Messages par QGDecolonial

Édito #15 – Ne pas juger les fous, sauf s’ils sont Musulmans ?

« Quel jurisconsulte oserait déclarer coupable de meurtre, c’est-à-dire coupable d’homicide commis volontairement, un homme dans un état d’ivresse tel que celui que je suppose ? Il y aura, si l’on veut négligence, imprudence, imputabilité civile ; mais où il n’y a pas eu l’intention de crime, volonté de tuer, volonté d’agir en connaissance de cause, il y aura impossibilité de déclarer l’accusé coupable » (Faustin Hélie, ancien magistrat et théoricien du droit pénal).

Le droit pénal moderne connaît un principe fondamental selon lequel n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes.

Effectivement, le procès pénal a pour fonction de juger l’homme dans l’utilisation de son libre arbitre. Les magistrats doivent pour cela caractériser l’élément matériel de l’infraction (par exemple, un agissement ayant entraîné la mort d’une personne) mais aussi son élément moral, l’intention (par exemple, celle de donner la mort). Or, comment la société pourrait-elle juger un homme dont la capacité de vouloir et de comprendre a été abolie au moment des faits qui lui sont reprochés ?

Les malades mentaux ne peuvent qu’être déclarés irresponsables sur le plan pénal (mais pas sur le plan civil, l’abolition du discernement ne faisant pas obstacle à l’octroi de dommages et intérêts à la victime pour la réparation du préjudice subi par elle).

Il s’agit d’un principe que contenait déjà le code pénal dans sa version de 1810, et qu’il reprend aujourd’hui en son article 122-1. Et la Cour de cassation a toujours interprété ce texte comme visant tout trouble mental ayant entraîné une disparition complète du libre arbitre, sans distinguer suivant l’origine du trouble, et sans donc exclure du champ de l’irresponsabilité pénale le trouble mental consécutif à une intoxication volontaire.

Dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, Kobili Traoré s’est introduit dans le domicile de sa voisine Sarah Halimi. Au motif qu’elle était Juive, il l’a qualifiée de « démon », l’a frappée puis l’a défenestrée en se réjouissant d’avoir « tué le sheitan ». Il a ensuite été interpellé pendant qu’il récitait des versets du Coran.

Les sept experts psychiatriques intervenus dans le cadre de l’instruction de l’affaire ont, à l’unanimité, abouti à la conclusion que, au moment des faits, Kobili Traoré était sous l’empire d’une « bouffée délirante aiguë » à la suite d’une consommation de cannabis. Six experts sur sept étaient d’avis que le discernement de Kobili Traoré avait, dans sa séquence délirante, été intégralement aboli, seul le premier ayant estimé que la crise subie par l’intéressé avait seulement entravé son discernement.

Dans ce contexte, la chambre d’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, si elle a reconnu qu’il existait des charges suffisantes à l’encontre de l’accusé d’avoir volontairement donné la mort à Sarah Halimi avec la circonstance que les faits ont été commis à raison de l’appartenance de celle-ci à la religion juive, elle l’a toutefois déclaré irresponsable pénalement « en raison d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli sont discernement ou le contrôle de ses actes au moment des faits ». Les juges d’instruction ont alors ordonné l’hospitalisation complète de Kobili Traoré en établissement de soins psychiatriques. Cette décision était alors tout à fait conforme au droit, comme ont pu le démontrer des avocats reconnus.[1]

Saisie de pourvois des parties civiles selon lesquelles Kobili Traoré n’aurait pas dû être considéré comme irresponsable pénalement dès lors qu’il aurait commis une faute en ingérant volontairement une substance illicite susceptible de porter atteinte à son discernement (du cannabis), la Cour de cassation a jugé au contraire que « les dispositions de l’article 122-1, alinéa 1er, du code pénal, ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement ».

En se bornant à rappeler l’état du droit, qui plus est tout à fait respectable et à l’honneur de l’institution judiciaire de n’avoir pas condamné « un fou », cette affaire aurait pu en rester là. Que nenni.

Il est vrai que, dès l’origine, cette affaire a été saisie par les forces politiques réactionnaires. Ainsi, dès le 9 avril 2017, le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) a organisé une marche blanche en sa mémoire au cours duquel son vice-président a dénoncé, tour à tour, la « linquance », la « mence » et la « haine antisémite » de l’auteur des faits. Le 1er juin 2017, dix-sept « intellectuels », dont Michel Onfray, Jacques Julliard, Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut et Élisabeth Badinter ont publié une tribune dans Le Figaro demandant à ce que « toute la lumière soit faite sur la mort de cette Française de confession juive tuée aux cris d’ « Allah akbar » ».

A la suite de l’arrêt de la chambre d’instruction du 19 décembre 2019, les personnalités politiques de droite et d’extrême droite, telles que Eric Ciotti, Valérie Boyer, Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan, et Meyer Habib, ont largement critiqué le verdict rendu. Le président du Consistoire de Paris, Joël Mergui, parlera de « permis de tuer des juifs ». Le Président de la République Emmanuel Macron, lors d’un discours prononcé à Jérusalem face à « la communauté française d’Israël », a exprimé le « besoin de procès » dans cette affaire, au mépris des principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance de la magistrature.

En réaction à l’arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 2021, Emmanuel Macron a annoncé vouloir modifier la loi pénale pour que l’abolition du discernement consécutive à la prise de stupéfiants ne soit plus une cause d’irresponsabilité pénale.

L’on sait pourtant que la consommation de cannabis est, dans le discours politique hégémonique, imputée aux habitants des quartiers pauvres. En rendant impossible l’exonération de responsabilité pénale en raison d’usage de stupéfiants, alors qu’au demeurant de tels effets du cannabis restent tout à fait exceptionnels, le pouvoir s’engage ainsi à favoriser la répression des indigènes pour qu’ils ne puissent jamais « échapper » à la justice.

L’on observe également que le moteur de l’attention portée à l’affaire Sarah Halimi a été le fait que l’auteur du crime est un homme Musulman (qui, en outre, a entouré son geste de « signes » islamiques, comme l’utilisation du terme sheitan et de l’expression Allahu akbar ou la récitation de versets du Coran avant son interpellation) et la victime une femme Juive. L’avocate générale, lors de l’audience devant la Cour de cassation, tombera d’ailleurs dans ce travers en relevant que l’affaire est particulière « à l’heure de la montée, en France, dans certains quartiers, de l’antisémitisme ».

Il ne fait aucun doute pour nous que le motif antisémite du crime est à considérer car « les fous » ne sont pas imperméables aux idéologies dominantes dans lesquels ils évoluent. Le meurtrier de Sarah Halimi n’y déroge sûrement pas. En l’occurrence, peut être cité l’exemple de l’affaire Thomas Gambet qui, en janvier 2015, juste après l’attentat de Charlie Hebdo, a tué de 17 coups de couteaux Mohamed El Makouli aux cris de « je suis ton dieu, il n’y a pas d’islam ». Le caractère islamophobe du crime est indéniable mais, schizophrène paranoïde et fumeur de cannabis au moment des faits, il a été jugé pénalement irresponsable[2]. Les deux crimes sont symétriquement les mêmes : deux personnes dont la raison a été abolie, en particulier après la consommation de stupéfiants, sont déclarées irresponsables par la justice alors même que leur contexte idéologique agit effectivement dans le choix de leur cible.

Dans le cas de Mohamed El Makouli, aucune campagne de presse n’est venue remettre en cause le verdict, contrairement à celui de Sarah Halimi. C’est donc bien à l’encontre des Musulmans, par la pression de groupes islamophobes, qu’une campagne médiatique a été menée sur cette affaire, le vice-président du CRIF ayant associé ce crime à la « linquance » (dont sont usuellement accusés les Arabo-Musulmans) et les « intellectuels » précités ayant précisément ciblé l’expression Allahu akbar comme élément déterminant de l’affaire.

Kobili Traoré n’était dès lors pas seulement un aliéné au moment de son acte, il était avant tout un Musulman. Et c’est à ce titre que les forces politiques réactionnaires exigent aujourd’hui la révision de ces arrêts.

