Messages par QGDecolonial

Afghanistan : la guerre silencieuse

Fin aout, les images du départ précipité des forces occidentales d’Afghanistan ont stupéfait le monde. La plus longue guerre menée par les Etats-Unis de leur histoire se soldait par une cuisante débâcle. Vingt ans après avoir été chassés du pouvoir, les talibans marchaient de nouveau sur Kaboul. Depuis, plus rien ou presque. L’Afghanistan a disparu des radars médiatiques. Seules quelques images choc d’un attentat aiguisent encore les appétits morbides et sensationnalistes d’une large partie de la presse.

Pourtant, la guerre est loin d’avoir pris fin. Certes, les armes se sont tues. Les soldats étrangers ont quitté le pays, les bases militaires ont été désertées. Mais la nouvelle guerre qui se déploie est plus silencieuse, souterraine, presque invisible à l’œil nu. Moins spectaculaire, elle n’en est pas moins tragiquement ravageuse. C’est une guerre qui se déroule à huis clos, à l’abri des condamnations de la « communauté internationale ».

Transformation de la puissance

S’inscrivant dans une transformation de la puissance, les pratiques impérialistes adoptent désormais des formes et des modalités nouvelles. Dans le domaine militaire, l’utilisation massive de drones inaugure une nouvelle ère dans la manière de faire la guerre. Les occupations militaires, souvent longues, excessivement coûteuses et aux résultats très incertains sont de moins en moins plébiscitées. Preuve en est, entre 2010 et 2020, les Etats-Unis ont effectué plus de 14 000 frappes par drones, tuant entre 8800 et 17 000 personnes, dont 910 à 2200 civils (1).

Parallèlement, les sanctions économiques et financières apparaissent comme une arme de destruction massive, visant à asphyxier des régimes ennemis. Embargo, gel des avoirs, blocage de fonds, suspensions des aides internationales… Autant d’instruments dont disposent les grandes puissances, et qu’elles n’hésitent pas à utiliser quand bon leur semble. Néanmoins, ces pratiques sont particulièrement prisées à l’encontre d’Etat faibles, aux ressources et à la puissance limitées. C’est le cas de l’Afghanistan.

En effet, voilà plus de quatre mois que les Etats-Unis et l’Union Européenne imposent arbitrairement des sanctions au nouveau gouvernement en place à Kaboul. Washington a gelé les avoirs d’une valeur de 8,5 milliards d’euros de dollars de Da Afghanistan Bank, la banque centrale du pays. De leur côté, les européens ont retiré 1,2 milliards d’euros destiné à l’aide d’urgence et au développement pour la période 2021-2025. Enfin, le Fonds Monétaire International bloque l’accès de 410 millions d’euros de fonds. Ces sommes cumulées représentent ni plus ni moins que la moitié du PIB afghan en 2021, estimé à près de 20 milliards de dollars. Résultat : le pays est exsangue et traverse la « pire crise humanitaire sur terre », selon les mots du directeur du Programme Alimentaire Mondial (2). Alors bien sûr, les problèmes qui frappent aujourd’hui l’Afghanistan ne sont pas réductibles aux sanctions. Mais force est de constater qu’elles aggravent considérablement la situation.

Toujours selon le PAM, 22,8 millions d’afghans, soit plus de la moitié de la population, est confrontée à une insécurité alimentaire aiguë. Parmi eux, 3,2 millions d’enfants souffriront de malnutrition aigüe d’ici la fin de l’année, tandis qu’un million risquent d’en mourir si rien n’est fait.

La sécheresse dont souffre le pays revêt une dimension d’autant plus dramatique que nombre d’aides internationales destinées à l’agriculture – notamment celle de l’UE – ont été suspendues.

Sans ressources, les nouvelles autorités afghanes se retrouvent dans l’incapacité de verser leurs salaires à plus de 1,2 millions d’employés, alors que les fonctionnaires n’ont pas été payés depuis des mois. Conséquences, le chômage et la misère flambent. Selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, le taux de pauvreté pourrait atteindre 97% des Afghans en 2022.

Ces sanctions, criminelles par les conséquences qu’elles infligent à la population, s’apparentent à un véritable droit de vie ou de mort, que s’octroient les grandes puissances occidentales. Elles sont la continuation de la guerre impérialiste par d’autres moyens.

Le précédent irakien et le cas vénézuélien

Les sanctions imposées au peuple afghan et les conséquences qui en découlent renvoient à l’embargo criminel imposé en son temps à l’Irak de Saddam Hussein. A l’époque, de nombreux produits alimentaires et pharmaceutiques ne pouvaient plus entrer dans le pays, conduisant à la mort plus de 500 000 enfants (3). Madeleine Albright, alors ambassadrice des Etats-Unis auprès des Nations unies et future secrétaire d’Etat de Bill Clinton aura ces mots glaçants : « Je crois que c’était un choix très difficile, mais le prix… Nous pensons que le prix en valait la peine » (4).

Peut-être entendra-t-on dans quelques années que la mort d’enfants afghans aussi, en valait la peine ?

De même, le Venezuela est la cible, depuis plus de vingt ans, d’un impérialisme acharné. Là-bas aussi, les sanctions pleuvent. Toutes les transactions visant à financer le Venezuela (prêts, crédits…) sont bloquées. Idem pour les actifs financiers de nombreuses entreprises comme CITGO (filiale états-unienne de PDVSA, l’entreprise pétrolière nationale), bloqués eux aussi. Les réserves internationales de la Banque Centrale du Venezuela, soit plus de 4 milliards de dollars ont été confisquées par nombre de banques internationales, comme la Banque d’Angleterre ou la City Bank (5).

Ces sanctions ont des répercussions concrètes sur la vie quotidienne des Vénézuéliens. Très dépendants des importations, les sanctions états-uniennes empêchent le pays de se fournir en médicaments et en nourriture. Quatre millions de personnes souffrant de diabète et d’hyper-tension font face aux pénuries d’insuline. Même des entreprises maritimes qui transportaient des aliments au Venezuela, ont été sanctionnées en 2019.

Au nom des droits de l’homme

Fidèles à elles-mêmes, les chancelleries occidentales dégainent leur argument favori pour justifier pareilles mesures : le respect des droits de l’homme. L’émissaire spécial pour l’Afghanistan, Thomas West, a ainsi réitéré la doctrine selon laquelle la levée des sanctions se « mérite » et est conditionnée entre autres, au « respect des droits des minorités, des femmes et des filles » et à la mise en place d’un gouvernement « inclusif ». (6)

Ces déclarations, mélange de chantage et de cynisme, posent question. La première : quoi de plus paradoxal que de brandir les droits de l’homme, tout en imposant des sanctions qui plongent des millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans la faim ? Le droit à l’existence, à la vie, n’est-il pas le premier des droits de l’homme ? Les Etats-Unis sont-ils bien placés pour les invoquer, eux qui ont ravagé l’Afghanistan ces vingt dernières années et pratiqué torture, enlèvements, exécutions extra-judiciaires, bombardement de civils ? Et puis, comment faire la leçon à certains, dans ce cas aux talibans, quand on soutient et finance des régimes criminels en Arabie Saoudite ou en Colombie ?

Enfin, la figure de la femme afghane opprimée, à qui l’Occident se doit de porter secours, a de nouveau le vent en poupe. En France, la maire de Paris, Anne Hidalgo, en a fait son cheval de bataille. Elle qui affirmait dans une tribune du Monde le 15 novembre, que « comme souvent avec l’Afghanistan, c’est Bernard-Henri Lévy qui m’a alertée » (7), a organisé avec le magazine Elle une exposition sur les Champs-Elysées en hommage aux femmes afghanes, « victimes » des talibans (8). Mais qu’en est-il de la condamnation des sanctions occidentales qui plongent des millions de femmes dans le désespoir ? Elles, qui ne peuvent plus correctement allaiter par manque de nourriture. Elles, qui doivent regarder leurs enfants mourir de faim. Elles encore, qui en arrivent à vendre leur bébé, pour sauver les autres membres de la famille. De tout cela, la plupart des féministes blanches ne parlent pas. Il est vrai qu’en tant qu’alliées de l’impérialisme, leur silence est tout sauf une surprise.

Choc en retour”

A la suite des attentats du 11 septembre, le président Bush avait posé une question pleine de bon sens : « Pourquoi nous détestent-ils ? ». Pour lui, la réponse était toute trouvée : « Ils détestent notre liberté ». D’un côté donc, la liberté, la démocratie, le droit des femmes, la civilisation en somme. De l’autre, la tyrannie, la terreur, la barbarie. Une vision manichéenne, binaire, redoutable lorsqu’il s’agit de justifier la « guerre contre le terrorisme. »

Car n’en déplaise aux impérialistes humanitaires qui, en août, criaient leur amour et leur solidarité pour le peuple afghan et l’observent désormais mourir sans broncher, la haine que certains dans le Sud éprouvent pour l’Occident plonge ses racines dans les dévastations qu’il produit. On ne peut répandre le chaos et la désolation innocemment.  Tôt ou tard, les crimes que l’on commet, comme aujourd’hui en Afghanistan, reviennent tel un boomerang, ou comme prévenait déjà Césaire en 1950 (9), “un choc en retour”.

 

Tarik Yaquis

 

Notes :

  1. « Drone Warfare » The Bureau of Investigative Journalism, Londres.
  2. « La moitié de la population en Afghanistan face à une faim aigue alors que les besoins humanitaires augmentent pour atteindre des niveaux records » Programme Alimentaire Mondial, 25 octobre 2021
  3. « Rapport sur la nutrition et l’alimentation en Irak », Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Rome, 1995. En 1999, une nouvelle étude du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) confirmera ces chiffres.
  4. « 60 Minutes », CBS, 12 mai 1996.
  5. « Como perjudica el bloqueo de Estados Unidos a Venezuela ? Una mirada realista ». Telesur, 19 juin 2019.
  6. Thomas West, twitter, 19 novembre 2021.
  7. Anne Hidalgo, « L’esprit de Massoud ne doit pas disparaître », Le Monde, 16 août 2021.
  8. Anne Hidalgo, Twitter, 15 novembre 2021
  9. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950

Édito #36 – Il y a un seul monde (et la vie des migrants compte)

Mercredi 24 novembre 2021, près de Calais, un pêcheur a signalé que des corps flottaient, morts, dans la Manche. Ce jour-là, peu après l’abominable séquence où l’UE, à l’unisson du gouvernement d’extrême-droite polonais, et la Biélorussie ont joué avec la vie de migrants abandonnés à eux-mêmes dans des forêts glaciales avant d’être renvoyés dans leurs pays respectifs, 27 personnes (hommes, femmes et enfants) trouvaient la mort dans la mer froide entre la France et la Grande-Bretagne. Dans un article éprouvant à lire mais nécessaire en mémoire de ces morts, Mediapart rapporte le témoignage d’un survivant : Le moteur du bateau finit par s’arrêter, décrit-il. Le pneumatique se dégonfle, puis coule. Ramenés par les courants vers les eaux françaises, les naufragés à la dérive se tiennent par les mains dans une mer glaciale. Avant de sombrer les uns après les autres. « Nous sommes morts là-bas et ils ne sont pas venus nous aider », accuse Mohammed Shekha, bouleversé.

