Messages par QGDecolonial

20 ans du 11 septembre : guerre permanente ou paix révolutionnaire, il faut choisir !

A l’occasion du vingtième anniversaire du 11 septembre, le QG décolonial s’associe à cet appel initialement paru dans Mediapart, le 11 septembre 2021.

 

C’est un anniversaire tragique que nous commémorons ce 11 septembre : à la fois les vingt ans d’un acte terroriste qui visa la plus grande puissance impérialiste du monde, les États-Unis, et provoqua la mort de plus de 3000 personnes, et ceux du déclenchement de la « guerre au terrorisme » qui sèmera la mort par centaines de milliers, détruira l’Afghanistan et l’Irak et provoquera un chaos à l’échelle internationale dont nous ne sommes pas près de voir la fin.

L’heure du bilan a sonné

Vivons-nous dans ce monde de paix que la doctrine antiterroriste nous promettait ? Non.

Le monde est-il plus dangereux qu’avant le 11 septembre ? Oui.

Si cette « guerre au terrorisme » a fait consensus parmi les dirigeants des grandes démocraties libérales du bloc occidental, la France – à l’instar des États-Unis – s’est distinguée par un bellicisme hors du commun. Elle s’est lancée dans la chasse aux signes islamiques ostentatoires, a réhabilité son passé colonial, redéployé ses armées dans ses anciennes colonies africaines, sécurisé ses intérêts dans le monde au détriment des souverainetés populaires et s’est battue activement pour maintenir son rang de grande puissance, d’abord face à son meilleur ennemi, les États-Unis, mais aussi face à la concurrence impitoyable d’autres prétendants à l’hégémonie : la Chine et la Russie.

Les bénéfices de l’industrie de l’armement n’ont cessé d’augmenter, et la France est devenue le troisième plus gros exportateur d’armes de la planète. Des armes qui servent à renforcer des régimes autoritaires, à écraser la révolte des peuples du Sud, et à faire régner l’ordre colonial/racial dans ses « outre-mer ».

Durant ces vingt ans, nous avons donc connu le renforcement de l’impérialisme français sous toutes ses formes mais aussi une crise économique sans précédent en 2008 qui allait jeter sur le carreau des dizaines de milliers de travailleurs et menacer la stabilité sociale des couches moyennes blanches relativement épargnées jusque là.

Mais, durant ces 20 ans, des phénomènes politiques majeurs, qui échappent aux cadres classiques de la gauche tant réformiste que révolutionnaire et réinventent la lutte, sont apparus :

  • L’antiracisme politique.
  • La révolte des Gilets Jaunes.

Le premier, qui tente d’exprimer les revendications des couches les plus basses du prolétariat, impose une analyse matérialiste du racisme mettant en évidence les rapports entre capitalisme et racisme, entre racisme et impérialisme, entre impérialisme et État-Nation, entre État-nation et blanchité et sonne le glas de l’antiracisme moral. Son adversaire : le racisme d’État et les formes nouvelles d’impérialisme. C’est cette version politique de l’antiracisme qui est aujourd’hui combattue avec force : propagande contre les « islamo-gauchistes », contre les réunions non mixtes, dissolution du CCIF, de Barakacity, menace de dissolution de l’Unef, féminisme civilisationnel, diabolisation des figures de l’antiracisme…

Si cette propagande a pris une telle ampleur, c’est aussi à cause du deuxième acteur de la révolte : les Gilets Jaunes qui représentent une part non moins négligeable du prolétariat blanc. Si ces derniers ont fait trembler le pouvoir, c’est essentiellement parce qu’ils ont tendanciellement dirigé leur colère non pas contre les quartiers ou les Musulmans, mais contre les classes dirigeantes. Voilà qui avait de quoi inquiéter le bloc bourgeois !

Si l’inquiétude est devenue panique c’est aussi parce que des organisations politiques et syndicales, à la gauche de gauche, ont su prendre fait et cause pour les Gilets Jaunes, les familles de victimes des violences policières, contre la négrophobie, et pour les Musulmans.

L’hypothèse d’une recomposition politique autour d’un bloc antiraciste et social ne pouvait que provoquer une frayeur immodérée.

C’est bien à l’aune de ces faits qu’il faut comprendre la surexploitation par le pouvoir de l’horrible assassinat de Samuel Paty qui aura la double conséquence de détourner l’opinion de la critique de son incurie dans la gestion de la crise sanitaire et sociale et de désigner un coupable idéal : la communauté musulmane.

Les effets de cette stratégie (isoler et réprimer le cœur du prolétariat le plus précaire – les non-blancs – et s’assurer de la collaboration de classe du prolétariat blanc en agitant l’épouvantail de « l’islam radical ») ne se feront pas attendre : si la loi dite « sécurité globale » provoque une vague d’indignation à gauche parce qu’elle multiplie les contraintes liberticides, ce ne sera hélas pas le cas de la loi contre les séparatismes qui cible les habitants de banlieue.

C’est malheureusement au cœur de cette contre-révolution que va se déliter l’antiracisme politique

En cause :

1/ D’habiles stratégies de marketing racial, qu’elles proviennent de l’État qui s’affaire à des nominations de façade et à des captures de prestige dans ses institutions ou, d’entreprises privées qui vendent l’émancipation et la liberté comme un droit de toutes et tous à consommer du luxe. Profitant de la brèche ouverte par le désir légitime de reconnaissance de populations longtemps méprisées et maltraitées, cette célébration individualiste et narcissique de la race comme nouveau produit libidinal et esthétique du capitalisme a pour but d’empêcher les dynamiques de transformation profonde de la société et d’offrir quelques récompenses pour mieux masquer les inégalités structurelles qui ne cessent de se creuser. Les effets de cette politique de diversion ne se sont pas fait attendre : concurrence entre les racisé·es, guerre interne et prise de distance forcée avec l’antiracisme politique jugé déraisonnable et contre-productif. Armes historiques du racisme, les politiques de respectabilité sont de nouveau à l’œuvre avec une efficacité redoutable.

2/ L’impact d’un renouveau européen de l’antisémitisme et de son instrumentalisation sur un fond de vraie / fausse culpabilité française héritée du régime de Vichy et de la collaboration, mais aussi sur un fond antijuif bien antérieur et toujours vivace. L’instrumentalisation du judéocide du XXe siècle non seulement justifie la fondation d’un État colonial – Israël – mais aussi dédouane l’Occident et la France de leur responsabilité dans tout autre crime raciste, colonial, ou impérial faisant de l’antisémitisme le seul baromètre de l’antiracisme officiel. Cette instrumentalisation n’offre que des avantages : éteindre toute critique d’Israël – il s’agit même aujourd’hui d’assimiler antisionisme et antisémitisme ! ; désigner la communauté arabe / musulmane dans son ensemble comme responsable de l’antisémitisme et de « l’importation du conflit » ; créer un clivage au sein du camp antiraciste, entre ceux qui refusent l’instrumentalisation et ceux qui s’en accommodent. Le statut de « protégés de la République », en organisant la concurrence entre victimes du racisme d’État, ne fait que prolonger l’antisémitisme en produisant un ressentiment qui peut se traduire par des actes violents, voire des crimes contre des Juifs. Dans ce parfait cercle vicieux, les juifs demeurent l’ « étranger secrètement familier » (S. Freud) dissimulant mal l’antisémitisme de ceux qui l’entretiennent.

3/ Un consensus favorable aux interventions françaises, justifiées par la lutte contre le terrorisme, a produit une indifférence de l’opinion et renforcé l’adhésion à l’idée que la France doit assumer un rôle de puissance mondiale. Ce consensus bénéficie d’une alliance objective avec les forces de la gauche réformiste qui défendent le rang de la France dans le monde et qui ne ciblent alors que l’impérialisme étasunien. A cela s’ajoute, ce qu’on pourrait appeler la colonialité de la solidarité, ce tropisme de la gauche qui consiste à ne soutenir que les mouvements qui adhèrent à son idéologie universaliste. Le remplacement de l’anti-impérialisme par la philanthropie corporate relégitime la figure du « sauveur blanc ». La guerre se normalise au point où l’embrigadement de la jeunesse dans l’armée ne choque plus (SNU), et où féminisme et antiracisme sont recyclés par le corps militaire et se traduisent par une exigence de diversité et de parité en son sein. Femmes et non blancs enrégimentés dans la préparation à la guerre : le nec plus ultra de l’égalité républicaine !

L’heure du choix a sonné : celui de la guerre permanente ou de la paix révolutionnaire.

Le funeste anniversaire du 11 septembre et ses conséquences épouvantables, la débâcle du bloc occidental en Afghanistan ainsi que l’ampleur de la crise mondiale sous toutes ses formes – économique, sociale, écologique, sanitaire – mais aussi la résistance des peuples doivent nous obliger à reconsidérer le répertoire stratégique de nos luttes. Les menaces de guerres et de guerres civiles, auxquelles les états-majors militaires se préparent, doivent nous alarmer au plus haut point, nous pousser à redessiner un nouvel horizon utopique et à nous réapproprier la notion de paix, trop souvent abandonnée à l’ennemi. Une paix urgente, impérative et vitale. Une paix irrécupérable par les faiseurs de guerre car tout à la fois anti-libérale, antiraciste et anti-impérialiste. En bref, une paix décoloniale et révolutionnaire.

Signé par : Gilbert Achcar (Grande-Bretagne, professeur en relations internationales), Kader Attia (Algérie-France, artiste), Omar Barghouti (Palestine, défenseur des droits humains), François Burgat (France, politologue), Enrique Dussel (Mexique, philosophe), Bernard Friot (France, économiste), Andreas Malm (Suède, maître de conférence en géographie humaine), Olivier Marboeuf (Guadeloupe, auteur, curateur et producteur de cinéma), Pascale Obolo (Cameroun, France, cinéaste, artiste), Jean-Marc Rouillan (France, militant et écrivain), Abdourahmane Seck (Sénégal, universitaire), Aminata Dramane Traoré (Mali, essayiste, ancienne ministre, Forum pour un autre Mali), Maboula Soumahoro (France, Black History Month), Françoise Vergès (Réunion, France, politologue, militante féministe décoloniale), Cornel West (Etats-Unis, philosophe)

Et par, en France :