On serait cependant tentés de s’estimer heureux. En effet, la réaction se cantonne ici à des manifestations pacifiques. Qui se souvient de la longue ratonnade anti-arabes à Marseille en 1973 qui allait provoquer la mort d’une vingtaine d’immigrés ? Elle faisait suite à un jugement reconnaissant l’irresponsabilité pénale d’un meurtrier algérien… pour troubles mentaux.

[1] https://www.lepoint.fr/justice/tribune-affaire-halimi-monsieur-le-grand-rabbin-n-ayez-pas-peur-des-juges-05-01-2020-2356187_2386.php

[2] https://www.pressreader.com/tunisia/le-temps-tunisia/20160713/281698319082287

Youssef s’la raconte ! #11 – La véritable histoire du Colonel Bendaoud

« Arabe tu es, Arabe tu resteras, même si tu t’appelles colonel Bendaoud ». Qui n’a pas entendu mille fois cette morale proverbiale prononcée sur un ton sentencieux qui conclut invariablement ces histoires d’indigènes ayant gravi les échelons de la société coloniale et qui se croyant bien intégrés se voient soudainement éconduits et ramenés à leur condition première ?

Il s’agit sans doute là de la légende urbaine la plus populaire d’Algérie et même au-delà, du Maroc et de Tunisie. Chez les populations ayant connu la colonisation bien sûr mais tout autant dans l’émigration. Ce qui est hautement significatif c’est l’abondance des récits concernant ce Mohammed Bendaoud, la multitude des situations et des moments historiques où celui-ci est censé avoir évolué. L’un raconte que cette péripétie s’est déroulée fin XIX e siècle : un Algérien officier dans l’armée française se serait vu refuser de l’avancement pourtant mérité du fait de son origine, un autre prétend qu’elle se serait produite avant la guerre d’Algérie et qu’il s’agirait d’une histoire de divorce entre un époux indigène et sa femme blanche qui bien imprudemment l’aurait épousé puis l’aurait quitté sur pression de sa famille. Un autre encore est convaincu que le colonel Bendaoud aurait délibérément été ignoré par de Gaulle lors d’un passage en revue pendant la guerre d’Algérie. Certains pensent que le colonel Bendaoud en dépit de son grade n’aurait pas été convié à un dîner de gala. Les récits divergent mais tous sont d’accord sur un point, le colonel Bendaoud se serait ensuite brûlé la cervelle de son révolver d’officier. Comme si seule une fin violente et auto administrée pouvait sanctionner cette triple perte d’honneur.  D’abord pour avoir pactisé, s’être mis au service de l’ennemi mais surtout pour avoir renié son statut personnel, dit autrement sa religion, condition alors pour un indigène d’accéder aux grades supérieurs et enfin pour au final s’être fait ridiculisé d’une terrible façon.

Quelles sont les caractéristiques de cette histoire-légende car il s’agit bien de cela. Voyons sa structure. Un ordre social préexistant, l’Algérie de la Régence est brisée par un élément extérieur, la colonisation. Celle-ci agit non seulement par une politique directement coercitive, par des massacres de masse, des pillages, des destructions mais de façon plus insidieuse encore par le reniement de soi-même qu’elle cherche à produire sur les élites. En effet à la fin du XIXe siècle un danger mortel menace la société algérienne. Les révoltes et tentatives révolutionnaires ayant été brisées l’une après l’autre, le colonialisme déploie à présent sa politique d’assimilation. Certes encore timide mais qui évidemment concerne les élites, les évolués comme on disait (fils de familles féodales, appelés à intégrer l’armée, l’administration des finances et même la justice). Des élites assimilées faisant désormais cruellement défaut à la société traditionnelle dans ses efforts de résistance. Assimiler ces derniers pour la colonisation est donc un impératif stratégique. Toujours dans le narratif sollicité, en réaction, développant ses anticorps, la société algérienne ne pourra survivre et retrouver son ordre ancien que si elle sait opposer un coup d’arrêt décisif à cette politique d’assimilation, la menaçant d’annihilation. C’est à ce stade en tant qu’anti corps qu’agit ce proverbe. Non seulement comme approbation de la sanction (pour avoir rejeté son identité musulmane et avoir embrassé la francité) mais aussi comme mise en garde. En effet pour l’immense majorité des Algériens, il est impossible de vivre sans honneur en abandonnant sa société traditionnelle mais de plus cette assimilation est vouée à l’échec.

Un mythe n’a ni début, ni fin, il se restructure sans cesse et comme tous les mythes celui-ci nous en apprend beaucoup plus sur le peuple qui le véhicule que sur l’histoire en question. D’où le peu d’importance accordé à l’exact déroulement des faits. Un mythe est censé apporter une réponse aux grandes questions que se pose une société : son origine, son ordre social, ses interdits, son devenir. Ici le mythe apporte une réponse à la question, qu’arrive-t-il à celui, à celle qui brade l’identité suprême, l’honneur, la religion.

A propos, chose promise…. Voilà la véritable histoire du colonel Bendaoud

Le fait se déroule à la fin du XIXe siècle. Né en 1837 et mort le 1ᵉʳ juillet 1912 dans la région d’Oran, fils de l’Agha Elseïd Mohamed Bendaoud, le Colonel Mohamed Bendaoud était fier d’avoir été le seul indigène à avoir intégré Saint Cyr mais aussi le seul officier supérieur d’origine arabe dans l’Algérie colonisée du 19ème siècle. Naturalisé Français, ayant abandonné l’Islam, il avait réussi son ascension en ressemblant à s’y méprendre, au colonisateur. A tel point que les journaux ne tarissaient pas d’éloges pour lui car il était la preuve vivante que l’assimilation était possible. « Nul n’a autant servi la France coloniale que le colonel Mohamed Bendaoud », « un soldat de grande bravoure », « vivant à l’européenne » et « très Français de sentiments ». Un jour, une aristocrate donne un bal. Les officiers supérieurs y sont conviés, Bendaoud aussi naturellement. La dame passe en revue ses invités et leur tend la main pour le baise-main après qu’on les lui ait présentés. Elle arrive devant le Colonel Bendaoud. Au moment de lui tendre la main, elle entend son nom et la retire précipitamment. Bendaoud a alors cette phrase terrible: « Arbi, Arbi wa hatta louken ikoun el colonel Bendaoud »  « Un Arabe reste un Arabe, même s’il est le Colonel Bendaoud ».

Peu importe de savoir s’il est vrai ce que certains ajoutent, à savoir qu’il se serait ensuite suicidé ou qu’il aurait ensuite démissionné de l’armée. La sanction suprême est le no-man’s land mental dans lequel il s’est ensuite retrouvé. Après cet épisode plus personne n’ose l’évoquer et il terminera sa vie dans l’oubli. Il aura quand même, « suprême récompense » la joie de savoir que son fils militaire est tombé au champ d’honneur en 1908 au Maroc en criant « je meurs pour la France ». Mais pour autant il n’y aura plus pour lui d’invitation à des dîners mondains.

Le lien avec la société d’immigration post coloniale d’aujourd’hui est patent. En effet, évoquant la trajectoire d’un Malek Boutih, d’un Chalghoumi, d’une Fadela Amara, d’une Zineb El Rhazoui, d’un Mohamed Sifaoui, et tant d’autres, (ceux que Sadri kiari nomme non pas « arabes de service » mais « arabes professionnels ») votre interlocuteur issu de l’immigration maghrébine finit invariablement son récit par la convocation du fameux colonel. Il est facile de se rassurer en se disant qu’une telle péripétie ne peut pas nous arriver. Ce qui est certain c’est que nous avons tous en nous du colonel Bendaoud, si tant est que personne n’est prémuni contre une telle déchéance. On peut au moins reconnaître une qualité à celui-ci, celle de l’ultime lucidité. Car depuis quand un traître reconnaît-il qu’il est traître ? En tout cas au QG décolonial, lucides sur nous-mêmes nous tentons de l’être et de le demeurer.