Devant l’effroyable, en effet, les gouvernements français et britannique n’ont versé que des larmes de crocodile mais n’ont prononcé aucun mea culpa ni excuses pour une situation et des noyades, anciennes déjà, que l’UE, la France et la Grande-Bretagne engendrent par leurs politiques. Pis, comme le relève une militante du Secours catholique, « les dernières annonces renforcent la létalité des frontières ».

De fait, la communication du gouvernement français n’a consisté qu’à minorer la responsabilité de la République dans cette situation et à dissimuler son abjection politique vis-à-vis de migrants perçus par le consensus républicain comme une menace. Ainsi Macron évoquait-il déjà, en août 2021 après le retrait US d’Afghanistan, la possibilité d’une « vague migratoire » tandis que l’extrême-droite parle, elle, de « déferlement » ou « tsunami ».

Les discours de Macron ou de Darmanin à la suite du naufrage meurtrier d’un bateau gonflable au large de Calais n’ont rien remis en cause d’une politique anti-migrants qui s’inscrit dans la panoplie d’un racisme d’Etat qui non seulement est immonde mais en plus fait la fortune électorale de l’extrême-droite. Macron parlait dès juin 2017 avec mépris des « Kwassa kwassa », frêles esquifs utilisés par les Comoriens, à propos de Mayotte. Il a fait voter avec Gérard Collomb à l’intérieur une loi « Asile » où le mot asile est orwellien, le ministre d’alors étant obsédé par le grand remplacement et la guerre civile comme de nombreux fascistes. Plus récemment, il y a eu la loi « Séparatisme » avec la dissolution d’associations musulmanes ou de défense des musulmans comme le CCIF.

La politique gouvernementale française est de longtemps raciste. Le consensus est islamophobe mais aussi négrophobe, rromophobe, etc. La pandémie de Covid a même vu apparaître une sinophobie, pour l’instant limitée.

Dès lors, face à l’horreur que constitue la tragédie du 24 novembre, le pouvoir a dénoncé les passeurs qui seraient responsables de la mort de 27 personnes. Le passeur n’est sans doute pas une figure sympathique mais dans le drame qui non seulement nous saisit d’effroi mais dont on sait qu’il se reproduira, il n’est qu’un lampiste. Si passeur il y a, c’est parce que la difficulté pour des hommes, des femmes et des enfants à passer, précisément, en France ou en Grande-Bretagne, est telle qu’il faut bien s’adjoindre les services de quelqu’un. Les marchands de sommeil n’existent que parce que l’État n’a que faire des logements insalubres pour les pauvres gens, singulièrement de provenance étrangère ; les passeurs n’existent que parce que la République française n’a que la police et la répression à envoyer contre des migrants par ailleurs présentés comme une menace.

Quand le bateau Saint-Louis qui transportait en 1939 plusieurs centaines de juifs fuyant l’Allemagne nazie a été refoulé par les États-Unis sans que ses passagers pussent en descendre et fuir l’hitlérisme, fallait-il accuser le bateau ?

Au sujet des passeurs, la situation est comparable. Sans soutenir la thèse contestable du refus des frontières, on peut affirmer que la France a le devoir d’accueillir sur son sol celles et ceux qui en font la demande. La thèse No Border a ses limites en ceci qu’elle est parfaitement compatible avec l’impérialisme via la négation des souverainetés nationales qui justifie au nom du droit d’ingérence les interventions et la destruction de l’Iraq par exemple. Il n’empêche qu’avec ses différences et ses civilisations multiples, il y a un seul monde dans lequel chaque état, pour ce qui lui incombe, est comptable de l’humanité et de ses individus.

Le discours abject de Macron au mois d’août dernier après le retrait US d’Afghanistan est ainsi révélateur. Non seulement l’impérialisme a généré un chaos qui jette des gens sur les routes et sur les mers mais en plus, lorsque ces gens qui ont tout perdu, dont on a détruit le pays, viennent pour tenter de sauver ce qui peut l’être de la destruction, on leur oppose mur(s), police, lacérations de tentes et autres humiliations.

Le discours sur les passeurs et autres aspects techniques de la question « migratoire » masque ce point qui est le seul à considérer. Qu’il y ait un seul monde signifie qu’on est comptable du sort de l’humanité générique, même en France. Défendre le droit des migrants à s’installer dans ce pays n’est pas une question de No Border mais relève précisément d’une approche émancipatrice de la question nationale. Un pays prétendu démocratique ne ferme pas les portes aux damnés de la terre. C’est une question de justice et d’idée que l’on se fait du pays dans lequel on vit. En cela, le Pape François a raison lorsqu’il dit qu’on doit accueillir les migrants en cessant de les assimiler à des « terroristes ».

C’est donc la République française, pour ce qui nous concerne ici, qui est responsable des morts du 24 novembre dernier et d’autres encore, passés mais sans doute, hélas, aussi à venir. Dans ces drames épouvantables, les passeurs n’ont qu’un rôle subalterne. La volonté gouvernementale de durcir un arsenal législatif déjà féroce pour empêcher les migrants d’approcher nos frontières ne témoigne que de l’ensauvagement (comme l’écrit Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme) de nos dirigeants et de l’opinion moyenne française.

Affirmer ce point, c’est se prononcer contre notre propre impérialisme qui, s’il n’a pas participé à la guerre en Iraq de 2003, a fait hélas largement l’équivalent. Sous Mitterrand, l’industrie de l’armement a fait des bénéfices faramineux sur l’épouvantable guerre Iran-Iraq déclenchée par Saddam Hussein ; sous le même président, la France a participé à la guerre de 1991. Depuis, Hollande est allé s’excuser en 2006 auprès de l’ambassadeur US à Paris pour la non-participation de la France à la guerre de 2003 et il était prêt à bombarder la Syrie pendant son mandat tout en nommant ambassadeur en France un membre des rebelles. Tout cela ne peut faire oublier non plus ce qui est peut-être le plus grave dans les 15 dernières années : l’intervention en Libye de Sarkozy et BHL qui a ajouté au chaos du monde.

Il ne s’agit pas d’avaliser ces interventions en réclamant justice pour les exilés de ces pays qui frappent à nos portes. Il s’agit précisément de combattre l’impérialisme, à commencer par le nôtre.

 

Édito #35 – Pourquoi la « jurisprudence Dieudonné » n’est-elle pas appliquée à Zemmour ?

Par deux fois ces derniers jours, certaines villes européennes se sont distinguées sur la scène médiatique en raison de ce qui, depuis la France, s’apparente à un haut fait d’armes : avoir interdit de salle Éric Zemmour.

Londres, tout d’abord. Le polémiste d’extrême-droite devait discourir le 19 novembre dernier à la Royal Institution of Great Britain devant 300 sympathisants. Le maire de la ville, Sadiq Khan, s’y opposa frontalement en déclarant que « Toute personne voulant (…) inciter à la haine contre des personnes en raison de leur couleur de peau ou de leur croyance n’est pas la bienvenue »[1]. L’annulation de la réservation contraignit le polémiste à discourir dans la salle… d’un hôtel Ibis.

Genève, ensuite. Alors qu’Éric Zemmour devait donner une conférence le 24 novembre dans le parc des Eaux-Vives, propriété de la ville, au bord du lac Léman, l’édile de la ville suisse, Frédérique Perlier, a indiqué que le presque-candidat à l’élection présidentielle française n’était pas « le bienvenu » et qu’aucun lieu public ne serait mis à sa disposition pour éviter que Genève ne soit « complice de la propagation de ses messages haineux »[2].

Ces prises de position d’autorités publiques détonnent dans le paysage politique français, où, à l’inverse, le silence règne.

Et l’on en vient à se demander : pourquoi Éric Zemmour n’est-il pas interdit de salle en France aussi ?

Interrogation d’autant plus légitime que les autorités politiques disposent des moyens juridiques adéquats pour le faire. Ce que l’on appelle la « jurisprudence Dieudonné ».

Le 7 janvier 2014, le préfet de la Loire-Atlantique avait pris un arrêté portant interdiction du spectacle  » Le Mur  » prévu le 9 janvier 2014 à Saint-Herblain.

Le préfet s’était appuyé sur le fait que « ce spectacle, tel qu’il est conçu, contient des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l’apologie de discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale », que Dieudonné avait fait l’objet de neuf condamnations pénales – dont sept définitives – « pour des propos de même nature » et que les forces de police auraient du mal à maîtriser les réactions à la tenue du spectacle, « dans un climat de vive tension ».

L’affaire était remontée jusqu’au Conseil d’État qui, par une ordonnance du 9 janvier 2014, rendue le jour-même de la représentation de l’humoriste, a confirmé l’interdiction du spectacle.

Pour se faire, les juges ont en particulier considéré que les risques de troubles à l’ordre public étaient bien établis et qu’il appartenait en outre aux autorités administratives de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises – le risque de réitération de propos pénalement répréhensibles à l’occasion de ce spectacle étant sérieux –.

Le professeur de droit Xavier Dupré de Boulois dira qu’avec cette décision « le juge administratif a donc approuvé l’action de l’autorité de police visant à contrecarrer une démarche fondée sur une logique de stigmatisation à l’égard d’une communauté »[3].

Le parallèle avec Zemmour est édifiant.

Lui aussi tient des propos, non seulement antisémites mais surtout islamophobes, qui incitent à la haine raciale et méconnaissent la dignité de la personne humaine.

Lui aussi a été condamné pénalement pour des propos de cette nature, une fois pour « provocation à la haine raciale » et une autre pour « exhortation implicite à la discrimination »[4].

Lui aussi entreprend une démarche fondée sur une logique de stigmatisation à l’égard d’une communauté, en l’occurrence celle des musulmans, qui est répétée encore et encore à chaque prise de position publique.