  • Norman Ajari, philosophe
  • Yazid Arifi, militant antiraciste et anticapitaliste
  • Simon Assoun, coordination nationale de l’UJFP, éducateur spécialisé en protection de l’enfance
  • Jawad Bachare, militant antiraciste
  • Sandeep Bakshi, université de Paris
  • Yessa Belkhodja, collectif de défense des jeunes du Mantois
  • Omar Benderra, militant associatif
  • Judith Bernard, metteuse en scène
  • Daniel Blondet, militant du collectif antiguerre
  • Rachel Borghi, enseignante-chercheuse, militante, Sorbonne Université
  • Amzat Boukari, historien, militant panafricaniste
  • Houria Bouteldja, QG décolonial
  • Youssef Boussoumah, QG décolonial
  • Ismahane Chouder, féministe antiraciste
  • Eva Doumbia, autrice et metteuse en scène
  • Ali El Baz, militant de l’immigration
  • François Gèze, éditeur
  • Malika Hamidi, auteure et sociologue
  • Eric Hazan, éditeur
  • Marianne Koplewicz, éditrice
  • Léopold Lambert, rédacteur-en-chef de The Funambulist
  • Didier Lestrade, activiste, écrivain
  • M’baïreh Lisette, militant décolonial
  • Franco Lollia, Brigade anti négrophobie
  • Yamin Makri, éditeur
  • Carpanin Marimoutou, professeur, université de la Réunion
  • René Monzat, auteur, militant pour la laïcité
  • Selim Nadi, QG Décolonial
  • Yvan Najiels, militant communiste
  • Dominique Natanson, militant juif antiraciste
  • Adrien Nicolas, collectif ni guerre ni état de guerre
  • Ahmad Nougbo, militant panafricain
  • Olivier Marboeuf, auteur, curateur et producteur de cinéma, Guadeloupe
  • Karine Parrot, enseignante-chercheuse en droit
  • Axel Persson, CGT Cheminot, Trappes
  • Philippe Pignarre, éditeur
  • Lissell Quiroz, professeure, Cergy Paris Université
  • Gianfranco Rebucini, anthropologue, chargé de recherche au CNRS (EHESS, Paris)
  • Nordine Saidi, militant décolonial et membre de Bruxelles Panthères
  • Renaud-Selim Sanli, éditeur
  • Raphaël Schneider, Hors-Série
  • Michèle Sibony, militante de l’UJFP
  • Chantal T. Spitz, autrice tahitienne
  • Ghislain Vedeux, administrateur du CRAN et Vice-Président d’ENAR (European network againt racism)
  • Wissam Xelka, Paroles d’honneur
  • Hèla Yousfi, maitre de conférence, université Paris-Dauphine
  • Dominique Ziegler, auteur, metteur en scène
  • Amina Zoubir, cinéaste et artiste plasticienne
  • À l’international par,
  • Sadia Abbas, associate professor of literature, Rutgers University
  • Ariella Aicha Azoulay, Brown University, Etats-Unis
  • Amanj Aziz, founder Nyans : Muslim, Suède
  • Paola Bacchetta, professeure Berkeley, Etats-Unis
  • Hatem Bazian, universitaire, Etats-Unis
  • Omar Berrada, écrivain et chercheur, Maroc
  • Safa Chebbi, militante antiraciste décoloniale, Canada
  • Liryc Dela Cruz, cinéaste/artiste
  • Romina de Novellis, artiste performeuse et chercheuse, fondatrice Domus Artist Residency, Italie
  • Boaventura de Sousa Santos, university of Coimbra, Portugal
  • Binta Diaw, artiste, Italie
  • Fatima el-Tayeb, Yale University, Etats-Unis
  • Daniela Festa, activiste des communs et professeure, Université de Bologne, Italie
  • David Theo Goldberg, UCHRI, Etats-Unis
  • Ramon Grosfoguel, professeur à Berkeley University, Etats-Unis
  • Muriam Haleh Davis, University of California, Santa Cruz, Etats-Unis
  • Sari Hanafi, professeur de sociologie, université américaine de Beyrouth, Liban
  • Samia Henni, historienne et théoricienne de l’architecture, Etats-Unis
  • Sandew Hira, DIN, Pays-Bas
  • Mouloud IdirDjerroud, politologue, Canada
  • Ali Kadri, économiste, université nationale de Singapour
  • Laleh Khalili, Queen Mary University, Londres, Grande Bretagne
  • Azeezah Kanji, universitaire, journaliste, Toronto, Canada
  • Alana Lentin, universitaire, Australie
  • Ilaria Lupo, artiste, Italie
  • Nelson Maldonaldo Torres, philosophe, Rutgers University, Etats-Unis
  • Jamila Mascat, Utrecht University, Pays-Bas
  • Joseph Massad, professeur, Columbia University, Etats-Unis
  • Marc-Aziz Michael, chercheur, université américaine de Beyrouth, Liban
  • Minoo Moallem, professeure, Berkeley, Etats-Unis
  • Marie Moïse, militante, Italie
  • Valeria Muledda, artiste, Italie
  • Muna Mussie, artiste, Italie
  • Nikolay Oleynikov, artiste, activiste, Russie
  • Camille Penzo, chercheuse astrophysicienne, Italie
  • Alessandra Pomarico, commissaire indépendante, activiste, Italie, Etats-Unis
  • David PalumboLiu, Stanford University, Etats-Unis
  • Silvia Rodriguez Maeso, University of Coimbra, Portugal
  • Sara Riggs, poète, cinéaste, Etats-Unis
  • Racha Salti, commissaire, chercheuse, Liban
  • Guendalina Salini,  artiste visuelle, Italie
  • Salman Sayyid, Professor of  Decolonial Thought and Rhetoric, University of Leeds, Grande-Bretagne
  • Panagiotis Sotiris, journaliste, Grèce
  • Shela Sheikh, Goldsmiths, University of London, Grande Bretagne
  • Michel Warschawski, militant anticolonialiste, Jérusalem

Pour faire suite à ce manifeste, un meeting est prévu en décembre prochain à Paris dont les détails seront prochainement annoncés. Pour signer l’appel : https://chng.it/GVvcbTKJ. Nous contacter : onzeseptembre20ansapres@gmail.com

Soi-même comme une reine ou les délires d’Elisabeth Roudinesco

« Comme on le voit, il y a maintenant des universitaires – toujours les mêmes – qui agissent en usant d’une méthode et d’un vocabulaire inacceptables, remplaçant toute forme de débat par des appels à détruire la réputation de leurs collègues. »

Elisabeth Roudinesco est furieuse. Ses amis, les très respectables et très installés Michel Wieviorka et Alain Policar, ont été violemment pris à parti par les inquisiteurs du néo-conservatisme à la française pour crime d’ « islamo-gauchisme ». Prenant sa plus belle plume[1], elle vole à leur secours et fustige une tribune (parue dans Marianne le 3 mai 2021) d’« une violence dévastatrice qui n’est pas sans rappeler les heures sombres du maccarthysme ». Ainsi, c’est le ventre mou de l’aristocratie intellectuelle, agrippé à ses vieilles lunes, l’ « universalisme » et les droits de l’homme – en un mot le cœur de la sociale démocratie  –  qui est dans l’œil du cyclone des forces les plus obscures et les plus déchainées de la période. Il faut comprendre que si ce ventre mou est l’adversaire des forces révolutionnaires qui le considèrent comme un obstacle à la remise en cause de l’ordre capitaliste, il l’est aussi des forces les plus réactionnaires. Pour ces dernières, il persiste à protéger les classes populaires et notamment indigènes en leur octroyant le statut de sujets sociaux. En d’autres termes, tant que ces élites, tout en fonctionnant comme des auxiliaires du pouvoir, n’abandonnent pas leur lecture scientifique de l’ordre social, qu’elles se dressent contre les analyses essentialisantes et culturalistes des phénomènes sociaux, elles restent un ennemi à abattre de l’ordre pré-fasciste que ces McCarthy 2.0 attendent comme certains attendent le Messie.

S’il est vrai que l’offensive sans foi ni loi des signataires de la tribune de Marianne sidère par sa violence et son immoralité, il ne serait pas inopportun de rafraichir la mémoire de la célèbre historienne qui n’a de cesse, avec ses amis du ventre mou, d’employer des méthodes similaires à l’égard des « indigénistes » et autres « islamo-gauchistes » (car on est toujours l’islamo-gauchiste de quelqu’un) pour les bouter hors de l‘honorabilité intellectuelle. Dans son dernier livre, « Soi-même comme un roi » où elle prétend faire la démonstration des dérives identitaires et essentialistes des mouvements féministe et décoloniaux, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il y a urgence à balayer devant sa porte. Si son livre est truffé de mensonges et de contre-vérités contre de nombreux militants ou intellectuels identifiés comme engagés contre le sexisme, le racisme ou dans le mouvement décolonial, je ne m’attarderai ici que sur ce qui concerne le PIR ou mes propres écrits. Elle nous consacre en effet pas moins de douze pages où le grotesque le dispute à l’affabulation. Par ailleurs, je ne ferai ici aucun effort pour convaincre le lecteur du bien fondé de la pensée décoloniale. Je ne cherche à convertir personne. Je me contenterai juste de confronter les multiples mensonges de l’honorable historienne – qui finissent par former un délire caractérisé – aux faits et à nos véritables écrits. Il apparaîtra très vite qu’en elle se cache un McCarthy très en forme et qu’à ce titre elle n’a rien à envier à ses propres ennemis. Haut les cœurs !

En verve, ce 7 mars 3021, à l’antenne de France Inter et en pleine promotion de son livre, elle déclare[2] :

« Je reproche à Houria Bouteldja d’avoir commencé son livre en disant qu’il faut fusiller Sartre et qu’elle préfère l’OAS au manifeste des 121« .

Délire. Où a-t-elle pu lire une phrase aussi démentielle ? Comment un militant décolonial ou même mollement antiraciste peut-il préférer l’OAS au manifeste des 121 ? Non seulement cette phrase ou cette idée n’existe nulle part mais je n’ai n’ai jamais – JAMAIS – évoqué le manifeste des 121 ni dans mon livre, ni ailleurs. Qu’est-ce qui autorise une intellectuelle reconnue à une telle grossièreté ? J’imagine que sur une sorcière les règles élémentaires de la rigueur ne s’appliquent pas et que sur elle il est même recommandé de s’essuyer les pieds ?

Elle poursuit : « Ca récuse l’idée qu’en France, à droite comme à gauche il y a eu un mouvement anticolonialiste »

Délire. Voici ce que j’écris réellement dans l’introduction de mon livre à propos de Sartre :

« Le philosophe français prend position en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Il s’attire les foudres de milliers d’anciens combattants sur les Champs-Élysées ce 3 octobre 1960. Sartre n’est pas Camus. En matière de colonialisme et de racisme, il ne se trompera presque jamais. On le retrouvera mobilisé contre le « cancer » de l’apartheid, contre le régime ségrégationniste des Etats-Unis, en soutien à la révolution cubaine et au Viêt Minh. Il se déclarera même porteur de valises du FLN. Non, décidément, il n’est pas ce Camus contre lequel l’Algérien et poète Kateb Yacine prononcera un réquisitoire implacable. »

Cette introduction est, contrairement aux allégations  de Roudineso, un hommage à Sartre– et par là à un certain anticolonialisme français – mais le propos se prolonge en effet par une critique radicale de son aveuglement face au caractère colonial de l’Etat d’Israël :

« Sartre n’est pas Camus, mais il n’est pas Genet non plus. Car au-delà de son empathie pour les colonisés et leur légitime violence, pour lui, rien ne viendra détrôner la légitimité de l’existence d’Israël. »

Ainsi, il ne s’agissait pas pour moi de réfuter l’anticolonialisme de Sartre – ce qui serait une aberration historique et une faute morale – mais de mettre en évidence ses limites et ses contradictions. Elisabeth Roudinesco sait-elle, peut-elle lire une phrase, un paragraphe jusqu’au bout ?

Toujours dans cet entretien, tout en se revendiquant de Césaire qui aurait, selon elle, critiqué le mouvement décolonial (on aurait aimé connaître les références exactes de cette critique), elle déclare : « aujourd’hui, toute cette extrême gauche conteste à Sartre, conteste le droit à des Blancs d’être anticolonialistes. »

Délire.  Il y a d’abord ici une contradiction dans les faits. L’extrême gauche étant blanche de manière écrasante, on ne voit pas trop comment elle pourrait se contester à elle-même le droit d’être anticolonialiste. Par ailleurs, tout mouvement décolonial conséquent ne cherche qu’une chose : gagner en hégémonie. Si tel est son ambition, le but ne peut être de « contester aux Blancs d’être anticolonialistes » mais au contraire d’œuvrer pour consolider cette conviction, de la développer et là où elle n’existe pas de la susciter. Cet objectif est dans tous les documents programmatiques du PIR. La rigueur scientifique de Roudinesco laisse à désirer.

Dans son livre, elle écrit : « Nous sommes les Indigènes de la République » : ce « nous » signifiait que l’on avait bien affaire à un processus de séparation communautaire, et donc à l’affirmation de la définition d’une « identité indigéniste » reconstruite selon une hiérarchie des « ethnies » et donc « racialisée ».

A tout jeune antiraciste en herbe, j’aurais expliqué ceci : un propos descriptif n’est pas un propos prescriptif. Les Indigènes politisés ne sont que des huissiers. Ils constatent un état de fait. Ils n’ont ni la volonté de prolonger leur condition dans un quelconque racialisme ni surtout le pouvoir de la faire. De plus, et les Indigènes l’ont dit et répété, ils ne sont pas assez stupides pour vouloir reproduire le système racial qui les opprime, au contraire, ils veulent l’abolir comme les féministes veulent abolir le patriarcat. Sauf qu’Elisabeth Roudinesco n’est pas une antiraciste en herbe, elle est rompue au débat public. La féministe Elisabeth Roudinesco a suffisamment de mémoire pour se souvenir que les antiféministes des années 70 ont précisément reproché aux féministes de vouloir « se séparer » des hommes quand elles pointaient un système comme il leur a été reproché de vouloir renverser les hiérarchies pour en créer de nouvelles au détriment des hommes. N’est-ce pas ce discours fondamentalement malhonnête qu’elle est en train de reproduite contre les décoloniaux ? Elle continue :

« L’appel réunissait des militants de tous bords qui, refusant catégoriquement quelque théorie de la lutte des classes que ce soit, reconduisaient sans le dire une politique de la race ».

Délire. Il suffit de demander aux flics qui recensent les profils politiques des militants radicaux et qui savent que la plupart des fondateurs des indigènes sont marxistes. C’est le cas de Sadri Khiari (trotskiste tunisien), de Youssef Boussoumah (d’obédience plutôt Mao), de Laurent Lévy (communiste), de M’baïreh Lisette (indépendantistes caribéens), de Said Bouamama (communiste) sans parler de l’ensemble des signataires de l’appel pour la plupart apparentés à l’extrême gauche. Tout comme Robert Hue en 2005, Roudinesco, dont on peinera à trouver les faits d’arme en termes de lutte de classe, reproche aux indigènes ses propres renoncements. Classique.

« Et du coup, tous les principes de la laïcité furent brocardés en tant que signes de la barbarie coloniale. Les militants indigénistes récusèrent ainsi la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école regardée par eux comme la perpétuation d’une démarche colonisatrice ».

Délire. Les principes de la laïcité n’ont jamais été « brocardés » par qui que ce soit. Seule la loi de 2004 était dans l’œil du viseur précisément parce qu’elle créait une rupture avec la laïcité de 1905. J’ai moi-même co-signé une pétition « Oui à la laïcité et non aux lois d’exception » au moment où le débat faisait rage en 2003. Mais l’historienne Roudinesco n’a pas estimé utile de remonter l’histoire dans ce passé  pas si lointain. Et pour cause ! Cela aurait détruit sa démonstration qui avait besoin d’un mensonge supplémentaire pour tenir debout.