Édito #14 – France/Algérie : les liaisons dangereuses

La visite annulée de Jean Castex à Alger révèle la nouvelle détérioration des relations entre l’Algérie et la France après celle de juin 2020. Pourtant cette délégation devait, en plus du 1er ministre, comprendre le ministre des Affaires étrangères et celui de l’Économie et des Finances, preuve que Paris était prêt « à mettre le paquet » concernant la mise en œuvre d’un « nouveau partenariat » attendu depuis 3 ans. La presse française, unanime, revient sur le long feuilleton des relations agitées entre ces deux pays. Les uns et les autres de rappeler les sujets de discorde habituels parmi lesquels la question de l’immigration clandestine ou la position française par rapport à la question du conflit au Sahara occidental…Certains médias évoquent, quant à eux, la raison qui semble avoir été le véritable déclencheur de cette crise : la décision du parti d’Emmanuel Macron (LREM) d’ouvrir une représentation à Dakhla – une sorte de consulat français – dans les territoires sahraouis ce qui équivaut à une prise de position claire et sans ambages pour la partie marocaine du conflit. Tout cela s’ajoute aux déclarations de Le Drian qui s’est récemment dit favorable au plan d’autonomie marocain, en opposition frontale au règlement adopté par l’ONU, préconisé par la capitale algérienne : à savoir une consultation d’autodétermination sous égide internationale.

Bien sûr, on peut s’interroger sur l’opportunité d’ouvrir une représentation de LREM dans ces territoires juste au moment où sur le terrain les combats sont relancés. De plus on imagine mal à qui est destiné ce bureau de LREM en plein Sahara. Algéria Watch nous apprend que le député communiste Jean-Paul Lecoq a qualifié de « honte » l’ouverture de ce comité local et a accusé Macron lui-même d’être à l’origine de cette décision. En effet, il serait inconcevable de penser que le chef de l’Etat n’ait pas été consulté. On penche donc volontiers pour une politique parfaitement assumée, ce qui témoigne d’une grande confusion au niveau de l’exécutif français. D’un côté, il veut rétablir de nouvelles relations avec l’Algérie et de l’autre il adopte pleinement le point de vue la monarchie chérifienne sur le Sahara occidental.

Cependant un autre motif de brouille est aussi relevé par la presse des deux pays : la fameuse question mémorielle. Les « efforts » de Macron sur ce dossier semblent encore bien insuffisants au regard de ce qui est attendu de l’autre côté de la Méditerranée, à savoir non pas une repentance mais une reconnaissance en pleine et due forme des crimes de la colonisation. Les préconisations du fameux rapport Stora, ne convainquent pas, à juste raison. Pas plus que les « gestes » symboliques comme la restitution des corps de résistants algériens à la colonisation. Pour beaucoup on est encore loin du compte.

Il faut savoir qu’une reconnaissance pleine et entière de la responsabilité française pour une liste de crimes grosse comme le Ritz, ouvrirait la voie à de possibles poursuites devant des juridictions internationales. La France dans cette perspective aurait beau brandir la clause des accords d’Evian signés par les deux parties qui soldent les comptes de cette guerre y compris au plan judiciaire, la juridiction internationale concernant d’éventuels crimes contre l’humanité (par exemple l’utilisation de napalm contre des civils, les tristement célèbres « camps de regroupement », le massacre du 17 octobre 1961 ou encore la nucléarisation du Sahara au détriment des populations nomades) s’imposerait sur tout accord bilatéral antérieur. D’autant que la qualification de certains de ces crimes empêche toute prescription. Par ailleurs, circonstance aggravante, à la différence de la responsabilité française dans la déportation des Juifs de France commise par la dictature crypto- fasciste pétainiste, les crimes français en Algérie furent perpétrés sous deux républiques en plein exercice démocratique. Ce qui implique directement l’Etat français dans sa continuité actuelle.

C’est pourquoi, on a du mal à comprendre que cette question de la reconnaissance française dans ce long massacre de huit ans (de 132 ans disent certains) ne soit utilisée que comme une variable d’ajustement, par le gouvernement algérien, dans les crises successives entre les deux pays. Ce qui en dit long sur la manière dont l’histoire coloniale, l’indépendance et le sentiment national sont instrumentalisés par le pouvoir en place.

Tout comme on a du mal à comprendre que le gouvernement français, ne considère ce « conflit mémoriel », que comme un sujet de politique extérieure. Compte tenu du nombre très élevé d’Algériens et de bi-nationaux et du nombre important de populations directement issues des colonies françaises vivant dans l’hexagone, il s’agit bel et bien d’une question intérieure. Si l’on ajoute à cela les conflits idéologiques de haute intensité qui déchirent le pays : le triomphe des idées d’extrême droite d’un côté et les progrès de la conscience décoloniale de l’autre, il serait naïf voire inconscient de ne voir ces questions que sous l’angle des intérêts diplomatiques.

Heureusement, les hiraks marocains et algériens sont la pour nous rappeler, malgré les féroces répressions dont ils sont l’objet, qu’ils ne sont dupes ni de leur régime respectif, ni du rôle de l’ancienne et actuelle puissance coloniale. Quant à nous, anticolonialistes de France, il est temps de comprendre que la politique extérieure de la France n’est pas que l’affaire du pouvoir régalien. Elles nous concernent autant sinon plus.

Édito #13 – Le Sénat se survivra-t-il ?

Le Sénat va-t-il s’auto-dissoudre ? C’est la question légitime que l’on peut se poser au regard de l’amendement récemment adopté par celui-ci et destiné à interdire les réunions en non-mixité raciale en France, sous peine de dissolution. En effet, la Chambre haute est un prototype de lieu où se réunissent des femmes et, surtout, des hommes appartenant à la même catégorie raciale (blanche).

L’observateur attentif devinera cependant rapidement que l’amendement adopté par les sénateurs ne vise pas à interdire toutes les réunions en non-mixité raciale, mais seulement certaines d’entre elles. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le contexte législatif dans lequel cette proposition s’inscrit : l’examen de la loi sur le séparatisme, dirigée contre les musulmans, et la déferlante d’amendements connexes, tels que l’extension de l’interdiction du port du voile et la prohibition des drapeaux maghrébins lors de cérémonies maritales.

Les mesures répressives adoptées par les parlementaires ne semblent donc dirigées que contre les indigènes, qu’ils s’organisent entre eux ou simplement expriment leur existence dans la vie sociale. Le Sénat est donc sauvé.

Mais l’est-il réellement ? Le Sénat ne s’engouffre-t-il pas dans la brèche qui risque de le mener à sa propre ruine ?

Historiquement, le Sénat est une chambre parlementaire conservatrice, dont les membres, autrefois nommés, sont élus au suffrage indirect (les sénateurs sont aujourd’hui élus par les élus locaux). Partageant le pouvoir législatif avec l’Assemblée nationale, la fonction du Sénat est de tempérer les ardeurs que peut avoir la Chambre basse, élue au suffrage direct (les députés étant élus par tous les citoyens Français majeurs jouissant de leurs droits civils et politiques). Ainsi, par exemple, le Sénat a pu s’opposer à l’Assemblée nationale en 2016 lorsque la majorité socialiste avait porté le projet de déchéance de nationalité pour les auteurs d’actes de terrorisme, les sénateurs ayant refusé une telle déchéance pour les Français qui n’avaient pas de double nationalité, ce qui aurait créé des apatrides.

Son rôle actuel se manifeste en revanche par un excès de zèle. Alors que l’Assemblée nationale vient d’adopter en première lecture le projet de loi séparatisme, avec son lit d’atteintes aux libertés individuelles, d’association, de culte, d’expression, le Sénat s’est engagé dans une fuite en avant pour étendre le champ des incriminations et réduire celui des libertés. Interdiction de port du voile pour les accompagnatrices scolaires, les sportifs et les mineurs, possible restriction du port du burkini, interdiction d’arborer des drapeaux autres que de la France et de l’Union européenne lors des mariages, interdiction des listes communautaires, extension du refus de séjour aux étrangers qui rejettent manifestement les principes de la République, interdiction de prier dans les couloirs des Universités. Le Sénat a ôté sa modération pour la déraison.