Dans ces conditions, les autorités de police ont le pouvoir – et même le devoir – d’interdire les conférences et autres meetings du polémiste lorsqu’un faisceau d’indices démontre que des propos incitant à la haine raciale, pénalement répréhensibles, risquent sérieusement d’être tenus.

Mais elles ne le font pas. Si les autorités publiques ne manquent pas de moyens juridiques, c’est alors qu’elles manquent de volonté politique.

C’est au nom de « l’humanisme » le plus abstrait et le plus mou de la social-démocratie que les maires de Londres et Genève ont interdit les prises de paroles du quasi-candidat d’extrême-droite. En France, ni les maires, ni les préfets, ni le gouvernement ne prennent plus cette responsabilité, signe du pourrissement avancé du débat politique hexagonal.

En janvier 2014, le Ministre de l’intérieur, en la personne alors de Manuel Valls, était pourtant en première ligne dans l’interdiction du spectacle  » Le Mur  » de Dieudonné. Celui-ci avait édicté une circulaire le 6 janvier 2014 pour inciter les préfets à interdire cette représentation. C’est aussi lui qui avait saisi le Conseil d’État pour maintenir l’interdiction de la venue de Dieudonné à Saint-Herblain.

Certains pourraient rétorquer ici que l’abstention des autorités publiques à intervenir pour interdire de salle Zemmour s’explique par le contexte actuel, particulier, qui est celui de la pré-campagne présidentielle, où « toutes » les opinions devraient pouvoir être débattues.

Pourtant, dans cette même période de pré-campagne, le Ministre de l’intérieur Gérald Darmanin ne s’est pas privé d’annoncer le dépôt d’une plainte contre Philippe Poutou, candidat du Nouveau parti anticapitaliste, pour ses propos dénonçant les violences policières.

Si ce ne sont ni les moyens, ni le contexte, qui expliquent l’inaction des responsables politiques, alors ne reste qu’une explication idéologique, qui navigue entre lâcheté et connivence.

Du reste, il est aujourd’hui trop tard pour attendre de l’exécutif qu’il interdise Zemmour de meeting, alors que celui-ci se stabilise à 15 % des intentions de vote. Un tel procédé serait perçu comme une censure de la part du pouvoir et profiterait au polémiste.

Seule la mobilisation populaire pourra désormais faire légitimement taire ce dernier. C’est de cette manière que les habitants de Marseille ont réussi à lourdement entacher ses déplacements jusque-là tranquilles.

En sera-t-il de même à Paris le 5 décembre ?

 

[1] I. Trippenbach, « La précampagne d’Eric Zemmour s’essouffle », Le Monde, 19 novembre 2021.

[2] Ibid.

[3] X. Dupré de Boulois, « Les ordonnances Dieudonné entre continuité jurisprudentielle et choix politique du juge », RDLF 2014, chron. n° 10.

[4] A. Condomines, « Combien de fois Eric Zemmour a-t-il déjà été condamné ? », Libération, 8 septembre 2021.

Youssef s’la raconte #19 – Guerre contre le Mexique : quand les Etats-Unis sont punis par où ils ont péché

Encore un mythe yankee à démonter. Tout le monde connaît la fameuse bataille de Fort Alamo. Sinistre page de la construction des Etats-Unis d’Amérique que d’habiles scénaristes sans scrupules d’Hollywood ont transformé en une héroïque et larmoyante épopée à travers un film éponyme. En effet, selon la légende au début du XIX e siècle, environ 180 courageux colons étasuniens dont le fameux Davy Crockett, incarné par John Wayne, réfugiés dans un petit monastère fortifié de la région de San Antonio au Texas, décident de proclamer leur autonomie vis-à-vis des autorités mexicaines et tiennent tête à 5000 soldats mexicains venus les déloger. Après quelques jours de combat, les colons étasuniens succombent tous sous le nombre. Mais heureusement, le général Sam Houston, le chef des colons du Texas à la tête d’une armée, rattrape les troupes du général Santa Anna quelques semaines plus tard et venge les héros morts aux cris de « Remember Alamo ». Tout le monde est content, les spectateurs sortent de la salle avec l’idée renouvelée que décidément les EU sont les plus forts et comme par miracle toujours du côté de la morale. Ça c’est la fiction.

La réalité maintenant. Tout commence aux alentours de 1836 quand le Texas fait encore partie du Mexique. Il compte alors 4.000 habitants hispaniques. Cependant depuis l’indépendance du Mexique en 1821, de plus en plus de colons nord-américains s’installent dans ce territoire, accompagnés de leurs esclaves. Les nouveaux occupants non seulement y accaparent librement et gratis des terres mais en plus s’opposent ouvertement au gouvernement mexicain, refusant de reconnaître les lois de la nouvelle république en dépit des conditions favorables qui leur sont faites. Motif ? Le gouvernement, comble d’arrogance entend interdire aux colons la pratique de l’esclavage au Texas comme il le fait dans tout le Mexique depuis 1829 ! Rappelons que non seulement l’abolition de l’esclavage était un des mots d’ordre de la guerre d’indépendance mexicaine contre l’Espagne mais qu’en plus la poursuite illégale de l’esclavage après l’abolition selon un décret pourra même être puni de mort. A une époque où la traite et le travail servile battent leur plein dans le monde occidental. C’en est trop pour les colons qui, du coup, proclament leur autonomie à l’initiative de l’un d’eux, Sam Houston. C’est comme ça que le général Santa Anna marche contre les rebelles en mars 1936 et donne l’assaut au réduit fortifié le 6 mars. La bataille d’Alamo même si elle est gagnée par les Mexicains est très couteuse en vies humaines. Près de six cents soldats y trouvent la mort mais en plus elle donne le temps à Sam Houston d’organiser plus au nord une armée de volontaires après avoir reçu des armes et des munitions de la part des E.U. C’est ainsi que la république indépendante (et coloniale !) du Texas voit le jour. Peu de temps après le gouvernement des EU annexe purement et simplement le Texas et c’est là un des casus-belli de la guerre étasuno-mexicaine. Précisons que le gouvernement mexicain en envoyant une armée défendre l’intégrité de son territoire opère dans la stricte légalité. La jeune république mexicaine naissante et pauvre ne pouvait pas grand-chose face à la puissance des Etats-Unis.

A la suite de la victoire contre Santa Anna, l’arrogance des EU n’a plus de limites. Une dizaine d’années plus tard, le gouvernement des EU désireux de s’étendre aux détriments du Mexique offre à celui-ci de lui acheter le Nouveau Mexique et la Californie. Devant le refus du président mexicain, le président des EU James Knox Polk chantre de la conquête de l’Ouest, théorisée par O’Sullivan sous le nom de Manifest Destiny * et soutenu par la presse et la classe politique décide de déclarer la guerre au Mexique. A l’issue de cette guerre terriblement meurtrière pour le Mexique, par le traité de Guadeloupe Hidalgo du 2 février 1848, lorsque les troupes des États-Unis ont occupé Mexico, ce pays est obligé de céder aux États-Unis, après le Texas, la Californie, l’Utah, le Nevada, le Colorado, le Wyoming, le Nouveau-Mexique, et l’Arizona (la moitié du territoire mexicain représentant le quart du territoire des EU ), pour 15 millions de dollars de l’époque ( en vérité une bouchée de pain, seulement 600 millions de dollars de l’an 2000). Evidemment les troupes mexicaines, une fois de plus, ne pouvaient pas grand-chose contre la puissance des Etats-Unis, dotés d’armes modernes, d’un meilleur entrainement et de moyens industriels considérables.

Encore une fois les EU semblent triompher magistralement. Pas si sûr car douze ans après cette guerre d’agression contre le Mexique, le sud et le nord des EU s’affronteront dans la plus sanglante des guerres de leur histoire, la guerre de Sécession. Celle-ci fera au total 650 000 morts militaires. C’est-à-dire deux fois plus que toutes les pertes étasuniennes de la seconde guerre mondiale. Cependant comment ne pas percevoir dans cette guerre de Sécession une sorte d’expiation divine pour la lâche agression des Etats Unis contre le Mexique surtout si l’on retient que son objet principal est cette même question de l’esclavage qui fut le prétexte de la bataille d’Al Alamo.

C’est ainsi que s’exprimant dans les années 1880, le président Ulysses S. Grant qui fut un des généraux de la guerre de Sécession ne s’y trompe pas et déclare :

« La rébellion du sud (et la guerre de Sécession qui s’ensuivit) fut l’avatar de la guerre avec le Mexique. Nations et individus sont punis de leurs transgressions. Nous reçûmes notre châtiment sous la forme de la plus sanguinaire et coûteuse guerre des temps modernes. »

 

Youssef Boussoumah

 

*« C’est manifestement notre destinée de nous répandre sur le continent que la Providence nous a alloué pour y assurer le libre développement d’une population qui, chaque année, se multiplie par millions. »1

 

 

 

 

Édito #34 – Révoltes antivax en Guadeloupe : l’angle mort colonial

Au moment où nous publions cet article, les événements vont très vite en Guadeloupe. La République française, dans le sillage de sa célébration cette année de Bonaparte qui rétablit l’esclavage aux Antilles via des expéditions militaires meurtrières, a décidé d’y envoyer des troupes – en l’espèce RAID et GIGN. Une opération jugée « normale » par le candidat d’EELV, Yannick Jadot. Le couvre-feu décrété et les coups de mentons pour mater la révolte – et il y a à cette heure des morts – attestent que l’insurrection du peuple de Guadeloupe est avant tout anticoloniale.

 

Depuis plusieurs jours, à la suite d’un appel (selon Le Monde) à la « grève générale » contre l’obligation vaccinale des soignants, la Guadeloupe connait une situation quasi insurrectionnelle. La population guadeloupéenne qui a payé un lourd tribu à la pandémie de Covid se révolte donc contre une vaccination obligatoire ainsi que contre le Pass sanitaire.

Nous ne discuterons pas la pertinence de ce point tant il nous semble sur le fond presque subalterne et masquer l’essentiel. Il ne faut pas perdre de vue le point politique central dans la situation : la révolte en Guadeloupe aujourd’hui comme celle, valeureuse et emmenée par Elie Domota et le LKP en 2009, est une révolte anticoloniale qui a tout notre soutien.

C’est pour cela que la question de la politique sanitaire à mener en Guadeloupe ne peut pas, ne doit pas recouvrir la question essentielle et le point révoltant d’injustice qu’est le colonialisme.

