cette chronique a vocation à mieux faire connaître le droit administratif, voire le droit public dans son ensemble, pour faciliter son usage. Ce premier billet intervient pour interroger les fondements historiques du droit administratif contemporain.

*

Le droit administratif est défini, dans son acception la plus large, comme « l’ensemble des règles définissant les droits et obligations de l’Administration, c’est-à-dire du gouvernement et de l’appareil administratif »[2]. L’action gouvernementale est en effet encadrée par des règles particulières, différentes de celles qui régissent les rapports entre particuliers, dans la mesure où elle soulève des problématiques ayant trait aux rapports entre l’État et le citoyen, l’autorité et la liberté, la société et l’individu[3].

L’Administration intervenant dans de multiples champs (l’économie, les relations internationales, etc.), le droit administratif l’a accompagnée pour la soutenir et lui assigner des limites. L’on retrouve donc un « droit public économique », un « droit international public » et, notamment, lorsque l’administration coloniale existait encore, ce qu’on a appelé le « droit (public) colonial ».

Le droit public colonial constituait l’ensemble des règles définissant les droits et obligations de l’Administration coloniale. Il est donc né en même temps que les institutions coloniales, et a officiellement pris fin à l’issue du processus de décolonisation, les territoires anciennement colonisés ayant soit obtenu leur indépendance, soit intégré le régime politique et juridique français.

Le droit colonial ne serait dès lors plus qu’un vestige du passé. Pourtant, l’étude du droit administratif contemporain démontre, au contraire, l’omniprésence encore aujourd’hui de la colonialité, tout particulièrement dans son fondement.

Pour retrouver les bases du droit administratif, il suffit de se référer à ce qui constitue la référence incontestée en la matière : Les grands arrêts de la jurisprudence administrative (GAJA). Créé à l’initiative de membres du Conseil d’État et d’universitaires, cet ouvrage est présenté comme recensant les décisions de justice qui « constituent l’ossature »[4] du droit administratif.

La prégnance de la colonialité dans cet ouvrage, et a fortiori dans le droit administratif, est alors perceptible à deux niveaux : dans sa composition et dans le discours qu’il porte.

 

La composition des grands arrêts : une fondation partielle du droit administratif sur le fait colonial

La composition du GAJA révèle que l’ossature du droit administratif est composée en partie par des solutions directement issues du conflit colonial, et qui continuent paradoxalement d’exister aujourd’hui.

Sur les 118 arrêts que comporte l’ouvrage, 4 proviennent directement du fait colonial. Si bien plus d’arrêts ont été rendus dans un contexte colonial (par exemple l’arrêt Tomaso Grecco[5], rendu à propos d’un coup de feu tiré par un gendarme pour immobiliser un taureau échappé à Souk-el-Arbas en Tunisie, ou encore l’arrêt Société commerciale de l’Ouest africain[6], rendu au sujet de l’exploitation de lagunes par la colonie de Côté d’Ivoire), ce contexte peut être considéré comme accidentel, comme un décor, les faits de l’espèce ayant tout aussi bien pu avoir lieu sur le territoire métropolitain. En revanche, les quatre arrêts ci-après présentés l’ont été au sujet d’un conflit colonial, de sorte que les solutions dégagées par le juge n’auraient pas pu l’être dans d’autres espèces. Le fait colonial est alors indissociable de l’arrêt rendu.

Le premier est l’arrêt Couitéas[7], rendu le 30 novembre 1923.

Dans cette affaire, le sieur Couitéas était devenu l’héritier de plusieurs dizaines de milliers d’hectares de terres en Tunisie, sur lesquelles étaient établis plus de 800 indigènes qui s’en considéraient de temps immémorial comme les légitimes occupants. Le sieur Couitéas s’étant vu reconnaître la qualité de propriétaire légal des parcelles en question, le tribunal civil de Sousse avait ordonné l’expulsion des tribus occupantes.

Les indigènes avaient cependant fait savoir qu’ils ne se laisseraient pas faire, plus de 300 d’entre eux ayant notamment accueilli une première visite de l’huissier de justice avec une pluie de pierres. Le sieur Couitéas avait donc sollicité des autorités le concours de la force publique pour déloger les occupants. Le Gouvernement avait cependant refusé d’envoyer ses hommes par crainte des très sérieuses résistances qu’auraient pu rencontrer les soldats.

Le sieur Couitéas avait alors contesté ce refus en justice. Le Conseil d’État décida alors que le Gouvernement n’avait pas commis d’illégalité en refusant de prêter le concours de la force publique dès lors que « des troubles graves » auraient pu naître à cette occasion, mais qu’en contrepartie le sieur Couitéas aurait droit au bénéfice d’une indemnité pour réparer le préjudice subi et tenant à une privation partielle de son droit de propriété.

Depuis, la jurisprudence Couitéas sert toujours de référence au principe dit d’« égalité devant les charges publiques », qui permet d’engager la responsabilité de l’État sans faute du fait des décisions administratives régulières qu’il prend.

Le deuxième est l’arrêt Frampar[8], en date du 24 juin 1960.

En l’espèce, le préfet d’Alger avait ordonné la saisie du numéro de France-Soir daté des 30-31 décembre 1956 et des numéros des 6 et 7 janvier du Monde, de France-Soir et de Paris-Presse, qu’il estimait susceptibles de provoquer des troubles à l’ordre public.

Pour se faire, le préfet s’était alors fondé sur l’article 10 du code d’instruction criminelle, alors que ce dernier n’était applicable qu’aux actes nécessaires à l’effet de constater les crimes et délits contre la sûreté intérieure ou la sûreté extérieure de l’État et d’en livrer les auteurs aux tribunaux chargés de les punir. Le Conseil d’État jugea que le préfet d’Alger avait commis une illégalité en recourant à une procédure qui ne pouvait servir à la saisie de journaux.

Cet arrêt Frampar reste encore célèbre en matière de distinction entre mesures de police administrative et mesures de police judiciaire.

Les troisième et quatrième sont l’arrêt Rubin de Servens[9] du 2 mars 1962 et l’arrêt Canal du 19 octobre 1962[10]. Les deux affaires partagent des ressemblances qui justifient qu’elles soient analysées ensemble.

Par deux décisions, en date du 3 mai 1961 et du 1er juin 1962, le Président de la République Charles de Gaulle avait institué un Tribunal militaire et une Cour militaire de justice. Le premier avait notamment vocation à réprimer les participants au putsch d’Alger d’avril 1961, et le second à condamner des membres de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). La Cour militaire de justice avait à ce titre condamné le sieur Canal, trésorier de l’OAS et chef de sa branche métropolitaine (« l’OAS Métro »), à la peine de mort.

Plusieurs mis en cause devant ces juridictions d’exception avaient saisi le Conseil d’État pour lui demander d’annuler les décisions du Président de la République qui les instituaient. Il ne fit cependant que partiellement droit à ces demandes, refusant d’apprécier la légalité de la création du Tribunal militaire mais acceptant d’annuler l’acte portant création de la Cour militaire de justice.

Ces jurisprudences Rubin de Servens et Canal demeurent incontournables en matière de législation d’exception.

Si le GAJA présente l’ossature du droit administratif, force est donc de constater que certaines vertèbres demeurent fondamentalement rattachées au fait colonial.

Reste que la seule présence de quatre arrêts dans les fondations du droit administratif ne saurait suffire à considérer ces dernières comme étant, dans leur ensemble, de nature coloniale. Cette caractéristique peut toutefois être mise en exergue au regard du discours porté par le GAJA.

 

Le discours des grands arrêts : une consolidation du droit administratif en période coloniale

Quand est né le droit administratif ? À en croire les auteurs du GAJA, en 1873.

C’est par une décision Blanco[11] rendue le 8 février 1873 par le Tribunal des conflits que débute la présentation, chronologique, des grands arrêts. Il est communément admis qu’un véritable mythe entoure cet arrêt, par lequel le Tribunal des conflits jugea notamment que la responsabilité extracontractuelle de l’État échappe au champ d’application du Code civil et est soumise à des règles adaptées au service public.

C’est sous la plume de Marcel Waline, au sortir de la 2nd Guerre mondiale, en 1946, que l’arrêt Blanco sera considéré comme « la pierre angulaire de tout le droit administratif »[12]. Cette approche fera école tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, en étant reprise par exemple par René Chapus[13] ou le doyen Vedel[14].

