Messages par QGDecolonial

PALESTINE : SOLIDARITÉ, RESPONSABILITÉ ÉTHIQUE ET DÉCOLONISATION

Intervention faite par Omar Barghouti, Palestinien, défenseur des droits humains, cofondateur du mouvement pour les droits palestiniens Boycott, Désinvestissement et sanctions  (BDS)  le 10 décembre 2021 à St Denis, à l’occasion de la conférence « Guerre permanente ou paix révolutionnaire » que vous pouvez trouver dans son intégralité ici : https://www.youtube.com/watch?v=EjB4_OGEJ6M.

Frantz Fanon a écrit « Si à un moment la question s’est posée pour moi d’être effectivement solidaire d’un passé déterminé, c’est dans la mesure où je me suis engagé envers moi-même et envers mon prochain à combattre de toute mon existence, de toute ma force pour que plus jamais il n’y ait, sur la terre, de peuples asservis ». Ce sentiment de solidarité internationaliste et transversal n’ jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui, puisque pratiquement tous les systèmes d’oppression ne se maintiennent qu’avec la complicité assumée d’autres systèmes d’oppression, que ce soit des États, des corporations ou des institutions.

L’oppression globalisé exige une résistance et une solidarité globalisées.

Plusieurs causes expliquent la solidarité avec une communauté opprimée : en premier, le rejet éthiquea de l’injustice partout où elle se trouve ; en second, un engagement idéologique envers un internationalisme pour qui les luttes de libération partout dans le monde contribuent à la défaite de l’impérialisme et à la marche vers le socialisme ; troisièmement, un sentiment profond de responsabilité avec les opprimés qui pousse à reconnaître la complicité de son propre État ou institution dans l’oppression actuelle ; et quatrièmement, la prise de conscience que cette oppression « à distance » n’est pas seulement soutenue par son propre État ou ses propres institutions, mais qu’elle est également intersectionnelle ou organiquement liée aux oppressions locales. Dans de nombreux cas, ces facteurs ne sont pas mutuellement exclusifs. Je me concentrerai ici sur les deux derniers facteurs, souvent liés, et qui furent fondamentaux dans les mobilisations de solidarité mondiale contre la guerre impérialiste au Vietnam, la colonisation génocidaire française de l’Algérie et le régime d’apartheid en Afrique du Sud, entre autres.

Mis à part les États progressistes et les partis révolutionnaires, de nombreux acteurs sociaux révolutionnaires sont guidés depuis des décennies par la devise « penser globalement, agir localement ». Cette devise a cependant besoin d’une refonte, particulièrement à l’ère de la montée du fascisme, du despotisme « démocratique-autoritaire » ou du Trumpisme, qui se répand en Europe, au Brésil, en Inde, en Turquie, aux Philippines et au-delà.

Avec l’émergence d’une puissante alliance internationale d’extrême droite, la résistance à tout régime local d’oppression raciale, économique, sociale ou nationale doit être mondiale, intersectionnelle et toujours éthique. Cela est nécessaire non seulement pour des raisons éthiques, mais aussi comme condition pour maximiser ses chances de victoire sur l’oppression.

Parallèlement, et directement liée à cette alliance de plus en plus étroite entre l’extrême droite et l’autoritarisme démocratique, la concentration massive de richesses entre les mains d’un nombre relativement restreint de sociétés multinationales et de banques et leur influence naissante dans l’élaboration de la politique mondiale a atteint de nouveaux sommets. « En Amérique aujourd’hui », a écrit le sénateur américain Bernie Sanders, « les 0,1 % les plus riches possèdent presque autant de richesses que les 90 % les plus pauvres. Les trois personnes les plus riches de ce pays possèdent plus de richesses que la moitié inférieure des Américains – 160 millions de personnes. »

Avant même d’atteindre ce niveau sans précédent de consolidation des richesses et de mondialisation de l’oppression, les luttes internationales contre l’injustice du siècle dernier ont mis en lumière ces liens de complicité mais aussi les perspectives d’une libération commune. Le mouvement international anti-apartheid, en particulier, a marqué un changement radical dans la solidarité internationale. Ainsi, alors que les armes et l’entraînement cubains, algériens, palestiniens et libyens pour la résistance anti-apartheid perpétuaient la tradition anti-impérialiste de solidarité des États et des mouvements révolutionnaires, pour sa part, l’African National Congress (ANC) exhortait les citoyens occidentaux, les syndicats, les églises et les mouvements sociaux de masse de compléter, voire de transcender, la solidarité traditionnelle avec la lutte de libération en Afrique du Sud en coupant les bouées de sauvetage, ou les liens de complicité majoritairement occidentale, qui maintenaient en vie le système d’apartheid.

Aux États-Unis, des intellectuels noirs révolutionnaires ont exploré la trajectoire commune d’oppression et de libération qui liait l’apartheid à la suprématie blanche et au racisme anti-noir institutionnel. La solidarité devient alors, concomitamment, l’acte d’accomplissement d’un devoir éthique envers « l’autre » opprimé et la voie vers l’émancipation du moi opprimé.

La solidarité mondiale, stratégique, intersectionnelle et mutuelle avec les luttes contre l’oppression sous toutes ses formes est devenue plus que jamais un ingrédient essentiel dans la construction de tout mouvement de résistance local fort.

Bien que ce paradigme de résistance mondialisée puisse s’appliquer à toutes les luttes contemporaines contre l’injustice, il est plus évident dans les situations de colonisation de peuplement, où les oppresseurs ne sont pas simplement intéressés à soumettre les opprimés ou à les exploiter et à usurper leurs ressources, mais aussi à les déraciner et les remplacer.

Lorsque la logique coloniale de peuplement qui entraîne l’élimination de la population indigène, comme cela a été perpétré à des degrés divers aux États-Unis, en Australie et au Canada, n’est pas possible, les colons comprennent que pour que leur projet prospère, ils doivent soumettre et finalement domestiquer la population indigène colonisée, y compris en lui imposant l’isolement. À cette fin, « l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur », écrit le leader sud-africain de la conscience noire Steve Biko, est le contrôle de « l’esprit des opprimés ».

De l’Algérie et de l’Afrique du Sud de l’apartheid hier à la Palestine aujourd’hui en passant par d’autres situations, la perspicacité de Biko s’est avérée précise et prémonitoire. La stratégie commune adoptée par les colons-colonialistes, partout où ils n’ont pas pu anéantir la population indigène, consiste à infecter nos esprits avec le virus mortel du désespoir par la déshumanisation, l’isolement et l’écrasement violent de toute résistance avec une force disproportionnée et une sauvagerie préméditée.

Le projet de colonisation sioniste et de colonisation britannique en Palestine, qui commence sérieusement dans le premier quart du 20e siècle et est toujours en cours, correspond à ce modèle. Il a constamment cherché à coloniser non seulement la terre les Palestiniens, mais aussi nos esprits.

Dès 1923, le leader sioniste Zeev Jabotinsky écrivait avec une honnêteté lucide :

Chaque population indigène du monde résiste aux colons tant qu’elle a le moindre espoir de pouvoir se débarrasser du danger d’être colonisée. […] La colonisation sioniste doit soit s’arrêter, soit se poursuivre quelle que soit la population indigène. Ce qui signifie qu’il ne peut avancer et se développer que sous la protection d’un pouvoir indépendant de la population indigène – derrière un mur de fer, que la population indigène ne peut franchir.

En plus de son récent mur de béton, Israël a sans cesse construit son « mur de fer » dans nos esprits en essayant de nous réduire à des êtres humains inférieurs, ou ce que j’appelle des « humains relatifs », pour nous isoler de notre environnement arabe naturel et du reste de la monde, et de graver dans notre conscience, par une violence hégémonique soutenue, l’impératif de la soumission à son pouvoir indomptable présenté comme un destin. Les alliances militaires et sécuritaires d’Israël et les accords de normalisation avec les dictatures arabes des Émirats arabes unis au Maroc sont une autre facette de ce processus en cours de notre disparition comme Palestiniens et de nous conduire au désespoir. L’objectif le plus important des oppresseurs dans la colonisation des esprits des opprimés est d’imprimer en eux le désespoir et le sentiment de futilité mortelle de résister à la colonisation en cours.

La lutte pour la libération palestinienne a toujours été conditionnée à la décolonisation de nos esprits de l’impuissance profonde qui peut nous inhiber et à nous engager dans une praxis, comme dirait Paulo Freire, un processus radical de résistance, de transformation et d’émancipation mondialisée et pleine d’espoir. Après tout, l’espoir qui émane d’une résistance populaire efficace, organiquement couplée à une solidarité internationale, est force de résistance contagieuse. Malgré des décennies de nettoyage ethnique israélien impitoyable et de brutalité coloniale, largement autorisée par l’Occident, les Palestiniens n’ont rien abandonné ; nous continuons à résister à l’oppression et à affirmer notre quête d’émancipation, d’autodétermination et d’égalité des droits pour tous les humains.

C’est précisément pourquoi Israël a alloué des ressources humaines, politiques et financières massives dans sa guerre désespérée contre le mouvement mondial de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) dirigé par les Palestiniens pour les droits des Palestiniens, car le mouvement BDS offre une forme de résistance non-violente profondément ancrée, antiraciste, intersectionnelle, contemporaine et contextuelle particulièrement puissante et pleine d’espoir.

Lancé en 2005 par la plus large coalition de la société civile palestinienne, BDS est devenu un élément clé de la résistance populaire palestinienne et la forme la plus efficace de solidarité internationale avec la lutte du peuple de Palestine pour la liberté, la justice et l’égalité. Il appelle à la fin de l’occupation israélienne de 1967, à la fin de son système institutionnalisé de discrimination raciale, qui répond à la définition de l’apartheid de l’ONU, et au maintien du droit des réfugiés palestiniens à retourner dans les maisons et les terres dont ils ont été déracinés et dépossédés en masse depuis le nettoyage ethnique de 1948, ou Nakba. Aujourd’hui, Human Rights Watch et la plus importante organisation de défense des droits humains d’Israël, B’Tselem, reconnaissent Israël comme un État d’apartheid.