Les Antilles françaises ont beau être devenues dans le sillage de la décolonisation un département d’outre-mer (un DOM), elles demeurent une colonie française et la politique que l’État français mène en Guadeloupe (mais aussi en Martinique et en Guyane) est une politique coloniale.

Plusieurs aspects illustrent ce point : la pauvreté y est plus élevée qu’en France métropolitaine, les élites y sont majoritairement blanches, la jeunesse guadeloupéenne est tenue de se rendre en France si elle veut mener des études universitaires dignes de ce nom et enfin, pour ce qui touche aux questions de santé publique, le CHU de Pointe-à-Pitre est dans un état de délabrement avancé comme c’est le cas de la plupart des centres hospitaliers des DOM/TOM. La grande île antillaise qu’est Cuba façonnée par l’anti-impérialisme de Fidel Castro et de ses compañeros assure, elle, bien que pauvre et isolée, la santé et l’instruction pour sa population.

La révolte en Guadeloupe répond aussi à cette injustice, à la situation criante de l’île par rapport à la France, aux coupures d’électricité ou d’éclairage public et de la vie chère. Sur l’hostilité au vaccin et au Pass, le refus de la population d’être empoisonnée fait au long cours écho à l’histoire antillaise contre l’esclavage. En effet, Caroline Oudin-Bastide dans L’effroi et la terreur (Esclavage, poison et sorcellerie aux Antilles) montre comment le thème de l’empoisonnement a un rôle dans les rapports entre oppresseurs blancs colons et esclaves déportés d’Afrique qui, chacun, en éprouvent la crainte. Le colon esclavagiste craint d’être empoisonné par les esclaves qui ne disposent d’autres armes de libération tandis que les esclaves craignent la colère de leurs maîtres et la puissance de l’empoisonneur.

Ce thème puissant du refus de l’empoisonnement par les descendants d’esclaves en Guadeloupe doit être pris au sérieux comme remémoration anticoloniale. Lorsque, dans un article, un Guadeloupéen fait référence au vaudou, il rappelle l’importance de cette histoire, de la violence coloniale (et postcoloniale, on le verra) doublée de l’esclavage aux Antilles. La crainte de l’empoisonnement et la référence au vaudou évoquent en quelque sorte ce que dit Walter Benjamin sur la mémoire et la revanche des ancêtres, des vaincus. Par sa révolte, et au-delà de toute considération sur la nécessité d’être vacciné et du Pass sanitaire, le peuple de Guadeloupe n’entérine pas la fable des DOM qui auraient mis fin à la décolonisation. Il a opiniâtrement refusé l’intégration au récit faisandé républicain et partant défend admirablement dans ce que cela a de plus profond et existentiel sa dignité, sa négritude (au sens de Césaire).

L’histoire des esclaves en Guadeloupe est en effet et y compris au sein des Antilles encore sous domination française particulièrement violente. Cette histoire a beau être en France occultée, il faut se souvenir que Bonaparte, comme en Haïti, décide après l’abolition de 1794 de rétablir l’esclavage en Guadeloupe. Avec 4000 militaires, il y écrase la révolte en 1802 au prix de plusieurs milliers de morts guadeloupéens (6% environ de la population noire). Louis Delgrès, célébré par Aimé Césaire, est le dirigeant de l’héroïque insurrection des esclaves. L’un des deux généraux napoléoniens auteurs de ce massacre, Richepance, a eu longtemps son nom dans une rue parisienne et qui figure encore sur l’Arc de Triomphe.

L’histoire guadeloupéenne est particulièrement jonchée de ce genre d’épisodes parmi les Antilles françaises avec, dans la seconde partie du XXème siècle, les tragiques événements de Mai 67 après qu’une sommité gaulliste blanche locale a lâché, comme dans l’Afrique du Sud de l’apartheid ou les USA des années 1960, son berger allemand contre un cordonnier noir handicapé. La répression des émeutes consécutives à ce racisme d’Etat déchaîné fera près de 100 morts (probablement 87 mais Taubira elle-même parle de « 100 morts »). Plus près de nous, la question de l’empoisonnement, bien réel celui-là, est revenu avec le scandale du Chlordécone, pesticide cancérigène utilisé des années dans les bananeraies pour éradiquer un ravageur et dont l’épandage a empoisonné les sols et une large partie de la population de l’île.

Au-delà donc des considérations sur la nécessité vaccinale, c’est bien toute cette histoire qu’il faut avoir à l’esprit. La gestion du COVID-19 par la République française en Guadeloupe est coloniale. Le refus guadeloupéen du vaccin n’a donc rien de comparable avec celui d’ici, souvent individualiste et confusionniste. Par sa révolte contre la politique sanitaire de la République française, le peuple guadeloupéen se constitue de nouveau politiquement en tant que peuple. Un peuple débout qui n’a pas sombré dans l’oubli de l’histoire de ses ancêtres, de l’esclavage et de la violence y compris empoisonneuse de la puissance coloniale. Du reste, l’envoi de policiers et de gendarmes du RAID et du GIGN accompagnés d’un couvre-feu à la suite d’une déclaration gouvernementale martiale ne font qu’attester et confirmer la dimension coloniale de l’affaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Édito #33 – Commémoration du 11 novembre : les combattants musulmans tués une deuxième fois

A quel jeu joue Macron à semer la zizanie entre la Mosquée de Paris et le CFCM ?
Depuis la présidence de Sarkozy, l’acharnement des différents gouvernements français à enrégimenter les Musulmans de France au sein d’une grande organisation dite représentative qui permettrait au pouvoir d’exercer un contrôle sur les fidèles ne s’est jamais démenti. Et cela, au mépris du fameux principe républicain, fondement de la laïcité, de séparation de l’Eglise et de l’Etat et parfois au moyen de coups tordus dignes des heures de gloire de la colonisation.
Chaque année pour la commémoration du 11 novembre 1918, souvenir de la fin des combats de la grande boucherie que fut la première guerre mondiale, les présidents de la République ont coutume d’inviter les chefs religieux des différents cultes auxquels appartenaient les combattants tombés au champ d’horreur, notamment les représentants du culte musulman, afin de rendre hommage aux 100 000 soldats d’Afrique qui y ont laissé leur vie. Il y a quelques jours, paraissait un communiqué courroucé du nouveau recteur de la mosquée de Paris, Chems Eddine Hafez  se plaignant du fait que celle-ci n’a pas été conviée à cette cérémonie et cela « pour la première fois depuis son inauguration le 15 juillet 1926 » alors que Mohamed Moussaoui, représentant du CFCM, organisation représentative concurrente de la Mosquée de Paris, lui l’a été, comme l’atteste une invitation émanant de l’Elysée.  Tout cela est loin d’être fortuit.

Que les choses soient claires. Nous n’avons aucun goût pour les choses militaires et encore moins pour le souvenir de cette terrible guerre impérialiste que fut 14/18 d’autant que les milliers de soldats indigènes qui y laissèrent la vie ou leur santé combattirent le plus souvent contraints et forcés ou poussés par la misère, la conscription ayant été étendue aux soldats indigènes d’Algérie et d’Afrique sub-saharienne. De plus il ne nous appartient pas ici d’entrer dans les querelles de légitimité entre la mosquée de Paris et le CFCM qui seraient bien avisés de refuser ces invitations plutôt que de se plaindre au motif supérieur que cette guerre n’était pas celle des colonisés et qu’ils n’avaient rien à y faire. Néanmoins, du point de vue du gouvernement et des ses basses manœuvres, l’humiliation est d’importance. Comme le président du CFCM, M. Moussaoui, n’a pas pu honorer l’invitation du 11 novembre pour convenances personnelles, il résulte de tout cela qu’il ne s’est trouvé aucun représentant musulman à cette commémoration et que visiblement cela n’a pas gêné les représentants de l’Etat. Ce même Etat français qui envoya à une mort cruelle des centaines de milliers de combattants musulmans entre 1914 et 1918 est indifférent au fait que pour la première fois depuis 1926 « la prière de l’absent » pour le repos de leur âme n’a pas pu avoir lieu. Ainsi, l’Elysée par cette révoltante manœuvre vient d’arriver à ses fins : envenimer davantage les relations entre les deux pôles de l’Islam de France. Comme à l’époque coloniale le pouvoir français joue et entretient la division entre les chefferies indigènes musulmanes. D’autant qu’aussi bien la mosquée de Paris que le CFCM se sont vus imposer de signer l’humiliante et islamophobe charte des principes de l’Islam de France. Comme si le respect des autres et la bienséance dont c’est la pierre angulaire ne se trouvait pas déjà inscrits au cœur du dogme musulman. Comme si l’immense majorité des Musulmans de France ne respectait pas depuis toujours le bien-vivre et le bon voisinage avec leurs concitoyens.

De plus, considérant la séquence actuelle de friction entre le gouvernement français et le gouvernement algérien, connaissant également la proximité des recteurs successifs de la Mosquée de Paris avec celui-ci, il est évident que cette énième forfaiture du président Macron est à considérer en résonnance avec les règlements de compte politicards de la France au Maghreb. C’est bien d’un jeu inquiétant de l’Elysée dont il s’agit puisque tout cela se fait au mépris de la dignité et des intérêts des Musulmans de France déjà éreintés par l’islamophobie d’Etat mais aussi maintenant au mépris de la mémoire de leurs aïeux qui n’avaient jamais demandé à mourir pour l’impérialisme français.

 

Mohamed Mbougar Sarr a-t-il vraiment gagné le Goncourt ?