Le droit administratif serait né en 1873, par un arrêt fondateur. Pourtant, cet arrêt n’a nullement été accueilli comme tel par les juristes de l’époque, qui le considéraient comme un arrêt parmi d’autres, de simple technique juridique (devant quel juge doit être portée une action en responsabilité contre l’État ?). Edouard Laferrière[15] lui-même rappelait que la solution de l’arrêt Blanco était déjà celle donnée par le Conseil d’État sous le Second Empire[16].

L’histoire de l’arrêt Blanco s’est ainsi forgée « par un rejet et/ou un oubli de l’histoire antérieure à 1873 »[17]. Dont acte. Le discours selon lequel le droit administratif est né le 8 février 1873, ou à tout le moins a été consolidé à cette date, doit être pris en compte en ce qu’il porte un récit performatif.

C’est ainsi que, prenant naissance officiellement en 1873, le droit administratif devient ipso facto républicain, ce qui n’allait pas de soi. Son producteur, le Conseil d’État, est en effet une institution qui prend naissance sous le Consulat napoléonien et qui surtout gagne son prestige sous le Second Empire[18]. Cette histoire a d’ailleurs mis sa viabilité en danger lors de l’avènement de la IIIe République, les républicains Léon Gambetta et Jules Simon ayant proposé de supprimer le Conseil d’État[19]. S’il devient fidèle à la IIIe République, le Conseil d’État se compromettra ensuite avec le régime de Vichy. Au sortir de la 2nd Guerre mondiale, l’enjeu pour l’institution est alors de renouer avec le rétablissement de la légalité républicaine. Le choix pour les auteurs du GAJA, en 1956, de s’approprier la thèse de la naissance du droit administratif en 1873 sert ainsi, par la normativité de ce discours, à réinscrire la jurisprudence administrative dans le cadre républicain.

Or, la IIIe République n’est pas que le régime de la stabilisation républicaine. C’est aussi le régime du renouveau de l’impérialisme colonial, notamment sous la figure de Jules Ferry. C’est le passage de la Tunisie et du Tonkin sous le statut de protectorat français, la participation à la Conférence de Berlin destinée à encadrer la division et le partage de l’Afrique, l’expansion en Afrique noire à partir du Sénégal et du Congo, ou encore les expéditions de Madagascar.

C’est plus fondamentalement le régime où se développe l’idéologie coloniale, et en particulier la mission civilisatrice de la France, la colonisation n’étant alors plus vue comme une simple manne mercantille et de prestige militaire. C’est ce dont manifeste la création, en 1892, du parti colonial et de l’École coloniale.

En parallèle, la période 1870-1914 est considérée comme un « âge d’or »[20] du droit administratif. Celui où « Le Conseil d’État construit ses fondations »[21]. Sont posés les contours du droit administratif par rapport au droit privé, les bases du régime de légalité des actes administratifs en matière économique ou de police, ainsi que les outils de contrôle de l’action administrative par le juge.

En définitive, au-delà même de quelques décisions issues du fait colonial qui se retrouvent dans l’ossature du droit administratif, celle-ci fait en réalité corps, dans ses fondations, avec la République coloniale. Ces considérations ouvrent ainsi des champs nouveaux d’approche du droit administratif, permettant de déceler peut-être, dans certains arrêts récents, un écho avec l’histoire coloniale.

 

Notes

[1] Code de la sécurité intérieure, articles L. 228-1 à L. 228-7.

[2] P. Weil, D. Pouyaud, Le droit administratif, Que sais-je ?, PUF, 25e éd., septembre 2017.

[3] Ibid.

[4] M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 22e éd., août 2019.

[5] Conseil d’État, du 10 février 1905, Tomaso Grecco, n° 10365, publié au recueil Lebon.

[6] Tribunal des conflits, du 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, n° 00706, publié au recueil Lebon.

[7] Conseil d’État, du 30 novembre 1923, Couitéas, n° 38284 48688, publié au recueil Lebon.

[8] Conseil d’État, Assemblée, du 24 juin 1960, Société Frampar et société France éditions et publications, n° 42289, publié au recueil Lebon.

[9] Conseil d’État, Assemblée, du 2 mars 1962, Rubin de Servens et autres, n° 55049 55055, publié au recueil Lebon.

[10] Conseil d’État, Assemblée, du 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot, n° 58502, publié au recueil Lebon.

[11] Tribunal des conflits, du 8 février 1873, Blanco, n° 00012, publié au recueil Lebon.

[12] M. Waline, Manuel élémentaire de droit administratif, 4e éd., Sirey, Paris, 1946, p. VII.

[13] R. Chapus, Droit administratif général, 14e éd., Montchrestion, Paris, 2000, tome 1, p. 1-2.

[14] G. Vedele et P. Delvolvé, Droit administratif, 13e éd., PUF, « Thémis », Paris, 1997, tome 1, p. 66.

[15] Vice-président du Conseil d’État entre 1886 et 1898, il est considéré comme l’un des pères fondateurs du droit administratif contemporain.

[16] E. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault, Paris, 1887-1888, tome II, p. 173-174 ; v. par ex. CE, 6 décembre 1855, Rotschild c. Larcher et administration des postes, n° 26953, publié au recueil Lebon.

[17] G. Bigot, note sous Tribunal des conflits, 8 février 1873, n° 00012, Blanco, in Les grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, LGDJ, 2019, p. 42.

[18] Les origines du Conseil d’État.

[19] L. Fougère, Le Conseil d’État, son histoire à travers les documents d’époque (1799-1974), Éditions du CNRS, 1974.

[20] B. Stirn, Le service public dans la jurisprudence du Conseil d’État français, colloque d’Athènes « Service(s) public(s) en Méditerranée », 19 et 20 octobre 2017.

[21] Ibid.

Youssef s’la raconte ! #7 La révolte des musulmans Alpujarras d’Al Andalous à la fin du XVIe siècle 

Lorsque l’on évoque l’Andalousie de l’Âge d’or pour la plupart des néophytes tout se termine en 1492. Beaucoup pensent qu’à ce moment c’en est fini de la présence arabo-musulmane. Peut-être, certains savent que nombre de musulmans demeurent mais que contrairement aux accords de capitulation (accords conclus en 1491 par lequel le sultan de Grenade, Boabdil, remettait les clefs de la ville aux vainqueurs castillan et aragonais) leur permettant à eux et aux juifs de demeurer et de conserver leur culte ils n’eurent que le choix entre se convertir au catholicisme ou l’exil définitif. Mais encore moins nombreux sont ceux qui savent que 70 ans plus tard, face à de nouvelles mesures répressives, les musulmans de l’ancien sultanat de Grenade tenteront une gigantesque insurrection dite de la dernière chance.

C’est en effet le soir de Noël 1568 qu’est lancé le soulèvement majeur dit des Alpujarras ou guerre de Grenade. A ce moment il y a dans ce territoire environ 150 000 morisques, comme on nomme les descendants des musulmans demeurés à Grenade et convertis officiellement à la foi catholique. 70 ans après la chute du califat la plupart de ces morisques, c’est un fait ne sont catholiques que d’apparence et un grand nombre continuent à pratiquer l’Islam en secret. Les nouveaux dirigeants ont eu beau interdire les vêtements musulmans aux femmes, fermer les mosquées et les écoles coraniques et même interdire les langues arabe et berbère, rien n’y a fait. De fait à ce moment-là en Espagne la distinction est faite entre « vieux chrétiens » et « nouveaux chrétiens » ou morisques convertis.

Le chef de la révolte est un certain Fernando de Valor, qui se disant descendant des princes nasrides de Grenade prend le nom d’Aben Humeya et porte la toge pourpre des souverains nasrides. C’est lui qui organise la réunion des chefs de l’insurrection où ils mettent au point les derniers détails. A Grenade dans le quartier de l’Albaçaïn existe toujours la petite maison où fut ourdi le soulèvement. Il faut dire qu’après 70 ans de persécutions par l’Eglise catholique, pendant lesquels tout fut fait pour contraindre à la conversion les morisques, la dernière mesure prise par Philippe II a de quoi pousser à bout les ex musulmans. Désormais selon celle-ci, ils seraient tenus de confier leurs jeunes enfants à l’Eglise afin qu’elle en fasse de bons chrétiens.