Il est notable que, si ces mesures s’apparentent à des lois autoritaires et racistes pavant le chemin vers des formes renouvelées de fascisme en ce qu’elles placent les intéressés sous le contrôle total de l’État qui en vient à annihiler leurs droits les plus fondamentaux, elles ne sont dirigées que contre une catégorie bien identifiée de la population, à savoir les indigènes. Un pré-fascisme « chirurgical » en somme.

Au-delà du Sénat, ce sont en réalité toutes les institutions républicaines qui sombrent dans l’unanimisme autour de l’islamophobie, plus aucune d’entre elles ne jouant alors son rôle de contre-pouvoir. Et gare à celles qui refuseraient de participer à la folie anti-musulmane, car leurs jours seraient alors comptés. L’Observatoire de la laïcité peut en témoigner, la conservation par lui d’une approche de la laïcité plus respectueuse de la liberté de conscience justifiant aux yeux du pouvoir qu’il soit aujourd’hui supprimé sur le champ.

Le Sénat se retrouve donc pris entre deux feux. D’un côté, s’il fait machine arrière pour reprendre son rôle de chambre modérée, il pourrait être accusé de complaisance avec l’islamisme et, par-là, de perdre en légitimité. De l’autre, s’il poursuit dans sa fuite en avant, il pourrait participer à l’avènement d’un régime de type fascisant qui, lui, pourrait vider le Parlement de ses prérogatives pour les concentrer entre les mains de l’Exécutif. C’est bien ce qui arriva lors du vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940, et qui connaît curieusement une certaine actualité avec l’accroissement du recours aux ordonnances de l’article 38 de la Constitution par lequel le Gouvernement est de plus en plus autorisé à intervenir dans le domaine de la loi.

D’où cette question : le Sénat se survivra-t-il ?

Édito #12 – Mali : 19 civils tués par la France – Notre indifférence participe du crime

C’est un véritable camouflet pour la France. Depuis près de trois mois, Paris a tenté de minimiser voire d’étouffer une affaire devenue trop encombrante. Un rapport accablant de l’ONU vient pourtant de mettre en cause la responsabilité de l’armée française dans la mort de vingt-deux personnes dont dix-neuf civils, réunis pour un mariage, le 3 janvier, près de Bounti, dans le centre du Mali. A peine ce rapport publié que de nouvelles accusations étaient portées contre l’armée française. Cette fois-ci, ce sont six jeunes chasseurs de Talataye, dans la région frontalière du Niger, qui ont été abattus par une frappe des forces de l’opération Barkhane. Comme dans le cas de Bounti, la France se défend en affirmant avoir ciblé des « djihadistes ».

Dès lors, un mot revient, lancinant: « bavure ». Ces « victimes collatérales » comme il s’agit de les nommer, seraient la conséquence regrettable de la « guerre contre le terrorisme » que la France livre au Sahel. Or, à l’instar des violences policières, les crimes de l’impérialisme français ne sauraient être réduits à de quelconques bavures ou accidents. Ils sont les conséquences même du déchaînement de violences provoqués par les opérations Serval et Barkhane. Loin d’être un cas isolé, le massacre de Bounti illustre au contraire la brutalité systémique qu’engendre les opérations militaires extérieures françaises et occidentales. Souvenons-nous des tueries causées par les frappes de drones états-uniens au Pakistan. Partout les mêmes scènes de carnage et de désolation. Partout une haine et une rancoeur contre les puissances occidentales. Partout ce même terreau propice au terrorisme.

Malgré ces lourdes accusations, il est peu probable que la France change de politique et de stratégie en Afrique. La ministre des armées, Florence Parly, a immédiatement rejeté en bloc les conclusions de l’enquête. Emmanuel Macron avait quant à lui réaffirmé au mois de février l’engagement de la France au Sahel. Les intérêts valent en effet bien quelques « victimes collatérales ».

Car cette « guerre contre le terrorisme » n’est évidemment qu’un prétexte, un écran de fumée visant à occulter les intérêts économiques et géopolitiques de l’État et du capitalisme français. Longtemps considérée comme son pré-carré, la zone sahélo-sahélienne, riche en terres rares et en ressources minières aiguise désormais l’appétit de nombreuses autres puissances mondiales. La Chine, la Turquie, la Russie mais aussi le Canada ou l’Australie convoitent des richesses indispensables à la fabrication des technologies de demain. Le contrôle du lithium, du coltan ou encore des minerais magnétiques sont en proie à une guerre de plus en plus féroce entre les multinationales.

L’exemple de l’or est à ce titre emblématique. Il représente respectivement 54 %, 78 % et 92 % des

exportations du Niger, du Burkina Faso et du Mali, trois pays éminemment stratégiques pour lesquels Paris porte une attention toute particulière.

Et que dire de l’uranium du Niger, dont l’extraction est du ressort quasi monopolistique d’Areva. Il a été a été au coeur de l’intervention française au Mali en 2013, comme l’a rappelé le général Vincent Desportes: « si la France ne s’était pas engagée le 11 janvier ( au Mali ), les risques les plus grands auraient existé ( … ) pour les ressources tout à fait importantes en uranium qui se trouvent au Niger » (1)

Le pillage des richesses, la misère, les massacres comme celui de Bounti, le soutien à des régimes et dirigeants corrompus ont déclenché ces derniers mois des manifestations sans précédent contre la présence française en Afrique. Dernier exemple en date, l’attaque et le pillage de nombreuses enseignes telles que Total ou Auchan, en marge des manifestations contre le président Macky Sall au Sénégal.

En première ligne de ces mobilisations se trouve une jeunesse africaine de plus en plus informée et politisée. Pour elle, pas de doute, les mécanismes néocoloniaux tels que le franc CFA ou les accords de libre-échange maintiennent les économies africaines dans un état de dépendance.

Les combats de cette nouvelle génération africaine ne saurait pour autant nous faire oublier la responsabilité qui est la nôtre, Si nous devons apporter un soutien indéfectible à tout mouvement qui vise à se libérer du joug néocolonial, c’est aussi des entrailles de l’édifice impérialiste que nous devons lutter, dans une perspective résolument internationaliste et décoloniale. Or, le moins que l’on puisse dire c’est que l’opinion est dramatiquement indifférente. On pourrait mettre cela sur le compte de la crise sanitaire qui redéfinit les priorités mais ce serait une fausse excuse. Cette guerre dure depuis bien trop longtemps pour effacer notre responsabilité tant morale que politique. A ce titre, il nous apparait primordial d’appeler chacun d’entre nous à un réveil internationaliste et à rejoindre les rangs du collectif ni guerre, ni état de guerre (http://www.collectifantiguerre.org/) qui a mis l’anti-impérialisme au coeur de son action, sa priorité étant de cibler l’impérialisme français, c’est à dire le nôtre. Il est grand temps de redevenir humain.

(1) Survie, Françafrique, la famille recomposée, Syllepses, 2014

Pépita

La toile est en émoi : cela fait une semaine que l’équipe de l’émission « Canap 95 » de TMC a déterré des séquences de l’émission « Pyramides » alors présentée par Patrice Laffont où Pépita, une animatrice noire, essuyait régulièrement des insultes racistes toutes aussi humiliantes les unes que les autres. Un exemple parmi d’autres : lorsqu’elle montre à la caméra une carte postale de chimpanzé, l’une de ses collègues s’exclame :

“Oh, c’est vous en photo Pépit’ sur la carte postale » et un autre : « C’est à force de manger des bananes, voilà ce que ça fait”.

On reste sidéré devant une telle décontraction mais n’a-t-on pas à cette même époque écouté sans broncher et pendant de longues semaines et de longs mois la chanson « Zoubida » de Vincent Lagaf’ qui tournait en boucle sur toutes les ondes et tous les médias nationaux ? La vérité, c’est que notre réaction collective n’a pas été à la hauteur de l’agression morale. La vérité c’est que pour qu’il y ait réaction collective, il aurait fallu une conscience politique collective qui manquait cruellement à cette époque.