La malédiction du Goncourt va-t-elle s’abattre sur lui comme elle s’est abattue en 1921 sur René Maran, premier Goncourt noir de l’histoire ? Le tollé, avait eu raison de Maran qui démissionna de son poste d’administrateur colonial alors que son roman n’avait même pas eu l’audace de condamner le colonialisme, seulement ses excès. Le personnage, que Fanon avait qualifié de « frileux » n’était certes pas un foudre de guerre, mais il avait posé une pierre. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Mohamed Mbougar Sarr, lui, n’est pas « frileux ». Qu’on en juge :

« Universels ! Ah, l’universalité…Une illusion tendue par ceux qui la brandissent comme une médaille. Ils la mettent autour du cou de qui ils veulent. S’ils la mettent autour du vôtre, c’est pour vous prendre. (…)Brûlez les médailles. Et les mains qui les tiennent. Arrachez les derniers lambeaux de l’ère coloniale et n’attendez rien ! Au feu toutes ces vieilleries ! A la braise, à la cendre, à la mort ! »

Il ne mâche pas ses mots pour dire ce que Maran n’avait pu dire. Il dit tout, sans fausse pudeur et sans détour. Il dit tout et il le dit avec talent. Tout du malaise de l’écrivain noir balloté entre la reconnaissance des siens et la mainmise des Blancs :

« Nous avions ensuite longuement commenté les ambiguïtés parfois confortables, souvent humiliantes, de notre situation d’écrivains africains dans le champ littéraire français. Un peu injustement, et parce qu’ils étaient des cibles évidentes et faciles, nous accablions alors nos aînés, les auteurs africains des générations précédentes : (…) nous les accusions de s’être laissé enfermer dans le regard des autres, regard-guêpier, regard-filet, regard-marécage, regard-guet-apens … ». Il dit vraiment tout, même les reproches que ses frères lui font : « Voilà pourquoi tu ne seras jamais reconnu ici : tu nous snobes. Les Blancs peuvent te célébrer autant qu’ils veulent, te donner tous les prix qu’ils veulent, parler de toi dans leurs grands journaux, mais ici t’es rien. Nada. Et quand t’es rien chez toi, t’es rien nulle part. T’es un aliéné, un Nègre de Maison ».

Difficile de penser que le lauréat du prestigieux prix littéraire ne serait qu’un simple faire-valoir francophone des cercles parisiens en mal de diversité. Pourquoi cette élite se complairait-elle à saluer une plume qui les humilie et les déshabille ? Aurait-elle enfin abdiqué de sa morgue hautaine pour s’incliner, défaite devant un chef d’œuvre ? Nous sommes tentés de le croire. L’écrivain a du talent et le snobisme germanopratin semble avoir été pris par surprise. Le génie l’aurait alors emporté ? On pourrait se satisfaire de cette interprétation qui nous parait plausible mais la petite voix nous dit que ce n’est pas tout. Ça ne peut pas être tout. Impossible.

Commençons par ce qui semble une évidence. Pourquoi celui qui écrit : « L’adoubement du milieu littéraire français. C’est notre honte, mais c’est aussi notre gloire fantasmée, notre servitude et l’illusion empoisonnée de notre élévation symbolique » trahit-t-il ses personnages (dont on comprend qu’il sont ses doubles) avec autant de désinvolture en acceptant le Goncourt avec une fierté presque gênante ? Il aurait pu faire le choix de leur donner vie, prolonger le geste de l’œuvre, pour que la fiction déborde et vienne submerger le réel. Une critique juste et intransigeante pourrait légitimement lui faire ce reproche. Mais elle serait idéaliste et raterait l’essentiel. A y regarder de plus près, il se pourrait que derrière le sacre de Mohamed Mbougar Sarr se soit jouée une partie plus tortueuse qu’il n’y paraît.

Et si nous faisions l’hypothèse que ce prix n’est que le pendant culturel et médiatique d’un événement politique d’importance : le sommet Afrique-France de Montpellier où se sont cristallisés de nouveaux rapports de forces entre la puissance coloniale déclinante et une Afrique plus rebelle et moins dépendante ? En effet, les deux évènements semblent se faire écho dans une espèce de symétrie troublante. Ils disent un moment de la France dans son rapport à ses dépendances coloniales. Souvenons-nous des paroles de Boubacar Boris Diop : « La France n’a plus l’envergure d’un Etat en mesure de soutenir un tête-à-tête avec tout un continent, aussi malheureux soit-il[1]. » Si Macron s’agite, s’il copine avec Achille Mbembe, s’il s’ouvre à une certaine critique de la Françafrique, c’est que celle-ci prend l’eau. Cependant, quoi qu’il arrive aucun président français digne de ce nom ne prendra le risque de tuer la poule aux œufs d’or.  A la dernière grand’messe de Montpellier, c’est encore Macron qui a pris le dessus mais non sans difficulté face à une Afrique de plus en plus infidèle.

Relisons le Goncourt à la lumière de ce timide rééquilibrage.

D’abord, il fallait privilégier les symboles. Macron avait tenu à honorer la jeunesse africaine lors du sommet de Montpellier. C’est aussi un jeune sénégalais de trente ans que le Goncourt décide de récompenser. Ensuite, Macron exigeait de cette jeunesse une parole de vérité. « On ne me met pas assez la pression ! Mettez-moi la pression ! » a-t-il ordonné à Achille Mbembe. La plume de Mohamed Mbougar Sarr n’est-elle pas trempée dans l’acide ? N’a-t-il pas fait « pression » sur le milieu littéraire ? Enfin, il faut agir. Macron a validé la proposition de Mbembe d’une « Maison Maryse Condé des mondes africains et des diasporas » à Paris. Le jury du Goncourt a célébré le sacre d’un authentique écrivain. Décerner des prix de complaisance à des indigènes médiocres devenait en effet embarrassant et ça commençait à se voir.

Mais la partie se joue à deux. Et qui dit rééquilibrage des forces, ne dit pas équivalence des forces. Loin s’en faut. En l’état actuel des choses, ni les peuples d’Afrique dans un contexte international, ni Mohamed Mbougar Sarr dans le contexte feutré des salons parisiens ne peuvent prétendre imposer leur regard. C’est pourquoi les personnages fantasmés du livre n’ont pas pu prendre le dessus. C’est pourquoi Mohamed n’a pas pu les incarner et c’est pourquoi il a servi aux membres du jury un discours lénifiant sur l’importance de la francophonie et sur ces écrivains africains francophones en mal de reconnaissance. Celui dont le personnage criait : « Brûlez les médailles. Et les mains qui les tiennent », remercie obséquieusement ceux qui le font entrer dans la légende. Pascal Bruckner, membre du jury et auteur des « sanglots de l’homme blanc », brûlot de la littérature anti-tiers-mondiste, est en pamoison. Ils ont trouvé un héros d’une envergure impressionnante qui pourrait les écraser par son simple talent mais il n’en fait rien. Ils viennent de dompter un lion avec une facilité déconcertante. C’est ce qu’on peut appeler une belle prise.

Fin de partie ?

Peut-être pas. Derrière la façade du discours, il est un sous-texte. La francophonie n’appartient plus à la France mais à ses millions d’Africains qui transforment la langue, la réinventent, la triturent. La France est une province. C’est en dehors de ses frontières que la langue se réinvente. Mohamed Mbougar Sarr confirme l’intuition de Kateb Yacine : Le français ne serait-il pas un butin de guerre ? Finalement, ce roman qui dit tout haut ce que Mohamed pense tout bas, n’est-il pas un braquage en règle, le geste d’un romancier qui évalue finement les rapports de forces et saisit toutes les règles du jeu littéraire, sans tout à fait s’y soumettre ? Quelqu’un qui a su manipuler la mauvaise conscience blanche en sa faveur ? Peut-être que l’originalité de la situation c’est que les raisons politiques qui ont poussé le jury à le choisir sont dans l’œuvre elle-même ? Il écrit un livre qui dit en substance « vous êtes des salauds » mais il le fait avec un talent d’écriture qui écrase largement le petit monde littéraire parisien. Ce faisant, il les oblige à le consacrer car c’était le seul moyen pour eux de sauver ce qu’il leur a révélé d’eux-mêmes. C’était le seul moyen de reprendre le dessus sur une œuvre faite pour les humilier. Résultat : ils reprennent le dessus (tout comme Macron) mais l’œuvre reste un affront (tout comme les infidélités croissantes de nombre de dirigeants africains).

On pourrait se lamenter et regretter que Mohamed Mbougar Sarr ne soit pas vraiment le Mohamed Ali dont nous rêvons. Mais ce serait oublier que ce dernier était un être collectif et qu’il était porté par l’effervescence des luttes noires. Dans le désert politique indigène français, qui aurait sauvé Mohamed Mbougar Sarr des hyènes qui l’auraient déchiqueté ou condamné à la déshérence s’il avait fait le choix héroïque de la rupture ? N’est pas Sartre – qui avait le privilège du prestige et de la blanchité – qui veut. Quel est le prix littéraire en Afrique qui aurait pu rivaliser avec le Goncourt et sublimer le geste rebelle ? Qui en indigénat aurait eu le pouvoir de faire du jeune prodige, un écrivain ?

Mohamed Mbougar Sarr ne le sait que trop bien : « Voilà notre triste réalité : le contenu misérable de notre rêve misérable, la reconnaissance du centre – la seule qui comptât ».

Pour l’instant. Parce que si vous observez bien, à la cérémonie de remise du prix, il y a avait des applaudissements mais aussi beaucoup de sourires crispés.

 

Houria Bouteldja

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] https://www.seneplus.com/opinions/montpellier-la-francafrique-bout-de-souffle?fbclid=IwAR2Z7cP3F_vcVcNiDLK_KmMIlMBxYy5EbW4kmGgVTMoPdwTKtNDZqVC2LPo

Excès de pouvoir #3- Dissolution validée du CCIF : les Musulmans ne sont toujours pas la Nation

16 octobre 2020. La France découvre, stupéfaite, l’assassinat de Samuel Paty dans des conditions monstrueuses.

Très rapidement, la machine politique s’emballe. Les déclarations des responsables publics fusent, le Gouvernement se mobilise, le Président de la République se rend même sur place.

Il semblerait qu’il s’agisse d’un énième attentat commis par un Musulman. Il faut des réponses, fortes et rapides, pour affirmer l’autorité de l’État.

Trois jours plus tard, le Ministre de l’intérieur propose la dissolution du CCIF, et de BarakaCity, « associations ennemies de la République » selon lui.

Le collectif se défend de toute implication dans la mort de Samuel Paty, laquelle implication ne sera d’ailleurs jamais établie.

L’Exécutif poursuit néanmoins sont entreprise et, après avoir notifié son projet de dissolution au CCIF et avoir recueilli les observations de son président sur celui-ci, par un décret du 2 décembre 2020, Emmanuel Macron a prononcé la dissolution de l’association.

Le CCIF avait cependant déjà prononcé son auto-dissolution le 27 novembre 2020 et, en réalité, le décret du 2 décembre 2020 a prononcé la dissolution du Collectif en tant que « groupement de fait ».

Par une requête du 31 janvier 2021, le CCIF a demandé au Conseil d’État d’annuler le décret du 2 décembre 2020.

Mais cette demande a été rejetée par une décision du 24 septembre 2021. Ce faisant, le Conseil d’État valide un nouvel assaut contre la résistance indigènes au motif fallacieux que la lutte contre l’islamophobie constituerait un appel à la haine raciale.