Ces trois droits fondamentaux correspondent aux trois composantes principales du peuple palestinien : de la bande de Gaza et de Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est (environ 38 % du peuple palestinien, selon les statistiques de 2016) ; les citoyens palestiniens d’Israël (12 %) et en exil (50 %). Plus des deux tiers des Palestiniens sont des réfugiés ou des personnes déplacées à l’intérieur du pays.

Bien que lancé seulement en 2005, le mouvement est profondément enraciné dans les décennies de résistance populaire non violente palestinienne au colonialisme de peuplement et s’inspire du mouvement anti-apartheid sud-africain, du mouvement des droits civiques américain et, dans une certaine mesure, des luttes anticoloniales indienne et irlandaise.

Ancré dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, le mouvement BDS, nominé pour le prix Nobel de la Paix, s’est constamment et catégoriquement opposé à toutes les formes de racisme et de discrimination, y compris le racisme anti-noir, le sexisme, l’homophobie, l’islamophobie et l’antisémitisme. L’identité d’une personne, soutient le mouvement, ne devrait jamais diminuer ou restreindre son droit à des droits. BDS vise la complicité, et non l’identité.

Cette inclusivité de principe et cet engagement à s’opposer au racisme sous toutes ses formes sont parmi les facteurs clés qui ont permis à BDS d’établir et de nourrir des liens de solidarité mutuelle avec des mouvements défendant les droits des réfugiés, des immigrants, des Noirs, des femmes, des travailleurs, des nations autochtones, des communautés LGBTQI, des minorités ethniques et religieuses, etc. Un nombre croissant de juifs israéliens anticoloniaux qui soutiennent BDS jouent un rôle important dans la dénonciation du régime d’oppression d’Israël et plaident pour son isolement.

BDS soutient que la solidarité avec les opprimés, à son niveau le plus fondamental, implique de travailler pour couper les liens de complicité avec l’oppresseur, ou tout au moins, pour ne pas nuire.

Identifier la responsabilité et insister sur la responsabilité sont les phases les plus cruciales de la solidarité. Lorsque les Palestiniens appellent au boycott d’une institution ou au désinvestissement d’une entreprise multinationale impliquée dans les violations par Israël de nos droits humains, nous appelons à ce que le révérend Martin Luther King, Jr. a formulé, dans son dernier discours en 1968 : « ne pas coopérer avec un système maléfique ». Agir ainsi n’est guère charitable, encore moins héroïque. C’est une obligation morale profonde.

Cela implique de couper les liens de complicité avec le régime d’occupation, le colonialisme de peuplement et l’apartheid d’Israël dans les domaines académique, culturel, sportif, économique, financier, militaire et finalement diplomatique.

Mais pourquoi une personne moyenne en Occident aujourd’hui devrait-elle se sentir solidaire de la lutte palestinienne pour les droits à une époque de néolibéralisme croissant, de chômage, de pauvreté, de racisme, de répression et de détérioration des soins de santé, de l’éducation et des infrastructures ?

Une réponse qui met l’accent sur la dimension responsabilité de la solidarité est fournie par l’ancien leader sud-africain anti-apartheid, l’archevêque Desmond Tutu : « Si vous adoptez la neutralité dans les situations d’injustice, vous choisissez le camp de l’oppresseur ». Si vous êtes citoyen d’une société relativement démocratique, comme le Royaume-Uni, qui est profondément complice des crimes de guerre israéliens contre les Palestiniens, les massacres au Yémen des Saoudiens et Émiratis, du nettoyage ethnique au Myanmar ou d’autres violations graves des droits humains, votre « neutralité » équivaut à accepter votre complicité et, de fait, à vous ranger du côté de l’oppresseur. Votre solidarité, même basique en vue de couper les liens criminels de votre État, ainsi que des entreprises ou des institutions qui y sont basées, devient un devoir moral.

Une réponse différente, suggérée par une déclaration de 2015 de plus de 1 000 intellectuels, artistes, militants et féministes noirs aux États-Unis, évoque la dimension intersectionnelle de la solidarité, soulignant les liens organiques de l’oppression et de la résistance :

[N]ous déclarons notre engagement à travailler par des moyens culturels, économiques et politiques à assurer la libération de la Palestine en même temps que nous travaillons à la nôtre. … [N]ous visons à peaufiner notre pratique de lutte commune contre le capitalisme, le colonialisme, l’impérialisme et les divers racismes ancrés dans, et autour de nos sociétés.

À un niveau supérieur de solidarité, au-delà de la responsabilité envers l’autre opprimé, le terrain commun de résistance à l’oppression mondialisée est ainsi reconnu et nourri.

La principale contribution du mouvement BDS à la libération palestinienne est son rôle non seulement dans l’unification des Palestiniens, malgré les multiples phases de fragmentation sioniste-colonialiste, mais aussi dans la décolonisation des esprits palestiniens contre le sentiment d’une impuissance profondément ancrée, et pour une praxis radicale d’une résistance mondialisée, intersectionnelle, de transformation et d’émancipation.

Aujourd’hui, plus que jamais, les Palestiniens disent au monde que la vraie solidarité avec notre lutte pour la liberté, la justice et l’égalité s’épelle BDS. Nous brisons chaque jour notre mur de la peur et nous n’avons pas seulement besoin d’un peu plus de courage de la part des révolutionnaires et des personnes de conscience du monde entier. Nous avons besoin d’un dévouement significatif de leurs forces, comme le dit Frantz Fanon, «  pour que plus jamais il n’y ait, sur la terre, de peuples asservis « .

 

Omar Barghouti – Traduit par Françoise Vergès

Édito #37 – Kanaky, le colonialisme qui ne veut pas finir

Sans surprise, le référendum du 12 décembre sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie a donné une écrasante majorité de 96% au camp du colonialisme : sans surprise, puisque le peuple colonisé a été écarté d’une consultation qui doit décider de son sort. Le chiffre important est donc celui de l’abstention : 56% (et à noter que le vote Non recule de 6000 voix par rapport à 2020). L’ensemble des mouvements indépendantistes avait appelé à ne pas participer à ce scrutin en raison d’une double forfaiture de l’État colonial : d’une part le manquement à la parole donnée d’organiser le scrutin après les présidentielles françaises, et d’autre part le mépris des coutumes que les Kanak doivent rendre aux familles des disparus de la pandémie (près de trois cents, pour l’essentiel des Kanak). Cette dernière offense, la plus cruelle, représente la manifestation la plus patente du fait colonial : tenir le peuple colonisé dans un état de sous-humanité.

Tout au long de la campagne électorale, le camp de « la civilisation » a ressassé son vœu le plus cher avec une formule élégante : une victoire écrasante du Non permettrait de « purger l’indépendance ». Le ministre des Colonies, Sébastien Lecornu, chante le même air lorsqu’il souhaite que le 13 décembre au matin s’ouvre une page blanche en Nouvelle-Calédonie, pour en finir avec la logique binaire et le statu quo.

Et surtout, Macron persiste et signe quand, lors de son allocution commentant les résultats hier, il se réjouit que « la période de transition qui s’ouvre soit libérée de la logique binaire du oui et du non ».

L’affaire du référendum du 12 décembre prend ainsi tout son sens : il s’agit bien d’un coup de force destiné à mettre fin au long processus de décolonisation ouvert par les accords de Nouméa de 1998 après les luttes héroïques des années 80, dont nous saluons ici les martyrs. L’indépendance de la Kanaky était alors stipulée comme un avenir désormais indiscutable. Avec les accords de 98, l’État français reconnaît explicitement que la Nouvelle-Calédonie est engagée dans un processus qui conduira à sa « complète émancipation » : et le caractère irréversible de cet objectif a été constitutionnellement garanti, quels que soient les résultats des divers scrutins.

En affirmant que la Nouvelle-Calédonie restera française, Macron s’assoit donc sur les accords de Nouméa comme il s’assoit sur la Constitution française, rêvant d’un retour en arrière qu’il voudrait définitif pour effacer comme par magie la réalité coloniale. Ce déni n’a aucune chance de réussir. Il n’y a pas de page blanche, ni avant ni après le 12 décembre.

Avant, c’est-à-dire depuis 1853 où la France impériale a planté ses griffes sur l’archipel, c’est la destruction de la civilisation kanak, le vol des terres avec massacres et déportations de masse, c’est une population abandonnée sans soin et sans vivres dans les zones où elle a été confinée, c’est le peuple kanak menacé de disparition, laissant le champ libre à l’odieuse politique de peuplement colonial cyniquement baptisée « planter du blanc ».

Il faut avoir totalement oublié ce passé pour affirmer que « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie » (Macron, 18 juillet 2021 et hier encore le 13 décembre) ou pour demander aux Kanak qu’ils remercient Paris de leur avoir gracieusement offert le vaccin Pfizer ! Un tel concentré cynique et méprisant de deux siècles de colonialisme soulève le cœur.

Pourtant en un sens, l’État français n’oublie pas : non, il n’oublie pas son passé colonial criminel, il le prolonge. C’est ce qu’il a fait en entravant depuis trente ans par tous les moyens le processus de décolonisation issu des accords de Nouméa.

Malgré les obstacles qu’il n’a cessé de dresser, l’État français voyait sa domination s’effriter. La dernière consultation donnait à peine 10 000 voix d’avance au camp « loyaliste ». Les indépendantistes ont conquis des positions importantes dans les institutions (la présidence du gouvernement, du Congrès, et celle de deux Provinces sur trois). Le gouvernement français veut en finir (mais comment ?) avec ces avancées, qu’il perçoit comme autant de menaces pour la survie de sa domination coloniale.

Car la Nouvelle-Calédonie reste administrée comme une colonie, dans laquelle l’État français maîtrise l’économie, la monnaie, l’éducation. Le commerce et la distribution, les mines, les transports, la banque et les assurances, l’agroalimentaire, l’immobilier, les médias sont contrôlés par les grandes familles des colons, ou par des groupes financiers français et parfois étrangers, empêchant les Kanak d’accéder normalement à l’emploi, à la santé, à l’éducation, ainsi qu’aux biens de nécessités courantes en raison de prix artificiellement élevés (que seuls peuvent supporter les « métros » avec leur prime spéciale « vie chère »).