« En outre, ils vantèrent les mérites d’un néocolonialisme fondé sur la loyauté des femmes arabes envers leurs hommes – pères, époux et frères – , eux-mêmes victimes du fait colonial et contraints de les ramener à l’obscurantisme religieux. »

Délire. Ils sont nombreux les lecteurs paresseux à avoir fait ce type d’interprétations. Ce trop grand nombre rend sûrement inutile ici l’explication selon laquelle le racisme crée des solidarités contradictoires et conflictuelles et que cette analyse ne vaut pas prescription. Mais comme c’est compliqué et que tout cela demande une certaine gymnastique de l’esprit, je veux bien m’abandonner à la miséricorde.

« Quant aux deux fondateurs du mouvement, Sadri Khiari et Houria Bouteldja, ils affirmaient que leurs principaux adversaires étaient, non seulement les mouvements antiracistes de gauche mais aussi les LGBTQIA+ qui avaient acquis des droits et s’étaient donc normalisés. »

Délire. Le seul rapport que nous ayons théorisé avec l’ensemble des mouvements de gauche, quels que soient leur spécificités, se résume comme suit : « Parce qu’elle est notre partenaire privilégiée, la gauche est notre adversaire premier ». Ce qui signifie d’abord que nous n’envisagions nos alliances qu’avec la gauche mais que cette alliance était de nature conflictuelle parce que partie prenante du champ politique blanc. A cela, nous ajoutions que tout mouvement progressiste qui ne serait pas anti impérialiste était condamné à être aspiré par le nationalisme et le chauvinisme qui a caractérisé par le passé l’évolution du mouvement ouvrier français. Ni le féminisme, ni le mouvement LGBT ne peuvent échapper à cette destinée s’ils ne se tournent pas clairement vers des projets résolument antilibéraux et anti impérialistes. Le résultat est là : il s’appelle fémonationalisme et homonationalisme. Des notions qui brulent les doigts du ventre mou tant il est vrai qu’il – le ventre mou – n’est pas tout à fait étranger à l’avènement de ces concepts.

« Autrement dit, selon Sadri Khiari et selon Massad, l’homosexualité dite occidentale n’existerait pas dans le monde arabe et musulman où les hommes se contenteraient d’embrassades et d’accolades sans pratiquer la moindre pénétration anale ».

Délire. Sadri Khiari n’a jamais écrit sur la sexualité. JAMAIS. Je suis la seule au PIR à m’être penchée sur ces questions. Quant au reste, c’est tellement bête que j’ai un peu honte de devoir rétablir une vérité élémentaire. Mais plus prosaïquement, je me demande si elle ne nous prend pas pour des cons. A moins que ce ne soit ses lecteurs ?

« L’homosexualité ne serait donc pas un phénomène universel mais un luxe réservé à une élite coloniale et l’islamisme serait la conséquence des mauvais traitements infligés par les homosexuels occidentaux aux homophiles du monde arabe. Et bien entendu, pour énoncer de telles inepties, Massad se réclamait de Foucault et de Said. »

Délire. On se pince : l’homosexualité comme luxe réservé à une élite ? L’islamisme comme conséquence des mauvais traitements infligés par les homosexuels occidentaux ? Et ce serait une thèse soutenue par Massad et Khiari, l’un professeur à la Columbia University et auteur du remarquable « Desiring arabs », l’autre militant respecté de toute la gauche tunisienne ? A ce stade d’approximations et de grossièretés, c’est au Seuil qu’il faut demander des comptes.

Enfiévrée,  Roudineso poursuit : « Selon Bouteldja, l’homophobie des dominés serait donc l’expression positive d’une résistance à l’homoracialisme blanc. »

Délire. Bouteldja a juste dit que l’homophobie, tout comme l’antisémitisme ou les formes de négrophobies non blanches étaient des formes d’ « ensauvagement » des indigènes[3]. On est très loin d’une « expression positive d’une résistance ». Mais au diable les nuances hein ?

« Pour le dire autrement, les deux fondateurs du PIR justifiaient l’expression la plus sauvage de la haine islamique envers l’homosexualité. » Ha.

« Enfin, point d’orgue de cette radicalité, Bouteldja déclarera à l’occasion de la tuerie de Montauban au cours de laquelle Mohamed Merah avait assassiné des enfants juifs : Mohamed Merah c’est moi, le pire c’est que c’est vrai. » Délire. Roudinesco dont on vient de comprendre qu’elle ne lit les phrases qu’à moitié n’a donc pas fait l’effort de lire cette intervention jusqu’au bout. Si elle l’avait fait, elle aurait fait une découverte surprenante : Ce texte condamnait Mohamed Merah sans appel mais engageait la responsabilité de toute la société[4]. Toute forme de bonne conscience y était éradiquée. Il suffit pour s’en convaincre de le lire en entier ce que Roudinesco (avec Gilles Clavreul, le Printemps républicain ou encore Marianne) n’a pas fait. Ou alors, elle l’a fait, mais ce qu’elle a lu l’a tellement bousculée qu’elle a failli perdre ses illusions sur elle-même. Aussitôt lu, aussitôt évacué de son esprit. La chasse d’eau tirée, elle pouvait retrouver son miroir : « Miroir, mon beau miroir… ».

Dans un essai publié en 2016, véritable bréviaire de l’indigénisme antirépublicain et identitaire, Bouteldja instaurait un séparatisme radical entre ce qu’elle appelait les blancs et les juifs d’un côté (désignés par le pronom « vous ») et les indigènes de l’autre (« appelés « nous »).

Délire : Faut-il comprendre que Roudinesco est un être abstrait sans appartenance ? Qu’elle n’a jamais dit « nous les femmes » par exemple ? Qu’elle s’offusquerait si une personne victime d’antisémitisme disait « nous les Juif » ? Faut-il comprendre qu’en tant qu’historienne de la psychanalyse, elle ne sait pas ce qu’ Octave Mannoni avait mis en évidence, à savoir que le déni identitaire de l’être opprimé ne fait que prolonger sa névrose ? Ne s’interroge-t-elle pas comme sa consoeur, Sophie Mendelsohn[5] : « Qui sont ces psychanalystes qui connaissent bien le prix subjectif payé pour s’assimiler, le prix payé pour faire fonctionner cette solution universaliste contre soi-même et garantir ainsi que celles et ceux à qui elle profite ne soient pas dérangé.e.s ? Qui sont-ils/elles, puisque pour mesurer le prix payé et les désordres ainsi créés, il faudrait commencer par pouvoir entendre que c’est précisément l’impératif d’assimilation qui impose, pour pouvoir parler des désordres qu’il occasionne, d’avoir précisément à le faire comme juif ou musulman ? »

« Quant aux juifs de la diaspora, façon Bouteldja, ils n’étaient que des sionistes de capitulation face à un régime d’apartheid, manière de renier leurs frères juifs exterminés par les nazis ».

Délire. Sur les options idéologiques qui s’offrent aux Juifs, voici ce que j’écris page 51 : « Je suis bien obligée de le reconnaître, vos choix idéologiques, bien que disparates, sont déterminés par votre condition. C’est ce doute qui vous fait internationalistes. C’est ce doute qui vous fait sionistes. Et c’est ce même doute qui vous fait apologistes du mythe républicain. » Ce qui signifie que pour moi, les Juifs ne sont pas réductibles au sionisme puisque historiquement ils ont fait des choix politiques contraires et qu’une partie d’entre eux continue de le faire. C’est précisément parce que l’horizon sioniste n’est pas le seul que le livre envisage l’amour révolutionnaire avec ce groupe singulier de « racisés ».

En quelques chapitres, l’auteure fabriquait ainsi un monument d’ignorance où se mêlait la haine des juifs, des blancs, des arabes et des noirs et surtout d’elle-même. Parce que le sous titre du livre : « Pour une politique de l’amour révolutionnaire » n’était qu’une ruse pour tromper les braves gens comme Roudinesco qui contrairement à Bouteldja n’est qu’amour et bonté.

Il s’agissait désormais pour les indigènes d’inventer un racisme de l’estime de soi, un racisme protecteur prônant la « non mixité  raciale », principe hiérarchique selon lequel un blanc quel qu’il soit devrait être banni de toute expérience de vie avec les Noirs puisque par essence tout homme blanc serait « dominant ».

Délire. En préambule de mon livre, j’écris : « Les catégories que j’utilise : «Blancs», «Juifs», «Femmes indigènes» et «Indigènes » sont sociales et politiques. Elles sont des produits de l’histoire moderne au même titre qu’«ouvriers» ou «femmes». Elles n’informent aucunement sur la subjectivité ou un quelconque déterminisme biologique des individus mais sur leur condition et leur statut. » Tout le contraire de l’essence en somme. Pas très sérieux le Seuil.

« On n’en finirait pas d ‘énumérer les propos fous de cet ouvrage où sont repris ad nauseam, les stéréotypes les plus sinistres de la haine de l’autre et du séparatisme entre les races : contre les femmes noires qui ne doivent pas porter plainte contre les violeurs noirs, contre les homosexuels traités de « tarlouzes », contre les « juifs » etc. »

Délire. Elisabeth Roudinesco se vante d’avoir tout lu sur la littérature décoloniale. Or, elle ignore de manière assez embarrassantes les débats historiques des féministes noires pour lesquelles la question de porter plainte contre un agresseur noir a été et est toujours l’objet d’une discussion riche, vive et houleuse que personne, pas même Roudinesco, ne peut réduire à un choix moral. Une fois de plus, une description ne vaut pas prescription. En revanche, cela détermine le poids du racisme dans les choix et non choix des femmes. Quant au fait que j’aurais traité les homosexuels de « tarlouzes », il suffit d’ouvrir mon livre à la page 82 où le mot « tarlouze » est entre guillemets. Ce qui signifie – pour qui maitrise les règles d’écriture -– que le propos est rapporté et que l’auteure (c’est à dire moi) ne l’endosse pas. A ce niveau de calomnie, je reconnais qu’il ne s’agit là que d’un détail perdu dans le vaste océan des élucubrations de la dame.

« Voilà où mène la revendication identitaire racistes dans sa forme la plus extrême : faire corps avec le discours de ce que l’on prétend dénoncer. »

Délire. Je ne suis pas psy, mais à la lecture de tout ce qui précède, je ne pense pas l’insulter si je dis, comme les enfants en cours de récréation : « C’est celui qui le dit, qui l’est ! »

Et elle conclut avec ce cri de détresse : Faut-il avoir perdu la tête pour trouver superbe cet appel au crime « fusillez Sartre ! »

Je ne sais pas si « fusiller » un homme mort depuis quarante ans est un crime. Je laisse le lecteur juge. En revanche, je sais que Roudinesco a commis un certain nombre de délits moraux dont celui qui consiste à piétiner la vérité sans scrupule ni décence. Et d’une certaine manière, sans dignité. Cela ne la distingue en rien des adversaires qu’elle prétend combattre, qu’ils s’appellent Pierre-André Taguieff, Michel Onfray ou Eric Zemmour. Pourtant, à ce degré de malhonnêteté, il n’est pas inintéressant de s’interroger sur ses motivations (pulsions ?) profondes mais aussi sur l’industrie médiatique qui permet de telles dérives. Et si c’était à la psychanalyse de nous livrer quelques pistes d’explication ? Après tout, ce sont ces supposées pulsions narcissiques qui, selon Roudinesco, éclairent d’un jour nouveau ce nouvel identitarisme, « communautaire » et « séparatiste » revendiqué par les ennemis de l’universalisme (c’est à dire nous). Pourtant, Freud avait bien identifié en 1930 dans « Malaise dans la culture » que l’universalisme ne sert qu’à nourrir une « croyance qui arrange afin d’occulter un savoir qui dérange ».  En d’autres termes, si l’illusion universaliste soulage la conscience européenne, celle-ci n’en est pas moins contrariée par la réalité coloniale et/ou raciale. Et c’est bien ce non renoncement à la croyance universaliste qui transpire dans chaque ligne de « Soi-même comme un roi » quand celle-ci est rattrapée par la réalité matérielle et implacable des structures coloniales. Il n’y a pas plus d’identitaires décoloniaux qu’il n’y a des licornes bleues. Il y a en revanche un « malaise » chez les universalistes qui ressemble de plus en plus à une panique morale. Faut-il que les trahisons du ventre mou soient à ce point inavouables qu’il faille, coute que coute, inventer des monstres ? Des monstres tellement hideux qu’ils seraient les seuls à pouvoir, par le contraste qu’ils offrent, dissiper ce pesant « malaise dans la culture », fut-il celui d’une reine. Une reine qui avait déclaré il n’y a pas si longtemps : « On ne peut pas admettre, quand on est historien, que la recherche des faits vrais soit remplacée par des rumeurs, des inventions, n’importe quoi »[6]. Elle parlait de la rigueur intellectuelle de Michel Onfray qui venait de commettre un brûlot anti-Freud.

Vous avez dit « malaise » ?