Or aujourd’hui, les choses ont changé et l’affaire « Pépita » est vécue rétrospectivement comme une insupportable insulte raciste.

Mais, coup de théâtre, lorsque la principale intéressée se livre à Cyril Hanouna, sa réaction surprend, elle n’est pas tout à fait celle qu’on attendait. En effet, elle ne cache pas sa colère contre l’émission de TMC et lui reproche de ne pas l’avoir consultée avant. Last but not least, elle défend résolument l’honneur de ses employeurs[1]. Sans mauvais jeu de mots, elle n’hésite pas à les blanchir complètement alors que le caractère négrophobe des saillies crève les yeux.

Il n’en fallait pas plus pour ravir le cœur de Raphaël Enthoven et d’Eugénie Bastié qui ont sauté sur l’occasion pour railler les « antiracistes racistes » qui ne font que s’offusquer et se plaindre alors qu’une véritable « principale concernée » venait de dédouaner les responsables de Pyramides. A Rokhaya Diallo qui réagissait en expliquant que la parole d’une individue ne pouvait pas effacer le caractère systémique du racisme et du sexisme, Tristane Banon a tweeté : « Elle saurait rétablir l’esclavage français au forceps pour mieux se positionner en « résistante » contre lui ». Subtile Tristane, hein ?

Bref, faut-il déduire de cette polémique que Pépita était véritablement consentante ? Et faut-il le lui reprocher ? Ne sommes-nous pas tous « consentants » face à nos employeurs ? Quelle était à ce moment sa marge de manœuvre ? Quelle est la différence entre Pépita qui sourit jaune quand on lui attribue des traits simiesques et mon père qui a dû supporter les propos racistes de ses collègues portugais (à peine mieux traités dans l’échelle raciale) sur son chantier des années durant en rongeant son frein et finalement en acceptant son sort ? Même si tous les racismes ne se vivent pas exactement de la même manière (le racisme anti-arabe ou l’islamophobie ne se confondent pas complètement à la négrophobie qui a ses propres formes d’expression), la relation de subordination est de même nature. On pourrait alors, derrière nos écrans et en djihadistes du clavier, déclarer qu’au nom de son honneur, elle aurait dû démissionner ! Certes ce genre d’héroïsme existe et il aurait été apprécié mais à quel prix ? Qui peut vraiment se le permettre quand on se connaît tous suffisamment pour savoir notre lâcheté (aussi appelée « conscience de ses intérêts immédiats») du quotidien ?

Ainsi et comme souvent, nous nous retrouvons devant les contradictions que nous impose la condition d’indigène et c’est ce qu’il faut comprendre par la réaction ô combien naturelle de Pépita : Fallait-il, en plus du racisme subi, dévoiler au grand jour son humiliation devant des millions de gens qui par leur réaction de pitié ne peuvent que l’écraser davantage ?

C’est là que les journalistes de TMC ont manqué de tact. En dévoilant ces moments de grande humiliation (pour des raisons sans doute honnêtes), ils révèlent du même coup toutes les couleuvres que la jeune femme a dû avaler et d’une certaine manière son « consentement » faisant d’elle et aux yeux des siens une « indigène de maison ». Quoi de plus humiliant ? Ainsi, plutôt que de rendre justice, ils enfoncent le clou. Pépita n’a plus qu’une seule porte de sortie : défendre ses maitres pour sauver la face. Le déni comme échappatoire. La belle affaire !

Finalement, on est encore une fois devant une histoire où des Blancs antiracistes mais indélicats font la morale à des Blancs racistes pendant que les indigènes jouent les seconds rôles. Pire, on voit des Blancs néocons faire la leçons à des indigènes antiracistes. Le pompon !

Je le disais plus haut, l’époque n’est heureusement pas la même. Nos capacités de réagir et notre indignation pèsent plus lourd qu’avant. Pas assez cependant pour que Pépita trouve la force de toiser ses oppresseurs et dire le vrai, soutenue en cela pas ses frères et sœurs de condition qui ne la jugent pas. En attendant, il nous reste les mots de James Baldwin qui arriveront, je l’espère, à la consoler :

« C’est de la montage de la suprématie blanche que les noirs ont à coups de pic détaché la pierre de leur personnalité. J’ai le plus grand respect pour cette humble armée d’hommes et de femmes noirs qui piétinait devant d’innombrables portes de service, disant « oui, Monsieur » et « non, Madame » afin d’acquérir un nouveau toit pour l’école, de nouveaux livres, d’autres lits pour les dortoirs. Cela ne leur plaisait guère de dire « oui », Monsieur » et « non, Madame », mais le pays ne manifestait aucune hâte à éduquer ses Noirs, et ces hommes et ces femmes savaient qu’il fallait que cette besogne-là soit faite et ils mirent leur amour-propre dans leur poche afin de l’accomplir. »

 

Houria Bouteldja

[1] https://www.huffingtonpost.fr/entry/pepita-enragee-face-aux-accusations-de-racisme-dans-pyramides_fr_60661d47c5b67785b7777ffd?fbclid=IwAR27NiFAl1ZDmfjHM3ltVxVk83O6Za91jgLY_c2A_eNsKQ-eSLhqcatPQ2g

Youssef s’la raconte ! #9 –Comment la langue kabyle a sauvé Arafat

Yasser Arafat, le leader du Fatah et de l’OLP avant qu’Ariel Sharon ne réussisse à le faire assassiner, avait réussi à déjouer tous les complots ourdis contre lui. Une légende tenace courait à son propos selon laquelle le plomb de la balle qui le tuerait n’avait pas encore été fondu. De fait, « le vieux », comme il était appelé affectueusement par ses hommes, semblait jouir d’une fabuleuse baraka. Sans aucun doute cette légende n’était pas surfaite si on veut bien songer aux multiples champs de bataille sur lesquels les hasards de la guerre et de la condition des Palestiniens l’avaient amené. Que ce soit en Jordanie contre l’armée de bédouins du roi Hussein, lors des combats de 1970/71, du fameux Septembre noir, ou au Liban contre les phalanges libanaises d’extrême droite, dirigées par les Gemayel pendant la terrible guerre civile des années 70, ou encore contre l’armée israélienne lors des multiples incursions et invasions du Liban, 1978, 1982 notamment mais encore contre l’armée syrienne au Liban que ce soit en 1976 ou 1983. La période de la résistance à l’invasion israélienne de 1982 plus particulièrement contribua à forger la légende d’un Arafat insaisissable. Cet été 1982, Ariel Sharon, mandaté par Menahem Begin, avait la ferme intention d’assassiner Yasser Arafat. On ne compte pas le nombre de fois durant le siège de Beyrouth où le leader palestinien se déplaçant sans cesse dans la ville afin d’échapper aux agents et aux bombardement israéliens était à peine sorti d’un abri ou d’une salle de commandement que les avions de chasse se précipitaient et pulvérisaient cette cible mais toujours quelques minutes trop tard. Effectivement Beyrouth pullulait d’agents de toutes sortes et de membres de tous les services secrets arabes, occidentaux et bien sûr israéliens soutenus par leur alliés phalangistes. Comment expliquer l’aptitude de Yasser Arafat à échapper sans cesse à ses poursuivants sachant que ses propres forces de sécurité devaient faire face au Mossad, les services secrets qui passent pour être parmi les meilleurs du monde ? Pour mesurer l’état de tension permanent durant cette période et la pression exercée par les agents israéliens sur Arafat, il y a une anecdote rapportée par différentes sources selon laquelle Yasser Arafat découvrant lui-même un agent israélien parmi sa suite l’aurait aussitôt abattu de son pistolet d’ordonnance. Un petit émetteur radio aurait été dissimulé dans la crosse de sa kalachnikov qui indiquait la position de l’homme en question et donc du chef palestinien qu’il suivait pas à pas. Cependant cette légende magique fait l’impasse sur une autre explication plus rationnelle :  l’efficacité des services de sécurité rapprochés palestiniens.