À cela s’ajoutent les prétentions aussi présomptueuses que dangereuses d’un État français qui veut jouer son rôle dans la stratégie indopacifique belliqueuse des USA.

Mais après, il n’y a pas davantage de page blanche. Après, c’est soit l’indépendance (et cela est inéluctable), soit la guerre et le racisme.

De ce point de vue, les signaux envoyés aux Kanak et à leurs alliés calédoniens et océaniens sont on ne peut plus clairs. Patrice Faure, le nouveau Haut-Commissaire nommé en mai 2021, est un militaire qui fit carrière dans les « forces spéciales » (vous savez, ces commandos spécialisés dans les « opérations extérieures » et la « guerre non conventionnelle »), puis à la DGSE. Fin octobre, pour « sécuriser le scrutin », sont expédiés dans l’archipel 1100 gendarmes mobiles, 250 militaires et une centaine de membres du GIGN, qui viennent s’ajouter aux 1500 militaires en poste permanent (soit 3000 militaires pour 180 000 électeurs !).

Mais disons-le fortement, sans préjuger ici de la position que prendra le mouvement indépendantiste que nous soutiendrons jusqu’à la victoire : le coup de force du 12 montre qu’au fond la question de l’indépendance ne dépend pas d’un scrutin. L’État français est dans une impasse, il a créé une situation où seuls les partisans du Non discuteront avec les partisans du Non, les colons avec les colons. Macron n’a rien su dire d’autre dimanche ! L’ampleur de l’abstention a montré qu’il s’agissait d’une véritable expression, d’une véritable mobilisation du peuple kanak, uni plus que jamais dans le mouvement indépendantiste. Jamais ce peuple ne sera effacé de l’histoire, comme le rêvent Macron, Castex, Lecornu et tous les colons. Face au déni et à l’esprit borné des colonialistes, qui n’apprennent jamais rien, l’intelligence politique des Kanak saura se déployer pour prolonger le chemin de la décolonisation. Les forces progressistes françaises sauront-elles s’en inspirer et comprendre enfin combien il est crucial de placer l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme au cœur de la stratégie révolutionnaire ?

Nous ne sommes pas binaires, il n’y a pas un « ici » et un « là-bas », un « ici » dans la paix et la démocratie, et un « là-bas » dans la guerre, le racisme et le colonialisme. Il existe ici et là-bas un État colonial et raciste, contre lequel il faut lutter. C’est pourquoi notre propre émancipation dépend de l’émancipation du peuple kanak comme de celle des peuples colonisés des Antilles, de la Guyane, de la Réunion et de l’Océanie. Car, faut-il le répéter : un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre.

 

 

Saad Abssi, la dignité faite homme, nous a quittés

Saad Abssi, Allah yarhamou, la dignité faite homme, le militant de tous les combats, nous a quittés. Qu’Allah l’accueille en sa vaste demeure.

Chères soeurs, frères, amies et amis, camarades, connaissances et simples passants chapeau bas, je vous prie, c’est d’un homme de cœur dont il s’agit.

Nous venons d’apprendre que le grand militant Saad Abssi, qui pour beaucoup incarnait, « l’homme politique, au sens noble du terme » (selon son ami le prêtre Michel Jondot), mais aussi « l’homme aux mille combats » (selon nos frères tunisiens de la FTCR), l’une des personnalités de l’immigration, les plus appréciées, pour son courage et son intégrité a rejoint notre créateur qu’il aimait et servait avec ferveur. Autant sensible au combat contre la domination impérialiste que contre l’exploitation capitaliste ou pour la démocratie en général, celui qui en France incarnait le combat pour la justice de tous les opprimés, le frère du peuple palestinien et de tous les peuples d’Afrique et du tiers-monde en général, mais aussi le musulman fidèle et l’homme de la fraternité islamo- chrétienne laisse une place béante dans nos cœurs et notre vie politique.

Les mots me manquent pour dire à quel point il comptait pour nous et combien nous l’aimions. Mais aussi pour dire combien nous regrettons tellement de n’avoir pu le voir une dernière fois en raison de son état de santé très précaire.

Qu’on nous permette de retracer son exceptionnel parcours, il en vaut la peine.

Saâd Abssi, est né dans le sud-est saharien algérien en 1928 à Kouinine (oasis d’El Oued/Oued Souf ) dans une famille pieuse de paysans et ouvriers agricoles. Jeune, il fréquente un peu l’école primaire mais assidument l’école coranique. Devenu orphelin assez jeune, il travaille avec ses oncles à la palmeraie. Il adhère au début des années 50 au MTLD-PPA de Messali Hadj (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques en Algérie-Parti du peuple algérien). Arrêté d’abord en 1954 juste après les attentats du 1er novembre, il est incarcéré 15 jours puis à nouveau en septembre 1955 pour un an et demi dans le Sud de l’Algérie. Peine de prison dont, non sans humour, il nous dira qu’il était redevable à la France, puisque celle-ci permit à lui, paysan quasi illettré, de poursuivre son apprentissage de l’écriture et de la lecture française, le fameux « butin de guerre » de Yacine Kateb. Expulsé de son Oued Souf natal vers la métropole en 1957, il débarque en Banlieue nord-ouest, Gennevilliers où le FLN lui donne une charge de direction. D’abord hébergé par la Mission de France, établissement catholique, il découvre le dialogue islamo-chrétien grâce aux prêtres ouvriers qui l’accueillent et avec lesquels il demeurera toujours lié. Là, Saâd Abssi organise la lutte clandestine sur toute la région parisienne et la « solidarité envers les familles de militants tués ou emprisonnés ». Arrêté le 23 mars 1961, il apprendra le massacre du 17 octobre 1961 depuis sa cellule. Maintenu en captivité jusqu’à l’indépendance, il devient membre de l’Assemblée nationale populaire algérienne en 1962 et préside l’Amicale des travailleurs algériens en Europe. Refusant le coup d’Etat du colonel Boumediene contre Ben Bella en 1965, il passe dans l’opposition clandestine en Algérie au sein de l’Organisation de la Résistance Populaire, l’ORP. Celle-ci rassemble des communistes, des syndicalistes et autres marxistes dénoncés comme « ben bellistes » par le pouvoir. Il est ensuite contraint de nouveau à l’exil en France. Installé avec sa famille de nouveau à Gennevilliers au début des années 1970, il est un de ceux qui avec le martyr Mohamed Boudia (Allah yarhamou) assassiné par le Mossad mettent en place les réseaux algériens de soutien à la Résistance palestinienne. Il s’investit dans le champ du militantisme social en participant en 1977 à la création de la Maison des travailleurs immigrés de Puteaux et aussi à celle du festival des travailleurs immigrés (auquel d’ailleurs j’avais l’honneur de participer chaque année). En 1984, il est un des fondateurs en France du MDA, Mouvement pour la démocratie de l’Algérie, parti d’opposition créé par Ben Bella. C’est alors qu’en 1988, ses activités de « Ben Belliste  » inquiétant Alger, sur ordre du ministre de l’intérieur Charles Pasqua, il manque de se faire expulser vers l’Algérie. Ce qui sera évité grâce à une remarquable mobilisation politique et surtout syndicale en sa faveur. Rappelons qu’à ce moment, il est également délégué syndical de la Fnac, son lieu de travail. Après les événements de 1988 en Algérie et leur féroce répression, il se consacre désormais au mouvement associatif local, à la présidence de Solidarité algérienne en Europe, au dialogue islamo-chrétien et à la solidarité internationale.

C’est ainsi qu’on le voit à la fondation de nombreux groupes militants et associations « Solidarité algérienne », « Approches 92 », « Mes-Tissages » jusqu’à la Maison islamo-chrétienne, cette structure qui permet d’approfondir, dans l’action, des relations toujours plus fraternelles entre chrétiens et musulmans. Personnellement, c’est au mi-temps des années 90, en 1995, que je le rencontre, lors de la réunion préparatoire de création du MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) à la bourse du travail de Saint Denis où il apporte à cette nouvelle entreprise son expérience enthousiaste et son éloquence de tribun naturel.

Nous, fondateurs du PIR, nous savons aussi combien nous lui sommes redevables. Nous avons une dette envers lui. Nous n’oublierons jamais qu’en 2005, au moment de notre fondation c’est une des rares personnalités d’envergure qui, alors que beaucoup craignent de nous fréquenter (ce qui d’ailleurs n’a pas beaucoup changé) répond présent sans hésitation à notre demande de soutien. Il accompagne les premiers pas du mouvement des Indigènes de la République et nous pouvons dire que le récit de son expérience magnifique, son éloquence prenante et son courage sont pour nous d’un apport moral considérable. C’est ainsi qu’il participe avec enthousiasme à notre première et historique marche des indigènes de la République le 8 mai 2005 au cours de laquelle la place de la gare de l’Est à Paris sera rebaptisée par nos soins place des massacres du 8 mai 1945. Puisque symboliquement nous avions choisi cette date pour notre naissance, une date qui évidemment lui tenait aussi à cœur. A cette occasion il prendra la parole avec son éloquence et son franc parler coutumiers (photo en illustration de cet article).

C’est ainsi que nous l’avons connu, attiré par les thèses marxistes sans jamais y adhérer, musulman pieux mais passionné de fraternité islamo chrétienne. Sa ville d’adoption, Gennevilliers, ne s’y est pas trompée puisqu’elle a décidé d’honorer cet homme de dialogue et citoyen au plein sens du terme, en nommant le futur centre social et culturel des Agnettes, « Centre Saad Abssi ».

Je me souviens encore de son bel accent du sud et de la façon unique dont il roulait les r, ce qui vous donnait instantanément l’envie de prendre un vol pour Alger.

Merci cher Saad Abssi de nous avoir appris à marcher droit.