C’est cet arrêt outrancier qui tout de suite mobilise en masse la population. Et la rébellion d’emblée peut compter sur environ 24 000 hommes, 1/6e de la population. Rapidement ce même soir le centre de Grenade est pris par les rebelles. Et aussitôt pour la 1ere fois depuis 70 ans retentit l’adhen dans le quartier de l’Albacaïn. Des exactions sont commises il est vrai contre certains dignitaires de l’Eglise connus pour leur dureté à l’encontre des nouveaux chrétiens. Et il y a même des incendies d’églises. Si dans un 1ere temps les troupes castillanes vont réussir à reprendre le terrain perdu, les erreurs tactiques de leur chef, la mise en action de techniques de guérilla efficaces par les rebelles mais aussi le soutien et le débarquement de conseillers militaires ottomans et de volontaires maghrébins (environ 4000 dit-on) vont inverser la situation. D’autant que les exactions indiscriminées contre les populations rurales vont rendre la révolte très populaire. A tel point qu’au printemps 1569, les insurgés, bénéficiant de l’énorme ressentiment des populations rurales excédées par cette répression massive sont sur le point de l’emporter.

Abn Umeyya 

Cependant l’arrivée de nouveaux chefs castillans plus efficaces comme le terrible Don Juan d’Autriche fort de ses succès dans la guerre des Flandres et les graves dissensions internes au camp morisque vont précipiter la défaite du camp des insurgés.

La répression sera terrible, les principaux chefs morisques sont exécutés ainsi que nombre de combattants, les autres seront envoyés dans les bagnes ou les galères. Quant aux populations morisques de Grenade et des Alpujarras il est décidé de les disperser à travers toutes les Espagne, vers l’Aragon, le Leon, la Castille etc. Là ou minoritaires elles ne pourront plus constituer de menace. Nombre de villages des Alpujarras ayant vu leurs terres confisquées seront colonisés par des paysans « vieux chrétiens » venus du nord. Forcés d’abandonner tous leurs biens, les nouveaux exilés partiront à pied dans des marches exténuantes au cours desquelles nombre de personnes faibles, de femmes et d’enfants périront.

Etant donné qu’un grand nombre de Morisques étaient des paysans mais aussi des commerçants et artisans confirmés entre autres dans le travail de la soie, il résultera de cette politique d’éradication un affaiblissement économique durable de régions comme celle de Valence ou d’Aragon. En fait les persécutions des Morisques se prolongeront jusqu’en 1614. Et même jusqu’en 1727 dans le royaume de Grenade par les lois de « limpieza de sangre » de pureté du sang. Cependant les historiens s’accordent pour évaluer à entre 30 et 70 000 sur un total de 350000 le nombre de Morisques ayant réussi à revenir dans leur patrie après leur exil en Afrique du nord ou royaume de France.

Les mères indigènes sont-elles des mères comme les autres ?

À propos de La puissance des Mères : Pour un nouveau sujet révolutionnaire (La Découverte, 2020), de Fatima Ouassak


Faire des mères non pas seulement un sujet politique, mais un sujet révolutionnaire tel est le projet ambitieux de Fatima Ouassak dans son premier essai La Puissance des Mères, Pour un nouveau sujet révolutionnaire, sorti cet été aux éditions La Découverte. Affirmant que les Mères sont invisibilisées et snobées par les luttes féministes, elle souhaite les réhabiliter en démontrant le caractère
révolutionnaire intrinsèque au statut de mère, et donc l’importance de les mettre à la tête de nos luttes politiques.

La Mère, une figure boudée par le féminisme

« nous devons nous engager dans une lutte collective (…). Pour cela, il faut déployer la puissance des mères, il faut nous muer en sujets politiques, retrouver notre puissance de dragon. Car notre pouvoir de faire le monde est immense. (…) Il ne faut plus nous contenter d’être des femmes ou des parents. Nous devons aussi nous libérer et exister politiquement en tant que mères, nous organiser en tant que telles partout, dans tous les espaces sociaux. » (p. 22-23)

Le projet d’élever les mères au rang de sujet révolutionnaire est ambitieux, d’autant plus qu’il s’agit d’une question peu abordée par le mouvement féministe au sein de la gauche radicale[1], alors même que la figure de « La Mère » est régulièrement mobilisée par les partis conservateurs, voire d’extrême-droite. Elle est même une figure revendiquée par des courants et penseurs masculinistes comme image idéalisée de « la femme » acceptant le destin social lié à son genre. Alain Soral a même plusieurs fois opposé le modèle de « la mère » – forte, dévouée autant à son mari, à ses enfants qu’à la nation, embrassant fièrement son rôle de nourrice, au service du collectif – à « la féministe », jeune femme revêche, animée par l’idéologie individualiste prônée par la logique néo-libérale décadente, dans un projet de pseudo émancipation contre-nature voué à l’échec puisqu’elle chercherait à singer le rôle de l’homme.

En ce sens, Fatima Ouassak nous incite à réhabiliter la figure de la mère en l’arrachant des mains des conceptions conservatrices afin que les forces progressistes s’y attardent davantage et lui accordent la place qui lui est due. En outre, cette perspective pourrait nous donner la possibilité de proposer une meilleure prise en charge des problématiques propres à la condition de mère. Sa critique sur l’absence de cette problématique dans les théories féministes peut paraître sévère. Nombreux sont, en effet, les travaux et textes féministes qui montrent comment les femmes sont tout aussi condamnées que conditionnées au rôle de mère, celui-ci étant présenté comme  naturel, comme un accomplissement de leur destinée et de leur féminité.  De même, de nombreux écrits se sont intéressés aux maternités d’un point de vue féministe[2]. Ces analyses montrent qu’on ne peut parler de la fonction de « mère » sans croiser les analyses avec les conditions spécifiques de sa réalisation : sociales, raciales, économiques, sanitaires. Et que la condition des mères, tant en termes d’oppression que de résistance, est bien difficile à appréhender comme condition unique politisable comme un seul bloc. Par ailleurs, les théories féministes qui s’attachent à la réflexion autour du « care » travaillent en creux cette question des maternités dans le cadre du capitalisme reproductif, mais aussi comme puissance d’agir, à partir de laquelle des alternatives pourraient être esquissées. Cependant ce n’est pas le manque de prise en compte du conditionnement des femmes comme futures mères que F. Ouassak semble viser, mais plutôt le manque de considération pour les femmes qui sont déjà mères et pour les tâches qui pèsent sur elle. Ainsi, F. Ouassak plaide pour la possibilité de faire de la mère un sujet politique à part entière, faisant un sort à cette identité apathique conditionnée par une socialisation sexiste en lui reconnaissant ses potentialités révolutionnaires sous-estimées par les théories féministes.

Nous pourrions, pour contredire cela, citer les travaux des féministes matérialistes et marxistes, comme par exemple ceux de Christine Delphy ou Paola Tabet  dans un genre ou Silvia Federici dans un autre, qui se sont intéressées au rôle essentiel des femmes (en tant que mères et épouses) dans le capitalisme : celui de la reproduction, du travail domestique ou encore de l’élevage[3] des enfants – devant s’assurer de la mise au monde, de l’éducation, de la santé, du bien-être etc. de l’ouvrier, élément crucial du mode de production capitaliste. Cette approche à l’avantage de dévoiler le rôle essentiel des femmes (notamment en tant que mères) dans ce système, d’autant plus que leur travail est gratuit et invisibilisé. Il est d’ailleurs étonnant et regrettable de noter l’absence de ce champ théorique, pourtant très productif, dans le présent ouvrage.

De plus, les critiques qu’adresse F. Ouassak au féminisme vis-à-vis de la figure de la mère nous paraissent parfois confuses, notamment lorsqu’elle se désole que les féministes aient « certainement contribué à produire une culture politique qui tend à réduire les mères à leur statut de femme » (p. 195). En effet, le rôle de mère n’est-il pas intrinsèquement lié à la domination des femmes ? N’est-ce pas à partir de leur statut de femmes et de la division genrée des rôles qu’instaure la société patriarcale que s’est construit le statut de « mère » ? Que serait une mère qui n’appartiendrait pas à la catégorie femme ? N’est-ce pas à partir de critères essentialistes attribués à la féminité que s’est bâti le rôle de mère ?