 

[1] https://histoirecoloniale.net/Le-groupe-neomaccarthyste-intitule-Observatoire-du-decolonialisme-dispense-une.html?fbclid=IwAR1RdMjnOEjpdvanF4Avu1ZvrwIiTwE526g5_dU-2MV65BHTAyp-Cx9BFXk

[2] https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-du-week-end/l-invite-du-week-end-07-mars-2021?fbclid=IwAR2CC_kV6de9kjvWTpS9wqnxIlgJvNeYhF-s1qmrIcRjTGPpyKqW9LzfMV8

[3] http://indigenes-republique.fr/de-linnocence-blanche-et-de-lensauvagement-indigene-ne-pas-reveiller-le-monstre-qui-sommeille/

[4] http://indigenes-republique.fr/mohamed-merah-et-moi/

[5] Auteure avec Livio Boni de « La vie psychique du racisme aux éditions la Découverte et de : https://aoc.media/opinion/2021/06/28/malaise-dans-la-culture-et-culture-du-malaise/

[6] https://www.youtube.com/watch?v=NiXLVnaiJbs

Édito #24 – Régionales : Le Pen nulle part, lepénisme partout

Le fait principal des élections d’hier et du dimanche précédent est évidemment l’abstention. C’est un fait politique majeur mais d’ores et déjà, à partir des résultats sur les suffrages exprimés se dégagent deux perdants : Macron et Le Pen.

Le couple Macron/Le Pen a perdu les Régionales. On peut en effet parler de couple politique car Macron a radicalisé le calcul mitterrandien qui consiste à donner de la force à l’extrême droite pour assurer sa propre victoire politique, y compris sur des ruines et une subjectivité politique générale réactionnaire et désastreuse. Macron – son parti n’étant qu’une agence de pub, disons donc Macron – a préempté le jeu parlementaire « modéré » (ce qu’on appelle en fait le bloc bourgeois, libéral-républicain) en actant les connivences entre le PS et la droite pour en faire un cartel gouvernemental au service de la bourgeoisie et du patronat. Ce jeu dangereux a renforcé le RN sur le plan national qui apparaît dès lors comme « anti-système » alors qu’il n’est en vérité que la pointe extrême du consensus laïc et républicain, c’est-à-dire raciste et islamophobe, dont il est par ailleurs le produit.

Il faut toutefois préciser le sens de cette défaite de Macron/Le Pen.

La défaite est réelle parce que LREM et RN ne sont pas des partis de masse (peu d’implantations locales, peu de figures notables hormis leurs chefs, …) et que cela se paye dans des élections territorialisées où des figures locales, notables, des partis traditionnels parlementaires permettent à la droite et à la gauche classiques de gagner des élections. De ce point de vue, le retour de la droite LR et du PS est logique.

Dans les régions, il y a une prime aux partis. Carole Delga par exemple en Occitanie ou Pécresse en Île de France peuvent rivaliser avec Macron ou Le Pen. Idem pour Muselier en PACA.

Ce résultat ne préjuge pas absolument de ce que sera la présidentielle l’an prochain mais la dynamique lepéniste présentée comme irrésistible est à tout le moins freinée. La défaite en PACA est lourde. Elle montre que, quoi qu’ils puissent en dire aux sondeurs, la majorité des électeurs vote contre le RN. Environ 15 points séparent Muselier de Mariani. Les sondages se sont plantés mais un électeur de gauche du premier tour sur deux est allé voter Muselier après retrait – et suicide électoral – de la liste de gauche (ce dernier point est important, pouvant augurer une situation politique nationale à venir).

Le RN reste fragile parce que si son projet politique est réellement fasciste – il ne faut pas minorer ce point -, il est l’aboutissement du consensus laïc et républicain dont il est la version extrémiste. Ce dernier point explique que son électorat puisse se comporter comme les autres et donc s’abstenir. Par ailleurs, cette abstention peut s’expliquer par les limites de la « dédiabolisation » du RN : son électorat rechignant peut-être à voter pour un « parti comme les autres ». C’est une hypothèse mais elle mérite d’être creusée.

C’est la faiblesse du RN par rapport aux partis fascistes historiques (mais aussi, à l’opposé, au PC) que cette absence de militants fiables. Les directions fascistes ou nazie pouvaient compter sur une puissante base militante qui créait une sorte d’espace politique autonome, une contre-culture, un contre-monde (fût-il ténébreux) en mesure d’engendrer une solide subjectivité fasciste. Rien de tout cela avec le RN. Celui-ci est parfaitement intégré au parlementarisme (ce qui peut le servir l’an prochain malgré tout mais à condition que Macron accède au second tour).

À partir des suffrages exprimés apparaît donc une victoire des LR et de la gauche PS-EELV (le PC n’en finit pas de mourir et LFI patine, probablement du fait de l’abstention des classes populaires et ouvrières).

Le PS fidèle à lui-même se déporte toujours plus sur sa droite. C’est sa nature politique et historique. Dans la séquence actuelle, cela s’illustre par les appels de Valls et Huchon à voter contre la liste de la gauche conduite par Bayou. Le refus des républicanistes PS de voter pour la gauche se fait évidemment au nom de la « laïcité », de la « lutte contre l’islamisme » et sa variante selon eux « islamogauchiste ». Ce discours a des échos en régions – en Occitanie, par exemple – où le PS a refusé de s’allier avec EELV.

Le PS se durcit donc à droite sur ce qui fait consensus dans le champ parlementaire (la République et la laïcité) autour d’un discours dont il a été lui-même le principal propagandiste dès les années Mitterrand via des figures totémiques de la gauche anticommuniste.

EELV est divisée sur ces questions. Reste à savoir qui l’emportera entre Benbassa-Lipietz (qui participèrent à la manifestation contre l’islamophobie de novembre 2019) et Jadot qui condamne désormais le port du burkini et qui s’est joint à la manif de la police factieuse acquise à l’extrême droite.

Le retour de LR affaiblit évidemment Macron et l’affaiblissement de Macron affaiblit par conséquent le RN. LREM et le RN sont les deux perdants des Régionales. Le retour de la droite affaiblit le fantasme macroniste du bloc gauche-droite libéral. Le PS revient comme opposition laïque et républicaine tandis que LR revient comme prétendant au pouvoir l’an prochain.

Le score de LR à partir des suffrages exprimés résout provisoirement la question de la ligne politique de la droite pour se situer face à Macron. Ce qui est certain, c’est que la droite est à l’image du reste du champ parlementaire ; elle se déporte encore sur sa droite.

Tout cela dessine une aggravation du consensus national-libéral dont Macron a été un agent politique essentiel : loi Séparatisme, refonte libérale du régime des retraites, casse des statuts SNCF, politique de Blanquer contre l’Ecole, etc.

LR est en passe de reprendre ce qu’elle a perdu avec l’échec de Fillon malgré des divisions dans la droite. Wauquiez est sur une ligne Macron-Thatcher raciste et islamophobe tandis que Bertrand est une sur une ligne sécuritaire (en apparence moins ultralibérale). Mais – et on ne s’en étonnera pas, hélas – le racisme d’Etat fait solidement consensus. Le consensus est de toute façon policier. Il suffit d’observer qui s’est rendu à la manifestation des policiers organisée par des syndicats d’extrême droite.

De ce point de vue, il est à craindre que Pécresse faisant sa campagne de second tour contre « l’islamogauchisme » se soit ainsi assurée sa large victoire. Son succès montre que ce créneau est rentable. Le consensus CNews-Charlie peut se passer du RN car la droite peut faire le boulot à sa place et de façon plus présentable (on peut imaginer des lois de « préférence nationale » sous la droite classique). C’est déjà ce que suggère depuis dimanche soir le maire de Béziers, Robert Ménard.

D’une certaine façon, ces élections font écho au texte d’Ugo Palheta Le fascisme a muté[1] et le prolongent. Si les fascistes peuvent revenir bien habillés avec cannes et chapeaux, alors une droite dure peut faire sa politique en mettant de côté les traits les plus saillants et formellement inquiétants du RN (les ex-nazis, les négationnistes, Philippe Vardon, etc.) ainsi que la remise en cause la plus brutale de l’Etat de droit. C’est ainsi qu’il faut entendre les propos de Pécresse disant que la différence entre elle et les lepénistes, c’est la République.

On peut ainsi faire l’hypothèse d’une poursuite de la droitisation générale de la politique parlementaire sur un modèle proche du trumpisme ou de Johnson en Angleterre via le signifiant totémique République.

On évite donc peut-être un parti authentiquement fasciste au pouvoir mais absolument pas la perpétuation et l’aggravation de la politique dont le RN est la pointe extrême. C’est donc bien une politique d’extrême droite qu’il faut combattre et non de vagues « idées ».

Combattre cette politique passe semble-t-il par une ligne de masse qui allie le rejet anticapitaliste de l’UE à un travail politique contre l’islamophobie par l’affirmation du peuple multinational de ce pays. Les deux importent et il faut tenir les deux bouts de cette ligne. Défense d’un frexit décolonial comme alliance des « beaufs » et des « barbares ».

Le refus de l’UE n’est que la conséquence du refus de la liquidation libérale du code du travail, de la fonction publique ou encore du régime des retraites. Le combat politique contre le racisme d’Etat est un combat pour l’égalité sans laquelle toute dénonciation du néolibéralisme est vaine. Il est aussi ce qui permet d’affronter politiquement le fascisme républicain à travers la mise à nu de la gestion postcoloniale des populations ouvrières de provenance étrangère et partant du pétainisme transcendantal français.

La question de l’abstention mérite qu’on s’y attarde puisqu’elle apparaît aussi comme un vase communicant de la situation réactionnaire générale.

La France a connu des mouvements d’ampleur ces dernières années. Les principales furent les émeutes urbaines de 2005 qui ont été méprisées par le mouvement ouvrier mais qui ont marqué un tournant et plus récemment par celui des Gilets jaunes dont la force fut telle qu’il renoua brièvement avec la tradition révolutionnaire française insurrectionnelle (on se souvient, fin 2018, de rues parisiennes en feu, d’une foule huant Macron au Puy-en-Velay ou encore d’un groupe de Gilets jaunes rejouant avec le président actuel la décapitation de Louis XVI). Ce mouvement, politique consistant bien qu’extraparlementaire – ce qui est disons le proprement inouï et plein de promesses pour l’avenir -, est toutefois clos, faute de réelles perspectives et faute de direction politiques mais aussi du fait de la pandémie.

Il a quoi qu’il en soit dit beaucoup plus sur les aspirations populaires de salariés, de pauvres, d’ouvriers que les résultats des élections d’hier. Les sacrifiés de la modernisation capitaliste refusent la course néolibérale vers l’abîme. Celle-ci détruit les vies de ceux que Macron appelle les « derniers de cordée ».

Ne pas voir un lien entre d’une part les émeutes urbaines et d’autre part le mouvement des Gilets jaunes et l’abstention est semble-t-il un peu rapide. À Mai 68 avaient succédé des Législatives triomphales pour la droite gaulliste. Aux émeutiers de 2005 a succédé un fort et durable sentiment de résignation ; aux Gilets jaunes, dans une situation politique et sociale bien plus grave que celle de 68, a succédé une désespérance populaire. C’est à ces deux formes de désespoir populaire qu’il faut pourtant proposer une nouvelle utopie. Mais c’est aussi cette espérance que nous peinons collectivement à formuler. Tout reste à faire.

 

[1] http://cqfd-journal.org/Le-fascisme-a-mute

Édito #23 – Polémique autour des Louboutin d’Assa Traoré : le sens d’un soutien

Les luttes antiracistes, ici comme ailleurs, ne sont immunisées ni contre la corruption, ni contre la récupération et encore moins contre l’égo-trip de ses représentants. Pendant qu’aux Etats-Unis le mouvement Black Lives Matter fait l’objet d’une véritable entreprise de whitewashing par le grand Capital et que ses principaux leaders sont sous le feu des critiques concernant l’utilisation des dons récoltés[1], la polémique suscitée par Assa Traoré n’en finit pas de jeter le trouble. La photo publiée par elle, poing levé, Louboutin aux pieds, avait de quoi créer la stupéfaction. Si l’image heurte la sensibilité de nombreux indigènes, noirs en particulier, mais aussi celle des anticapitalistes conséquents, et si la réprobation est plutôt massive, certaines réactions face à l’indignation étonnent par leur (fausse) naïveté. S’il n’est pas question ici de commenter les réactions du tout venant, il importe de répondre au milieu militant qui cherche et trouve des circonstances atténuantes à l’intéressée ou qui euphémise ses choix de communication au prétexte qu’ « il faut rester pragmatique » et que « l’argent est le nerf de la guerre ». Ces arguments sont nuls et non avenus. Si la critique du purisme est juste et légitime, celle-ci ne peut pas se vautrer dans le confusionnisme le plus total au point de ne plus pouvoir tenir une ligne. Aucun capitaliste, aussi philanthrope soit-il, ne peut et ne doit être considéré comme un allié dans la lutte contre le racisme et l’Etat policier, le racisme étant consubstantiel de la logique capitaliste. Par ailleurs, aucune organisation antiraciste en France n’a actuellement un rapport de force suffisamment puissant pour neutraliser le pouvoir de vampirisation des forces capitalistes. Ce sont elles qui ont le pouvoir de nous transformer, pas l’inverse ! Les deux questions que l’on peut ainsi légitimement se poser sont les suivantes :

1/ Quels sont les gages donnés par le Comité Adama qui le rendent à ce point attractif auprès de la Fondation Obama, du Times, de Louboutin ou de Stella McCartney ?