 

Youssef Boussoumah

 

https://maitron.fr/spip.php?article149955

 

Afghanistan : la guerre silencieuse

Fin aout, les images du départ précipité des forces occidentales d’Afghanistan ont stupéfait le monde. La plus longue guerre menée par les Etats-Unis de leur histoire se soldait par une cuisante débâcle. Vingt ans après avoir été chassés du pouvoir, les talibans marchaient de nouveau sur Kaboul. Depuis, plus rien ou presque. L’Afghanistan a disparu des radars médiatiques. Seules quelques images choc d’un attentat aiguisent encore les appétits morbides et sensationnalistes d’une large partie de la presse.

Pourtant, la guerre est loin d’avoir pris fin. Certes, les armes se sont tues. Les soldats étrangers ont quitté le pays, les bases militaires ont été désertées. Mais la nouvelle guerre qui se déploie est plus silencieuse, souterraine, presque invisible à l’œil nu. Moins spectaculaire, elle n’en est pas moins tragiquement ravageuse. C’est une guerre qui se déroule à huis clos, à l’abri des condamnations de la « communauté internationale ».

Transformation de la puissance

S’inscrivant dans une transformation de la puissance, les pratiques impérialistes adoptent désormais des formes et des modalités nouvelles. Dans le domaine militaire, l’utilisation massive de drones inaugure une nouvelle ère dans la manière de faire la guerre. Les occupations militaires, souvent longues, excessivement coûteuses et aux résultats très incertains sont de moins en moins plébiscitées. Preuve en est, entre 2010 et 2020, les Etats-Unis ont effectué plus de 14 000 frappes par drones, tuant entre 8800 et 17 000 personnes, dont 910 à 2200 civils (1).

Parallèlement, les sanctions économiques et financières apparaissent comme une arme de destruction massive, visant à asphyxier des régimes ennemis. Embargo, gel des avoirs, blocage de fonds, suspensions des aides internationales… Autant d’instruments dont disposent les grandes puissances, et qu’elles n’hésitent pas à utiliser quand bon leur semble. Néanmoins, ces pratiques sont particulièrement prisées à l’encontre d’Etat faibles, aux ressources et à la puissance limitées. C’est le cas de l’Afghanistan.

En effet, voilà plus de quatre mois que les Etats-Unis et l’Union Européenne imposent arbitrairement des sanctions au nouveau gouvernement en place à Kaboul. Washington a gelé les avoirs d’une valeur de 8,5 milliards d’euros de dollars de Da Afghanistan Bank, la banque centrale du pays. De leur côté, les européens ont retiré 1,2 milliards d’euros destiné à l’aide d’urgence et au développement pour la période 2021-2025. Enfin, le Fonds Monétaire International bloque l’accès de 410 millions d’euros de fonds. Ces sommes cumulées représentent ni plus ni moins que la moitié du PIB afghan en 2021, estimé à près de 20 milliards de dollars. Résultat : le pays est exsangue et traverse la « pire crise humanitaire sur terre », selon les mots du directeur du Programme Alimentaire Mondial (2). Alors bien sûr, les problèmes qui frappent aujourd’hui l’Afghanistan ne sont pas réductibles aux sanctions. Mais force est de constater qu’elles aggravent considérablement la situation.

Toujours selon le PAM, 22,8 millions d’afghans, soit plus de la moitié de la population, est confrontée à une insécurité alimentaire aiguë. Parmi eux, 3,2 millions d’enfants souffriront de malnutrition aigüe d’ici la fin de l’année, tandis qu’un million risquent d’en mourir si rien n’est fait.

La sécheresse dont souffre le pays revêt une dimension d’autant plus dramatique que nombre d’aides internationales destinées à l’agriculture – notamment celle de l’UE – ont été suspendues.

Sans ressources, les nouvelles autorités afghanes se retrouvent dans l’incapacité de verser leurs salaires à plus de 1,2 millions d’employés, alors que les fonctionnaires n’ont pas été payés depuis des mois. Conséquences, le chômage et la misère flambent. Selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, le taux de pauvreté pourrait atteindre 97% des Afghans en 2022.

Ces sanctions, criminelles par les conséquences qu’elles infligent à la population, s’apparentent à un véritable droit de vie ou de mort, que s’octroient les grandes puissances occidentales. Elles sont la continuation de la guerre impérialiste par d’autres moyens.

Le précédent irakien et le cas vénézuélien

Les sanctions imposées au peuple afghan et les conséquences qui en découlent renvoient à l’embargo criminel imposé en son temps à l’Irak de Saddam Hussein. A l’époque, de nombreux produits alimentaires et pharmaceutiques ne pouvaient plus entrer dans le pays, conduisant à la mort plus de 500 000 enfants (3). Madeleine Albright, alors ambassadrice des Etats-Unis auprès des Nations unies et future secrétaire d’Etat de Bill Clinton aura ces mots glaçants : « Je crois que c’était un choix très difficile, mais le prix… Nous pensons que le prix en valait la peine » (4).

Peut-être entendra-t-on dans quelques années que la mort d’enfants afghans aussi, en valait la peine ?

De même, le Venezuela est la cible, depuis plus de vingt ans, d’un impérialisme acharné. Là-bas aussi, les sanctions pleuvent. Toutes les transactions visant à financer le Venezuela (prêts, crédits…) sont bloquées. Idem pour les actifs financiers de nombreuses entreprises comme CITGO (filiale états-unienne de PDVSA, l’entreprise pétrolière nationale), bloqués eux aussi. Les réserves internationales de la Banque Centrale du Venezuela, soit plus de 4 milliards de dollars ont été confisquées par nombre de banques internationales, comme la Banque d’Angleterre ou la City Bank (5).

Ces sanctions ont des répercussions concrètes sur la vie quotidienne des Vénézuéliens. Très dépendants des importations, les sanctions états-uniennes empêchent le pays de se fournir en médicaments et en nourriture. Quatre millions de personnes souffrant de diabète et d’hyper-tension font face aux pénuries d’insuline. Même des entreprises maritimes qui transportaient des aliments au Venezuela, ont été sanctionnées en 2019.

Au nom des droits de l’homme

Fidèles à elles-mêmes, les chancelleries occidentales dégainent leur argument favori pour justifier pareilles mesures : le respect des droits de l’homme. L’émissaire spécial pour l’Afghanistan, Thomas West, a ainsi réitéré la doctrine selon laquelle la levée des sanctions se « mérite » et est conditionnée entre autres, au « respect des droits des minorités, des femmes et des filles » et à la mise en place d’un gouvernement « inclusif ». (6)

Ces déclarations, mélange de chantage et de cynisme, posent question. La première : quoi de plus paradoxal que de brandir les droits de l’homme, tout en imposant des sanctions qui plongent des millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans la faim ? Le droit à l’existence, à la vie, n’est-il pas le premier des droits de l’homme ? Les Etats-Unis sont-ils bien placés pour les invoquer, eux qui ont ravagé l’Afghanistan ces vingt dernières années et pratiqué torture, enlèvements, exécutions extra-judiciaires, bombardement de civils ? Et puis, comment faire la leçon à certains, dans ce cas aux talibans, quand on soutient et finance des régimes criminels en Arabie Saoudite ou en Colombie ?

Enfin, la figure de la femme afghane opprimée, à qui l’Occident se doit de porter secours, a de nouveau le vent en poupe. En France, la maire de Paris, Anne Hidalgo, en a fait son cheval de bataille. Elle qui affirmait dans une tribune du Monde le 15 novembre, que « comme souvent avec l’Afghanistan, c’est Bernard-Henri Lévy qui m’a alertée » (7), a organisé avec le magazine Elle une exposition sur les Champs-Elysées en hommage aux femmes afghanes, « victimes » des talibans (8). Mais qu’en est-il de la condamnation des sanctions occidentales qui plongent des millions de femmes dans le désespoir ? Elles, qui ne peuvent plus correctement allaiter par manque de nourriture. Elles, qui doivent regarder leurs enfants mourir de faim. Elles encore, qui en arrivent à vendre leur bébé, pour sauver les autres membres de la famille. De tout cela, la plupart des féministes blanches ne parlent pas. Il est vrai qu’en tant qu’alliées de l’impérialisme, leur silence est tout sauf une surprise.

Choc en retour”

A la suite des attentats du 11 septembre, le président Bush avait posé une question pleine de bon sens : « Pourquoi nous détestent-ils ? ». Pour lui, la réponse était toute trouvée : « Ils détestent notre liberté ». D’un côté donc, la liberté, la démocratie, le droit des femmes, la civilisation en somme. De l’autre, la tyrannie, la terreur, la barbarie. Une vision manichéenne, binaire, redoutable lorsqu’il s’agit de justifier la « guerre contre le terrorisme. »

Car n’en déplaise aux impérialistes humanitaires qui, en août, criaient leur amour et leur solidarité pour le peuple afghan et l’observent désormais mourir sans broncher, la haine que certains dans le Sud éprouvent pour l’Occident plonge ses racines dans les dévastations qu’il produit. On ne peut répandre le chaos et la désolation innocemment.  Tôt ou tard, les crimes que l’on commet, comme aujourd’hui en Afghanistan, reviennent tel un boomerang, ou comme prévenait déjà Césaire en 1950 (9), “un choc en retour”.

 

Tarik Yaquis

 

Notes :

  1. « Drone Warfare » The Bureau of Investigative Journalism, Londres.
  2. « La moitié de la population en Afghanistan face à une faim aigue alors que les besoins humanitaires augmentent pour atteindre des niveaux records » Programme Alimentaire Mondial, 25 octobre 2021
  3. « Rapport sur la nutrition et l’alimentation en Irak », Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Rome, 1995. En 1999, une nouvelle étude du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) confirmera ces chiffres.
  4. « 60 Minutes », CBS, 12 mai 1996.
  5. « Como perjudica el bloqueo de Estados Unidos a Venezuela ? Una mirada realista ». Telesur, 19 juin 2019.
  6. Thomas West, twitter, 19 novembre 2021.
  7. Anne Hidalgo, « L’esprit de Massoud ne doit pas disparaître », Le Monde, 16 août 2021.
  8. Anne Hidalgo, Twitter, 15 novembre 2021
  9. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950

Édito #36 – Il y a un seul monde (et la vie des migrants compte)

Mercredi 24 novembre 2021, près de Calais, un pêcheur a signalé que des corps flottaient, morts, dans la Manche. Ce jour-là, peu après l’abominable séquence où l’UE, à l’unisson du gouvernement d’extrême-droite polonais, et la Biélorussie ont joué avec la vie de migrants abandonnés à eux-mêmes dans des forêts glaciales avant d’être renvoyés dans leurs pays respectifs, 27 personnes (hommes, femmes et enfants) trouvaient la mort dans la mer froide entre la France et la Grande-Bretagne. Dans un article éprouvant à lire mais nécessaire en mémoire de ces morts, Mediapart rapporte le témoignage d’un survivant : Le moteur du bateau finit par s’arrêter, décrit-il. Le pneumatique se dégonfle, puis coule. Ramenés par les courants vers les eaux françaises, les naufragés à la dérive se tiennent par les mains dans une mer glaciale. Avant de sombrer les uns après les autres. « Nous sommes morts là-bas et ils ne sont pas venus nous aider », accuse Mohammed Shekha, bouleversé.