Briser les résistances indigènes

Car c’est bien à une forme de résistance indigène que le pouvoir vient de s’attaquer.

Pour mémoire, le CCIF a été fondé en 2003 par Samy Debah dans un contexte de regain de la fièvre anti-musulmane en France : affaire du collège de Creil en 1989, sortie du livre Les territoires perdus de la République en 2002 et création de la commission Stasi de réflexion « sur l’application du principe de laïcité dans la République ».

Le Collectif s’est alors attaché, pendant ses nombreuses années d’activité, d’une part, à faire connaître et reconnaître les nombreuses discriminations subies par les Musulmans et, d’autre part, à lutter contre celles-ci.

A cette fin, le CCIF s’appuyait sur un rapport annuel répertoriant les actes islamophobes et s’engageait dans des actions judiciaires pour défendre, en autres, le droit pour les mères portant le voile d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire, le droit de porter un burkini sur la plage ou à la piscine ou encore le droit de porter un voile en entreprise.

Mais ce qui était en premier lieu reproché au CCIF, et ce qui justifiera par la suite qu’il sera désigné comme ennemi public, était sa définition de l’islamophobie. Celui-ci définissait ce terme comme « l’ensemble des actes de violence verbal ou physique, de discrimination, à l’encontre d’une institution, d’une personne morale ou d’une personne physique, en raison de son appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane »[i].

Si le terme-même d’islamophobie a dès l’origine fait l’objet de nombreuses résistances « théoriques » quant à son objet ou son origine (voire notamment les réactions de Pascal Bruckner[ii] ou de Caroline Fourest[iii]), c’est son aspect institutionnel, dénonçant l’islamophobie comme étant le produit d’un racisme d’État, qui a fait réagir le pouvoir politique.

C’est ce que manifeste l’événement – rare selon les termes mêmes du président de l’établissement – organisé le 16 novembre 2016 à l’ENS Ulm et ayant réuni le politologue Gilles Kepel et le Ministre de l’intérieur alors en exercice, Bernard Cazeneuve.

A cette occasion, Kepel soutenait l’idée selon laquelle, si les terroristes n’ont pas réussi à fracturer la société française, « une conversion a été opérée » depuis l’affaire du burkini puisque le CCIF, en mettant en avant la question de l’islamophobie, a « fait oublier les attentats » et « fait passer la France, particulièrement dans la presse anglo-saxonne, comme un goulag pour musulmans ». Le Ministre l’approuvera : « La thèse développée par le CCIF doit être combattue » car « les Français ne sont pas islamophobes »[iv].

En bref, ce qui était reproché au CCIF, c’était de politiser l’islamophobie et d’organiser les Musulmans autour de cette lutte.

Le discrédit idéologique de la lutte contre l’islamophobie n’ayant cependant pas réussi, en témoigne la Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019 qui avait réussi à réunir nombre de partis politiques de gauche et d’organisations syndicales derrière ce mot d’ordre, l’Exécutif en a été réduit à devoir procéder à la disparition forcée de l’organisation qui en était le porte-étendard.

Pour ce faire, Emmanuel Macron n’a pas seulement cédé aux sirènes de l’extrême droite, comme Riposte Laïque[v] ou le Front national[vi], qui depuis plusieurs années déjà militait pour la dissolution du CCIF, mais a également fait usage d’une arme tout à fait républicaine : la loi du 10 janvier 1936, devenue aujourd’hui l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure.

Cette loi a été adoptée dans un contexte particulier qui est celui de l’enracinement de la République en France. La révision constitutionnelle du 14 août 1884, achevant l’avènement de la IIIe République, venait en effet d’inscrire la règle selon laquelle « La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision ».

Cependant pour asseoir l’effectivité de cette proclamation, le pouvoir devait se doter d’outils permettant de lutter matériellement contre les potentielles atteintes à la République. La loi du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association comprenait ainsi – et comprend toujours – un article 3 disposant que « Toute association (…) qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement est nulle et de nul effet ».

Mais la procédure de dissolution n’était encore que judiciaire (c’est-à-dire ne pouvant être prononcée que par un tribunal, après un procès) et donc trop longue. C’est alors la multiplication des actions des ligues fascistes, destinées à renverser le système parlementaire par la force si nécessaire, et en particulier la crise du 6 février 1934 qui donnera lieu à une attaque du Palais-Bourbon par les Royalistes de l’Action française, qui encouragea les parlementaires à doter l’Exécutif d’un pouvoir de dissolution administrative, plus rapide car sans procès préalable.

Néanmoins, si cet outil a été officiellement adopté pour combattre les milices d’extrême droite, le premier décret ayant fait usage de cette nouvelle prérogative pour dissoudre la Ligue d’Action Française, la Fédération nationale des Camelots du Roi et la Fédération nationale des étudiants d’Action Française[vii], qui avaient participé à une attaque récente contre Léon Blum, il sera très rapidement utilisé également pour faire disparaître les organisations indépendantistes indigènes.

Un an à peine après l’adoption de la loi du 10 janvier 1936, le Front Populaire prononça, par décret du 26 janvier 1937[viii], la dissolution de l’Étoile Nord-Africaine, organisation promouvant l’indépendance de l’Algérie et qui à cette époque s’opposait frontalement au projet Blum-Violette destiné à maintenir l’Empire colonial.

Une masse d’autres organisations connurent par la suite le même sort, tout particulièrement pour permettre à l’État de lutter contre le processus de décolonisation sous la IVe République : la Délégation générale des Indochinois[ix], le Parti national malgache[x], le Mouvement démocratique de la rénovation malgache[xi], l’organisation dite Jeunesse Nationaliste[xii], l’Association générale des étudiants vietnamiens en France[xiii], l’Union des vietnamiens de France[xiv], l’Association nationale des rapatriés d’Indochine[xv], l’Association France-Vietnam[xvi], le Mouvement national algérien[xvii], le Front de libération nationale[xviii], l’Union générale des étudiants musulmans algériens[xix], l’Amicale générale des travailleurs algériens résidant en France[xx], l’Union des populations du Cameroun[xxi], le Mouvement populaire de la Côte française des Somalis[xxii], le Front commun antillo-guyanais[xxiii], le Rassemblement démocratique des populations tahitiennes[xxiv] ou encore le parti politique dénommé Pupu Tiama Maohi[xxv].

Dans l’écrasante majorité des cas, le Conseil d’État valida ces dissolutions.

Près de soixante ans après les indépendances officielles des anciennes colonies, le pouvoir français continue de chercher, avec la dissolution aujourd’hui du CCIF, mais aussi de BarakaCity ou de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), à briser les résistances indigènes.

La lutte contre l’islamophobie, un appel à la haine ?

Il convient de préciser que le motif de dissolution n’est pour autant plus le même. Si les organisations indépendantistes avaient vu leur dissolution justifiée pour « atteinte à l’intégrité du territoire national » (puisque l’indépendance aboutit à ce que l’État perde sa souveraineté sur une partie de son territoire), celle du CCIF est motivée, selon le Conseil d’État, par une « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager ».

En revanche, le Conseil d’État censure l’appréciation de l’Exécutif selon laquelle le CCIF se serait livré à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme. Mais, à ses yeux, la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales justifie à elle seule la dissolution.

Ce dernier motif n’était à l’origine pas prévu par la loi du 10 janvier 1936, qui ne se préoccupait à l’époque que des groupes de combat, des milices privées et des groupements sécessionnistes ou anti-républicains.

C’est la loi Pleven du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme qui, en plus de créer les délits spécifiques d’injure et diffamation à caractère raciste et de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales, permit de procéder à la dissolution administrative des organisations « racistes ».

Ainsi, par un formidable retournement, une loi destinée à lutter contre le racisme sert de support à la dissolution d’une organisation antiraciste !

Pour aboutir à cette conclusion, le Conseil d’État a suivi le raisonnement suivant, qu’il convient de citer in extenso pour en saisir la portée :

« (…) il ressort des pièces du dossier que le CCIF, par la voie de ses dirigeants et de ses publications, tient depuis plusieurs années des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques française mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans. Le CCIF entretenait toujours, à la date du décret attaqué, des liens étroits avec des tenants d’un islamisme radical invitant à se soustraire à certaines lois de la République. En particulier, M. F…, qui a été le porte-parole de l’association de 2010 à 2014, puis son directeur exécutif de 2016 à 2018, et qui en était toujours, avant la dissolution de l’association, membre d’honneur, a tenu publiquement des propos tendant à relativiser, voire à légitimer, les attentats contre le musée juif de Bruxelles en 2014 et contre le journal Charlie Hebdo en 2015, et promu l’idée d’une suprématie de la communauté musulmane. Le CCIF a fait, encore en 2020, la promotion des thèses de M. G…, ancien trésorier de l’association djihadiste Anâ-Muslim auto-dissoute en 2014 après le gel de ses avoirs, qui a légitimé à plusieurs reprises le recours au terrorisme. Le CCIF suscite régulièrement, par les messages qu’il délivre sur ses comptes ouverts sur les réseaux sociaux, des commentaires antisémites et hostiles aux autres croyances auxquels il n’apporte aucune modération. (Ces agissements) étaient de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager. Ils sont ainsi de nature à justifier la dissolution de l’association CCIF sur le fondement du 6° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, sans que puissent y faire obstacle les circonstances qu’aucun de ces agissements n’avait fait l’objet, à la date du décret attaqué, de condamnations ou de poursuites pénales et que l’association aurait jusqu’alors entretenu de bonnes relations avec les autorités publiques. »

Si les accusations d’entretien de relations étroites avec « des tenants d’un islamisme radical invitant à se soustraire à certaines lois de la République » et d’absence de modération des commentaires « antisémites et hostiles aux autres croyances » prêtent largement le flan à la critique, une autre accusation sort cependant du lot : la dénonciation de l’islamophobie d’État.

Pour raccourcir le raisonnement de la Haute juridiction, « des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques française mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans » sont de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager.

Ces termes font étrangement écho aux propos de Gilles Kepel, relatés supra, selon lesquels le CCIF devrait être combattu au motif qu’il « fait passer la France (…) comme un goulag pour musulmans »…

En d’autres termes encore, dire que l’État français est raciste, c’est du racisme.

L’on serait tentés de rire franchement devant le grotesque de la situation, si elle ne constituait pas un précédant qui entraînera des conséquences qui s’avèreront graves pour le camp des dominés.