2/ La lutte contre les violences policières en sortira-t-elle indemne ?

A la première question, des éléments de réponse se trouvent dans le bilan politique du PIR[2] rédigé par Youssef Boussoumah et Houria Bouteldja, dans la partie « L’irrésistible ascension du Comité Adama », que l’on peut résumer comme suit : le Comité a joué un rôle important dans la massification des luttes notamment auprès de la jeunesse mais aussi dans la décompositition de l’antiracisme politique, soit en s’activant contre d’autres familles ou milieux militants perçus comme concurrentiels, soit en adaptant sa ligne aux desiderata des alliés blancs ou de partenaires en tout genre.

A la seconde, il importe de donner une réponse qui ne se réduit pas au comité Adama – voire même le dépasse de loin – et qui interroge les pratiques militantes radicales de manière générale, notamment dans le champ de la lutte contre les crimes policiers. Il devient urgent de remettre l’action collective au centre et de réfléchir au rôle stratégique joué par les familles de victimes. Cela passe nécessairement par la mise au ban de certaines formes de démagogie qui mettent les familles sur un piédestal. C’est en effet cette « sacralisation » qui met tendanciellement les groupes militants en position de subordination vis-à-vis d’elles quand le combat et la stratégie doivent se décider de façon concertée et la direction se partager de manière équilibrée. Si en dernier lieu ce sont bien les familles qui doivent trancher et faire les choix politiques et judiciaires les mieux à même de défendre leurs intérêts, la lutte doit rester une affaire collective. D’abord parce que les familles des quartiers touchées par un deuil sont rarement politisées au départ. La confrontation avec l’Etat exige des compétences, une expérience politique et un savoir-faire que seuls les militants aguerris ont pu acquérir. Le statut de victime n’est pas en soi un gage d’infaillibilité. Ensuite, parce que c’est la ligne décidée par le collectif qui empêche les dérives et qui pondère les réflexes narcissiques, hélas trop répandus dans le monde militant. Enfin, parce que le monde de la lutte est aussi un monde de compétition et que certaines familles ne sont pas en reste. Le combat collectif permet ainsi de réduire les tensions et de mettre en évidence les intérêts communs de toutes les familles concernées.

Cela étant posé, il n’échappera à personne qu’il s’agit là de perspectives à moyen, voire à long termes. La question reste donc entière : comment réagir devant des polémiques qui nous éloignent de nos objectifs militants et qui font le jeu du pouvoir, de l’extrême-droite et des médias aux ordres ? Il est certes un désarroi qu’il faut comprendre et politiser. Loin de nous l’idée de ne pas comprendre l’embarras des militants sincères. A ceux là, nous disons qu’il ne sert à rien de minimiser les faits mais que la position la plus claire et la plus ferme est la plus salutaire : on peut parfaitement et en toute légitimité critiquer une organisation ou une figure militante quelle qu’elle soit, tout en lui assurant un soutien indéfectible si la cause le mérite. C’est le cas du Comité Adama. En effet, aucune polémique ne doit nous faire renoncer à réclamer « justice pour Adama » comme rien ne doit nous détourner de la dénonciation de l’acharnement judiciaire dont est victime Assa Traoré tant par la gendarmerie que par la justice. C’est ce qu’on appelle un soutien critique.

[1] https://nypost.com/2021/04/10/inside-blm-co-founder-patrisse-khan-cullors-real-estate-buying-binge/

https://www.dailymail.co.uk/news/article-9678767/Father-Michael-Brown-joins-anti-BLM-leadership-movement.html

[2] https://qgdecolonial.fr/2021/01/20/splendeurs-et-miseres-de-lautonomie-indigene-2005-2020-le-pir-ou-lhistoire-courte-dune-reussite-politique-et-de-sa-conjuration/

Crédit photo : Instagram Assa Traoré

Une manif salutaire mais – très – en deçà des enjeux de notre temps

Devant la gravité de la situation politique nationale (annonce d’un second tour, en mai prochain, entre un Macron extrême-droitisé et une Le Pen, néo-pétainiste), il fallait se joindre à l’appel à manifester « pour les libertés et contre les idées d’extrême droite », dans toute la France, et notamment à Paris, le samedi 12 juin 2021.

L’antifascisme au sens large (aussi bien moral que politique) était donc présent samedi dernier dans la manifestation mais de fait, c’est l’antifascisme estampillé « islamogauchiste » qui a fait de ce défilé autre chose qu’un aveu d’impuissance face à la menace fasciste. Ce sont ainsi les slogans et la combativité militante et manifestante des antifas qui ont donné sa consistance politique à la manifestation. Dénoncer l’impérialisme français ou les crimes policiers demeurés impunis par la justice comme le scandaient les antifas donne sa dimension proprement concrète à l’antifascisme. On peut du reste faire l’hypothèse que même le bougé au sein d’une partie de la gauche – principalement LFI mais aussi Hamon et au moins une partie d’EELV – est un effet du travail militant de l’antiracisme politique au sens large et des antifascistes qui affrontent l’ennemi aussi bien physiquement que politiquement. Mélenchon, indéfectible mitterrandiste, défend évidemment toujours l’impérialisme et se tait sur le Rwanda. Néanmoins, il a manifesté contre l’islamophobie et l’assume parfaitement en dépit d’attaques incessantes à ce propos.

Les manifestations, dont le soir le député insoumis Coquerel a jugé qu’elles étaient un succès, n’étaient hélas pas absolument à l’image de cette combativité antifasciste. Défilait aussi à Paris – et peut-être ailleurs – SOS Racisme venu avec moult petites mains jaunes au bout de piques, gros camion et puissante sono comme pour un revival raté de ses concerts jadis sponsorisés par de grands médias désormais en voie de lepénisation. Que de nombreux médias d’hier – typiquement Cnews, chaine du groupe Canal +, fleuron de la Mitterrandie – soient désormais engagés pour Le Pen n’est qu’un signe supplémentaire du lien entre la Mitterrandie – dont SOS Racisme est un avatar – et le possible et dramatique avènement d’un régime autoritaire d’apartheid en 2022. Ils nous rappellent que manifester est une bonne chose – on a raison de dire qu’on ne veut pas du fascisme – mais que cela ne suffit pas. Il faut définitivement troquer la morale toujours plus impuissante pour la politique parfois âpre mais fructueuse.

La gauche sociale-démocrate ne s’est d’ailleurs pas contentée de rester impuissante face au lepénisme. Elle en a été le fourrier en partageant avec le FN une vision du pays où les immigrés auraient constitué « un problème » et l’islam, une « menace sur les libertés et la République laïque et démocratique ». La longue dérive d’Élisabeth Badinter, féministe blanche fascinée par Beauvoir mais aussi amie de Mitterrand, incarne parfaitement les liens politiques entre les idées d’extrême-droite et la gauche PS au sens large. L’essayiste a récemment déclaré que le « problème » avec l’islam ne pouvait plus se régler de manière pacifique et il y a des féministes qui sont passées directement à Riposte laïque (organisation islamophobe d’extrême droite constituée de transfuges de la gauche).

Dans la manifestation, il n’y eut pas un mais plusieurs cortèges et les plus remarquables – comme les deux constitués par les antifas – furent comme de juste ceux qui avaient quelque chose à dire et qui portaient une politique antifasciste à travers leur énergie militante et la force politique de leurs slogans.

À l’inverse, les petites mains en nombre de SOS Racisme évoquaient des arbrisseaux usés jusqu’à la corde cherchant à dissimuler le silence de ses manifestants. Ce silence est bien compréhensible. Que peuvent donc dire contre le fascisme et contre la menace d’extrême droite des gens qui considèrent que les immigrés sont leurs potes et que le voile musulman, forcément archaïque à leurs yeux, doit être interdit dans les établissements scolaires ? Une large partie du discours du FN reprend précisément cette antienne laïque en la radicalisant. Le consensus parlementaire a interdit le voile à l’école, a pensé l’interdire à l’université et songe désormais à interdire aux mères voilées d’accompagner des sorties scolaires. Lorsque le FN veut interdire le voile partout et supprimer les repas sans porc dans les cantines, il n’est que la pointe extrémiste de l’islamophobie d’État inaugurée précisément par le PS mitterrandien après les grèves dans l’automobile au milieu des années 1980. Dans ce dispositif, SOS Racisme n’était que le good cop intégrationniste du racisme d’État et en cela, de gauche.

Cette opposition entre antifascisme moral, toujours plus impuissant, et antifascisme politique se retrouve dans l’appel, large évidemment puisqu’on espère du monde, à manifester. Deux aspects de cet appel attirent cependant notre attention : la question des libertés et l’étrange formule à propos du refus des « idées » d’extrême droite.

La question des libertés est évidemment centrale quand point la menace d’un régime autoritaire à tout le moins fascisant. Mais de quelle(s) liberté(s) parle-t-on ? De la liberté pour des femmes musulmanes de cacher leurs cheveux ou d’aller à la plage en burkini sans avoir la police républicaine sur le dos et les regards mauvais de l’opinion française ? De quoi, sinon ? Il faut le dire. Ceux qui étaient les plus clairs là-dessus sont comme d’habitude les antifas, les indigènes et/ou les « islamogauchistes ».

C’est que ceux-ci ne combattent pas « les idées » d’extrême droite mais les politiques fascistes ou en direction de l’extrême droite. Des politiques à l’image de Darmanin jugeant Le Pen « trop molle » par rapport à lui ou encore de Montebourg et ses propos infâmes sur l’immigration comme point consensuel dans le parlementarisme français.

Des « idées » d’extrême droite, à supposer qu’on appelle « idées » des passions tristes, il y en aura toujours et après tout, Hitler aurait pu rester pour l’Histoire un agitateur de brasserie sans lendemain si une partie de la bourgeoisie allemande ne l’avait pas promu chancelier.

C’est pourquoi il faut combattre la politique d’extrême droite partout où elle est. Chez Le Pen comme chez Macron ou chez les dirigeants de la gauche (Roussel, Jadot) qui défilent avec la police « républicaine » dont la manif est un crachat sur les victimes des violences et des meurtres policiers.

La béance entre antifas et manifestants grouillant dans le marigot SOS Racisme illustre bien ce point fondamental : on n’est pas antifasciste innocemment car le fascisme ne tombe pas du ciel. Comme le nazisme, il s’inscrit dans une histoire occidentale qui a entre autres noms les plus célèbres traite transatlantique, colonialisme, Auschwitz et Rwanda.

Plus près de nous, ne pas dénoncer le racisme d’Etat et l’islamophobie d’Etat en condamnant, par ailleurs, la manifestation contre l’islamophobie de novembre 2019 et la participation de LFI à celle-ci frappe d’inanité tout discours prétendument antifasciste.

L’antifascisme politique et conséquent porte une autre vision du pays.

L’immigration n’y est pas un problème (le pays se compose de tous ceux qui y vivent), l’islam, une religion comme les autres du point de vue du droit que ses fidèles ont le droit de pratiquer comme ils l’entendent et le soutien actif à la résistance nationale palestinienne, légitime. Sans rompre avec l’ordre blanc et impérialiste, l’antifascisme est de pacotille. Ses militants n’ont donc rien à dire dans une manifestation antifasciste hormis diffuser des chansons orientales.

Il y a toutefois un dernier point important à évoquer sur la question de l’antifascisme.

Les grandes manifestations de 1934 en riposte à l’émeute fasciste du 6 février de cette même année charriaient tout le peuple. Il suffit pour en avoir une idée précise de regarder La vie est à nous de Jean Renoir. Léon Blum, quoi qu’on en pense par ailleurs, parlait du « Paris ouvrier » et le signifiant « ouvrier » était mis en avant dans la lutte antifasciste.

La comparaison entre hier et aujourd’hui doit nous interroger pour orienter notre politique même si le travail est colossal.

L’alliance entre les « beaufs » et les « barbares » reste d’actualité. Elle est même essentielle dans la lutte politique contre le FN, lutte qui ne peut se mener que sur deux fronts : contre le fascisme, donc, mais aussi contre ce qui l’alimente en premier lieu, à savoir l’épais consensus pro-UE qui a bafoué la large victoire du NON au référendum de 2005.

L’antiracisme moral est aussi un antiracisme bourgeois qui a également mené sa campagne politique sur deux fronts. La modernité sociale-libérale PS s’est illustrée par un double discours envers le prolétariat des zones désindustrialisées du pays. D’une part, elle a encouragé le racisme populaire blanc pour précisément briser toute alliance de classe (de ce point de vue, le discours gouvernemental au moment de Talbot est éloquent, tout comme la notion de « seuil de tolérance » reprise par Mitterrand). D’autre part, l’Union européenne et ses politiques de déréglementation ultralibérale ont été imposées comme incontestables au point de piétiner un vote refusant massivement ces politiques.