Devant l’effroyable, en effet, les gouvernements français et britannique n’ont versé que des larmes de crocodile mais n’ont prononcé aucun mea culpa ni excuses pour une situation et des noyades, anciennes déjà, que l’UE, la France et la Grande-Bretagne engendrent par leurs politiques. Pis, comme le relève une militante du Secours catholique, « les dernières annonces renforcent la létalité des frontières ».

De fait, la communication du gouvernement français n’a consisté qu’à minorer la responsabilité de la République dans cette situation et à dissimuler son abjection politique vis-à-vis de migrants perçus par le consensus républicain comme une menace. Ainsi Macron évoquait-il déjà, en août 2021 après le retrait US d’Afghanistan, la possibilité d’une « vague migratoire » tandis que l’extrême-droite parle, elle, de « déferlement » ou « tsunami ».

Les discours de Macron ou de Darmanin à la suite du naufrage meurtrier d’un bateau gonflable au large de Calais n’ont rien remis en cause d’une politique anti-migrants qui s’inscrit dans la panoplie d’un racisme d’Etat qui non seulement est immonde mais en plus fait la fortune électorale de l’extrême-droite. Macron parlait dès juin 2017 avec mépris des « Kwassa kwassa », frêles esquifs utilisés par les Comoriens, à propos de Mayotte. Il a fait voter avec Gérard Collomb à l’intérieur une loi « Asile » où le mot asile est orwellien, le ministre d’alors étant obsédé par le grand remplacement et la guerre civile comme de nombreux fascistes. Plus récemment, il y a eu la loi « Séparatisme » avec la dissolution d’associations musulmanes ou de défense des musulmans comme le CCIF.

La politique gouvernementale française est de longtemps raciste. Le consensus est islamophobe mais aussi négrophobe, rromophobe, etc. La pandémie de Covid a même vu apparaître une sinophobie, pour l’instant limitée.

Dès lors, face à l’horreur que constitue la tragédie du 24 novembre, le pouvoir a dénoncé les passeurs qui seraient responsables de la mort de 27 personnes. Le passeur n’est sans doute pas une figure sympathique mais dans le drame qui non seulement nous saisit d’effroi mais dont on sait qu’il se reproduira, il n’est qu’un lampiste. Si passeur il y a, c’est parce que la difficulté pour des hommes, des femmes et des enfants à passer, précisément, en France ou en Grande-Bretagne, est telle qu’il faut bien s’adjoindre les services de quelqu’un. Les marchands de sommeil n’existent que parce que l’État n’a que faire des logements insalubres pour les pauvres gens, singulièrement de provenance étrangère ; les passeurs n’existent que parce que la République française n’a que la police et la répression à envoyer contre des migrants par ailleurs présentés comme une menace.

Quand le bateau Saint-Louis qui transportait en 1939 plusieurs centaines de juifs fuyant l’Allemagne nazie a été refoulé par les États-Unis sans que ses passagers pussent en descendre et fuir l’hitlérisme, fallait-il accuser le bateau ?

Au sujet des passeurs, la situation est comparable. Sans soutenir la thèse contestable du refus des frontières, on peut affirmer que la France a le devoir d’accueillir sur son sol celles et ceux qui en font la demande. La thèse No Border a ses limites en ceci qu’elle est parfaitement compatible avec l’impérialisme via la négation des souverainetés nationales qui justifie au nom du droit d’ingérence les interventions et la destruction de l’Iraq par exemple. Il n’empêche qu’avec ses différences et ses civilisations multiples, il y a un seul monde dans lequel chaque état, pour ce qui lui incombe, est comptable de l’humanité et de ses individus.

Le discours abject de Macron au mois d’août dernier après le retrait US d’Afghanistan est ainsi révélateur. Non seulement l’impérialisme a généré un chaos qui jette des gens sur les routes et sur les mers mais en plus, lorsque ces gens qui ont tout perdu, dont on a détruit le pays, viennent pour tenter de sauver ce qui peut l’être de la destruction, on leur oppose mur(s), police, lacérations de tentes et autres humiliations.

Le discours sur les passeurs et autres aspects techniques de la question « migratoire » masque ce point qui est le seul à considérer. Qu’il y ait un seul monde signifie qu’on est comptable du sort de l’humanité générique, même en France. Défendre le droit des migrants à s’installer dans ce pays n’est pas une question de No Border mais relève précisément d’une approche émancipatrice de la question nationale. Un pays prétendu démocratique ne ferme pas les portes aux damnés de la terre. C’est une question de justice et d’idée que l’on se fait du pays dans lequel on vit. En cela, le Pape François a raison lorsqu’il dit qu’on doit accueillir les migrants en cessant de les assimiler à des « terroristes ».

C’est donc la République française, pour ce qui nous concerne ici, qui est responsable des morts du 24 novembre dernier et d’autres encore, passés mais sans doute, hélas, aussi à venir. Dans ces drames épouvantables, les passeurs n’ont qu’un rôle subalterne. La volonté gouvernementale de durcir un arsenal législatif déjà féroce pour empêcher les migrants d’approcher nos frontières ne témoigne que de l’ensauvagement (comme l’écrit Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme) de nos dirigeants et de l’opinion moyenne française.

Affirmer ce point, c’est se prononcer contre notre propre impérialisme qui, s’il n’a pas participé à la guerre en Iraq de 2003, a fait hélas largement l’équivalent. Sous Mitterrand, l’industrie de l’armement a fait des bénéfices faramineux sur l’épouvantable guerre Iran-Iraq déclenchée par Saddam Hussein ; sous le même président, la France a participé à la guerre de 1991. Depuis, Hollande est allé s’excuser en 2006 auprès de l’ambassadeur US à Paris pour la non-participation de la France à la guerre de 2003 et il était prêt à bombarder la Syrie pendant son mandat tout en nommant ambassadeur en France un membre des rebelles. Tout cela ne peut faire oublier non plus ce qui est peut-être le plus grave dans les 15 dernières années : l’intervention en Libye de Sarkozy et BHL qui a ajouté au chaos du monde.

Il ne s’agit pas d’avaliser ces interventions en réclamant justice pour les exilés de ces pays qui frappent à nos portes. Il s’agit précisément de combattre l’impérialisme, à commencer par le nôtre.

 

Édito #35 – Pourquoi la « jurisprudence Dieudonné » n’est-elle pas appliquée à Zemmour ?

Par deux fois ces derniers jours, certaines villes européennes se sont distinguées sur la scène médiatique en raison de ce qui, depuis la France, s’apparente à un haut fait d’armes : avoir interdit de salle Éric Zemmour.

Londres, tout d’abord. Le polémiste d’extrême-droite devait discourir le 19 novembre dernier à la Royal Institution of Great Britain devant 300 sympathisants. Le maire de la ville, Sadiq Khan, s’y opposa frontalement en déclarant que « Toute personne voulant (…) inciter à la haine contre des personnes en raison de leur couleur de peau ou de leur croyance n’est pas la bienvenue »[1]. L’annulation de la réservation contraignit le polémiste à discourir dans la salle… d’un hôtel Ibis.

Genève, ensuite. Alors qu’Éric Zemmour devait donner une conférence le 24 novembre dans le parc des Eaux-Vives, propriété de la ville, au bord du lac Léman, l’édile de la ville suisse, Frédérique Perlier, a indiqué que le presque-candidat à l’élection présidentielle française n’était pas « le bienvenu » et qu’aucun lieu public ne serait mis à sa disposition pour éviter que Genève ne soit « complice de la propagation de ses messages haineux »[2].

Ces prises de position d’autorités publiques détonnent dans le paysage politique français, où, à l’inverse, le silence règne.

Et l’on en vient à se demander : pourquoi Éric Zemmour n’est-il pas interdit de salle en France aussi ?

Interrogation d’autant plus légitime que les autorités politiques disposent des moyens juridiques adéquats pour le faire. Ce que l’on appelle la « jurisprudence Dieudonné ».

Le 7 janvier 2014, le préfet de la Loire-Atlantique avait pris un arrêté portant interdiction du spectacle  » Le Mur  » prévu le 9 janvier 2014 à Saint-Herblain.

Le préfet s’était appuyé sur le fait que « ce spectacle, tel qu’il est conçu, contient des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l’apologie de discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale », que Dieudonné avait fait l’objet de neuf condamnations pénales – dont sept définitives – « pour des propos de même nature » et que les forces de police auraient du mal à maîtriser les réactions à la tenue du spectacle, « dans un climat de vive tension ».

L’affaire était remontée jusqu’au Conseil d’État qui, par une ordonnance du 9 janvier 2014, rendue le jour-même de la représentation de l’humoriste, a confirmé l’interdiction du spectacle.

Pour se faire, les juges ont en particulier considéré que les risques de troubles à l’ordre public étaient bien établis et qu’il appartenait en outre aux autorités administratives de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises – le risque de réitération de propos pénalement répréhensibles à l’occasion de ce spectacle étant sérieux –.

Le professeur de droit Xavier Dupré de Boulois dira qu’avec cette décision « le juge administratif a donc approuvé l’action de l’autorité de police visant à contrecarrer une démarche fondée sur une logique de stigmatisation à l’égard d’une communauté »[3].