Déjà, la dénonciation de l’islamophobie d’État devient, grâce à cette décision du Conseil d’État, un nouvel argument pouvant justifier une dissolution administrative. C’est en effet fort de cet arrêt que Gérald Darmanin a initié la dissolution du CRI au motif, entre autres que « sous couvert de dénoncer des actes d’islamophobie, la CRI distille par ses publications en ligne et l’instrumentalisation de tout évènement mettant en cause des personnes de confession musulmane ou affectant, d’une manière ou d’une autre, l’image de l’islam, un message incitant à percevoir les institutions françaises comme islamophobes, alimentant ainsi un soupçon permanent de persécution religieuse de nature à attiser la haine, la violence ou la discrimination envers les non-musulmans »[xxvi].

Mais plus encore, il est à craindre que la dénonciation du racisme d’État ne s’autonomise et ne devienne, à l’avenir, un motif justifiant à lui seul qu’il soit procédé à une dissolution. Dans sa décision du 24 septembre 2021 validant la dissolution du CCIF, le Conseil d’État a pris le soin « d’enrichir » ce qui caractérisait selon lui un appel à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, en prenant la peine de mentionner également les liens entretenus par le Collectif avec des groupes « islamistes radicaux » et l’absence de modération de sa page sur les réseaux sociaux. Mais jusqu’à quand ?

Plus que jamais, la bataille des idées doit être menée pour démontrer et convaincre le champ politique indigène, mais aussi et surtout le champ politique blanc, que la lutte contre l’islamophobie, loin d’être un appel à la discrimination ou à la haine, est un projet émancipateur.

Qu’à l’heure où l’extrême droite récolte plus d’un tiers des intentions de vote aux prochaines présidentielles, dire que la présence du voile et des immigrés dans l’espace public n’est pas un problème est émancipateur.

Qu’alors que l’universalisme français, refusant de reconnaître l’existence des races sociales sur son territoire, rend la France aveugle aux discriminations pourtant subie par les Musulmans qui y vivent, faire connaître et reconnaître l’islamophobie est émancipateur.

Que pendant que l’armée française déploie ses forces à l’extérieur pour maintenir sa présence sur le sol de nombreux pays africains et musulmans sous couvert de « lutte contre le terrorisme », exiger le retrait des troupes et le plein respect de l’autodétermination des peuples est émancipateur.

La dissolution du CCIF doit en outre nous servir de leçon quant à l’échec, prévisible, d’une stratégie intégrationniste. En l’état actuel des rapports de force politique, l’identité nationale française, telle qu’elle résulte de l’histoire coloniale de l’État-nation, réserve sa citoyenneté véritable aux seuls de ses ressortissants qui sont reconnus comme « Blancs ». Les Musulmans, en l’état actuel des choses, ne sont pas (aussi) la Nation, et doivent s’auto-organiser et instaurer un rapport de force politique qui leur est favorable pour y parvenir.

Si le CCIF s’est lancé dans une politique de respectabilité, en étant reconnu à l’international par l’Organisation des Nations Unies (ONU) et en interne par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), ces relations n’ont pas suffi à le sauver.

Comme le dit le Conseil d’État lui-même, les agissements reprochés au CCIF sont de nature à justifier sa dissolution, « sans que puissent y faire obstacle les circonstances (…) que l’association aurait jusqu’alors entretenu de bonnes relations avec les autorités publiques ».

 

Yanis Sedrati

 

[i] CCIF, Rapport annuel 2020, https://issuu.com/ccif/docs/rapport_ccif_2020.

[ii] P. Bruckner, « Le chantage à l’islamophobie », Le Figaro, 5 novembre 2003, http://www.juif.org/blogs/14195,le-chantage-a-l-islamophobie-par-pascal-bruckner.php.

[iii] C. Fourest et F. Venner, « Ne pas confondre islamophobes et laïcs », Libération, 17 novembre 2003, https://www.liberation.fr/tribune/2003/11/17/ne-pas-confondre-islamophobes-et-laics_452092.

[iv] https://www.liberation.fr/france/2016/11/17/terrorisme-le-ministre-et-le-professeur_1528968.

[v] https://ripostelaique.com/pourquoi-il-faut-dissoudre-le-ccif-et-expulser-ses-dirigeants.html.

[vi] https://rassemblementnational.fr/communiques/manuel-valls-doit-initier-la-dissolution-du-ccif.

[vii] Décret du 13 février 1936, JO du 14 février 1936, p. 1882.

[viii] JO du 27 janvier 1937, p. 1077.

[ix] Décret du 18 octobre 1945, JO du 19 octobre 1945, p. 6684.

[x] Décret du 10 mai 1947, JO du 11 mai 1947, p. 4389 et rectificatif JO du 15 mai 1947, p. 4524.

[xi] Décret du 10 mai 1947, JO du 11 mai 1947, p. 4389 et rectificatif JO du 15 mai 1947, p. 4524.

[xii] Décret du 10 mai 1947, JO du 11 mai 1947, p. 4389 et rectificatif JO du 15 mai 1947, p. 4524.

[xiii] Décret du 14 juin 1950, JO du 15 juin 1950, p. 6317.

[xiv] Décret du 28 septembre 1950, JO du 30 septembre 1950, p. 10158.

[xv] Décret du 16 avril 1953, JO du 17 avril 1953, p. 3566.

[xvi] Décret du 16 avril 1953, JO du 17 avril 1953, p. 3566.

[xvii] Décret du 29 juin 1957, JO du 30 juin 1957, p. 6501.

[xviii] Décret du 29 juin 1957, JO du 30 juin 1957, p. 6501.

[xix] Décret du 27 janvier 1958, JO du 30 janvier 1958, p. 1091.

[xx] Décret du 23 août 1958, JO du 24 aout 1958, p. 7889.

[xxi] Décret du 13 juillet 1955, JO du 14 juillet 1955, p. 7055.

[xxii] Décret du 13 juillet 1967, JO du 14 juillet 1967, p. 7080.

[xxiii] Décret du 22 juillet 1961, JO du 25 juillet 1961, p. 6784.

[xxiv] Décret du 5 novembre 1963, JO du 6 novembre 1963, p. 9887.

[xxv] Décret du 5 novembre 1963, JO du 6 novembre 1963, p. 9887.

[xxvi] Décret du 20 octobre 2021, JO du 21 octobre 2021.

Édito #32 – COP26 : l’anti-impérialisme, grand absent de la lutte écologiste

Hier, s’est déroulée à Glasgow l’ouverture de la COP26, évènement organisé par les Nations-Unis dans lequel 197 nations vont discuter et négocier, durant une semaine et demi, des mesures à prendre pour enrayer la catastrophe climatique que nous devons d’ores-et-déjà affronter. Le rendez-vous est annuel, mais celui-ci est particulièrement important, voire crucial, puisqu’un bilan sur les « progrès » réalisés depuis la signature de l’accord de Paris en 2015 est attendu. Ce dernier avait fixé pour objectif d’éviter un réchauffement climatique à 2° voire même descendre à 1,5°C par rapport aux températures préindustrielles.  

Alors même que l’accord mis en place pour atteindre ce résultat n’était pas à la hauteur des ambitions affichées, les principales puissances mondiales, dans leur grande majorité, ne l’ont pas respecté. Ce qui ne nous surprend guère. De même, nous ne plaçons pas de grands espoirs sur les résultats finaux de cet énième rassemblement international, pourtant présenté comme « l’ultime chance », en termes d’engagements et de promesses.  

Signe que la duperie ne fonctionne plus aussi bien, une partie de l’opinion est de plus en plus sceptique quant à l’efficacité de ces grands raouts internationaux. Mais elle reste minoritaire. Trop encore espèrent que ces discussions seront fructueuses et font confiance aux Etats pour aller vers une solution. Autrement dit, ils espèrent que les responsables d’un désastre qu’ils entretiennent au grès de leurs intérêts, sont à même de pouvoir l’enrayer.  

Une prise de conscience sur la catastrophe climatique est réellement engagée. Qui plus est parce que celle-ci n’est plus située dans un horizon lointain mais est une réalité tangible. Néanmoins, elle se fait encore timide et passive, se limitant bien souvent à demander poliment aux Etats de se réveiller et d’agir. Trois raisons peuvent expliquer cette apathie malgré l’inquiétude. D’abord une dépolitisation générale, ensuite, la lente agonie de la gauche radicale, enfin l’absence apparente de perspective de rechange. Alors que l’urgence exigerait de prendre immédiatement des mesures drastiques et en complète contradiction avec la doxa néo-libérale dominante, beaucoup de gens, pourtant sensibilisés à cette cause et conscients du danger, se limitent à des revendications réformistes, peu coercitives et respectant l’ordre capitaliste.  

L’illustration parfaite de ce constat est la quasi absence dans le débat du paradigme anti-impérialiste, et ce, même au sein de nombreux groupes écologistes dit radicaux. Si parfois des actions délétères des puissances occidentales peuvent être dénoncées par certains milieux écologistes – nous pouvons penser notamment à la manière dont ces Etats, à commencer par la France, exportent leurs déchets dans le sud, comme en Asie -, la critique n’ose (ou ne sait ?) jamais aller plus loin et plus en profondeur. C’est à dire en dénonçant non pas seulement quelques actions, mais la domination impérialiste dans son entièreté. Or, Si la France et les pays occidentaux peuvent se permettre de se servir des pays du sud comme d’une décharge – aujourd’hui en déversant leurs déchets, mais hier en en faisant des terrains de test pour leurs armes nucléaires -, c’est parce qu’ils exercent une domination économique, politique et militaire sur l’ensemble de la planète.  

Une position de force qui leur permet, tout d’abord, de polluer et de saccager l’ensemble du monde habité ou nom (et plus gravement le sud) pour leurs intérêts propres, mais en plus de jouer les leaders de la lutte écologique. La COP26 ne va pas déroger à la règle, les débouchés étant évidemment déterminés par les rapports de forces internationaux. Ainsi, les puissances occidentales, dominantes, pourront imposer leurs mots d’ordre, alors même qu’ils sont ceux dont les intérêts à agir contre les causes du réchauffement climatique sont les plus faibles.  