Bien que lui-même ultralibéral, le FN n’avait plus qu’à s’engouffrer dans la brèche pour constituer une base de masse anti-UE au moment où le PC en déclin ne pouvait plus incarner solidement l’opposition à l’Union européenne. La campagne contre Maastricht fut le chant du cygne du PCF, sa participation à des gouvernements PS finit de l’achever.

De fait, il n’y avait samedi 12 juin quasiment que des blancs et de façon certaine uniquement des petits-bourgeois qui ont peut-être profité d’Erasmus dans leur jeunesse et de l’euro. Il ne s’agit évidemment pas de condamner ces gens mais de rappeler que sans le prolétariat, tout le prolétariat composé des « beaufs » et des « barbares », le combat antifasciste sera vain sinon difficile.

Se taire sur l’UE et ses méfaits nous enrôlera malgré nous dans les plis de l’étendard de la bourgeoisie eurolâtre et nous risquons de vivre en plus grave ce que l’Angleterre vit avec des Tories radicalisés.

Le Labour, qui a par ailleurs viré Corbyn pour antisionisme en l’accusant d’antisémitisme (ce dont Valls, par ex., s’est félicité), a récemment perdu ses bastions ouvriers historiques au profit de la ligne de Boris Johnson du fait de l’incapacité des travaillistes britanniques à se prononcer pour le Brexit. Une telle position rompt avec le prolétariat qui subit, lui, les violentes avanies des politiques de l’Union européenne. Elle se paye cash, en Angleterre comme en France.

Lutter contre le fascisme, c’est aussi rompre avec une Union européenne qui s’accommode déjà très bien des régimes autoritaires polonais ou hongrois.

La morgue bourgeoise de gauche s’efface derrière le fascisme carnassier et il est à redouter que Le Pen au pouvoir soit bien pire que Johnson.

 

Noureddine Yahya

Édito #22 – Nouveau gouvernement israélien : tout changer pour que rien ne change

Ça y est Benjamin Netanyahou est écarté du pouvoir. Le Parlement israélien a investi la « coalition du changement social » et son gouvernement qui réunit huit partis dits de gauche, du centre, de droite ainsi que pour la première fois un parti arabe, Raam. C’est donc après douze ans de pouvoir sans partage que Netanyahou a dû concéder sa défaite tout en assurant qu’il poursuivra sa carrière politique au sein du Likoud et qu’il reviendra au pouvoir plus vite qu’on ne le pense. La presse française dans l’ensemble, pour expliquer la chute du système Netanyahou, évoque les différentes casseroles que traine l’ex premier ministre, notamment des poursuites judiciaires pour délits financiers, mais se tait sur un élément plus important : son échec incontestable face à la résistance lors de la dernière agression contre Gaza. En effet Israël a dû cesser son offensive sans même tenter de se donner l’illusion d’une victoire et sans exiger des conditions à l’arrêt de son offensive. D’ailleurs l’échec était si patent que Netanyahou ne s’est même pas donné la peine de parader à la télévision comme il a l’habitude de le faire.

Selon l’accord de gouvernement de la nouvelle coalition, les deux dirigeants les plus importants de celle-ci se succéderont au pouvoir. Le premier à prendre la tête du gouvernement comme 1er ministre jusqu’en 2023 est Naftali Bennett le chef du parti Yamina, parti ouvertement fascisant que la presse française, contre toute évidence, s’efforce de qualifier de « parti de droite ». Pourtant avec celui-ci on peut dire sans hésitation « qu’un criminel de guerre succède à un autre criminel de guerre » *. En effet, c’est bien l’ancien ministre de l’économie de Netanyahou qui dans une interview avait préconisé de tuer tous les « terroristes attrapés par les autorités plutôt que de les mettre en prison ». Poursuivant « j’ai tué beaucoup d’Arabes, (je n’ai) aucun problème avec ça ». Quant à celui qui doit lui succéder comme premier ministre à partir de 2023 et qui pour l’instant sera vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères, c’est Yaïr Lapid, ex ministre des affaires étrangères de Netanyahu et dirigeant du parti pseudo centriste Yesh Atid dont l’une des obsessions est de faire faire le service militaire « à tous les Israéliens » donc y compris aux religieux et aux « Arabes ».

Priorités annoncées de la nouvelle coalition : renforcer « la présence », comprendre la colonisation israélienne en zone « C », de Cisjordanie, zone sur laquelle Israël selon les accords d’Oslo a un contrôle militaire et civil entier et qui représente environ 60 % de ce territoire palestinien. Le but étant d’y constituer un bloc des principales colonies israéliennes ayant vocation à être annexé à l’Etat d’Israël. Ce qui ne signifie pas que le nouveau gouvernement ne va pas s’efforcer de poursuivre la colonisation dans la zone B de souveraineté commune. D’ailleurs dans ce programme, il n’y a nulle trace de limitation des colonies dites « sauvages ».

Cependant La vraie nouveauté de ce nouveau gouvernement réside dans le fait qu’il comptera pour la première fois depuis longtemps un ministre arabe. Ce dernier, Mansour Abbas, dirigeant d’un parti islamiste israélien Raam, anciennement membre de la liste arabe unifiée qui avait fait une percée notable lors des dernières élections, est totalement décrié par les Palestiniens de 1948. Tous fustigent son opportunisme à tel point que Ramsy Baroud, rédacteur en chef de l’excellent site Palestine Chronicle titre, à son propos : « Israël a-t-il trouvé son harki ? ». Ajoutant qu’Abbas « est à contre-courant de l’histoire » et que son parti ne représente que lui-même car « à un moment où les Palestiniens de toute la Palestine historique s’unissent enfin « autour d’une vision nationale commune », celui-ci divise l’électorat arabe et fait montre de l’opportunisme traître le plus cynique.

Concernant la résistance palestinienne, le porte-parole du Hamas, Faouzi Barhoum, a déclaré à l’annonce de la mise en place de ce nouveau gouvernement que celui-ci ne changeait en rien les revendications du peuple palestinien. Il a ajouté « le sang palestinien et les lieux sacrés sont une « ligne rouge » et le comportement de l’occupant israélien sur le sol déterminera la manière avec laquelle la résistance le traitera ». Sachant que les pourparlers, sous l’égide de l’Egypte en vue d’une trêve durable avec Gaza qu’espérait Israël, n’ont pas abouti.

Justement, la marche de l’extrême droite israélienne prévue le 15 juin à Jérusalem-Est – donc à proximité des lieux saints – mais aussi le sort que le nouveau gouvernement réserve au quartier de Cheikh Jarrach menacé de nettoyage ethnique total auront valeur de test. Nul doute qu’Israël, où les colons les plus fanatiques exercent leurs pressions de multiples façons, ne manquera pas une nouvelle fois de montrer son visage belliqueux et d’apartheid qui justifie la campagne BDS.

BDS, l’une des cibles prioritaires avouées de cette nouvelle junte au pouvoir.

*Ramzy Baroud dans Chronique de Palestine

 

Édito #21 – Donald Trump banni deux ans, Facebook est-il notre ami ?

Déjà banni de manière permanente de Twitter, l’ancien président des Etats-Unis d’Amérique, Donald Trump, apprenait ce vendredi 4 juin qu’il était également banni de Facebook, mais pour une durée de deux ans seulement

Les raisons de ce bannissement du réseau social de Mark Zuckerberg sont les mêmes que celles avancées pour Twitter, à savoir ses publications du 7 janvier dernier encourageant et galvanisant ses partisans lors de l’attaque du Capitole à Washington. Nick Clegg, directeur des affaires publiques de Facebook, explique ainsi que “Compte tenu de la gravité des circonstances qui ont conduit à la suspension de M. Trump, nous pensons que ses actions ont constitué une violation grave de nos règles qui mérite la plus haute sanction disponible dans le cadre des nouveaux protocoles d’application. (…) À la fin de cette période, nous nous tournerons vers des experts pour évaluer si le risque pour la sécurité publique s’est éloigné.”

Bien entendu, Donald Trump a fulminé contre cette décision, arguant que cela représentait aussi une insulte pour les 75 millions d’électeurs qui ont voté pour lui, avant de laisser entendre que lorsqu’il sera de nouveau président, il n’invitera pas le patron de Facebook à dîner.

Le bannissement des deux principaux réseaux sociaux de l’un des représentants majeurs de la montée des forces d’extrême-droite dans le monde – dont la défaite aux dernières élections présidentielles ne doit pas nous laisser croire que sa popularité est en berne puisqu’il est parvenu à rassembler encore plus de voix qu’aux élections précédentes – doit-il nous réjouir ?

Précisons avant tout qu’en ce qui concerne Facebook, le bannissement est limité à deux années, il pourra donc jouir de nouveau de cette plateforme lors des élections étatsunienne de 2024 auxquelles il prévoit de se présenter. De même, si Twitter affirme aujourd’hui que le ban est permanent, rien ne nous dit que les responsables ne changeront pas d’avis d’ici là.

Si l’exclusion de Donald Trump des réseaux sociaux Twitter et Facebook ne nous attriste pas et que nous ne militons pas pour son retour, il ne nous enchante pas non plus. Non pas en raison d’une certaine conception idéaliste de la liberté d’expression qu’on aurait bafouée en excluant D. Trump, mais plutôt parce qu’elle nous amène à nous interroger, ou plus précisément à nous inquiéter, sur la montée en puissance et la place prépondérante que sont en train de prendre les GAFA (les géants du web) dans la vie politique et militante.

Il est désormais établi que les réseaux sociaux sont également un terrain de lutte politique dont on ne peut plus se passer. Depuis les années 2000, ils occupent une place essentielle sur le champ politique, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, chacun les utilisant à sa convenance. Ainsi, ils sont à la fois alimentés par les forces progressistes et par les forces réactionnaires. Cependant, cela revient automatiquement à donner un pouvoir considérable à ces plateformes. Un pouvoir tel qu’elles peuvent désormais bannir l’ex-président de la première puissance mondiale.

Le problème ne réside pas tant dans le fait de bannir un ancien président, mais plutôt dans le fait que des entreprises privées puissent contrôler et réguler l’expression politique sans que nous n’ayons aucun contrôle sur leurs décisions. Comment peut-on leur fixer des limites ? Ne doit-on pas craindre que ces choix deviennent de plus en plus courants et s’étendent à des personnalités de notre camp, susceptibles d’être ‘punies’ en raison de leur radicalité ?

Mais au-delà même des personnalités publiques de premier rang, il faut aussi s’interroger sur la manière dont ces réseaux sociaux influent le débat politique via leurs algorithmes qui peuvent favoriser certains contenus plus que d’autres. Il est alors courant de voir des personnalités et des médias de gauche se plaindre de voir leurs publications êtres moins référencées, moins vues, moins accessibles, sans raison apparente. Sans oublier certaines publications tout simplement bloquées ou supprimées parce qu’elles ne respecteraient pas leurs chartes, ce fut le cas dernièrement avec des publications pro-palestiniennes[1].

Le bannissement de Donald Trump de Twitter et Facebook, et les raisons invoquées, ne doivent pas nous leurrer sur le prétendu caractère anti-fasciste et pro-démocratie de ces derniers. Comme nous l’avons déjà souligné, pour Facebook le ban n’est pas permanent, et nous ne doutons pas qu’il puisse faire un jour son retour sur Twitter. Surtout, ne perdons pas de vue que par ailleurs d’autres personnalités et organisations d’extrême-droite peuvent librement s’exprimer sur ces plateformes, voire même compter sur ces dernières pour se plier à leur autoritarisme ; nous en avons une illustration avec le gouvernement Modi en Inde[2]. Certes, ces entreprises privées gagnent de plus en plus de pouvoir pour réguler et contrôler le débat public, mais elles ne peuvent néanmoins pas encore outrepasser l’autorité de certaines super-puissances mondiales. Si Donald Trump a pu être banni, c’est aussi parce qu’il n’est plus président, il aurait pu continuer à s’exprimer dans le cas contraire. « La puissance ne respecte que la puissance », nous rappelle Booba.

Ainsi, il est essentiel de rappeler que nous ne devons absolument pas faire confiance en ces GAFA pour limiter l’expansion mondiale de l’extrême-droite. Tout d’abord parce que nous n’avons aucun contrôle sur les entreprises privées et sommes donc dépendants de leur volonté si nous leur accordons trop de prérogatives et de légitimité. Mais avant tout parce que les GAFA ne sont pas guidées par une éthique démocratique et/ou anti-fasciste, mais par des intérêts pécuniers. Ce sont ces intérêts qui guident leurs décisions, comme celle de supprimer le compte d’un leader d’extrême-droite si cela s’avère utile, ou se plier aux desiderata d’un gouvernement fasciste s’il le faut.