Mais peut-être que le principal reproche de l’auteure aux féministes est d’avoir négligé les problématiques pratico-pratiques, matérielles, terre-à-terre de ces femmes au profit de la théorie (même si cela nous semble exagéré). Loin de théoriser la place de la mère dans le capitalisme, F. Ouassak s’attarde davantage sur les problèmes du quotidien qu’elle doit affronter, notamment avec ses enfants. Elle revendique une approche à l’écoute du terrain et de la réalité vécue par les mères, en particulier celles non-blanches vivants dans les « quartiers populaires » (nous reviendrons plus loin sur ce terme). De plus, F. Ouassak semble épouser une logique selon laquelle les problématiques principales des mères ne se situent pas seulement dans leur condition propre, mais sont intrinsèquement liées aussi à celles vécues par leurs enfants. C’est en ce sens-là que F. Ouassak se distingue.  En accordant une place centrale à l’individu qui fait d’elle une mère : son enfant. C’est même dans cette relation mère/enfant que résiderait son caractère révolutionnaire. Aimant leurs enfants, inquiète pour leur avenir et cherchant le meilleur pour eux, elles seraient nécessairement poussées à changer le monde actuel.

Anticipant le reproche d’enfermer les mères dans le rôle qui leur serait dévolu (l’élevage des enfants), elle affirme très justement, que ce n’est pas elle qui fige ces rôles, mais qu’ils le sont déjà, et qu’elle préfère, avec pragmatisme,  composer avec la réalité telle qu’elle est. Les femmes sont contraintes de s’occuper des tâches domestiques même si elles les contestent, et son livre n’est pas responsable de cet enfermement, il le constate. Dès lors, elle cherche à redonner à ces mères une plus grande visibilité et une place plus importante dans les luttes politiques, qui ne se limiteraient plus au foyer domestique.

Ainsi, F. Ouassak a pour projet de politiser le rôle de la mère. Le livre en est l’élément le plus théorique, mais elle s’est aussi attachée à mettre en pratique ce dessein. Afin de prouver que l’idée n’est pas utopique, elle montre que les mères des quartiers commencent à s’organiser dans des projets politiques à travers la présentation de plusieurs organisations qui agissent d’ores-et-déjà sur le terrain. Là où le bât blesse, c’est que ces trois organisations sont ses propres créations et qu’elle en est la principale cheville ouvrière. Reste que ces initiatives existent et qu’elles peuvent être le début d’un réel mouvement puisque F. Ouassak ne cache pas ses prétentions : se développer à l’échelle nationale, voire internationale.

Si nous ne pouvons que saluer cette volonté de politiser le statut de mère tout en lui donnant une place prépondérante, on ne peut que regretter que son objectif théorique ne soit pas mené à sa fin. Alors même que nous voudrions la suivre dans sa séduisante idée directrice, une fois la lecture du livre terminée un goût d’inachevé reste en bouche. En effet, une question nous taraude tant la démonstration parait bancale : en quoi la mère est-elle une figure révolutionnaire ? Et faut-il parler des mères en général ou de certaines mères ?

Il faut dire que le projet est (trop ?) ambitieux et, souffrant d’un manque de clarté théorique et politique, il tombe à plat. Le caractère révolutionnaire du livre nous laisse sceptique, tant par son fond conformiste que par ses propositions réformistes. Mais c’est surtout d’un point de vu antiraciste et décolonial qu’il pose problème. Présenté par certains comme une avancée pour la cause, il marque, au contraire, une véritable régression en procédant, d’une manière sophistiquée, à une disqualification de la lutte antiraciste. Nous allons tâcher, dans les lignes qui suivent, d’expliquer nos réserves et notre perplexité.

 

L’amour des mères est-il révolutionnaire ?

L’ambition de faire des mères le sujet révolutionnaire capable de changer le monde serait rendu possible par l’idée que les mères partageraient une inquiétude commune permettant de les unifier : l’inquiétude qu’elles auraient pour l’avenir de leurs enfants confrontés à de multiples dangers, de l’inégalité scolaire au chômage, jusqu’à la catastrophe climatique. C’est ici que résiderait l’élément principal permettant, d’après F. Ouassak, de parler d’un nouveau sujet révolutionnaire : les mères auraient un intérêt à construire un monde meilleur dans lequel leurs enfants pourraient s’épanouir. L’amour maternel serait donc au cœur du potentiel révolutionnaire, et l’élément moteur de la création d’un « nouveau sujet révolutionnaire ».

Le livre achevé, nous ne sommes guère convaincus par cette idée. Alors qu’elle nous promet un plaidoyer pour l’émergence d’un véritable sujet révolutionnaire, F. Ouassak semble zapper une étape pourtant primordiale : la démonstration de son caractère révolutionnaire. L’amour maternel comme argument principal n’est ni suffisant, ni acceptable pour valider le caractère révolutionnaire de la qualité de mère, et ce pour plusieurs raisons :

La première est que cette conception de l’amour maternel est essentialiste, voire naturaliste puisqu’elle postule que la mère serait naturellement (que ce soit par les lois de la nature ou de la biologie) amenée à aimer sa progéniture. Or, nombreux sont les exemples, que ce soit chez les humains ou chez les animaux, de mères n’éprouvant aucun d’amour pour leurs progénitures, voire même ayant des sentiments totalement contraires. Les raisons peuvent être très diverses : enfant non désiré, difficultés à accepter le rôle de mère, sentiment d’asservissement, personnalités fragiles, problèmes psychiques etc. Ou simplement le fait de vivre dans une période historique et/ou une société dans lesquelles « l’amour maternel » n’est pas une valeur sociale… Car oui, « l’amour maternel » comme nous l’entendons aujourd’hui n’est en rien inné, ni intrinsèque au statut de génitrice, mais bien une construction sociale. Et même une construction sociale relativement récente, qui coïncide avec la naissance de la Nation, première mère du peuple (d’où sa popularité dans les forces conservatrices). En d’autres termes, l’amour maternel dont nous parle F. Ouassak, et les formes qu’il prend, nous apparaît davantage être une conception moderne et occidentale (puisqu’elle prend forme dans le modèle familial nucléaire), et non une valeur universelle et transhistorique. Il est à noter d’ailleurs qu’une partie des féministes a revendiqué, en opposition à cette idée de la mère exemplaire et aimante, le statut de « mauvaise mère », comme une réponse en pied de nez à l’injonction à l’amour pour leurs enfants, valeur morale bien peu ancrée dans la matérialité des relations…

Toutefois, nous pourrions faire preuve de mansuétude et mettre entre parenthèses ce contre-argument en partant du présupposé que la conception moderne et occidentale de l’amour maternel soit devenu hégémonique, et donc universellement partagée par l’ensemble des mères du monde. La proposition de la mère comme sujet révolutionnaire n’en est pas plus satisfaisante car il manque un élément crucial : le partage d’intérêts communs. Nous touchons ici l’un des principaux obstacles au projet de l’auteure. Les mères du monde partagent-elles les mêmes intérêts ? Nous pouvons en douter. Pour que ce soit le cas, il faudrait que ces mères partagent aussi les mêmes caractéristiques sociales que ce soit en termes économiques ou raciaux. Ce qui n’est pas le cas, sauf à considérer la mère (et son enfant), comme une catégorie abstraite, transclasse et transraciale, une figure qui surpasse les stratifications sociales de toutes sortes. Nous tomberions alors dans un idéalisme naïf qui ne peut être accepté par une militante dont la prétention est de s’ancrer dans le concret et le terrain. La « mère » dont parle F. Ouassak est une figure qui n’existe que dans le monde des idées. Dans la réalité, la catégorie « mère » est extrêmement hétérogène, les mères sont aussi séparées entre elles par des frontières de classe et de race. Elles ne partagent qu’une  caractéristique : celle d’avoir un enfant.