Le parallèle avec Zemmour est édifiant.

Lui aussi tient des propos, non seulement antisémites mais surtout islamophobes, qui incitent à la haine raciale et méconnaissent la dignité de la personne humaine.

Lui aussi a été condamné pénalement pour des propos de cette nature, une fois pour « provocation à la haine raciale » et une autre pour « exhortation implicite à la discrimination »[4].

Lui aussi entreprend une démarche fondée sur une logique de stigmatisation à l’égard d’une communauté, en l’occurrence celle des musulmans, qui est répétée encore et encore à chaque prise de position publique.

Dans ces conditions, les autorités de police ont le pouvoir – et même le devoir – d’interdire les conférences et autres meetings du polémiste lorsqu’un faisceau d’indices démontre que des propos incitant à la haine raciale, pénalement répréhensibles, risquent sérieusement d’être tenus.

Mais elles ne le font pas. Si les autorités publiques ne manquent pas de moyens juridiques, c’est alors qu’elles manquent de volonté politique.

C’est au nom de « l’humanisme » le plus abstrait et le plus mou de la social-démocratie que les maires de Londres et Genève ont interdit les prises de paroles du quasi-candidat d’extrême-droite. En France, ni les maires, ni les préfets, ni le gouvernement ne prennent plus cette responsabilité, signe du pourrissement avancé du débat politique hexagonal.

En janvier 2014, le Ministre de l’intérieur, en la personne alors de Manuel Valls, était pourtant en première ligne dans l’interdiction du spectacle  » Le Mur  » de Dieudonné. Celui-ci avait édicté une circulaire le 6 janvier 2014 pour inciter les préfets à interdire cette représentation. C’est aussi lui qui avait saisi le Conseil d’État pour maintenir l’interdiction de la venue de Dieudonné à Saint-Herblain.

Certains pourraient rétorquer ici que l’abstention des autorités publiques à intervenir pour interdire de salle Zemmour s’explique par le contexte actuel, particulier, qui est celui de la pré-campagne présidentielle, où « toutes » les opinions devraient pouvoir être débattues.

Pourtant, dans cette même période de pré-campagne, le Ministre de l’intérieur Gérald Darmanin ne s’est pas privé d’annoncer le dépôt d’une plainte contre Philippe Poutou, candidat du Nouveau parti anticapitaliste, pour ses propos dénonçant les violences policières.

Si ce ne sont ni les moyens, ni le contexte, qui expliquent l’inaction des responsables politiques, alors ne reste qu’une explication idéologique, qui navigue entre lâcheté et connivence.

Du reste, il est aujourd’hui trop tard pour attendre de l’exécutif qu’il interdise Zemmour de meeting, alors que celui-ci se stabilise à 15 % des intentions de vote. Un tel procédé serait perçu comme une censure de la part du pouvoir et profiterait au polémiste.

Seule la mobilisation populaire pourra désormais faire légitimement taire ce dernier. C’est de cette manière que les habitants de Marseille ont réussi à lourdement entacher ses déplacements jusque-là tranquilles.

En sera-t-il de même à Paris le 5 décembre ?

 

[1] I. Trippenbach, « La précampagne d’Eric Zemmour s’essouffle », Le Monde, 19 novembre 2021.

[2] Ibid.

[3] X. Dupré de Boulois, « Les ordonnances Dieudonné entre continuité jurisprudentielle et choix politique du juge », RDLF 2014, chron. n° 10.

[4] A. Condomines, « Combien de fois Eric Zemmour a-t-il déjà été condamné ? », Libération, 8 septembre 2021.

Youssef s’la raconte #19 – Guerre contre le Mexique : quand les Etats-Unis sont punis par où ils ont péché

Encore un mythe yankee à démonter. Tout le monde connaît la fameuse bataille de Fort Alamo. Sinistre page de la construction des Etats-Unis d’Amérique que d’habiles scénaristes sans scrupules d’Hollywood ont transformé en une héroïque et larmoyante épopée à travers un film éponyme. En effet, selon la légende au début du XIX e siècle, environ 180 courageux colons étasuniens dont le fameux Davy Crockett, incarné par John Wayne, réfugiés dans un petit monastère fortifié de la région de San Antonio au Texas, décident de proclamer leur autonomie vis-à-vis des autorités mexicaines et tiennent tête à 5000 soldats mexicains venus les déloger. Après quelques jours de combat, les colons étasuniens succombent tous sous le nombre. Mais heureusement, le général Sam Houston, le chef des colons du Texas à la tête d’une armée, rattrape les troupes du général Santa Anna quelques semaines plus tard et venge les héros morts aux cris de « Remember Alamo ». Tout le monde est content, les spectateurs sortent de la salle avec l’idée renouvelée que décidément les EU sont les plus forts et comme par miracle toujours du côté de la morale. Ça c’est la fiction.

La réalité maintenant. Tout commence aux alentours de 1836 quand le Texas fait encore partie du Mexique. Il compte alors 4.000 habitants hispaniques. Cependant depuis l’indépendance du Mexique en 1821, de plus en plus de colons nord-américains s’installent dans ce territoire, accompagnés de leurs esclaves. Les nouveaux occupants non seulement y accaparent librement et gratis des terres mais en plus s’opposent ouvertement au gouvernement mexicain, refusant de reconnaître les lois de la nouvelle république en dépit des conditions favorables qui leur sont faites. Motif ? Le gouvernement, comble d’arrogance entend interdire aux colons la pratique de l’esclavage au Texas comme il le fait dans tout le Mexique depuis 1829 ! Rappelons que non seulement l’abolition de l’esclavage était un des mots d’ordre de la guerre d’indépendance mexicaine contre l’Espagne mais qu’en plus la poursuite illégale de l’esclavage après l’abolition selon un décret pourra même être puni de mort. A une époque où la traite et le travail servile battent leur plein dans le monde occidental. C’en est trop pour les colons qui, du coup, proclament leur autonomie à l’initiative de l’un d’eux, Sam Houston. C’est comme ça que le général Santa Anna marche contre les rebelles en mars 1936 et donne l’assaut au réduit fortifié le 6 mars. La bataille d’Alamo même si elle est gagnée par les Mexicains est très couteuse en vies humaines. Près de six cents soldats y trouvent la mort mais en plus elle donne le temps à Sam Houston d’organiser plus au nord une armée de volontaires après avoir reçu des armes et des munitions de la part des E.U. C’est ainsi que la république indépendante (et coloniale !) du Texas voit le jour. Peu de temps après le gouvernement des EU annexe purement et simplement le Texas et c’est là un des casus-belli de la guerre étasuno-mexicaine. Précisons que le gouvernement mexicain en envoyant une armée défendre l’intégrité de son territoire opère dans la stricte légalité. La jeune république mexicaine naissante et pauvre ne pouvait pas grand-chose face à la puissance des Etats-Unis.

A la suite de la victoire contre Santa Anna, l’arrogance des EU n’a plus de limites. Une dizaine d’années plus tard, le gouvernement des EU désireux de s’étendre aux détriments du Mexique offre à celui-ci de lui acheter le Nouveau Mexique et la Californie. Devant le refus du président mexicain, le président des EU James Knox Polk chantre de la conquête de l’Ouest, théorisée par O’Sullivan sous le nom de Manifest Destiny * et soutenu par la presse et la classe politique décide de déclarer la guerre au Mexique. A l’issue de cette guerre terriblement meurtrière pour le Mexique, par le traité de Guadeloupe Hidalgo du 2 février 1848, lorsque les troupes des États-Unis ont occupé Mexico, ce pays est obligé de céder aux États-Unis, après le Texas, la Californie, l’Utah, le Nevada, le Colorado, le Wyoming, le Nouveau-Mexique, et l’Arizona (la moitié du territoire mexicain représentant le quart du territoire des EU ), pour 15 millions de dollars de l’époque ( en vérité une bouchée de pain, seulement 600 millions de dollars de l’an 2000). Evidemment les troupes mexicaines, une fois de plus, ne pouvaient pas grand-chose contre la puissance des Etats-Unis, dotés d’armes modernes, d’un meilleur entrainement et de moyens industriels considérables.

Encore une fois les EU semblent triompher magistralement. Pas si sûr car douze ans après cette guerre d’agression contre le Mexique, le sud et le nord des EU s’affronteront dans la plus sanglante des guerres de leur histoire, la guerre de Sécession. Celle-ci fera au total 650 000 morts militaires. C’est-à-dire deux fois plus que toutes les pertes étasuniennes de la seconde guerre mondiale. Cependant comment ne pas percevoir dans cette guerre de Sécession une sorte d’expiation divine pour la lâche agression des Etats Unis contre le Mexique surtout si l’on retient que son objet principal est cette même question de l’esclavage qui fut le prétexte de la bataille d’Al Alamo.

C’est ainsi que s’exprimant dans les années 1880, le président Ulysses S. Grant qui fut un des généraux de la guerre de Sécession ne s’y trompe pas et déclare :

« La rébellion du sud (et la guerre de Sécession qui s’ensuivit) fut l’avatar de la guerre avec le Mexique. Nations et individus sont punis de leurs transgressions. Nous reçûmes notre châtiment sous la forme de la plus sanguinaire et coûteuse guerre des temps modernes. »

 

Youssef Boussoumah

 

*« C’est manifestement notre destinée de nous répandre sur le continent que la Providence nous a alloué pour y assurer le libre développement d’une population qui, chaque année, se multiplie par millions. »1

 

 

 

 

Édito #34 – Révoltes antivax en Guadeloupe : l’angle mort colonial

Au moment où nous publions cet article, les événements vont très vite en Guadeloupe. La République française, dans le sillage de sa célébration cette année de Bonaparte qui rétablit l’esclavage aux Antilles via des expéditions militaires meurtrières, a décidé d’y envoyer des troupes – en l’espèce RAID et GIGN. Une opération jugée « normale » par le candidat d’EELV, Yannick Jadot. Le couvre-feu décrété et les coups de mentons pour mater la révolte – et il y a à cette heure des morts – attestent que l’insurrection du peuple de Guadeloupe est avant tout anticoloniale.