La sécurité personnelle de Yasser Arafat aux prises avec de multiples ennemis a toujours été prise très au sérieux par l’organisation palestinienne. C’est dès l’arrivées des feddayines palestiniens au Liban après le départ forcé de Jordanie en 1971 que celle-ci, dénommée la « Force 17″ s’est mise en place. Totalisant environ 3000 hommes aujourd’hui, elle a été rebaptisée sécurité présidentielle. A l’époque de la guerre civile libanaise, beaucoup moins nombreuse sans doute, peut-être une centaine d’hommes, elle était cependant dirigée par des hommes de confiance du « vieux » Des combattants de la première heure qu’il connaissait personnellement, des exilés des « territoires de 1948 » (Israël) comme lui, sur qui il pouvait totalement compter.  Le nom de celle-ci « Force 17 » provenant tout simplement du n° 17 de la rue de Beyrouth où se trouvait son quartier général. D’ailleurs très rapidement, l’efficacité de cette unité fut reconnue aussi par les ennemis des Palestiniens. Beaucoup d’observateurs et de journalistes ont tenté de comprendre comment la Force 17 put tenir tête aussi longtemps au Mossad et autres services de renseignement israéliens, en assurant toujours sa mission, la sécurité de Yasser Arafat. A l’exception du moment où le leader palestinien fut reclus par Ariel Sharon dans le bâtiment de la Mouqataa à Ramallah, et où privé de sa force de protection, son assassinat fut rendu possible. Un jour, l’un des membres de cette Force 17 donna l’une des clefs de cette véritable énigme. Bien entendu l’affrontement entre services israéliens et services palestiniens, véritable guerre secrète, était permanent. Comme tout bon service de renseignement chacun des deux s’efforçait de décrypter les communications de l’autre. Naturellement, les Israéliens partaient du principe que le cryptage et les différents codes des communications palestiniens étaient basés sur l’arabe. C’était sans compter avec le fait que la diaspora palestinienne comprennait des Palestiniens d’ascendance maghrébine, notamment algérienne, descendants des multiples vagues de migrations algériennes vers la Syrie/Palestine au cours du XIX e siècle. Il se trouve que plusieurs chefs de la Force 17 étaient eux-mêmes issus de ces communautés palestino-algériennes peuplant les camps de réfugiés palestiniens dont on sait que nombre des membres de celles-ci ont conservé leur langue d’origine, le berbère algérien. Comme ils avaient coutume parfois de parler entre eux en kabyle ou chaoui ces officiers de la Force 17 avaient tout simplement établi un code de communication chiffré basé sur la langue amazighe et ainsi ont pu si longtemps déjouer les efforts des fins limiers israéliens.

Édito #11 – A propos des vraies fausses découvertes archéologiques israéliennes

Mardi 16 mars 2021, l’Autorité israélienne des antiquités (AAI) a annoncé avec tambours et trompettes que d’exceptionnelles découvertes archéologiques avaient été mises au jour dans la grotte dite « des Horreurs », située dans le désert de « Judée ». Les fouilles, ajoute le communiqué, s’inscrivent « dans le projet national lancé en 2017 qui a pour mission de préserver les biens culturels et patrimoniaux des pilleurs d’artefacts antiques » (sic).

Mais tout d’abord qu’est-ce que l’AAI ? Cet organisme est la section gouvernementale chargée des découvertes et fouilles en Israël. Créé en 1948, il se situe dans la droite ligne de l’archéologie coloniale propre aux colonies de peuplement comme l’Algérie française. Il a pris la suite après la seconde guerre mondiale des missions archéologiques lancées dés la fin du XIX e par de riches bienfaiteurs sionistes. Il n’est pas inutile de préciser que la recherche archéologique d’emblée est totalement liée au domaine militaire. Ainsi, avant la 2e guerre mondiale, elle est supervisée par un officier archéologue. Après l’invasion de la Cisjordanie, c’est directement un officier d’état-major archéologue qui aura la haute main sur la recherche et l’exploitation des vestiges découverts. De fait l’archéologie sioniste a été une arme au service de la politique. Celle-ci a toujours fonctionné selon trois principes directeurs.

Le premier est celui de La sélection. Il s’agit, parmi les vestiges et artéfacts, de sélectionner uniquement ce qui vient confirmer le récit biblique notamment sur l’antériorité du peuple hébreu puis juif sur cette terre, la véracité de la succession des rois et des épopées militaires. Ainsi que la continuité ethnico-religieuse entre les anciens hébreux et les juifs actuels. Le but est évidemment de valider l’histoire juive comme étant celle d’un peuple légitime sur sa terre autant que les Français d’autrefois pouvait se dire sans ciller descendants des Gaulois. De la même façon qu’en Algérie française, l’archéologie coloniale s’efforçait de n’exhumer que les vestiges romains et chrétiens afin de rattacher cette colonie à l’histoire européenne au détriment des vestiges phéniciens, grecs, arabes et berbères. Bien sûr dans la droite ligne des adeptes anglo-saxons de l’ancien testament depuis le XIXe siècle, la Bible est considérée comme un livre d’histoire fondamental qui valide (ou non) la recherche archéologique et non l’inverse, ce qui serait la démarche scientifique normale.

Le second principe est celui de l’appropriation. Ainsi non content de ne rechercher que ce qui peut justifier le récit matriciel biblique, les archéologues israéliens lorsqu’ils ne dédaignent pas les vestiges ou objets relevant d’autres civilisations tâchent de se les approprier en confirmation de leur propre récit. Ainsi tout vestige ou artefact pouvant être rapporté par sa datation à un moment supposé de l’histoire biblique est présenté comme confirmant le discours de celle-ci. Par exemple une pièce de joaillerie ou de poterie non ou mal identifiée mais datant du VIe au 1e siècle, sera naturellement déclarée « de l’époque du second temple » et donc sans autre forme de procès rattachée immédiatement à l’histoire juive.
Le troisième principe est celui de la destruction pure et simple. Ainsi non seulement peu de cas est fait aux vestiges arabes, musulmans ou chrétiens mais ils peuvent parfois être détruits. On ne compte plus le nombre de cimetières, de mosquées, de tombes musulmanes, de restes de temples cananéens que l’armée israélienne a détruits, animée de sa politique du bulldozer. En même temps, les Palestiniens seront empêchés de pratiquer l’archéologie dans la zone B normalement sous contrôle commun entre Israël et l’autorité palestinienne.

Le plus grave est sans aucun doute les recherches archéologiques menées sous l’esplanade des mosquées. En effet, le projet de certains groupes sionistes est la destruction pure et simple du Haram al Sharif de Jérusalem afin de « rebâtir » le second temple. Il en va de même des menaces qui pèsent sur le quartier de Silwan dans la vieille ville car Israël considère uniquement sur la foi de la Bible que c’est là l’emplacement originel de la Jérusalem du Roi David.

De plus, s’agissant de la Cisjordanie, Israël, depuis son occupation, a exploité plus de 980 sites archéologiques en totale illégalité puisque le droit de la guerre interdit à la puissance occupante d’effectuer de telles fouilles. A Jérusalem, c’est tout l’ancien quartier dit des Maghrébins qui a été rasé en 1967, à peine quelques jours après l’irruption de l’armée israélienne au Mur des lamentations. Sous le prétexte d’une explosion de gaz imminente, des centaines d’habitants ont alors été délogés et emmenés vers un camp de réfugié près de Jérusalem.

Bien sûr, à ces trois principes régissant l’archéologie, il faut ajouter l’appropriation culturelle permanente d’éléments de la culture palestinienne. Que ce soit par exemple dans la copie de motifs de broderies ou en matière culinaire. Ainsi le public peu regardant est convaincu aujourd’hui que le houmous, les falafels ou la salade fatouche sont des mets israéliens.

Cependant l’exercice préféré de l’archéologie israélienne est sa propension à la mise en scène tapageuse. C’est exactement ce qui vient de se produire à nouveau avec les récentes découvertes dites spectaculaires. Alors qu’au final il ne s’agit que de choses déjà connues. Des extraits en grec ancien de la Bible hébraïque et de grottes qui auraient pu servir de refuges à des révoltés juifs contre Rome. Rien de nouveau sous le soleil !