Ces différences empêchent de penser une catégorie sociale homogène de « mère ». Il en est de même de l’espoir, des exigences, des attentes qu’elles ont vis-à-vis de leurs enfants, sans oublier que ces derniers ne seront pas confrontés aux mêmes difficultés. Les mères ne prodigueront pas la même éducation, les mêmes valeurs, les mêmes codes et surtout les mêmes capitaux économiques et culturels à leurs enfants selon qu’elles seront riches ou pauvres. Par conséquent, ces derniers seront inégalement armés pour affronter le monde. Les mères sont confrontées à des problématiques et difficultés bien différentes selon leur identité de classe ou de race. De plus, la forme de l’amour qu’elles auraient toutes pour leurs enfants et le monde meilleur qu’elles rêveraient de construire pour eux seront alors fortement déterminés par leurs appartenances sociales.  L’exemple de l’école, central dans le livre, en est une parfaite illustration. F. Ouassak souligne que les parents ont intérêt à investir l’école parce qu’elle reproduit les inégalités, et que leurs enfants y sont discriminés. Mais ce n’est pas le cas de tous les enfants. Toutes les mères ne voient pas leurs progénitures discriminées par l’institution scolaire. Seulement celles des catégories populaires et/ou non-Blanches. Les enfants des autres mères sont, eux, favorisés. L’investissement du monde scolaire par les parents donnera alors deux stratégies différentes : l’une promouvant le changement et l’égalité, l’autre défendant le statut-quo et la méritocratie.

Nous pouvons déjà cerner en quoi l’amour de ses enfants comme valeur au cœur du potentiel révolutionnaire pose problème : l’amour que porte les mères pour leurs enfants, et les façons dont elles l’expriment, le matérialise, est déterminé par leurs conditions extra-maternelles. Surtout dans une société capitaliste où le cadre scolaire favorise la compétition, cet amour des enfants les poussent quand elles en ont les moyens à favoriser leurs enfants. L’inégalité scolaire étant un avantage pour certaines d’entre elles, elles auront davantage intérêt à être les défenseuses de la légitimité du classement scolaire. L’amour des enfants amène donc les mères à adopter des stratégies diverses, contradictoires et même conflictuelles entres elles. Prenons de nouveau l’exemple de l’école : Dans son livre, F. Ouassak évoque la question  des cartes scolaires et des parents de classe moyenne qui font tout pour la détourner afin que leurs enfants aillent dans des écoles plus huppées. Mais justement, cette stratégie mise en place par ces parents n’est-elle pas liée à l’amour qu’ils portent à leurs enfants ? La mère qui se bat pour inscrire sa progéniture dans une école de meilleure qualité n’est-elle pas en train d’exprimer l’amour qu’elle porte à son enfant, et de faire preuve de sa puissance de mère qui peut se démener et développer de multiples stratégies pour lui assurer le meilleur avenir possible ? D’ailleurs, les mères des classes populaires n’emprunteraient-elle pas les mêmes stratégies si elles en avaient les moyens ? Nous pourrions le penser, d’autant plus lorsqu’on sait que les groupes subalternes ne sont pas imperméables à l’idéologie dominante. Sinon il serait impossible de comprendre la prégnance du mythe de l’école égalitaire et l’adhésion à l’idée de méritocratie dans ces milieux.

Certes, certains pourraient nous rétorquer que F. Ouassak parle plus spécifiquement des mères des quartiers populaires (et non-blanches). Effectivement, elle en parle, puisqu’elles sont les plus dominées. Toutefois, elle manque de clarté sur leur identité de sujet révolutionnaire. Elle postule que toutes les mères ont une puissance révolutionnaire : « Mères du monde entier, liées par notre amour de mères, liés par notre amour entre mères, unissons-nous pour reprendre le pouvoir qui nous a été confisqué, et prendre le pouvoir politique ! » (p. 251). Si les principaux exemples cités concernent les mères « des quartiers populaires », son projet ne s’adresse pas à elles seules, mais à toutes les mères. Le flou entre « la mère », et « les mères des quartiers populaires » est sans cesse entretenu tout le long du livre, sûrement pour faire tenir debout sa théorie de « la mère » comme sujet révolutionnaire tout en l’illustrant par des exemples de mères des quartiers d’immigration. Seulement, cette combine ne peut résister à une analyse sérieuse, car au bout de ce processus c’est bien la figure abstraite de la mère qu’elle présente comme dénominateur commun de la lutte révolutionnaire. Refusant de choisir et de circonscrire, elle rend son projet caduc, mais surtout affaiblit la cause anti-raciste.

 

Invisibilisation (sophistiquée) de l’anti-racisme

Ouassak parait tiraillée dans cette paradoxale volonté de faire de la figure de la mère un acteur révolutionnaire tout en se faisant la porte-parole des mères indigènes. Ce paradoxe se voit notamment dans sa difficulté à aborder la question raciale de front et à la noyer dans une sémantique économiciste (qu’elle nomme « sociale »), moins clivante. Elle ne cesse alors de multiplier les gages de bonne volonté, en assurant ne pas vouloir se noyer dans la question « identitaire » et « raciale » en favorisant la question « sociale » (p. 247) – perpétuant ainsi l’idée que la race ne serait pas une question sociale (que serait elle alors ?). On pourrait nous opposer que c’est faux, que F. Ouassak aborde abondamment la question du racisme en centrant le propos sur la condition des mères des quartiers  or c’est là que se joue l’insidieuse relégation de la question raciale. Elle opère sur plusieurs plans, entretenant un flou constant qui donne l’impression de parler de racisme tout en évitant de trop en parler, c’est-à-dire en respectant la limite imposée par une certaine gauche blanche à laquelle l’auteure semble vouloir donner des gages.

Nous pouvons déjà nous arrêter quelques instants sur le terme « quartiers populaires » usée jusqu’à la moelle  et qui a pour effet pervers d’euphémiser la question raciale. Nous avons déjà abordé dans un autre article les raisons pour lesquelles cette formule posait problème[4], il est tout de même utile d’y revenir ici car l’usage qu’en fait F. Ouassak est symptomatique du prisme « quartierisme ». Le terme « quartier populaire », maintenant devenu la norme dans le langage de la gauche mais aussi dans l’antiracisme gauchisant, est un qualificatif commode pour minorer la question raciale tout en feignant d’en parler. En effet, dire d’une personne qu’elle est « des quartiers populaires », est la nouvelle façon de sous-entendre qu’elle est non-Blanche. Cette pirouette est pratique pour la gauche et ses alliés, puisqu’elle donne l’impression de parler de race, tout en centrant sur la question dite « sociale », sur le paradigme de la classe. Car « quartiers populaires » renvoient davantage à leurs conditions économiques, voire leur situation géographique plutôt que raciale. Même s’il est clair que les sujets sont les Noirs et des Arabes, nous comprenons que la priorité est donnée à la lecture de classe.

Du point de vue de l’antiracisme politique, cette dénomination est simplement nuisible : à la fois elle minore la race et en même temps la circonscrit à un territoire géographique, comme si tous les non-Blancs vivaient dans ces zones, et comme si la discrimination n’était liée qu’à l’appartenance à ces territoires paupérisés et stigmatisés. Alors même que, comme le rappelle Abdelmalek Sayad[5], si ces territoires sont stigmatisés c’est parce qu’il sont habités et occupés par des individus racialisés négativement : les indigènes. Chez F. Ouassak cette tare est particulièrement prégnante, autant dans son livre que dans ses interviews. Alors qu’elle nous livre durant de longues pages le descriptif des discriminations proprement racistes dont sont victimes les mamans indigènes, elle explique que ce sont des discriminations vécues par les parents vivant dans « les quartiers populaires ». Mais est-ce réellement parce qu’elles habitent ces quartiers que ces femmes subissent des remarques racistes, que ce soit sur leur voile, leur supposé situation de polygamie ou leur propension à faire trop d’enfants ? Ou que leurs enfants subissent des discriminations à l’école ou sur le marché du travail ? Quand, au début du livre, elle nous livre l’expérience de ces mères invitées à retourner en Afrique (p. 13) si elles ne sont pas satisfaites de l’école publique, n’est-ce pas plutôt en raison de ce qu’elles sont plutôt que de l’endroit où elles habitent ? Une personne blanche habitant dans les quartiers subit-elle le même genre de remarque ? Ces expériences sont-elles partagées indifféremment par tous les « habitants des quartiers populaires », ou seulement par les non-Blancs ? Cette substitution de leur identité raciale par l’identité territoriale, masquant les raisons profondes de leur discrimination, atteindra un point culminant chez F. Ouassak dans une interview ou elle préfèrera parler « d’effet quartier »[6] pour parler des discriminations subies par les indigènes plutôt que de racisme.