 

Depuis plusieurs jours, à la suite d’un appel (selon Le Monde) à la « grève générale » contre l’obligation vaccinale des soignants, la Guadeloupe connait une situation quasi insurrectionnelle. La population guadeloupéenne qui a payé un lourd tribu à la pandémie de Covid se révolte donc contre une vaccination obligatoire ainsi que contre le Pass sanitaire.

Nous ne discuterons pas la pertinence de ce point tant il nous semble sur le fond presque subalterne et masquer l’essentiel. Il ne faut pas perdre de vue le point politique central dans la situation : la révolte en Guadeloupe aujourd’hui comme celle, valeureuse et emmenée par Elie Domota et le LKP en 2009, est une révolte anticoloniale qui a tout notre soutien.

C’est pour cela que la question de la politique sanitaire à mener en Guadeloupe ne peut pas, ne doit pas recouvrir la question essentielle et le point révoltant d’injustice qu’est le colonialisme.

Les Antilles françaises ont beau être devenues dans le sillage de la décolonisation un département d’outre-mer (un DOM), elles demeurent une colonie française et la politique que l’État français mène en Guadeloupe (mais aussi en Martinique et en Guyane) est une politique coloniale.

Plusieurs aspects illustrent ce point : la pauvreté y est plus élevée qu’en France métropolitaine, les élites y sont majoritairement blanches, la jeunesse guadeloupéenne est tenue de se rendre en France si elle veut mener des études universitaires dignes de ce nom et enfin, pour ce qui touche aux questions de santé publique, le CHU de Pointe-à-Pitre est dans un état de délabrement avancé comme c’est le cas de la plupart des centres hospitaliers des DOM/TOM. La grande île antillaise qu’est Cuba façonnée par l’anti-impérialisme de Fidel Castro et de ses compañeros assure, elle, bien que pauvre et isolée, la santé et l’instruction pour sa population.

La révolte en Guadeloupe répond aussi à cette injustice, à la situation criante de l’île par rapport à la France, aux coupures d’électricité ou d’éclairage public et de la vie chère. Sur l’hostilité au vaccin et au Pass, le refus de la population d’être empoisonnée fait au long cours écho à l’histoire antillaise contre l’esclavage. En effet, Caroline Oudin-Bastide dans L’effroi et la terreur (Esclavage, poison et sorcellerie aux Antilles) montre comment le thème de l’empoisonnement a un rôle dans les rapports entre oppresseurs blancs colons et esclaves déportés d’Afrique qui, chacun, en éprouvent la crainte. Le colon esclavagiste craint d’être empoisonné par les esclaves qui ne disposent d’autres armes de libération tandis que les esclaves craignent la colère de leurs maîtres et la puissance de l’empoisonneur.

Ce thème puissant du refus de l’empoisonnement par les descendants d’esclaves en Guadeloupe doit être pris au sérieux comme remémoration anticoloniale. Lorsque, dans un article, un Guadeloupéen fait référence au vaudou, il rappelle l’importance de cette histoire, de la violence coloniale (et postcoloniale, on le verra) doublée de l’esclavage aux Antilles. La crainte de l’empoisonnement et la référence au vaudou évoquent en quelque sorte ce que dit Walter Benjamin sur la mémoire et la revanche des ancêtres, des vaincus. Par sa révolte, et au-delà de toute considération sur la nécessité d’être vacciné et du Pass sanitaire, le peuple de Guadeloupe n’entérine pas la fable des DOM qui auraient mis fin à la décolonisation. Il a opiniâtrement refusé l’intégration au récit faisandé républicain et partant défend admirablement dans ce que cela a de plus profond et existentiel sa dignité, sa négritude (au sens de Césaire).

L’histoire des esclaves en Guadeloupe est en effet et y compris au sein des Antilles encore sous domination française particulièrement violente. Cette histoire a beau être en France occultée, il faut se souvenir que Bonaparte, comme en Haïti, décide après l’abolition de 1794 de rétablir l’esclavage en Guadeloupe. Avec 4000 militaires, il y écrase la révolte en 1802 au prix de plusieurs milliers de morts guadeloupéens (6% environ de la population noire). Louis Delgrès, célébré par Aimé Césaire, est le dirigeant de l’héroïque insurrection des esclaves. L’un des deux généraux napoléoniens auteurs de ce massacre, Richepance, a eu longtemps son nom dans une rue parisienne et qui figure encore sur l’Arc de Triomphe.

L’histoire guadeloupéenne est particulièrement jonchée de ce genre d’épisodes parmi les Antilles françaises avec, dans la seconde partie du XXème siècle, les tragiques événements de Mai 67 après qu’une sommité gaulliste blanche locale a lâché, comme dans l’Afrique du Sud de l’apartheid ou les USA des années 1960, son berger allemand contre un cordonnier noir handicapé. La répression des émeutes consécutives à ce racisme d’Etat déchaîné fera près de 100 morts (probablement 87 mais Taubira elle-même parle de « 100 morts »). Plus près de nous, la question de l’empoisonnement, bien réel celui-là, est revenu avec le scandale du Chlordécone, pesticide cancérigène utilisé des années dans les bananeraies pour éradiquer un ravageur et dont l’épandage a empoisonné les sols et une large partie de la population de l’île.

Au-delà donc des considérations sur la nécessité vaccinale, c’est bien toute cette histoire qu’il faut avoir à l’esprit. La gestion du COVID-19 par la République française en Guadeloupe est coloniale. Le refus guadeloupéen du vaccin n’a donc rien de comparable avec celui d’ici, souvent individualiste et confusionniste. Par sa révolte contre la politique sanitaire de la République française, le peuple guadeloupéen se constitue de nouveau politiquement en tant que peuple. Un peuple débout qui n’a pas sombré dans l’oubli de l’histoire de ses ancêtres, de l’esclavage et de la violence y compris empoisonneuse de la puissance coloniale. Du reste, l’envoi de policiers et de gendarmes du RAID et du GIGN accompagnés d’un couvre-feu à la suite d’une déclaration gouvernementale martiale ne font qu’attester et confirmer la dimension coloniale de l’affaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Édito #33 – Commémoration du 11 novembre : les combattants musulmans tués une deuxième fois

A quel jeu joue Macron à semer la zizanie entre la Mosquée de Paris et le CFCM ?
Depuis la présidence de Sarkozy, l’acharnement des différents gouvernements français à enrégimenter les Musulmans de France au sein d’une grande organisation dite représentative qui permettrait au pouvoir d’exercer un contrôle sur les fidèles ne s’est jamais démenti. Et cela, au mépris du fameux principe républicain, fondement de la laïcité, de séparation de l’Eglise et de l’Etat et parfois au moyen de coups tordus dignes des heures de gloire de la colonisation.
Chaque année pour la commémoration du 11 novembre 1918, souvenir de la fin des combats de la grande boucherie que fut la première guerre mondiale, les présidents de la République ont coutume d’inviter les chefs religieux des différents cultes auxquels appartenaient les combattants tombés au champ d’horreur, notamment les représentants du culte musulman, afin de rendre hommage aux 100 000 soldats d’Afrique qui y ont laissé leur vie. Il y a quelques jours, paraissait un communiqué courroucé du nouveau recteur de la mosquée de Paris, Chems Eddine Hafez  se plaignant du fait que celle-ci n’a pas été conviée à cette cérémonie et cela « pour la première fois depuis son inauguration le 15 juillet 1926 » alors que Mohamed Moussaoui, représentant du CFCM, organisation représentative concurrente de la Mosquée de Paris, lui l’a été, comme l’atteste une invitation émanant de l’Elysée.  Tout cela est loin d’être fortuit.

Que les choses soient claires. Nous n’avons aucun goût pour les choses militaires et encore moins pour le souvenir de cette terrible guerre impérialiste que fut 14/18 d’autant que les milliers de soldats indigènes qui y laissèrent la vie ou leur santé combattirent le plus souvent contraints et forcés ou poussés par la misère, la conscription ayant été étendue aux soldats indigènes d’Algérie et d’Afrique sub-saharienne. De plus il ne nous appartient pas ici d’entrer dans les querelles de légitimité entre la mosquée de Paris et le CFCM qui seraient bien avisés de refuser ces invitations plutôt que de se plaindre au motif supérieur que cette guerre n’était pas celle des colonisés et qu’ils n’avaient rien à y faire. Néanmoins, du point de vue du gouvernement et des ses basses manœuvres, l’humiliation est d’importance. Comme le président du CFCM, M. Moussaoui, n’a pas pu honorer l’invitation du 11 novembre pour convenances personnelles, il résulte de tout cela qu’il ne s’est trouvé aucun représentant musulman à cette commémoration et que visiblement cela n’a pas gêné les représentants de l’Etat. Ce même Etat français qui envoya à une mort cruelle des centaines de milliers de combattants musulmans entre 1914 et 1918 est indifférent au fait que pour la première fois depuis 1926 « la prière de l’absent » pour le repos de leur âme n’a pas pu avoir lieu. Ainsi, l’Elysée par cette révoltante manœuvre vient d’arriver à ses fins : envenimer davantage les relations entre les deux pôles de l’Islam de France. Comme à l’époque coloniale le pouvoir français joue et entretient la division entre les chefferies indigènes musulmanes. D’autant qu’aussi bien la mosquée de Paris que le CFCM se sont vus imposer de signer l’humiliante et islamophobe charte des principes de l’Islam de France. Comme si le respect des autres et la bienséance dont c’est la pierre angulaire ne se trouvait pas déjà inscrits au cœur du dogme musulman. Comme si l’immense majorité des Musulmans de France ne respectait pas depuis toujours le bien-vivre et le bon voisinage avec leurs concitoyens.

De plus, considérant la séquence actuelle de friction entre le gouvernement français et le gouvernement algérien, connaissant également la proximité des recteurs successifs de la Mosquée de Paris avec celui-ci, il est évident que cette énième forfaiture du président Macron est à considérer en résonnance avec les règlements de compte politicards de la France au Maghreb. C’est bien d’un jeu inquiétant de l’Elysée dont il s’agit puisque tout cela se fait au mépris de la dignité et des intérêts des Musulmans de France déjà éreintés par l’islamophobie d’Etat mais aussi maintenant au mépris de la mémoire de leurs aïeux qui n’avaient jamais demandé à mourir pour l’impérialisme français.