Il est désolant de constater que la presse occidentale se fasse encore complice de cette mécanique idéologique au service d’un colonialisme des plus éradicateurs. Comme remède on ne saurait trop lui recommander la lecture d’ouvrages comme ceux des « nouveaux archéologues » israéliens tout à fait sérieux comme Israël Finkelstein et Neil Asher Silbermann (La Bible dévoilée et Les rois sacrés de la Bible).  Mais mieux que ça, écoutons le récit des Palestiniens qui, eux, n’ont pas besoin de torturer les pierres pour leur extorquer de faux aveux. Leur mémoire collective leur suffit amplement.

 

Édito #10 – Selon que vous serez un indigène de maison ou un indigène des champs…

Deux femmes non-blanches sont au centre de l’actualité médiatique et politique. En fond, et malgré l’opposition radicale de leurs discours, une même question : la race compte-t-elle ?

D’un côté, Rachel Khan est accueillie tel le messie par les journaux et chaînes radiodiffusées. Son prodige ? Dénoncer les « pseudo-antiracistes victimaires », adeptes des idéologies décoloniales et/ou intersectionnelles. Selon elle, l’utilisation du terme « racisé » relèverait de l’essentialisation des individus qui les enfermerait dans une « identité-discrimination », alors que l’universalisme français ferait fi de toutes ces « revendications identitaires ». Le Figaro, Le Point et Valeurs Actuelles adorent.

Mais pourquoi une telle mise en avant médiatique pour un discours qui, finalement, n’est pas novateur en comparaison à ce qui est écrit en continu dans les mêmes colonnes néo-conservatrices ? Qu’a donc Rachel Khan de plus qu’un Ivan Rioufol ou une Caroline Fourest ? La réponse est évidente pour quiconque connaît la stratification raciale de la société française et l’intérêt qu’a le pouvoir blanc à camoufler sa domination derrière les descendants de colonisés : elle est Noire. Recrachant le discours de ses maîtres, Rachel Khan n’est rien d’autre que la caution non-blanche à la cécité volontaire qui est maintenue sur la réalité de la condition Indigène en France. Bref, c’est l’Indigène de maison que Malcolm X avait déjà identifié.

De l’autre côté, Mélanie Luce est conspuée après ses passages sur les ondes d’Europe 1 et de Touche pas à mon poste. Son tort ? Être à la tête d’un syndicat étudiant qui organise occasionnellement des réunions en « non-mixité racisée ». Selon celle-ci, les personnes « racisées » devraient pouvoir se retrouver entre elles afin de s’exprimer sur le racisme qu’elles subissent, expériences qui ne seraient pas partagées par les Blancs. Comme le rappelle Médiapart, qui a pu se procurer des documents relatant la manière dont se déroulent les réunions en « non-mixité racisée » au sein du syndicat, celles-ci ne sont qu’un lieu d’écoute du « ressenti » des personnes concernées qui « témoignent » alors que la « prise de décision » est le fait de « l’ensemble du syndicat ».

Il n’en fallait pas plus pour que le ciel politique lui tombe sur la tête. Éric Ciotti a promptement appelé à la dissolution de l’UNEF, des élus de droite ont signalé les faits au procureur de la République et le ministre de l’Éducation nationale a comparé ces réunions en non-mixite au fascisme et a annoncé que des mesures législatives seront portées pour y contrevenir. Mélanie Luce est à l’évidence une Indigène des champs[1].

Ces événements, la promotion de Rachel Khan et l’excommunication de Mélanie Luce, ne sont pas indépendants. Ils s’autoalimentent dans une même séquence politique qui est celle d’une hystérisation sans précédent autour de la notion floue d’ « islamo-gauchisme » et, conséquemment du renvoi, dos à dos, de « l’identitarisme racialiste » et de « l’identitarisme d’extrême droite ». L’un comme l’autre serait porteur d’un projet de catégorisation raciale de la société, et serait à combattre sur le même front.

L’angle-mort, obscène, de cette confrontation est pourtant que ces deux projets sont fondamentalement opposés. Alors que ce qui est dénoncé comme étant un « identitarisme racialiste » est en réalité un projet antiraciste qui vise à davantage de justice sociale (en tentant de corriger les inégalités sociales), « l’identitarisme d’extrême-droite » est quant à lui un véritable projet sécessionniste visant à figer la suprématie blanche sur les autres groupes sociaux. Construire une équivalence entre les deux est aussi grossier et indécent que de renvoyer dos à dos Marine Le Pen et Angela Davis.

Ainsi, nous restons bouche bée devant la schizophrènie d’un Éric Naulleau qui, le jeudi, est outragé par le discours d’une étudiante de 20 ans qui organise des groupes de parole antiracistes et, le reste de la semaine, continue de fréquenter le multirécidiviste Éric Zemmour qui, lui, n’hésite pas à réhabiliter Pétain tout en se faisant le porte-voix d’un véritable projet politique fasciste. C’est ainsi que toute honte bue, Eric Naulleau demande la dissolution de l’UNEF. Abject, au moment où Médiapart révèle l’existence d’une filière néo-nazie au sein de l’armée…[2]

Pour terminer, s’il faut apporter un soutien sans faille à l’UNEF et à sa présidente pour les foudres qui s’abattent actuellement sur elles, il nous apparaît important de relever que, dans une perspective d’émancipation des non-Blancs, la non-mixité est un moyen légitime comme un autre mais jamais une solution en soi. Du point de vue de l’antiracisme politique, ce qui compte pour la réussite d’un projet antiraciste, et qui est d’ailleurs le prolongement politique de la non-mixité, c’est l’autonomie politique Indigène. C’est-à-dire une conquête par les indigènes de leur liberté de pensée, de décision et d’action par rapport à l’Etat, ses institutions et l’ensemble des forces politiques non indigènes sachant que cette indépendance politique n’est en rien contradictoire avec l’unité d’action avec les forces blanches pourvu que la convergence contribue aux rapports de force décoloniaux.

En définitive, et en réponse à la question initiale, ce qui s’impose avec évidence, eu égard aux cas de Rachel Khan et de Mélanie Luce, c’est que la race compte. Elle compte d’autant plus que toute cette agitation contre l’UNEF n’est que l’expression de la volonté de la frange la plus raciste du pôle blanc de défendre ses intérêts de race. Dans leur panique, ils tuent une mouche avec un bazooka. Pathétique. Mais peut-être cette panique est-elle justifiée ? Peut-être qu’ils ont raison et qu’il y a réellement à l’échelle du pays une multiplication des indigènes des champs ? Qui sait ?

[1] En référence à Malcolm X qui parlait des « nègres de maison » et des « nègres des champs »

[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/160321/une-filiere-neonazie-au-sein-de-l-armee-francaise?utm_source=20210316&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-20210316&M_BT=252954284916

Édito #9 : « Islamiste ». Cette qualification est-elle une injure ?

Le rappeur Médine et le journaliste Taha Bouhafs ont décidé tous les deux de porter plainte. Si leurs plaintes respectives sont adressées à deux personnes différentes – Aurore Bergé pour le premier et Éric Zemmour pour le second – le grief est à peu près le même : ils ont été qualifiés d’« islamistes ». Notons que le cas de Médine est plus grave, car la députée a ajouté que le rappeur appelait « au meurtre » des laïques dans son fameux titre « Don’t Laïk ».

Médine et Taha Bouhafs sont deux personnalités publiques souvent ciblées par la fachosphère, mais aussi par une grande partie des acteurs politiques et médiatiques. Ils sont régulièrement victimes de pression, de diffamation, d’insultes, de menaces et même de violences physiques. La première raison de ces attaques répétées est bien évidemment que ni Médine ni Taha Bouhafs ne sont des indigènes honteux. Ils osent assumer leur identité, musulmane notamment, dans l’espace public. Un affront d’autant plus grave qu’ils luttent en plus contre l’islamophobie et le racisme en général (chacun à leur manière).