Cependant, l’abandon de la question raciale par l’auteure est parfois plus direct. C’est le cas lorsqu’elle précise, à plusieurs reprises, qu’elle est contre les politiques identitaires et qu’elle ne veut pas se limiter à la question raciale. Elle avoue même que « les accusations de « communautarisme » [les] ont obligées à aller vers les propositions politiques les plus consensuelles et l’approche la plus universelle possible ». Nous sommes donc face à une proposition « révolutionnaire », qui plie devant l’injonction de la gauche de  conformer la figure de la mère à « l’universalisme ». Une recherche du consensus, ou plutôt de l’approbation de la gauche, qui la conduit à nous expliquer qu’elle a « mille identités différentes par jour » tout comme ses enfants « ont mille identités différentes par jour » (p. 173), que ses enfants doivent « jongler avec leurs identités » (p. 172), mais que « le plus important c’est que nous aimons nos enfants et qu’ils se savent aimés » (p.173). Ayant du mal à comprendre l’enchainement entre les milles identités de ces enfants et l’amour qu’on leur porte, et surtout ce qu’elle entend par « identité », nous pourrions toutefois rappeler à F. Ouassak que l’important n’est pas tant le nombre d’identités qu’elle et ses enfants peuvent avoir, mais celle(s) à laquelle (auxquelles) ils sont automatiquement renvoyés. Un Noir et un Arabe peuvent bien être des individus pluriels, leur identité raciale reste déterminante. Elle impacte d’une manière prépondérante leur vie et la manière dont ils s’identifient. Il ne faut pas « nous enfermer dans des identités », prévient-elle, et ne pas « contribuer à ce culturalisme ambiant et revenir à la question sociale» (p. 174), avalisant par-là l’opinion des « anti-racialistes » de gauche comme Stéphane Beaud et Gérard Noiriel[7]. Ainsi, là où il faudrait s’interroger sur la responsabilité des institutions qui enferment ces femmes, F. Ouassak préfère croire au mythe d’un choix volontariste qui refuserait crânement l’enfermement. « Yes we can ! ».

 

La figure de la Mère, un universalisme abstrait

Afin d’éviter de se voir cataloguée comme « communautariste », « racialiste », voire pire, « indigéniste », F. Ouassak tombe dans un universalisme abstrait. Alors que tous les exemples de son livre évoquent les oppressions vécues par les mères indigènes, elle n’économise pas ses efforts pour défendre la figure de la « mère » comme si celle-ci appartenait à un groupe homogène. Il faut dire qu’elle est face à un dilemme : faire un choix « communautariste » en s’adressant avant tout aux mères indigènes, ou celui de « l’universalisme » en s’adressant à toutes les mères, avec le risque de perdre son caractère subversif. Devant cette impasse pratique et théorique qui semble insoluble: « la mère » abstraite aimant son enfant ou « la mère » des cités d’immigration, celle qui aura le plus intérêt à un changement social, F. Ouassak semble préférer sauver son concept qu’elle pense innovant, original, mais aussi unificateur et consensuel. Dit autrement, elle fait le choix d’un projet politique « blanc », intégrationniste et libéral (écologie, bienveillance, modèles positifs, progressiste, etc.), très loin de sa promesse révolutionnaire :

« C’est dans la lutte que nous avons refusé d’être réduite à des mères arabes, noire ou musulmanes. Nous sommes des mères. Nous sommes des sujets politiques. Et nous menons une lutte universelle. » (p. 71). Ce passage, qui pourrait être le condensé de la trame du livre, illustre à la perfection cet abandon de la question raciale, au profit d’une image plus « universelle ». Au demeurant, si nous la suivons dans sa logique, c’est aussi un abandon de la lutte de classe – ou de la question « sociale » pour reprendre ses termes – car l’universalisme qu’elle prône devrait aussi la pousser à refuser d’être « réduites » à des mères de quartiers populaires. Au lieu de refuser cette « réduction », F. Ouassak devrait plutôt se demander comment être arabe/noire/musulmane/précaire questionne les théories féministes et le rôle de mère, quels modèles alternatifs cela peut engendrer, quelles propositions alternatives ces expériences peuvent-elles apporter aux enjeux reproductifs et éducatifs. Au lieu de cela, elle cède de manière déroutante à l’universalisme abstrait.

Comme nous l’avons vu, ce ne sont pas toutes les mères qui ont véritablement intérêt à changer les choses, à s’inscrire dans une perspective révolutionnaire, mais celles des catégories populaires et non-blanches. Ainsi, nous pouvons nous poser une question éminemment importante : l’émergence de la catégorie de “mère” en tant que sujet politique est-elle utile et pertinente? Si tel était le cas, toutes les mères, sans distinction d’appartenance sociale se sentiraient concernées par les problématiques des mères indigènes. En d’autres termes, n’est-ce pas en tant que non-blanches et/ou prolétaires qu’elles sont opprimées plutôt qu’en tant que mères?

Or, F. Ouassak elle-même se concentre sur les mères des quartiers d’immigration. Ce sont elles qui sont dans les situations les plus précaires, les plus stigmatisées, les plus discriminées et dont les enfants connaissent les plus grandes difficultés. Il faut le souligner : l’identité de mère n’est pas centrale ici. Elle n’est pas superflue, car il y a effectivement quelque chose d’important qui se joue autour de ce statut cependant c’est secondaire. Les mères immigrées sont effectivement au « croisement » de « plusieurs oppressions », si on devait parler comme les féministes intersectionnelles. Leur appartenance de classe (populaire), de race (non-Blanche) et de genre (femme) ont une incidence sur les oppressions qu’elles subissent et sur la façon d’aborder et de vivre le rôle de mère. Toutefois, il serait erroné de tomber dans une vision abstraite de cette « intersection » des oppressions. Lorsque nous lisons La Puissance des Mères, nous pouvons observer que le déterminant principal de leur condition n’est pas tant leur rôle de mère (ou de femme) ou leur appartenance de classe, mais bien leur appartenance raciale, leur statut d’Indigène. Certes, ce n’est pas « purement » la seule question « raciale » (ça ne l’est jamais), mais c’est l’élément principal. Elles vivent le racisme en tant que mère, mais ce n’est pas le rôle de mère qui explique le racisme qu’elles subissent.  Toutes les formes de stigmatisations identifiées par F. Ouassak tournent autour des préjugés raciaux, que ce soit la propreté des enfants, ou le laxisme des parents. D’ailleurs, l’exemple qu’elle donne sur le soupçon de communautarisme dont elle est elle-même victime lorsqu’elle aborde l’enjeu des plats végétariens à la cantine est lui-même l’illustration que le stigmate déterminant qui pèse sur elle est racial. Elle n’aurait pas reçu ce genre de remarque si elle avait été une mère blanche, quand bien même elle habiterait un quartier. Etant donné la pression, on comprend mieux le choix des plats végétariens plutôt que halals…

A partir de là, nous pouvons nous interroger sur l’enthousiasme avec lequel ce livre a été reçu par le milieu antiraciste, tant il marque pour nous un véritable recul puisque, tout en feignant d’en parler, il place la race au second plan, voire prend ses distances avec les analyses « trop » portées sur la question raciale, ou « identitaire ». Car, cette relégation de la question antiraciste porte non seulement sur l’euphémisation de la sémantique décoloniale, mais aussi sur l’effacement  de toute allusion à la théorie et aux luttes antiracistes. Alors qu’il paraît évident que ces personnes sont confrontées à des problématiques avant tout raciales, F. Ouassak nous propose, comme « outils de libération » le « féminisme et l’écologie » (p. 170). Nous ne pouvons qu’être tristement étonnés. En quoi le féminisme ou l’écologie peuvent-ils être une solution lorsque ces mères sont accusées de communautarisme ou d’islamisme ? Alors qu’elle accusait les féministes de réduire les mères à leur statut de femme, n’est-elle pas elle-même en train de faire exactement la même chose ?