 

Mohamed Mbougar Sarr a-t-il vraiment gagné le Goncourt ?

La malédiction du Goncourt va-t-elle s’abattre sur lui comme elle s’est abattue en 1921 sur René Maran, premier Goncourt noir de l’histoire ? Le tollé, avait eu raison de Maran qui démissionna de son poste d’administrateur colonial alors que son roman n’avait même pas eu l’audace de condamner le colonialisme, seulement ses excès. Le personnage, que Fanon avait qualifié de « frileux » n’était certes pas un foudre de guerre, mais il avait posé une pierre. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Mohamed Mbougar Sarr, lui, n’est pas « frileux ». Qu’on en juge :

« Universels ! Ah, l’universalité…Une illusion tendue par ceux qui la brandissent comme une médaille. Ils la mettent autour du cou de qui ils veulent. S’ils la mettent autour du vôtre, c’est pour vous prendre. (…)Brûlez les médailles. Et les mains qui les tiennent. Arrachez les derniers lambeaux de l’ère coloniale et n’attendez rien ! Au feu toutes ces vieilleries ! A la braise, à la cendre, à la mort ! »

Il ne mâche pas ses mots pour dire ce que Maran n’avait pu dire. Il dit tout, sans fausse pudeur et sans détour. Il dit tout et il le dit avec talent. Tout du malaise de l’écrivain noir balloté entre la reconnaissance des siens et la mainmise des Blancs :

« Nous avions ensuite longuement commenté les ambiguïtés parfois confortables, souvent humiliantes, de notre situation d’écrivains africains dans le champ littéraire français. Un peu injustement, et parce qu’ils étaient des cibles évidentes et faciles, nous accablions alors nos aînés, les auteurs africains des générations précédentes : (…) nous les accusions de s’être laissé enfermer dans le regard des autres, regard-guêpier, regard-filet, regard-marécage, regard-guet-apens … ». Il dit vraiment tout, même les reproches que ses frères lui font : « Voilà pourquoi tu ne seras jamais reconnu ici : tu nous snobes. Les Blancs peuvent te célébrer autant qu’ils veulent, te donner tous les prix qu’ils veulent, parler de toi dans leurs grands journaux, mais ici t’es rien. Nada. Et quand t’es rien chez toi, t’es rien nulle part. T’es un aliéné, un Nègre de Maison ».

Difficile de penser que le lauréat du prestigieux prix littéraire ne serait qu’un simple faire-valoir francophone des cercles parisiens en mal de diversité. Pourquoi cette élite se complairait-elle à saluer une plume qui les humilie et les déshabille ? Aurait-elle enfin abdiqué de sa morgue hautaine pour s’incliner, défaite devant un chef d’œuvre ? Nous sommes tentés de le croire. L’écrivain a du talent et le snobisme germanopratin semble avoir été pris par surprise. Le génie l’aurait alors emporté ? On pourrait se satisfaire de cette interprétation qui nous parait plausible mais la petite voix nous dit que ce n’est pas tout. Ça ne peut pas être tout. Impossible.

Commençons par ce qui semble une évidence. Pourquoi celui qui écrit : « L’adoubement du milieu littéraire français. C’est notre honte, mais c’est aussi notre gloire fantasmée, notre servitude et l’illusion empoisonnée de notre élévation symbolique » trahit-t-il ses personnages (dont on comprend qu’il sont ses doubles) avec autant de désinvolture en acceptant le Goncourt avec une fierté presque gênante ? Il aurait pu faire le choix de leur donner vie, prolonger le geste de l’œuvre, pour que la fiction déborde et vienne submerger le réel. Une critique juste et intransigeante pourrait légitimement lui faire ce reproche. Mais elle serait idéaliste et raterait l’essentiel. A y regarder de plus près, il se pourrait que derrière le sacre de Mohamed Mbougar Sarr se soit jouée une partie plus tortueuse qu’il n’y paraît.

Et si nous faisions l’hypothèse que ce prix n’est que le pendant culturel et médiatique d’un événement politique d’importance : le sommet Afrique-France de Montpellier où se sont cristallisés de nouveaux rapports de forces entre la puissance coloniale déclinante et une Afrique plus rebelle et moins dépendante ? En effet, les deux évènements semblent se faire écho dans une espèce de symétrie troublante. Ils disent un moment de la France dans son rapport à ses dépendances coloniales. Souvenons-nous des paroles de Boubacar Boris Diop : « La France n’a plus l’envergure d’un Etat en mesure de soutenir un tête-à-tête avec tout un continent, aussi malheureux soit-il[1]. » Si Macron s’agite, s’il copine avec Achille Mbembe, s’il s’ouvre à une certaine critique de la Françafrique, c’est que celle-ci prend l’eau. Cependant, quoi qu’il arrive aucun président français digne de ce nom ne prendra le risque de tuer la poule aux œufs d’or.  A la dernière grand’messe de Montpellier, c’est encore Macron qui a pris le dessus mais non sans difficulté face à une Afrique de plus en plus infidèle.

Relisons le Goncourt à la lumière de ce timide rééquilibrage.

D’abord, il fallait privilégier les symboles. Macron avait tenu à honorer la jeunesse africaine lors du sommet de Montpellier. C’est aussi un jeune sénégalais de trente ans que le Goncourt décide de récompenser. Ensuite, Macron exigeait de cette jeunesse une parole de vérité. « On ne me met pas assez la pression ! Mettez-moi la pression ! » a-t-il ordonné à Achille Mbembe. La plume de Mohamed Mbougar Sarr n’est-elle pas trempée dans l’acide ? N’a-t-il pas fait « pression » sur le milieu littéraire ? Enfin, il faut agir. Macron a validé la proposition de Mbembe d’une « Maison Maryse Condé des mondes africains et des diasporas » à Paris. Le jury du Goncourt a célébré le sacre d’un authentique écrivain. Décerner des prix de complaisance à des indigènes médiocres devenait en effet embarrassant et ça commençait à se voir.

Mais la partie se joue à deux. Et qui dit rééquilibrage des forces, ne dit pas équivalence des forces. Loin s’en faut. En l’état actuel des choses, ni les peuples d’Afrique dans un contexte international, ni Mohamed Mbougar Sarr dans le contexte feutré des salons parisiens ne peuvent prétendre imposer leur regard. C’est pourquoi les personnages fantasmés du livre n’ont pas pu prendre le dessus. C’est pourquoi Mohamed n’a pas pu les incarner et c’est pourquoi il a servi aux membres du jury un discours lénifiant sur l’importance de la francophonie et sur ces écrivains africains francophones en mal de reconnaissance. Celui dont le personnage criait : « Brûlez les médailles. Et les mains qui les tiennent », remercie obséquieusement ceux qui le font entrer dans la légende. Pascal Bruckner, membre du jury et auteur des « sanglots de l’homme blanc », brûlot de la littérature anti-tiers-mondiste, est en pamoison. Ils ont trouvé un héros d’une envergure impressionnante qui pourrait les écraser par son simple talent mais il n’en fait rien. Ils viennent de dompter un lion avec une facilité déconcertante. C’est ce qu’on peut appeler une belle prise.

Fin de partie ?

Peut-être pas. Derrière la façade du discours, il est un sous-texte. La francophonie n’appartient plus à la France mais à ses millions d’Africains qui transforment la langue, la réinventent, la triturent. La France est une province. C’est en dehors de ses frontières que la langue se réinvente. Mohamed Mbougar Sarr confirme l’intuition de Kateb Yacine : Le français ne serait-il pas un butin de guerre ? Finalement, ce roman qui dit tout haut ce que Mohamed pense tout bas, n’est-il pas un braquage en règle, le geste d’un romancier qui évalue finement les rapports de forces et saisit toutes les règles du jeu littéraire, sans tout à fait s’y soumettre ? Quelqu’un qui a su manipuler la mauvaise conscience blanche en sa faveur ? Peut-être que l’originalité de la situation c’est que les raisons politiques qui ont poussé le jury à le choisir sont dans l’œuvre elle-même ? Il écrit un livre qui dit en substance « vous êtes des salauds » mais il le fait avec un talent d’écriture qui écrase largement le petit monde littéraire parisien. Ce faisant, il les oblige à le consacrer car c’était le seul moyen pour eux de sauver ce qu’il leur a révélé d’eux-mêmes. C’était le seul moyen de reprendre le dessus sur une œuvre faite pour les humilier. Résultat : ils reprennent le dessus (tout comme Macron) mais l’œuvre reste un affront (tout comme les infidélités croissantes de nombre de dirigeants africains).

On pourrait se lamenter et regretter que Mohamed Mbougar Sarr ne soit pas vraiment le Mohamed Ali dont nous rêvons. Mais ce serait oublier que ce dernier était un être collectif et qu’il était porté par l’effervescence des luttes noires. Dans le désert politique indigène français, qui aurait sauvé Mohamed Mbougar Sarr des hyènes qui l’auraient déchiqueté ou condamné à la déshérence s’il avait fait le choix héroïque de la rupture ? N’est pas Sartre – qui avait le privilège du prestige et de la blanchité – qui veut. Quel est le prix littéraire en Afrique qui aurait pu rivaliser avec le Goncourt et sublimer le geste rebelle ? Qui en indigénat aurait eu le pouvoir de faire du jeune prodige, un écrivain ?

Mohamed Mbougar Sarr ne le sait que trop bien : « Voilà notre triste réalité : le contenu misérable de notre rêve misérable, la reconnaissance du centre – la seule qui comptât ».

Pour l’instant. Parce que si vous observez bien, à la cérémonie de remise du prix, il y a avait des applaudissements mais aussi beaucoup de sourires crispés.

 

Houria Bouteldja

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] https://www.seneplus.com/opinions/montpellier-la-francafrique-bout-de-souffle?fbclid=IwAR2Z7cP3F_vcVcNiDLK_KmMIlMBxYy5EbW4kmGgVTMoPdwTKtNDZqVC2LPo