Il va de soi qu’ils ont tout notre soutien.

Nous aimerions toutefois aborder les angles morts de ces plaintes où se cache selon nous un impensé qui pourrait avoir des conséquences néfastes en termes de liberté de conscience. Non pour condamner la décision des plaignants, mais pour provoquer un débat essentiel dans les milieux antiracistes et décoloniaux, surtout dans la période de radicalisation islamophobe que nous vivons. La question est la suivante : est-il infamant d’être un « islamiste » et faut-il prendre le risque de voir l’« islamisme » devenir officiellement une injure – c’est à dire gravée dans le marbre d’une décision de justice – quand, à ce jour, il ne l’est qu’officieusement dans les discours hégémoniques ? Pour le dire autrement, porter plainte lorsque nous sommes « accusés » d’être « islamistes » ne revient-il par à participer à la dynamique islamophobe postulant que « l’islamisme » est infamant en soit alors qu’aucune définition claire ne vient préciser son sens ?

Commençons par défricher le terrain des mots. Le mot « islamisme » est chargé en France d’une connotation fortement péjorative pour ne pas dire anxiogène. Il n’a qu’une fonction repoussoir et ne sert qu’à stigmatiser. Pire, il interdit toute velléité de penser. L’opinion est ainsi conditionnée à associer tout « islamiste » au mieux à un personne archaïque réclamant l’imposition de la « sharia » (mot qui en Occident souffre de la même subjectivité qu’« islamiste »), au pire à un terroriste. Ainsi, nous préférerons parler ici d’« islam politique » qui renvoie à l’émergence de la politisation de l’islam dans son objectivité historique. Des premières réflexions sous le Khedive d’Égypte Mohamed Ali avant 1830 jusqu’aux Frères Musulmans de l’après 2e guerre mondiale en passant par le vaste corpus de la Nahda fin XIXe-début XXe. L’islam politique est basiquement pour nous un phénomène historique né de la confrontation des mondes musulmans avec l’Occident colonial qui prend l’islam comme référent idéologique. Mais comme le rappelle le politologie François Burgat, l’islam politique est aussi divers dans le monde musulman que l’est la gauche dans le monde. Quel rapport y-a-t-il entre le parti travailliste de Tony Blair et la Fraction armée rouge allemande ou le parti socialiste du chilien Allende avec le régime marxiste de Pol Pot ? Quel rapport entre les socialistes français de type Strauss-Kahn ou Hollande et Podemos en Espagne ou encore Syriza en Grèce ? L’islam politique est de ce point de vue tout aussi hétérogène. Quel rapport entre le Hamas palestinien et le wahabisme saoudien ? Les premiers sont anti-impérialistes, les seconds frayent avec l’impérialisme étasunien et bombardent le Yémen. Quel rapport entre le PJD marocain qui participe du jeu démocratique et certains djihadistes qui mènent des actions terroristes et qui sèment la mort ? A-t-on le droit de rappeler que l’islam politique recouvre des mouvements aux idéologies et stratégies politiques très diverses à l’instar du christianisme politique, invoqué autant par des mouvements réactionnaires comme l’Opus dei que par des mouvements émancipateurs comme la théologie de la libération en Amérique latine et même en France avec l’abbé Pierre. Ainsi, l’islam peut être convoqué pour des projets politiques divers, voire même souvent antagonistes.

On le voit, il est impossible de parler d’« islamisme » sans être tenu de préciser de qui et de quoi on parle.

À l’évidence, ce b.a.-ba n’est jamais respecté. Le flou est entretenu pour d’une part effacer les raisons objectives et historiques de l’existence de l’islam politique, mais aussi pour stigmatiser et disqualifier tout adversaire politique se réclamant de l’islam ou « musulman d’apparence ». C’est ce qui se passe avec Médine et Taha Bouhafs. Et c’est évidemment contre cette stigmatisation qu’ils se lèvent. En effet, ni l’un ni l’autre ne se réclame de l’islam politique. Et cela devrait suffire à condamner leurs accusateurs, car ils mentent effrontément. Une plainte suivie d’une condamnation mettrait effectivement un frein à leur entreprise de diffamation tous azimuts.

Mais à quel prix ? Si le rappeur et le journaliste l’emportaient, cela n’entérinerait-il pas l’idée diffusée par les islamophobes que le terme « islamiste » est une injure avec laquelle il faut absolument prendre ses distances ? Pour expliquer son choix de porter plainte, Taha Bouhafs expliquait que les propos de Zemmour le traitant de militant « indigéniste » et « islamiste » ne pouvaient que « renvoyer à la vague d’attentat commis dans les semaines précédant la diffusion de l’émission ». Il a raison. On pourrait alors lui rétorquer qu’il existe en Europe des partis chrétiens et qu’aucune personne normalement constituée ne songerait à porter plainte si elle était accusée d’en être. Médine et Taha Bouhafs répondraient alors que seuls l’appartenance supposée à l’islam politique est infamante. Ils auraient encore raison ! En effet, on touche là à l’essence même de la condition indigène qui est toujours une condition d’exception. L’enfermement du sujet colonial dans son « corps d’exception » n’est pas une vue de l’esprit, elle est toute concentrée dans cette affaire de plainte.

Tu te tais : tu es condamné et marqué au fer comme « islamiste » et donc comme potentiel terroriste. Tu portes plainte : tu participes à stigmatiser un vaste mouvement politique non blanc issu de l’histoire coloniale auquel on peut adhérer comme s’en défier en toute légitimité, mais qui n’est pas réductible à la caricature qu’en font les discours dominants en Occident. Ce faisant, tu interdis à tout musulman de s’engager en tant que musulman en politique ce qui devrait être un droit inaliénable.

Tu t’engages dans un procès pour prouver que tu n’es pas « islamiste ». Mais comment ? En t’inscrivant davantage dans le cadre « républicain » et « universaliste » de la France ? En refusant d’aborder la politique en tant que musulman, mais en tant que simple citoyen français ? N’est-ce pas là le choix fait par le CCIF qui a pourtant fini dissout ? Ces positions ne sont-elles pas en soit un recul de l’antiracisme politique qui s’arroge le droit de critiquer et le cadre républicain et l’universalisme abstrait tout comme le font déjà les anarchistes ou une partie de l’extrême gauche ?

Le piège se referme sur le corps d’exception : une partie de perdants/perdants en somme.

Pour se sortir de cette impasse, ne faut-il pas plutôt combattre le lien qui est fait entre terrorisme et islamisme, comme il devient impératif de combattre le lien entre islamisme et islam ? Rappelons l’association systématique qui est faite entre le voile et « l’islamisme ». Les femmes portant le voile seraient alors, comme le prétend Zineb El Razhoui, des porte-étendards de cette « idéologie ». Devrions-nous alors nous distancer du voile ou plutôt combattre l’association voile/islamiste/terroriste ? Une position réellement décoloniale ne devrait-elle pas affirmer le caractère hautement islamophobe des équivalences faites entre 1/ pratiquer une religion, 2/ s’engager en politique à partir du référent de son choix (l’islam étant un référent comme un autre), 3/ pratiquer le terrorisme qui est un crime ? Une ligne clairement décoloniale ne devrait-elle pas au contraire participer de la normalisation de l’islam même sous sa forme politique en revendiquant ni plus ni moins que ce qui est admis pour les partis et organisations chrétiennes ? Ainsi, si par « islam politique » on entend investir le champ politique sans nier son identité musulmane, pourquoi s’en distancier ? Mieux que ça ! Pourquoi ne pas envisager de voir qu’on peut s’engager comme musulmans politiques tout en menant un combat pour la justice sociale, contre la casse des acquis sociaux, contre le racisme, contre les guerres permanentes tant à l’extérieur qu’à l’intérieur et pour la paix révolutionnaire ?

Médine et Taha Bouhafs ont évidemment raison de protester, mais ils doivent avoir conscience des pièges dans lesquels ils ne doivent pas tomber. Nous espérons en toute fraternité qu’ils sauront les éviter.