[1] https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20210605-facebook-des-employ%C3%A9s-d%C3%A9noncent-une-censure-de-contenus-pro-palestiniens-sur-le-r%C3%A9seau-social

[2] https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/en-inde-le-gouvernement-modi-se-pose-en-regulateur-autoritaire-des-reseaux-20210528_T25VPOXI55AUDFM3CVTU6OIGMM/

La négrophobie arabe (et le reste) comme impuissance indigène

« Des perdants. Mon optimisme ne renaitra que sur le socle de cette vérité ultime. Nous sommes des perdants. Ce sera mon point de départ sinon rien. »

C’est cette phrase, perdue quelque part dans mon livre, qui me revient quand, perplexe, je médite sur la surmédiatisation des insultes négrophobes proférées par un Maghrébin à Cergy et la puissante émotion qu’elle a provoquée. C’est cette même phrase qui avait traversé mon esprit au moment de l’affaire « Bouhlel », du nom de cet Algérien qui avait défrayé la chronique en avril dernier au Maroc et suscité un émoi national en insultant les Marocains.

Ce ne sont pas tant les formes de racismes intercommunautaires (certes non résolues mais reconnues et traitées par le mouvement décolonial) ou le mépris (qu’on peut aussi appeler racisme) des « blanchis » à l’égard de leurs « frères » restés dans le Sud qui m’intéressent ici, mais la parfaite similitude des deux situations et ce qu’elle dit de l’état de décomposition de la conscience politique des indigènes, tant du Sud que du Nord et du pourrissement idéologique généralisé. Je m’explique.

Les faits d’abord.

La polémique marocaine met en scène trois personnages publiques d’origine maghrébine vivant en France : Brahim Bouhlel, Hedi Bouchenafa tous deux d’origine algérienne et Zbarbooking, d’origine marocaine. Début avril 2021, ils mettent en ligne une vidéo devenue virale où ils se moquent des prostituées marocaines qu’ils « paient 100 dirhams » et de leurs enfants qu’ils traitent de « fils de putes » et ce devant le regard incrédule d’une fillette et de deux garçons qu’ils utilisent pour leur sketch. Bouhlel profère des insanités misogynes : « J’ai niqué encore quinze meufs, « salut bande de fils de pute, ou encore « votre mère, c’est une grosse salope » recyclant tous les clichés dégradants sur les femmes marocaines, au demeurant relativement partagés par les autres pays arabes. L’émotion submerge les réseaux sociaux et se cristallise sur Bouhlel, à la fois parce qu’il est le plus connu des trois (acteur de la série « Validé » de Canal +) mais aussi et surtout parce qu’il est Algérien. Les internautes interpellent Adidas et Canal + avec qui il est en contrat. Adidas se fend d’un communiqué et s’engage à « reconsidérer sa collaboration avec lui ». Le club des avocats marocains porte plainte. Malgré les regrets exprimés (tardivement et perçus comme insincères), le procureur du roi diligente une enquête contre les trois célébrités. La page facebook de Bouhlel est couverte d’insultes contre les Algériens, tandis que les menaces de mort pleuvent sur lui. L’acteur écope de huit mois de prison ferme tandis que Zbarbooking prend un an. La sanction est si sévère et l’onde de choc d’une telle amplitude que même Cyril Hanouna y consacre une émission tandis que Booba, la Fouine et l’équipe de la série finissent par témoigner d’une solidarité critique vis à vis des deux compères.

La polémique de Cergy quant à elle se cristallise autour de la « négrophobie arabe ». Un homme d’origine algérienne, « Mourad » agresse physiquement un livreur noir. La scène n’est pas filmée mais la suite l’est, par une femme noire. L’agresseur insulte alors cette dernière avec une véhémence négrophobe d’une rare violence : « espèce de négresse, espèce de sales noirs », « pendant 800 ans on vous a vendus comme du bétail », « sale pute ». La vidéo est virale. Des centaines de personnes (noires pour la plupart) se mobilisent devant le restaurant où a lieu la scène à la recherche du fameux Mourad. La pression est à son comble. La plupart des médias mainstream s’emparent de l’affaire : BFM, LCI, CNEWS, RT, TPMP, Le Nouvel Obs, le Parisien. Les organisations de l’antiracisme officiel aussi : la Licra et SOS Racisme. Marlène Schiappa n’est pas en reste : « Devant cette nouvelle agression choquante, violente et raciste d’un livreur de repas à domicile, j’ai demandé que l’on étudie la possibilité d’un article 40 pour signaler les faits au Procureur de la république. Le racisme n’est pas une opinion ! » Alors que les esprits continuent de s’échauffer et que la chasse à l’homme continue sur les réseaux (la photo de « Mourad » est publiée pour activer les recherches), il est enfin interpellé par la police le 1er juin.

Voilà pour les faits.

La citation évoquée plus haut – « nous sommes des perdants. Ce sera mon point de départ sinon rien » – est, dans le livre, prolongée de ces mots : « Mais cette renaissance se refuse à toute falsification. Nous sommes des fuyards et nous adorons les fables qui prolongent cette fuite. » C’est justement ce qui me frappe dans ces deux affaires : la manifestation d’une résistance édentée si je puis dire qui prend la forme d’une fuite. Une résistance qui exprime d’abord et avant tout la forme que prend l’impuissance indigène lorsque le contexte politique est pourri et les occasions de lever la tête rares. Décryptons les faits et observons comment les deux « cas » se superposent et se révèlent l’un l’autre.

Dans le cas de la polémique marocaine, nous avons affaire à des indigènes algériens prototypiques qui souffrent d’un double complexe de supériorité lui-même contrarié par un complexe d’infériorité. Ils sont « Français » (blanchis selon les catégories de l’antiracisme politique) et ont intégré l’idée de leur « avantage » sur les peuples du Sud pour lesquels ils aiment à éprouver du dédain. On connait tous autour de nous ce comportement typique du fils d’immigrés qui rentre au bled avec de l’argent, une belle caisse et qui se la raconte mais qui en France est traqué par la police, discriminé et montré du doigt. Ajoutons à cela le complexe de l’Algérien-qui-a-du-nif (« contrairement aux Marocains qui baisent la main du roi et aux Tunisiens qui sont des femmes » selon une théorie algérienne bien connue) et qui a bouté le Français hors d’Algérie. Rempli de cette victoire qui est surtout celle de ses ancêtres mais qui lui sert de faire-valoir en toute circonstance, il en usera plus volontiers contre ses frères de « race » que contre la domination blanche par lâcheté et par impuissance. Si en France, il n’est rien, c’est au Maroc qu’il pourra être quelqu’un. On touche là aux limites du nationalisme émancipateur des pays du Sud. Tant qu’il est orienté contre l’oppresseur occidental, il est un puissant catalyseur et il sert objectivement la dignité des peuples colonisés ou post-colonisés. Lorsqu’il est dirigé contre ses presque semblables, il est un véritable poison. Mais dans l’affaire qui nous occupe, cette arrogance à la fois blanche et nationaliste s’est cassé les dents sur un autre sentiment national tout aussi abimé et très à fleur de peau. Si le peuple marocain et rifain en particulier mène depuis de nombreuses années une lutte exemplaire contre l’arbitraire du pouvoir, il peine à conjurer les humiliations qu’il subit au quotidien. Aussi, l’arrogance décomplexée de nos pieds nickelés algériens a fait office d’étincelle et s’est transformée en opportunité divine pour assouvir une frustration collective et enkystée. On notera que les touristes européens avec leur morgue et leur mentalité coloniale font certainement subir aux Marocains de très nombreuses humiliations de ce type, mais on ne touche ni aux Allemands, ni aux Hollandais. Une colère déviée sur un algérien est évidemment beaucoup moins risquée et immédiatement rentable. Pour le makhzen c’était tout bénéf : en caressant l’ire populaire dans le sens du poil, il n’hésitera pas à faire de la surenchère et redorera son blason sur le dos d’un fils d’immigré algérien au nom d’un patriotisme frelaté, lui qui venait de normaliser ses relations avec Israël au grand dam d’un peuple dont la fibre propalestinienne ne s’est jamais démentie. De plus, dans le cadre de la compétition entre Etats-nation de la région, taper sur son voisin algérien est un sport national, sport que le voisin en question pratique également avec grand panache. Tous les ingrédients de la misère coloniale étaient ainsi réunis, toutes les frustrations nées des indépendances non achevées s’exprimant à tous les moments et à tous les étages : 1/ un indigène français, algérien qui plus est, qui vit le cul entre deux chaises, ni vraiment Français, ni vraiment algérien qui crache son venin sur des enfants et des femmes d’un pays pauvre et opprimé à défaut de pouvoir le cracher sur le système qui l’écrase, 2/ des Marocains qui se trouvent une victime expiatoire en la personne de cet algérien pas assez blanc pour être épargné, mais suffisamment « frère » pour subir la vindicte, 3/un pouvoir qui se refait une virginité sur un fait divers à très peu de frais.

Le parallèle avec l’affaire de Cergy est troublant.

Comme au Maroc, l’agresseur est un arabe, et plus précisément d’origine algérienne. Il est décrit comme « très défavorablement connu des services de police ». En ce sens, c’est un mâle indigène prototypique dont le parcours est fléché dès le départ. Cela ne peut pas excuser sa violence négrophobe mais depuis « Les damnés de la terre » on sait que la capacité chez l’indigène à se refaire une dignité sur le dos de « plus inférieur que soit » est une tendance lourde :

« Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la manifester d’abord contre les siens… »Au niveau des individus, on assiste à une véritable négation du bon sens. Alors que le colon ou le policier peuvent, à longueur de journée, frapper le colonisé, l’insulter, le faire mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d’un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. »

Le caractère édenté de la négrophobie des Maghrébins de France, s’il n’est pas adossé à un pouvoir[1], ne fait que le reproduire et assigner les Noirs non seulement à une place inférieure en général mais dans le cas d’espèce, à une place inférieure aux «Arabes ». On n’a aucun mal à imaginer la fonction expiatrice de ce racisme, à la fois lâche et vulgaire. Mais l’émotion légitime qui s’est emparée des internautes noirs, du moins ceux qui se sont exprimés, n’est pas moins dénuée de contradictions et d’ambiguïtés. En effet, la négrophobie étant un phénomène structurel en France, les occasions de la dénoncer ne manquent pas. Ce qui distingue cet acte précis des autres, c’est qu’il est perpétré par un Arabe. Et c’est cela qui redouble la violence des internautes noirs à son égard. Tout se passe comme si on jouait le deuxième round de la CAN 2019 où le meurtrier de Mamoudou Barry qu’on avait espéré arabe s’est trouvé être un blanc avec des origines partiellement turques. L’effervescence était alors aussitôt retombée comme si l’identité de l’agresseur était la clef de l’affaire. En creux, cela nous indique une chose essentielle qu’il est urgent de méditer et qui est au cœur de notre intégrationisme : les indigènes n’admettent et ne légitiment qu’un seul racisme : celui du système blanc émanant de Blancs. Précisément celui contre lequel les non Blancs, quels qu’ils soient, se mobilisent le moins. Tout indigène sait le caractère implacable et déterminant de ce racisme-là. C’est pourquoi, l’ampleur de la tâche se transforme la plupart du temps en impuissance qui se transforme à son tour en résignation ou alors en haine contre l’ennemi à sa portée (l’Arabe pour les Noirs, le Juif pour les Arabes…), celui contre lequel il sera plus facile de remporter une victoire. Les militants de l’antiracisme politique le savent, eux qui peinent tant à mobiliser contre les institutions de l’Etat. Mais parfois l’actualité offre à cette impuissance des grands moments de défoulement. Cette fois-ci, ce moment aura un nom et un visage : « Mourad ».

Mais au fait, en plus d’être un mâle indigène « très défavorablement connu des services de police », qui est « Mourad » ? Nous le savons tous : sous l’Algérien se cache l’Arabe, et sous l’Arabe, le Musulman. Et ce Musulman, qui est-il ? La cible privilégiée du racisme institutionnel français aussi appelé « islamophobie ». L’occasion faisant le larron, et tout comme le pouvoir marocain qui fait passer ses pilules a peu de frais, le pouvoir français n’a fait que saisir une aubaine, au moment où son racisme est à nu et qu’il fait voter une loi contre le séparatisme. Aussi, lorsque « Mourad » est interpellé, Darmanin jubile et félicite sa police : « Le racisme ne doit jamais rester impuni ».

J’avoue, le ministre de l’intérieur aurait eu tort de se priver de ce moment de grâce.

Faut-il déduire de tout cela qu’il ne fallait pas se mobiliser contre ces agressions et ces insultes qui touchent à la dignité des humains, là-bas de tout un peuple, ici des Afro-descendants ?

Non. Au contraire. Il le fallait d’autant que des organisations de l’antiracisme politique l’ont fait sans sombrer dans la moindre ambiguïté. Il revient donc à chacun d’y mettre le contenu qu’il souhaite et dont il sera tenu responsable.

 

Houria Bouteldja

 

 

 

 

 

[1] Il est question ici strictement de la négrophobie intercommunautaire en France. Celle des pays du Maghreb relève elle d’une logique structurelle notamment parce que ces derniers ont un rôle de gendarmes de l’Europe. D’autres logiques renforcent et perpétuent cette négrophobie. Nous y reviendrons dans d’autres publications.