L’auteure assure que, malgré le prix que cela coute, elle refuse « radicalement les injonctions à mettre de côté la question raciale » (p. 246), mais force est de constater que les actes ne suivent pas les paroles. Cette question est sacrifiée pour des causes plus consensuelles, comme l’écologie, dont elle affirme, sans sourciller, qu’il est un combat que  « les mères des quartiers populaires, et derrière elles tous les habitants des quartiers populaires, ont tout intérêt à mobiliser pleinement », car c’est un « outil de libération qui répond le mieux aux inégalités et aux injustices que subissent nos enfants, et qui portent le mieux nos aspirations et nos espoirs » (p. 236). L’écologie voie de libération que les indigènes devraient favoriser car la plus efficace pour lutter contre les discriminations subies ? Il fallait l’oser. Alors qu’il apparaît clairement que les mères décrites souffrent de racisme, et qu’elles auraient tout intérêt à s’identifier avant tout comme femmes non-Blanches des quartiers, F. Ouassak procède à un renversement de la réalité en écartant les rugosités sociales  et en faisant le choix de la catégorie « mère », somme toute assez inoffensive. Elle se sent alors autorisée à plaider pour une union de toutes les mères, ce qui implique nécessairement, en l’absence d’un propos clair sur la question, les mères Blanches et/ou bourgeoises.

Un projet qui n’a de révolutionnaire que le nom

La décevante différence entre les annonces et la réalité se retrouve aussi dans la promesse d’un projet politique révolutionnaire que nous ne pouvons que mettre en doute. L’auteure semble plutôt faire partie de ces nombreux sociaux-démocrates qui s’accaparent le mot « révolution » pour donner un vernis séditieux à leurs propos mais en en retirant la substance. Sa fixation sur l’investissement des parents dans l’école est l’un des exemples de cette limite. Seulement cinquante ans après P. Bourdieu et J-C. Passeron, elle nous apprend que le système scolaire est inégalitaire puisqu’il défavorise les classes populaires, voire même que l’école favoriserait la reproduction sociale. F. Ouassak affirme ainsi que la discrimination subie à l’école par « nos enfants » (lesquels ?) a une fonction, celle de les préparer à occuper les postes les plus précaires mais, contrairement aux deux sociologues, elle limite cette discrimination à un simple conditionnement idéologique les préparant à accepter ce destin de dominés. Le problème réside donc dans une « réduction du champ des possibles » qu’il faudrait alors élargir, en redonnant à ces enfants une confiance en soi et en les persuadant qu’ils peuvent, eux aussi, réussir. Une perspective dangereuse puisqu’elle fait fi des conditions matérielles empêchant les enfants indigènes et/ou des catégories populaires de réussir à l’école, puisqu’elle fait reposer cela sur une question de motivation et donc de méritocratie. Peut-être est-ce le cas pour des enfants de politologue, mais en ce qui concerne ceux des classes populaires leur sort est lié à leur faible capital économique et culturel ce qui les condamne d’avance lorsqu’ils seront confrontés à la compétition scolaire.

Une vision faussée et conformiste, l’amenant à faire des propositions tout aussi limitées et peu révolutionnaires, puisqu’elle ne demande, grosso modo, qu’une plus grande égalité au sein de l’école, mais pour y parvenir elle reste cantonnée au simple cadre scolaire ce qui rend ses propositions inefficaces. En effet, d’après elle, il faudrait que les mamans investissent l’école afin d’enrailler le dysfonctionnement qui explique l’échec scolaire. Mais encore fait-il considérer ce fonctionnement comme un dysfonctionnement. En effet, la fonction même de l’école dans le cadre capitaliste est de procéder à une hiérarchisation, un tri et, au bout de la chaine, à une reproduction des inégalités. F. Ouassak voudrait que l’école « retrouve » la mission émancipatrice qui serait la sienne, permettant à chacun d’apprendre et de s’épanouir, avec une vraie égalité. Une telle école a-t-elle jamais existé ? Quant à ces idéaux d’émancipation, ils sont ceux prônés par les classes dirigeantes pour légitimer un fonctionnement inégalitaire, une vision méritocratique dans laquelle l’école, par essence égalitaire, permettrait aux meilleurs de réussir quelles que soient leurs origines sociales. Une blague.

Que les mamans des classes populaires investissent l’école de leurs enfants pour favoriser une plus grande égalité pourra, peut-être, permettre que leurs enfants bénéficient d’un traitement plus juste. Dans le meilleur des scénarii, fortement improbable, ce combat pourrait permettre que les élèves aujourd’hui défavorisés à l’école – les classes populaires et les non-Blancs -, échappent à leur destin. Pour autant, ce ne serait pas la fin d’un système scolaire inégalitaire, puisque, la fonction de l’école reste structurellement la même. « Mais l’école est importante aussi parce qu’elle peut devenir une immense machine à produire de l’égalité, nous dit F. Ouassak, si nous parvenons à l’arracher des mains de la classe dominante et si nous l’investissons » (p. 110), or nous ne voyons pas comment le système scolaire pourrait devenir une machine à produire de l’égalité au sein d’une société foncièrement inégalitaire, et nous parvenons encore moins à voir comment il serait possible d’arracher l’école à la « classe dominante » en restant cantonné au cadre scolaire.  Si l’objectif est que les mamans changent l’école, alors le combat se déroule également en dehors de l’école. En l’occurrence, le projet de F. Oussak ressemble davantage à un syndicat de parents d’élèves un peu plus à gauche que la moyenne plutôt qu’à une organisation à vocation révolutionnaire.

Ce n’est cependant pas seulement sur le thème de l’école que nous mettons en doute le caractère révolutionnaire du livre, puisque le doute pèse aussi sur le sujet principal de l’essai, son cœur palpitant. F. Ouassak veut en effet repenser le rôle de la mère dans la politique. Soit.  Mais en restant toujours dans le cadre préconstruit de la famille nucléaire, de la famille moderne occidentale. Jamais dans son livre, elle n’invite à repenser à la famille au-delà de ce modèle. Elle ne conçoit la mère que comme une simple filiation entre la femme et sa propre progéniture. Nous l’avons déjà relevé, l’instrumentalisation politique de la mère est une pratique majoritairement de droite. Ce conservatisme autour de la mère (qui n’est pas seulement une construction idéologique, mais se retrouve aussi dans les pratiques des mères elles-mêmes[8]) a plusieurs explications, de son lien avec la naissance de la Nation à son instrumentalisation par l’Eglise, en passant par sa fonction dans le développement du capitalisme. Tous favorisent un modèle familial qui se résume à un couple et des enfants. Le fait est que F. Ouassak ne prend jamais en considération cet état de fait. Certes, elle souhaite s’inscrire dans une perspective plus « pratique » en organisant ces mères « sur le terrain ». Mais son ambition « révolutionnaire » ne peut aboutir si elle reste bloquée dans cette conception de la mère et de la famille, dont la force résiderait dans son lien avec son ou ses enfants, renforçant ainsi le modèle du foyer nucléaire privé si cher au système capitaliste et à l’Etat-Nation comme l’ont démontré les analyses marxistes et décoloniales. Il faut ajouter à cette précision que ce que tient l’auteure du livre pour une évidence, à savoir le potentiel révolutionnaire de la mère, est loin d’en être une. La mère est une figure largement exploitée par la droite et l’extrême-droite. Aux Etats-Unis, par exemple, la mère va de paire avec l’image de la famille traditionnelle et conservatrice, et nombreuses sont les mères de familles blanches ayant voté pour Trump en 2016, et ce toujours par amour pour leurs enfants.

Puisqu’elle s’inscrit dans le féminisme, nous pourrions lui rappeler que cette remise en cause du modèle familial actuel est courante dans ce champ, proposant d’autres alternatives, d’Alexandra Kollontaï qui imaginait que le soviétisme allait conduire inexorablement à la dissolution de la famille car elle n’aurait plus pour fonction de préserver la richesse et que l’Etat se chargerait des obligations qui étaient jadis dévolues à la mère, jusqu’à plus récemment Sophie Lewis et son « féminisme utopique », qui invite à imaginer d’autres formes de modèles familiaux au-delà du cadre capitaliste et hétéronormatif, en passant notamment par la reconnaissance du travail de gestation dans une perspective semi-cynique permettant de court-circuiter la logique de la société salariale. Car réfléchir sur le rôle de la mère conduit nécessairement à réfléchir sur le rôle de la famille et de son modèle.