Le cas français est symptomatique de cette hypocrisie occidentale. Emmanuel Macron et la quasi-totalité de la classe politique française, jusqu’à Eric Zemmour, se vantent d’être parmi les meilleurs élèves en termes de lutte climatique, arguant que la France ne serait responsable que d’1% des émissions de CO2 dans le monde. Ils en concluent ainsi qu’elle fait déjà sa part, et devrait même être suivie en exemple. Une position honteusement cynique. Il faut tout d’abord préciser que l’argument d’après lequel elle n’a rien à se reprocher parce qu’elle ne contribuerait que très peu au réchauffement climatique ne tient tout simplement pas la route. Pour la raison que la France fait partie de ces grandes puissances qui maintiennent activement le mode de production capitaliste et le système financier (on peut citer en exemple le soutien apporté par les banques occidentales à des projets extractivistes responsables de la catastrophe climatique ou alors il n’est que de songer au projet montagne d’or en Guyane, un très polluant projet de mine d’or qui malgré les promesses gouvernementales pourrait voir le jour sous une version remaniée). La responsabilité de la France comme « grand pollueur » de la planète est incontestable. 

De plus, le mode de calcul permettant de dégager une proportion aussi basse d’émission de CO2 par la France se limite bien souvent à mesurer l’impact carbone de ses citoyens. Une méthode qui ne prend donc pas en compte, par exemple, le fait que si d’autres pays, notamment en Asie, polluent davantage, c’est aussi parce que l’Europe y a délocalisé nombre de ses usines, qui produisent pourtant pour la consommation européenne. De même, cette méthode ne prend pas en compte l’impact que peut avoir partout dans le monde des entreprises méga-pollueuses et bien françaises comme Total. Cette dernière menant des politiques totalement destructrices pour l’écosystème dans plusieurs pays du sud. Deux aspects de la pollution souvent tus par l’impérialisme français qui met un point d’honneur à défendre ses intérêts sur l’ensemble de la planète. Evoquons de ce point de vue, le nouveau parc éolien qu’EDF construit au Mexique, nommé cyniquement “Gunaa Sicarù” et qui porte un coup très dur à l’éco système de terres indigènes. 

Enfin, cette méthode de calcul a tendance à ignorer l’impact d’un autre phénomène lié directement à l’impérialisme : le poids de l’industrie militaire dans la catastrophe climatique. Pourtant elle est un responsable majeur de celle-ci, à tel point que des chercheurs comme Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz ont développé le concept de « thanatocène » pour qualifier cette ère de destructions de l’environnement causée par le domaine militaire. Une destruction massive menée autant par les guerres, c’est-à-dire l’utilisation d’une grande diversité d’armes extrêmement nocives non seulement pour l’humanité, mais aussi pour l’ensemble de la bio-diversité (avec l’arme nucléaire comme summum et sans oublier le coût énergétique phénoménal de ces opérations), que par le développement en temps de paix de tout un ensemble de technologies polluantes. 
Ainsi comme nous le répétons souvent il ne peut exister d’antiracisme sérieux sans anti-impérialisme, de la même façon qu’il ne peut exister d’anticapitalisme sérieux sans anti-impérialisme. Il nous faut maintenant ajouter qu’il ne peut exister de lutte écologique sérieuse sans anti-impérialisme. C’est-à-dire que toute personne ayant à cœur de limiter l’ampleur de la catastrophe climatique ne peut y parvenir sans lutter en même temps contre l’impérialisme. Il ne s’agit pas d’intégrer un peu de rhétorique anti-impérialiste dans son combat écologique, mais bien de s’y engager véritablement. Car le mode de production, d’exploitation et de consommation conduisant à une désormais certaine sixième extinction de masse de l’histoire de la Terre est loin d’être remis en cause. Ce qui conduit à faire de l’anti-impérialisme non pas une option mais une condition sine qua non de cette lutte.  

Édito #31 – Mélenchon ou le pari risqué (mais impérieux) de l’alliance des « beaufs » et des « barbares »

Si Eric Zemmour va partout revendiquant une stratégie d’unification des droites – extrêmes et républicaines – ou pour le dire autrement, l’unité d’un bloc bourgeois radicalisé par une conception suprématiste de la race blanche, Mélenchon, lui, revendique l’unité des classes, sobrement qualifiées de « populaires », ce qui n’est pas faux mais qu’il faut savoir identifier plus précisément par leur formation historique et la division du travail : le prolétariat blanc et le sous prolétariat indigène. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit là de deux projets radicalement opposés puisque le premier est au service d’un capitalisme débridé et aux abois face à la montée des colères et au chaos qu’il génère, tandis que l’autre se veut au service du peuple dans sa version sociale démocrate, c’est à dire non révolutionnaire, mais qu’il faut considérer comme le résultat objectif des rapports de force politique en France : la droitisation continue du champ politique faisant en effet apparaître Mélenchon, qui n’en est pas, comme un affreux bolchévique.

Si l’alliance des « beaufs » et des « barbares » est sûrement le projet le plus redouté des classes dominantes et, par là, le plus combattu (on a vu l’acharnement avec lequel elles ont promu la loi séparatiste et liquidé les associations musulmanes luttant contre l’islamophobie), si cette alliance, stigmatisée sous le vocable d’ « islamo-gauchiste » est la cible principale du pouvoir et de toutes les formations politiques à droite de l’échiquier, il va donc de soi que c’est bien vers cette unité qu’il faut tendre. C’est, semble-t-il, la voie qu’a choisie Mélenchon dans le cadre de sa campagne présidentielle. En effet, juge son proche conseiller Eric Coquerel, si Mélenchon a raté la première présidentielle, c’est à cause des 600 000 voix manquantes des quartiers populaires que la FI n’a pas su capter. C’est vers eux qu’il faut donc se tourner. Si nous ne pensons pas que le positionnement anti-islamophobe de Mélenchon soit purement opportuniste – celui-ci semble au contraire ancré dans une véritable conviction, à la fois antiraciste mais aussi consciente du rôle que joue l’islamophobie dans une perspective de guerre civile (de basse ou de haute intensité), il aurait tort, d’un point de vue purement électoraliste, de se priver de ce vivier. Après tout, si dans sa stratégie de conquête du pouvoir, la FI prend en compte le vote des banlieues, c’est que celui-ci n’est pas à négliger. Et c’est tant mieux. En revanche, cette alliance qui se matérialiserait dans son programme et qui unifierait les classes populaires le temps d’un scrutin électoral de l’importance des présidentielles, est tout sauf évidente.

Lors de son débat avec Zemmour, Mélenchon a exprimé une belle et audacieuse idée. Il a dit : »Les gens s’appellent comme ils veulent. Ils le font par tradition familiale. Quand on donne un prénom qui est le nom du Prophète, quand quelqu’un appelle son fils Mohamed, c’est souvent parce que le grand père s’appelait comme ça et quand on donne un prénom à un enfant, c’est parce qu’on veut le placer sous la protection de ce prénom. Il n’y a pas de honte à donner le nom du Prophète à quelqu’un, de même qu’il n’y a pas de problème à s’appeler David ou qu’il y ait des milliers de catholiques qui s’appellent Marie. »

Sous d’autres cieux, cette idée serait aussi anecdotique que banale. Mais dans une France qui traverse une crise identitaire aigüe, elle est courageuse car elle va à l’encontre de la spontanéité française et de ses affects. Ce faisant, il confirme son évolution antiraciste exprimée lors de la marche contre l’islamophobie de novembre 2019 et par son refus d’aller rejoindre la manifestation de la police devant l’Assemblée Nationale le 19 mai 2021. Pour le coup, l’acte n’est pas seulement courageux, il est risqué. Car certes les voix des quartiers comptent, mais objectivement, pas autant que celles de sa base blanche. Aussi, en cherchant à séduire les Indigènes, ne risque-t-il pas de perdre une partie de ses électeurs blancs ? En effet, ce prénom que les Musulmans chérissent est aussi celui qui concentre le plus de charge raciste et qui signifie tout à la fois, fellagha, sale arabe, terroriste et délinquant. Bref, le prénom qui incarne le plus le délire du grand-remplacement et qui en plus irrite les oreilles anticléricales de gauche.

Mais si le but est de gagner une élection, la question se pose de l’équilibre à trouver entre satisfaire un électorat majoritairement blanc, de gauche, qui vote mais qui n’est pas insensible aux idées islamophobes et un électorat non blanc plus abstentionniste et moins nombreux. En d’autres termes, Mélenchon n’est-il pas en train de sous-estimer le caractère blanc de son électorat, d’abord préoccupé par son déclassement, ensuite par les questions identitaires et enfin plutôt confusionniste quand il s’agit d’analyser les causes matérielles du terrorisme djihadiste ? Bref, le pari de gagner les voix manquantes sur la base d’une stratégie ostensiblement « pro-musulmane » n’est-il pas risqué compte-tenu des enjeux ?

Il s’agit assurément d’un véritable dilemme que les stratèges de la FI ne peuvent pas ne pas avoir anticipé. C’est peut-être ce qui explique le repositionnement « plus à gauche » du meeting de lancement de campagne qui a eu lieu le 17 octobre à Reims. Si le chef de la FI a bien insisté sur le fait que « La France se cherche à tâtons à cette heure pour vivre bien, vivre mieux, vivre ensemble, sans haine, sans guerre de religion ! » il a surtout été question d’évasion fiscale, d’hôpitaux, de la retraite à soixante ans, du nucléaire, de la condition des femmes[1]

Faut-il l’en blâmer ? Force est de reconnaître que faire le pari d’accéder au second tour sans faire le jeu de l’islamophobie, voire même en la combattant, dans un espace politique polarisé, tiraillé par la crise identitaire blanche et saturé par le zemmourisme est une véritable gageure. Il est clair que dans cette période sombre, les Musulmans et les habitants des quartiers auront au moins entendu une parole rationnelle et fraternelle qui amènera peut-être les moins résignés à voter pour Mélenchon. Celui-ci ne sera pas allé jusqu’à condamner les dissolutions d’associations musulmanes qui se succèdent – la dernière en date étant celle du CRI[2] – dans un silence coupable et assourdissant. Si Mélenchon est en effet devenu un compagnon de route qu’il faut respecter pour les efforts politiques qu’il fait, il n’est pas encore un frère. Loin s’en faut. En effet, les indigènes ne doivent jamais perdre de vue que si les organisations blanches se transforment, c’est surtout grâce à leurs luttes. C’est pourquoi, la présidentielle doit être vue comme un moment stratégique : plus que jamais, il faut, savoir lutter contre, avec et séparément.

 

 

 

[1] https://www.mediapart.fr/journal/france/171021/reims-melenchon-sonne-le-tocsin-de-la-mobilisation

 

[2] https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/10/20/dissolution-de-la-coordination-contre-le-racisme-et-l-islamophobie-pour-discours-haineux_6099241_3224.html