 

 

 

 

 

Édito #20 – La Commune de Paris au miroir de la Commune d’Alger et de la révolte de Mokrani

Il y a exactement 150 ans était écrasée dans le sang la Commune de Paris. Le 28 mai 1871 dernier jour de la Semaine Sanglante, sonne le glas de cette épopée qui enthousiasme alors tout ce que le monde compte d’idéalistes socialistes, de libertaires, de proudhoniens et autres St Simoniens et que beaucoup considèrent comme la répétition générale du grand Soir. L’histoire n’a-t-elle pas immortalisé cette image de Lénine esquissant un pas de danse dans la neige en réalisant que la révolution bolchévique venait de dépasser en durée les 72 jours la Commune de Paris ? Profitons de cette occasion pour nous aussi saluer la mémoire des 10 à 30 000 martyrs de cet Assaut au ciel comme sera qualifiée cette insurrection qui a marqué durablement l’histoire révolutionnaire du monde.

Au moment où de nombreuses célébrations de la Commune de Paris se produisent à Paris et dans les régions et s’il est vrai que celle-ci est une conséquence de la défaite française face aux Prussiens intéressons-nous à ce que la fin de l’Empire et la proclamation de la République signifia pour la colonie algérienne.  En effet ,à ce moment il y a près de 50 ans que la France occupe ce qu’elle considère comme une nouvelle province vaste comme quatre fois la mère patrie. La fin du second empire va y induire deux évènements majeurs, concomitants, pourtant contradictoires et tous deux peu connus.

Le premier est la grande insurrection dite de Mokrani et Haddad du nom des leaders féodaux qui la conduisirent en mettant en mouvement une masse de près de 500 000 habitants. Profitant de la faiblesse militaire française et l’état de désordre qui règne en métropole, les populations de l’est algérien dès les mois de novembre mais surtout à la mi mars entrent en rébellion prenant le pouvoir colonial au dépourvu. Et ce d’autant que les meilleurs régiments de ligne envoyés en France pour combattre les Prussiens ont été fait prisonniers à Sedan à l’été 1870. Il faut à la France de Thiers le soutien de l’Allemand Bismarck relâchant fort opportunément ces régiments immédiatement envoyés outre Méditerranée, pour juguler ce que certains considèrent comme une deuxième répétition générale (après celle d’Abdelkader) de l’insurrection du 1er novembre 1954. La question qui d’emblée vient à l’esprit lorsque l’on constate la simultanéité de l’insurrection de Mokrani avec la Commune de Paris est : quelle est  la position de la Commune de Paris sur les populations que la France tient sous sa domination ? Le cas algérien étant de ce point de vue assez éloquent.

Le deuxième est la Commune coloniale d’Alger. Bien avant que la Commune ne soit proclamée à Paris, dès le mois de février la population européenne d’Alger se met en révolution, du moins ce qu’elle considère comme sa révolution, à savoir son émancipation vis-à-vis de la métropole.  Réclamant la mise en place d’une véritable démocratie coloniale, c’est-à-dire ouverte aux seuls Européens et contre les Indigènes, elle met en place des aides sociales pour les plus pauvres des colons ayant perdu leur travail. Mais une de ses revendications principales est le démantèlement des bureaux arabes créés par Napoléon III et qui consistaient en des postes militaires chargés de protéger les populations algériennes de la rapacité des colons. Ainsi que l’ouverture du pays à la pleine colonisation. Déjà après l’insurrection de 1848 et les troubles de 1851 (proclamation du second empire) de nombreux révolutionnaires se retrouvent déportés en Algérie pour y fonder des colonies agricoles. Nombre de ces Communards d’Alger en février 1871 sont des révolutionnaires français de 1848 et 1851 ainsi que d’anciens républicains espagnols ayant fui eux aussi la répression. Autre revendication des colons insurgés, un statut d’autonomie de l’Algérie, c’est-à-dire la remise de l’intégralité du pouvoir local entre leurs mains. Ce type de mouvement porte un nom, les mouvements d’indépendance-colons. Que l’on retrouve aussi bien en Amérique du nord britannique avec les insurgents de George Washington, qu’en Australie ou Afrique du sud, à chaque fois au profit des seuls blancs, sans ou contre les indigènes. Cette Commune d’Alger dirigée par Romuald Vuillermoz délègue même un représentant auprès de la Commune de Paris, Alexandre Lambert, qui se trouve en France à ce moment-là et qui est promu délégué de l’Algérie à Paris.

Certes l’Algérie est fort éloignée de la France et on ne voit pas trop comment les insurgés de Paris auraient pu prêter main forte aux tribus insurgées de l’est algérien eux qui ne réussirent même pas à faire la jonction avec les mouvements communalistes de Lyon ou Marseille. Cependant l’absence chez les Communards de l’ébauche d’une réflexion sur les colonies et leur nécessaire libération est caractéristique d’un malentendu historique entre révolutionnaires du monde dominant et révolutionnaires des mondes dominés qui perdure jusqu’à nos jours. Rêvons. Comment ne pas imaginer la force supplémentaire qu’aurait eu la Commune de Paris si elle avait pu se coordonner avec le mouvement insurrectionnel indigène d’Algérie plutôt que d’accepter l’adhésion du mouvement communaliste et colonialiste d’Alger publiée d’ailleurs dans le Journal officiel de la Commune ? Une erreur que commettra aussi la deuxième république espagnole vis-à-vis des colonies marocaines et que saura exploiter contre elle un certain Francisco Franco. De nos jours, de la même façon, plus que jamais l’attention de la gauche française devrait se porter sur la fracture raciale et donc sur l’erreur qu’il y aurait à considérer les populations « indigènes » comme quantité négligeable ou uniquement réserve possible de voix. Cette « erreur » ayant très peu fait l’objet de réflexion stratégique au sein de la gauche blanche, nous sommes tentés de penser que plus qu’un impensé, il s’agit hier comme aujourd’hui d’une tendance forte du mouvement ouvrier blanc qui priorise la défense de ses intérêts au détriment d’un véritable internationalisme qui mettrait à bas et le colonialisme et l’impérialisme. Dès lors, si, optimistes, nous voulions entonner la chanson, « Tout c’la n’empêche pas, Nicolas, qu’la Commune n’est pas morte ! », resterait toujours la question suspendue de la définition du « nous », soit d’une nouvelle collectivité politique, soit d’une nouvelle utopie.

Édito #19 – Palestine : deux ou trois choses à savoir sur la victoire de la résistance

Après 11 jours de bombardements continus de la bande de Gaza, l‘ampleur des pertes palestiniennes témoigne de la sauvagerie de l’agresseur israélien : 243 morts dont 60 enfants et 1500 blessés dont nombre d’entre eux dans un état grave. Alors qu’a l’opposé, ce sont 11 morts que déplorent les Israéliens. Dans ce contexte on pourrait donner raison à Neville Chamberlain qui écrivait : “Dans une guerre, même si chaque camp peut se déclarer vainqueur, il n’y a pas de gagnant, uniquement des perdants.”  A l’issue des combats un cessez-le-feu a donc été conclu, accord que les media français ramènent à un « ni perdant, ni gagnant ». Façon cynique de coller faussement dos à dos encore une fois les deux protagonistes dans l’ignorance feinte du fait qu’il existe bien un agressé et un agresseur. Dans la même veine les media main-stream parlent de « retour au calme » ou « à la paix » pour qualifier la normalité coloniale. Souvent ce sont même des métaphores météorologiques auxquelles on a recours. Ainsi on parlera de « brusque détérioration de la situation » comme s’il s’agissait d’une dépression atmosphérique, comme si on ne savait pas qu’Israël depuis un siècle fait feu de tout bois afin de refouler les Palestiniens, comme s’il n’y avait rien à comprendre dans ce déferlement de violence. Et pourtant, une observation plus fine montre bien qu’effectivement sionistes et Palestiniens se battent certes dans un affrontement complètement asymétrique mais pour des objectifs précis. Les uns mus par un mouvement expansionniste de refoulement des populations autochtones, les autres pour résister à l’annihilation.

C’est pourquoi loin de tout irénisme, en analysant cette dernière séquence du conflit d’un point de vue plus objectif, la question se pose de savoir s’il y a un vainqueur et un vaincu. En empruntant au vocabulaire militaire ses concepts de « tactique » et de « stratégique » tentons d’observer la situation.

Ce n’est pas un secret. Israël cherche à détruire le Hamas en tant que seul réel obstacle concret à la colonisation totale in fine de la Cisjordanie comme de Jérusalem. C’est son but stratégique à long terme. Au plan tactique, il lui faut pour cela obtenir sur le terrain des victoires décisives. Israël a donc besoin tactiquement d’infliger des pertes substantielles au Hamas ainsi qu’aux autres organisations de combat mais aussi surtout aux populations civiles afin que le Hamas soit déconsidéré et mort politiquement avant de l’être physiquement.

A l’inverse la stratégie des organisations palestiniennes de combat en tant que composantes du mouvement de libération nationale palestinien est d’une part d’apparaître comme le fer de lance de la résistance palestinienne et d’établir l’équilibre de la menace avec Israël. Sur le modèle de ce qu’a obtenu le Hezbollah lors de la guerre de 2006.

Force est de constater qu’Israël a échoué puisqu’en dépit des pertes et destructions humaines importantes subies par Gaza, il n’a pas pu rétablir ce que Netanyahu considérait comme son but de guerre : la dissuasion. Puisque jusqu’au dernier moment les organisations de résistance ont continué à lancer des missiles. Ces mêmes missiles pouvant rendre invivable la situation jusqu’aux confins nord de la colonie globale Israël. De plus, Netanyahou non seulement n’a pas réussi à atteindre les chefs politiques et militaires de la Résistance mais il n’a même pas osé se présenter à la télé pour s’expliquer sur d’éventuelles concessions sur Al Aqsa et Cheikh Jarrah. Signe de l’impatience d’Israël à cesser les combats, Netanyahu qui espérait attirer le Hamas dans un piège n’a même pas osé tenter l’invasion terrestre. Non seulement sur le terrain tactique Israël n’a pas réussi à obtenir la victoire escomptée mais en plus le système de défense « Bouclier » a été durement éprouvé à tel point que Biden a aussitôt promis une aide pour le remettre en fonction (à 50 000 dollars le missile).

A l’opposé, le Hamas est apparu comme le véritable leader du mouvement de libération national palestinien puisqu’il a réussi à se poser en champion des quatre segments où s’inscrivent les treize millions de Palestiniens et, plus important encore, en champion de Jérusalem. Soit le libérateur de tous les Palestiniens de la mer au fleuve et même au-delà.  Notons que cette victoire a été obtenu en limitant les pertes civiles si l’on compare celles d’aujourd’hui à celles de 2014 et ce, sans se voir infliger des conditions au cessez-le-feu, ce qui est une première.

Quant à Mahmoud Abbas son discrédit s’en trouve amplifié, lui qui a annulé les élections de crainte de voir le Hamas lui ravir la place et qui n’a même pas fait les strict minimum pour les habitants de Cheikh Jarrah  et les fidèles d’Al Asqa. Un discrédit qui largement éclaboussé les régimes Arabes ayant pactisé avec Israël.

Sur le front de l’opinion internationale, non seulement la lutte palestinienne marque des points mais stratégiquement elles se renforce.

Sur un autre plan celui du soutien à la lutte palestinienne, on peut se réjouir que la solidarité avec la lutte palestinienne dans le monde gagne du terrain ainsi que le prouvent l’avancée de BDS mais aussi les manifestations de masse ( 180 000 manifestants à Londres ce week-end et au moins autant à Chicago et New York les jours précédents ). Toutefois en France, même si la ferveur pro-palestinienne ne faiblit pas dans les quartiers d’immigration (c’est eux qui ont fait l’essentiel des manifestations) et si la FI et la CGT ont rejoint les manifestations, comment expliquer notre incapacité globale à atteindre cette masse critique que l’on a constatée outre-manche et outre Atlantique ?

Il semble que deux motifs sont à considérer. Le premier est celui de la lente criminalisation de la lutte palestinienne sous les coups de boutoir des gouvernements successifs de gauche comme de droite. Une gauche renouant avec son sionisme historique et une droite ayant abandonné toute référence gaulliste en matière de conflit Palestine/Israël qui maintenait malgré tout un semblant d’équilibre. Ce à quoi s’ajoute la lente érosion des libertés démocratiques et la mise en place progressive d’un système autoritaire. D’autre part la faiblesse du mouvement anti-impérialiste pour ne pas dire sa liquidation par l’ensemble des gauches de gauche françaises qui ont progressivement renoncé à leur internationalisme pour renouer avec un certain chauvinisme qu’elles n’ont jamais vraiment combattu. Quand on ajoute à cela leur tendance à préférer les résistances « laïques » aux « résistances » se revendiquant de l’islam, on comprend mieux la difficulté à réaliser l’unité du mouvement de solidarité avec la Palestine. Nous nous consolerons cependant en insistant sur la qualité morale des nouvelles générations de manifestants dont la tenue, l’enthousiasme n’ont d’égales que leur finesse politique spontanée.  Ils ont magistralement démenti les préjugés de la classe politique à leur égard et ridiculisé Darmanin aux yeux du monde. On sait donc qu’on pourra compter sur eux lorsque la Palestine aura de nouveau besoin de nous car si celle-ci a gagné cette bataille, la guerre coloniale, elle, n’est pas finie.