 

Mère et famille chez les décoloniaux

 

Contrairement à F. Ouassak, il nous apparaît évident que les problématiques que rencontrent ces mères sont avant tout raciales, et doivent donc être traitées à travers une dialectique antiraciste. Est-ce à dire alors que le sort des mères doit nous désintéresser ? Non. Mais nous devons l’aborder d’une autre manière. Tout d’abord en délimitant bien la catégorie « mère » et en prenant le chemin inverse de celui emprunté par l’auteure qui refuse d’être « réduite à des mères arabes, noire ou musulmanes » au nom de « l’universalisme » de la mère. Nous devons assumer que ces mères sont opprimées parce qu’Arabes, Noires et/ou Musulmanes, et qu’elles ne peuvent pas décider de l’éluder. Ce n’est pas la figure abstraite de la « mère » que nous devons défendre, mais une partie particulière de celles qui la composent : les mères indigènes. Certes, toutes les mères subissent une forme d’oppression si l’on se focalise sur la question du genre, car elles se voient renvoyer à leur fonction d’élevage et aux tâches domestiques, toutefois, comme le souligne F. Ouassak, il s’agit davantage d’avoir une approche pragmatique en tentant de (re)donner un rôle politique aux mères, plutôt que de déconstruire cette figure. En suivant cette optique, les mères les plus discriminées, stigmatisées, précarisées, qui voient leurs enfants subir le même sort, et qui sont donc les plus susceptibles de vouloir changer les choses, ne sont autres que les mères indigènes.

Avons-nous, nous décoloniaux, notre mot à dire sur ces questions ? Que ce soit autour du rôle de la mère et plus largement de la famille ? Sommes-nous capables de proposer des alternatives au modèle familial moderne et occidental ? Les luttes de l’immigration, dont se revendique à plusieurs reprises F. Ouassak en les limitant au cadre mémoriel, peuvent-elles nous permettre d’apposer un regard innovant ? Il nous semble que oui. Il peut exister une réponse décoloniale à la famille nucléaire, qui s’inspirerait des modèles familiaux précoloniaux mais aussi du Sud actuel, sans pour autant fantasmer un retour au passé, ni même tomber dans une condamnation trop sévère  de la famille dans son ensemble comme sphère foncièrement oppressive. Cette proposition pourrait se traduire par la formule suivante : abolir la famille en élargissant la famille.

Le talon d’Achille de la proposition révolutionnaire de F. Ouassak repose essentiellement sur l’amour des mères pour leurs enfants, mais celle-ci se limite à la simple filiation directe mère-enfant, voir parents-enfants. En prenant les mêmes acteurs, c’est-à-dire les mères indigènes, et en s’inspirant de certains modèles familiaux du sud plus larges, une perspective décoloniale pour proposer, par exemple, que ces femmes ne soient pas les mères de leurs seuls enfants, mais de tous les enfants indigènes. Nous éclaterions le cadre de la famille nucléaire privée en faisant que les mères indigènes se sentent responsables de tous les enfants indigènes, et vice-versa. Le lien de solidarité familial s’étendrait ainsi à la communauté. Elles seraient les mères de tous les enfants indigènes, et nous serions les enfants de toutes les mères indigènes. Ainsi, ce serait la cause de tous les enfants indigènes que voudraient défendre ces mères, et non pas seulement les leurs. Et pas spécialement par « amour », mais parce que faisant partie de la même communauté, elles se sentiraient responsables du sort de chacun, comme nous nous sentirions responsables du sort de chacun de nos ainés. Ce qui nous conduirait aussi à repenser le rôle qui est généralement dévolu aux mères, aux tâches domestiques qui leurs sont assignées. Cet élargissement de la famille doit nous amener à imaginer une autre répartition de ces tâches, en faisant appel, par exemple, à une participation plus active des pères, des frères, des oncles, des sœurs, des tantes, des cousins et cousines etc. dans l’élevage de nos cadets.

Pour parvenir à cet objectif, il faudrait surmonter une accusation que craignent beaucoup de sociaux-démocrates : celle de communautarisme. Assumons là. Oui, nous sommes une communauté, nous devons nous sentir liés et c’est déjà le cas, notamment, par exemple, dans le modèle de la Oumma dans lequel les musulmans sont tous des frères et sœurs. La communauté dont nous parlons ici ne repose pas sur un lien biologique, ou culturel, mais sur une condition commune d’indigènes, de dominés face la discrimination raciale et économique. Et cette famille communautaire n’est pas fermée, ses frontières sont souples, floues et fluides, comme le sont déjà les familles indigènes où les oncles, les tantes, les cousins peuvent s’élargir au-delà des règles strictes de filiation. Par conséquent, dans cette communauté familiale sont les bienvenues non seulement les personnes qui partagent les mêmes conditions, mais aussi celles qui souhaitent en faire partie. C’est dans cette perspective, nous semble-t-il, que les mères indigènes peuvent réellement être révolutionnaire dans le plein sens du terme. Une piste que les mamans de Mantes-La-Jolie, à travers le Collectif de Défense des Jeunes du Mantois – que Fatima Ouassak oublie étrangement de citer, alors qu’il s’inscrit clairement dans le projet qu’elle souhaite mettre en avant puisqu’il s’agit d’une auto-organisation de mères de quartiers populaires menant leur combat au nom de l’amour de leurs enfants « qui sont aussi nos enfants à tous »[9], et qu’elles relient le sort à l’ensemble de la domination raciale et impérialiste qui s’exerce à Mantes-La-Jolie mais aussi partout dans le monde.

Les réceptions dithyrambiques de ce livre nous interrogent. Si nous avons insisté davantage dans ce papier sur les carences les plus flagrantes en termes antiracistes, nous pensons aussi, quitte à ne pas respecter la sacro-sainte loi du « premier concerné », que son livre pêche tout autant du point de vue féministe. Il serait intéressant d’analyser les raisons pour lesquelles un livre tel que celui-ci, qui n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, bénéficie d’une telle mansuétude, autant dans la presse institutionnelle que dans les milieux anti-racistes et féministes se déclarant radicaux. Est-ce dû à un déficit en termes de culture théorique, ou alors à une bienveillance partagée et intéressée dans ce petit milieu qu’est la gauche « radicale » ? Reste que, pour revenir au livre en lui-même, les promesses réjouissantes ne sont malheureusement pas tenues, et nous finissons la lecture non pas seulement avec un goût d’inachevé, mais avec la sensation amère que la race, pourtant centrale, a été sacrifiée,  pour ne pas dire sabotée.

A la fin du livre F. Ouassak déclare qu’« il faut une offre politique véritablement révolutionnaire » (p. 241). La démonstration n’est hélas pas faite. Nous considérons cependant ce vœu comme une invitation à creuser cette voie mais avec une approche plus décoloniale (intégrant aussi une lecture sérieuse des apports du féminisme matérialiste) qui pourrait ouvrir des perspectives bien plus enthousiasmantes et bien plus…révolutionnaires.

 

[1] Pour être plus précis, il existe des analyses féministes sur le rôle de la mère selon leur situation sociale, analyses qui peuvent permettre une politisation de ce rôle. Nous pouvons aussi trouver ces questionnements dans les écrits autour du « care », ou dans l’écoféminisme. Il est d’ailleurs intéressant de noter l’absence de références à ces travaux dans ce livre, Fatima Ouassak faisant comme si elle écrivait un nouveau chapitre dans l’histoire de la théorie féministe. Nous y reviendrons

[2] A titre d’exemple : Cardi Coline, Odier Lorraine, Villani Michela, Vorazi Anne-Sophie, « Penser les maternités d’un point de vue féminsite », Genre, sexualité & société, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2016, Maternités : https://journals.openedition.org/gss/3917

[3] Parler d’« élevage » peut surprendre, mais nous reprenons ici les termes utilisés par des féministes matérialistes, comme Christine Delphy. A travers ce terme elles insistent sur le caractère productif de cette fonction attribué aux femmes dans les sociétés capitalistes et patriarcales.

[4] http://indigenes-republique.fr/quartiers-populaires-et-gilets-jaunes-memes-galeres-meme-combat/

[5] Sayad Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Editions du Seuil, Paris, 1999. p. 365

[6] https://www.telerama.fr/enfants/lutter-avec-les-meres-contre-leffet-quartier-le-combat-de-fatima-ouassak-6767893.php

[7]  https://www.monde-diplomatique.fr/2021/01/BEAUD/62661

[8] Nous pouvons citer en exemple l’ouvrage d’Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers, où il montre le rôle joué par les mères ouvrières dans la construction d’une masculinité virile chez leurs enfants.

[9] http://indigenes-republique.fr/pour-une-politique-de-la-maman/